Mahault Bernard, Joséphine Boucher, Laetitia Courtois, Tristan Facchin, Noé Pennetier, et Camille Rey sont étudiants dans plusieurs établissement d’enseignement supérieur. En cliquant ci-dessus sur leur nom vous accéderez à leur notice biographique. Laurent Chamontin est Polytechnicien, membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. Estelle Ménard est titulaire de Masters en Géopolitique (IFG, Paris VIII) et en Relations internationales (MRIAE, Paris I). Elle a participé à la relecture de l’ensemble des contributions, avec Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com.
Voici une précieuse synthèse de 14 conférences de qualité sur les questions internationales, géopolitiques et stratégiques. Innovation de cette édition : Diploweb vous offre aussi des synthèses de conférences tenues au Royaume-Uni, en plus des événements français.
Ces conférences améliorent notre compréhension des thèmes suivants : Puissances agressives, puissances en retrait (I) ; Identités sans frontières ? (II) ; Territoires en reconstruction (III) ; Des crises à différentes échelles (IV) ; Nouveaux défis sécuritaires pour la Défense (V).
Le Diploweb publie cette septième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Puisse cette idée originale du Diploweb être partagée, copiée, développée sur la planète entière. Faire rayonner l’intelligence du monde, c’est dans l’ADN du Diploweb.com.
Les synthèses ci-après : L’Amérique de Trump et le monde (A) ; Chine. Sécurisation et internements de masse au Xinjiang (B) ; L’Union européenne est-elle condamnée à l’impuissance ? (C).
Conférence organisée le 5 octobre 2018 par l’Institut de recherche stratégique de l’École Militaire. Intervenant : Stephen G. Brooks est professeur en études gouvernementales à Dartmouth College, et spécialiste de la « Grande stratégie » américaine.
Stephen G. Brooks a présenté ses réflexions, tirées de son dernier livre « America Abroad : The United States’ Global Role in the 21st Century », publié au moment de l’émergence de Donald Trump au début de 2016, et leurs implications pour l’Europe en particulier.
Avec la fin de la Guerre froide (1947-1991), l’expérience de la guerre en Irak et la crise de 2008, il y avait, au début de la décennie, environ 45 universitaires faisant autorité sur 50 qui promouvaient le désengagement des États-Unis du monde. S. G. Brooks et son coauteur William C. Wohlforth font partie des 5 restants.
Les arguments en faveur du désengagement ont du poids et méritent une réponse directe. John Mearsheimer (Université de Chicago) avance que l’engagement des États-Unis est avantageux pour le monde, mais qu’ils doivent se concentrer sur leurs intérêts. C’est une position qui doit être prise en compte, ce qui conduit à se demander si le désengagement est dans l’intérêt des États-Unis. La teneur générale de la réponse est d’abord que les États-Unis ne devraient pas connaître dans les quarante prochaines années un déclin qui rende leur retrait inévitable, et deuxièmement que l’abandon de la « Grand Strategy » menée depuis 1945 leur serait dommageable.
Évolution de la place des États-Unis dans l’équilibre des puissances
Les États-Unis sont les seuls à pouvoir financer une « Grand Strategy » aujourd’hui. La Russie, quoique agressive, n’a pas la taille requise, ni la richesse, ni la technologie. L’Europe est trop morcelée.
À la différence des puissances émergentes du passé, la Chine est une puissance vieillissante en termes démographiques. Malgré des efforts importants et bien ciblés dans un nombre limité de secteurs technologiques, elle ne sera pas capable de rattraper les États-Unis, pour deux raisons. D’abord, elle ne bénéficie pas d’un écosystème suffisamment performant pour l’innovation. Ensuite, le rattrapage technologique prend aujourd’hui beaucoup plus de temps qu’il y a un siècle. Dans les années 1900, les Allemands avaient eu besoin de trois ans pour copier le cuirassé britannique de classe Dreadnought. Aujourd’hui il faut trente ans pour assimiler toutes les technologies nécessaires à un système d’armes de sous-marins nucléaires.
Pourquoi les États-Unis devraient-ils continuer à appliquer leur « Grand Strategy » ?
Les États-Unis ont intérêt à promouvoir une stabilité suffisante pour garantir leurs intérêts, en particulier en Europe, en Asie Orientale et au Moyen-Orient. Ils ont intérêt au maintien de l’ordre libéral pour assurer la stabilité de la mondialisation. Ils ont intérêt à la stabilité des institutions internationales qui sont un vecteur non négligeable de leur influence. Par ailleurs le désengagement comporte des risques importants dans un monde devenu moins stable. Au total, il s’agit bien d’une position défensive : protéger ses alliés, la mondialisation et les institutions qui l’accompagnent.
Là où le débat était entre une option d’engagement poussé (« Deep engagement ») et une autre d’engagement poussé et volontariste (« Deep engagement plus », incluant promotion de la démocratie et interventionnisme), il est aujourd’hui entre « Deep engagement » et retrait (à la limite, retrait complet des troupes). Le « Deep engagement » est faisable à un coût supportable ; par ailleurs les États-Unis sont aujourd’hui vaccinés contre la tentation d’aller plus loin (le « Deep engagement plus »). En termes de sécurité, le « Deep engagement » a pour vertu de rassurer les alliés et de dissuader les adversaires ; dans les zones critiques, la sécurité est mieux assurée par les États-Unis que par les acteurs eux-mêmes (par exemple, la Chine et le Japon). En cas de retrait, les États-Unis perdraient les bénéfices que leur apportent les institutions ; par exemple, le travail de l’OTAN sur le terrorisme bénéficie aux États-Unis. Quand les États-Unis dépensent un dollar pour la stabilisation du Mexique via le FMI, les autres pays en apportent quatre.
Que devrait faire l’Europe ?
Si l’élection de Donald Trump fait entrevoir un futur transatlantique très différent du passé, il n’est pas nécessaire de se précipiter dans l’élaboration d’une stratégie « stand alone ». Le risque est celui d’une érosion lente du partenariat, pas celui d’une dissolution rapide de l’OTAN. Les États-Unis restent le meilleur allié possible de l’Europe pour les décennies à venir. À Washington, ceux qui président à la définition des politiques sont en général en faveur des alliances.
L’UE peut utilement contribuer à dissuader les États-Unis de la tentation du « Deep engagement plus », comme l’ont fait plusieurs de ses membres à propos de l’Irak en 2003. L’UE peut dès maintenant prendre un certain nombre d’initiatives concrètes (éviter les doublons et la divergence en matière de planification opérationnelle, développer les forces expéditionnaires et les forces spéciales…). Enfin, l’UE ne devrait pas laisser les États-Unis définir ce qu’est un bon allié. Les Européens sont de bons alliés, en termes militaires, économiques et institutionnels. Il ne faut pas hésiter à le rappeler dans les débats transatlantiques, et ne pas se laisser enfermer dans une discussion uniquement orientée sur les dépenses militaires.
Laurent Chamontin
Conférence organisée par la Dickson Poon School of Law, le 8 novembre 2018 à Londres. Intervenants : Rachel Harris, maître de conférences à l’Université de Londres (University of London). Elle s’intéresse notamment aux questions d’identité politique, d’héritage culturel et aux mouvements culturels transnationaux. Auteur de deux ouvrages sur la vie musicale des Ouïghours au Xinjiang, région autonome de la Chine et d’un article de recherche très remarqué : « Sécurisation et détention de masse au Xinjiang » ; Jodie Blackstock, avocate et directrice de Justice, une organisation défendant les droits de l’homme et cherchant à renforcer le système de justice – administratif, civil et criminel – au Royaume-Uni ; Eva Pils, Professeur de droit à King’s College London, ayant enseignée à la Faculté d’Hong Kong, auteur de « Les Défenseurs des Droits de l’Homme en Chine : Revendications » et « Résistances et Droits de l’Homme en Chine : une Pratique Sociale dans l’Ombre de l’Autoritarisme » ; et Niccolò Ridi, professeur de droit public international au King’s College London, collaborateur de recherche à l’Institut de Hautes Études Internationales et de Développement à Genève.
La situation
Rachel Harris, sur l’analyse de la situation sur place
Le gouvernement chinois est accusé de procéder à des détentions massives dans des camps d’internements dans la région de Xinjiang. C’est une région particulière puisqu’autonome. De nouvelles lois y ont été passées ces dernières années. Elles ont entrainé des phénomènes d’intense sécurisation et de surveillance. Les Ouïghours sont, en effet, accusés d’encourager l’extrémisme religieux. Ce terme « extrémisme religieux » englobe d’après le gouvernement 75 types de pratiques, telles que le port du voile, la lecture du Coran, les prières quotidiennes ou encore le fait de ne pas boire de l’alcool ou de ne pas fumer. Ces pratiques sont vues comme une menace pour le gouvernement et notamment comme un frein au développement de la nouvelle Route de la Soie. En conséquence, toute personne religieuse est facilement étiquetée « terroriste ».
Face à cette supposée montée du terrorisme, les violences policières se sont accrues. Plus d’un million de Ouighours et de musulmans turcs ont été déportés dans des camps. Les enfants des internés sont emmenés dans des établissements d’éducation. Pour ceux qui échappent aux camps, la vie n’est pas beaucoup plus différente. Pour pouvoir voyager en dehors de sa ville natale, il faut réussir à se procurer un passeport, souvent confisqué. Les contacts avec l’étranger sont interdits. Les villes sont équipées de systèmes de surveillance très développés : des contrôles aléatoires des téléphones sont souvent faits, les voitures sont équipées de GPS, etc. Par ailleurs, le gouvernement a développé une politique intitulée « Devenir une famille » : des officiels chinois font des séjours dans des familles Ouïghours afin de reporter tout signe d’extrémisme religieux. De plus, des villages expérimentaux dit d’unité ont été créés. On y trouve autant de musulmans que de personnes non religieuses. Les mariages interethniques y sont encouragés.
Les leaders de la culture ouïghour sont attaqués : de nombreuses disparitions ont été reportées. Il s’agit de professeurs d’université, de footballeurs ou encore de chanteurs se retrouvant emprisonnés ou disparaissant. Pendant des années, ce phénomène est resté caché, les familles des victimes n’osant pas parler, ayant peur d’aggraver le cas de leurs proches. Mais ces dernières années, la population a commencé à s’exprimer sur les réseaux sociaux afin de faire savoir au monde ce qui se passait en Chine.
Des preuves accablantes démontrent l’existence des camps. D’abord des journalistes citoyens se sont aidés de Google Earth afin de tenter de comprendre où les personnes internées se trouvaient. Leurs suspicions ont été confirmées par des journalistes professionnels puis par des organisations non-gouvernementales. Face à ces accusations, le gouvernement a tenté de justifier la présence de ces camps, en expliquant qu’il s’agissait de « centres d’apprentissage professionnel ». Pourtant les preuves montrent bien qu’il s’agit d’autre chose. Les personnes « choisies » pour y aller ont été « infectées par un virus idéologique » d’après le gouvernement. Concrètement, nous savons que dans ces camps, sont organisés des ateliers d’autocritique, de chants communistes, d’expression de gratitude, etc. Ces pratiques vont dans le sens de la renonciation d’identité. Le niveau de violence y est très élevé. Les personnes refusant de participer aux ateliers sont privées de nourriture et ceux incapables de mémoriser les chants communistes sont battus. Ce que le gouvernement veut appeler « un brassage ethnique » n’est-il pas plutôt un cas de nettoyage ethnique ? On assiste clairement à une tentative de standardisation de la culture.
Les réponses possibles
Eva Pils, sur l’analyse du droit chinois
Cette situation est, en effet, alarmante et démontre des violations du droit à la liberté. Celui-ci est pourtant protégé par la législation du pays. Le gouvernement tente de justifier ces mesures par la grande menace à la sécurité du pays, accusant les musulmans d’être des terroristes. Cependant, ces fausses allégations ne suffisent pas pour expliquer les violations du droit. Aucune justification légale ne peut être trouvée dans le droit chinois. De plus, rien n’est fait pour punir ces actes. La Chine s’éloigne de plus en plus de l’État de droit. Par ailleurs, il semble très probable que la torture soit pratiquée au Xinjiang. Cela ne serait pas étonnant vu les habitudes du gouvernement chinois. De façon générale, le gouvernement chinois a tenté de s’éloigner de la définition des droits de l’Homme qui doivent être, selon lui, contrebalancés par la souveraineté du pays.
Concernant les violations du droit d’expression et de la liberté de culte, il a toujours existé de faibles protections de ces droits. En effet, s’ils sont inscrits dans la Constitution chinoise, leur protection n’est que très peu assurée dans le droit chinois. Ce qui se passe à Xinjiang résonne ainsi dans le reste de la Chine.
Finalement, il semble bien que le droit chinois ne puisse nous être d’aucune aide ici. Il ne faut cependant pas sous-estimer le poids de l’opinion publique et du journalisme qui ont permis d’éclairer la situation des Ouïghours aujourd’hui.
Niccolò Ridi, sur l’analyse du droit international
Le droit international connait beaucoup de failles. La Cour Pénale Internationale ne pourrait établir de jurisprudence pour juger les crimes du gouvernement chinois, même si le cas des Ouïghours relevait du génocide. La Chine est active en matière de droit international, de traités commerciaux ou de droit de la mer, mais pas dans la section des droits de l’Homme. Elle n’a signé aucun traité l’obligeant à les respecter. Il serait donc plus efficace si des pays ayant des partenariats commerciaux avec la Chine tentait de faire pression sur elle. La question est la suivante : quel pays aurait intérêt à le faire ? Il faut noter que les pays arabes ont très peu dénoncé la situation des Ouïghours car beaucoup d’entre eux tiennent à garder une relation privilégiée avec la Chine. La situation n’est pas suffisamment claire pour qu’un pays impose des sanctions à la Chine sans que celle-ci puisse se plaindre et dénoncer leur illégalité. Il faut donc un pays qui a l’intérêt et la capacité de porter de telles accusations. Ainsi, puisqu’amener le cas devant une cour internationale est impossible, il faut dénoncer la responsabilité de la Chine via la voie diplomatique, par la pression économique imposée par des États.
Mahault Bernard
Centre géopolitique & Diploweb.com, 13 octobre 2018, dans les locaux de la CPGE Blomet, 3 rue Barthélémy, 75015, Paris. Intervenants : Pierre Verluise, directeur du Diploweb.com ; Nicole Gnesotto, présidente du Conseil d’administration de l’Institut des Hautes études de Défense nationale (IHEDN), professeur titulaire de la Chaire sur l’UE au CNAM et vice-présidente de l’Institut Jacques Delors. Et plus de 120 participants aux ateliers.
La consultation européenne du samedi 13 octobre 2018 s’inscrit dans le cadre d’un cycle de consultations publiques à travers 27 pays de l’Union européenne (UE) dans le but de débattre des visions de l’UE. Grâce à ces consultations, les décideurs peuvent avoir un aperçu des préoccupations et propositions des citoyens. Cette consultation citoyenne porte sur l’enjeu central de la puissance, ou plutôt, dans le cas de l’Union européenne, de ce qui semble être une forme d’impuissance. Comment définir en premier lieu ce terme ? Pierre Verluise, créateur du site géopolitique Diploweb et directeur du Centre Géopolitique, définit la puissance en rappelant les travaux de Serge Sur : « La puissance c’est la capacité de faire, à faire faire, à empêcher de faire et à refuser de faire ».
Considérons l’assertion suivante : l’UE est un géant capable d’agir politiquement, d’arbitrer des litiges, de réglementer et de s’opposer à des mesures illégitimes. Cette assertion est-elle vraie ? Rien n’est moins sûr si l’on se fie aux dernières actualités. La montée interne des populismes, le retrait britannique et plus généralement les crises actuelles fragilisent sa puissance. P. Verluise présente l’impuissance comme « l’incapacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire et de refuser de faire ». Comment ne pas penser à la remise en question de l’accord iranien par les États-Unis le 8 mai 2018 ? L’UE pliera-t-elle devant Trump ?
Peut-on donc encore dire que l’UE est puissante ? L’adage dit : « l’UE, est un géant économique et un nain politique ». Est-ce encore vrai ? L’UE doit-elle se réinventer malgré son impuissance manifeste ? Là réside tout l’intérêt de cette consultation éclairante sur la capacité de l’UE à mener des politiques ambitieuses dans un monde en constante mutation. Un monde aujourd’hui bouleversé par des enjeux émergents (réchauffement climatique, intelligence artificielle…) et des problématiques inhérentes à l’histoire des sociétés humaines (migrations, démographie…)
Nicole Gnesotto s’est d’abord efforcée de faire un état de cette Union qui semble effacée sur les questions stratégiques. Quatre ateliers ont ensuite permis le débat sur les forces et les faiblesses de l’UE, les risques et les opportunités de ses politiques, le choc du Brexit et les enjeux auxquels elle fait face ce siècle-ci.
L’Union européenne « nain puissant » ou « géant impuissant » ?
On a souvent dit que l’UE manquait de leadership politique international. Cela s’explique avant tout par l’histoire, rappelle N. Gnesotto. Il existe, en effet, un poids certain de deux Guerres mondiales.
La Communauté européenne du charbon et de l’acier de 1951 a ainsi permis à un ensemble de pays de partager la gestion de produits nécessaires pour faire la guerre… afin de la rendre impossible. De même, le choix de laisser la puissance militaire aux États-Unis, par l’entremise de l’OTAN, reflète aussi cette volonté de se détacher de la suprématie d’un seul État. N. Gnesotto parle d’ailleurs d’une proposition « confortable », « peu coûteuse » et « sécuritaire ». La présidente du CA de l’IHEDN rappelle que le choix d’une Europe de la défense a souvent été combattu à cause d’un refus de remettre la vie des citoyens aux mains d’une entité politique différente de la sienne (supranationale au détriment du national). Toutes ces raisons culturelles et historiques semblent montrer un choix assumé de l’impuissance.
Cependant, caractériser l’Union européenne à l’aune de ses choix politiques et stratégiques occulte son poids économique. L’Union à 28 correspond au premier PIB mondial, à 40% des IDE mondiaux, à 25% des réserves financières, à l’euro comme deuxième monnaie mondiale, etc. Il s’agit donc bien d’une puissance à l’échelle internationale. Par ailleurs, elle se fait l’avocate de la démocratie sur le plan politique. L’UE se veut influente sur les États et les régimes à partir de ses propres concepts occidentaux, donc à partir de ses représentations. Cependant, cela suppose de vouloir de s’imposer en réaction aux enjeux actuels et futurs, et dans la « révolution mondiale » de ce début de XXIe siècle.
L’UE dans la « révolution mondiale » : risques et opportunités
Dans un atelier, un citoyen rappelait que l’Europe, et donc l’UE, a toujours été un carrefour – carrefour de civilisations, carrefour entre l’Orient et l’Occident, carrefour des idées… En 2018, ce carrefour est fragilisé. Paradoxalement, les opportunités semblent nombreuses pour remettre l’UE au coeur de l’échiquier international.
D’une part, les certitudes internationales n’ont jamais été aussi fragiles. Par exemple, les États-Unis, allié historique, font preuve d’une dangereuse imprévisibilité comme le montre les positions mouvantes et parfois inquiétantes de Donald Trump. L’OTAN ne peut plus être vu comme le « parapluie protecteur » du temps de la Guerre froide. La question d’une défense européenne suppose en ce sens la reprise en main de la sécurité de l’Union et de ses États pour éviter de laisser ce pouvoir aux États-Unis. L’Union devrait en effet se ressouder, car un seul État européen ne peut concurrencer la Chine. Un exemple parmi d’autres, la France représente moins de 1 % de la population mondiale, quand la Chine en représente presque 20 %.
D’autre part, les certitudes économiques sont secouées par des crises répétées. Le modèle néo-libéral est contesté et les remises en cause d’interdépendances économiques fortes (États-Unis-Chine) en sont des preuves. L’idéal libéral démocratique se trouve ainsi indirectement malmené.
Vidéo. Profitez de la conférence d’introduction de Nicole Gnesotto, des débats en ateliers et des restitutions de cette Consultation citoyenne
Enfin, l’UE doit intégrer de nouveaux enjeux et de nouvelles approches pour entrer dans cette « révolution mondiale ». Par l’éducation, la recherche, l’intelligence artificielle, l’écologie face au réchauffement climatique et le financement de grands projets fédérateurs (comme l’a été Airbus), l’UE peut se réaffirmer comme une puissance de premier plan. Les opportunités sont donc paradoxalement nombreuses. Certes, il y a des risques, mais l’Union européenne ne peut plus se cacher derrière certains prétextes à l’instar du Brexit. C’est bel et bien une opportunité, avec des États pouvant mener des réformes sans crainte du véto britannique.
Que peut-on conclure de cette consultation ? L’UE, à l’aube du XXIe siècle, fait face à une situation complexe. D’un côté, elle est menacée par un fort courant populiste qui lui reproche son impuissance. D’un autre côté, l’imprévisibilité des États-Unis et l’émergence de nouvelles puissances interrogent sur la place des alliances et le rôle que va tenir l’UE face aux enjeux à venir.
Tristan Facchin et Noé Pennetier
Les synthèses ci-après : Pour une francophonie de l’action (A) ; Des Balkans au Caucase. Dans l’Europe des confins (B) ; Individualisme, communautarisme, républicanisme : quelles politiques à l’âge identitaire ? (C).
Conférence organisée le 18 octobre 2018 par la fondation Jean Jaurès. Intervenants : Caroline Roussy, ancienne membre de l’OIF, docteure en histoire de l’Afrique contemporaine ; et Kako Nubukpo, ancien membre de l’OIF, chercheur au Cirad et ancien ministre. Ils ont co-écrit une note, « Pour une francophonie de l’action », qui interroge sur la place de la francophonie aujourd’hui et ses faiblesses comme ses forces pour le futur. Cette rencontre, forte par la qualité de ses intervenants, fut animée par Alexandre Minet, coordinateur du secteur international de la fondation Jean Jaurès.
La Francophonie en tant qu’institution figure à l’organisation des relations et des projets communs entre les pays francophones. À l’ère de l’émergence économique de certains, de la perte de puissance pour d’autres, de la croissance démographique différée entre les régions et de la question plus ou moins portée du multilatéralisme, les défis pour l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) sont conséquents. L’ex-ministre rwandaise, Louise Mushikiwabo, est en effet nommée nouvelle Secrétaire Générale, pour une durée de 4 ans, lors du sommet d’Erevan d’octobre 2018. Elle remplace la canadienne Michaëlle Jean avec le soutien du président français et provoque ainsi de vives critiques. De fait, la question des valeurs démocratiques et de l’État de droit se pose au sein même de l’OIF et interroge quant à son avenir.
Contexte et difficultés
La Francophonie, au-delà de l’indifférence et de la critique, possède un dynamisme représentatif avec 84 États membres sur 5 continents, dont 32 États parlant le français comme langue officielle. Cette proportion tend à réduire les discontinuités, à pousser d’autres États à la candidature et rend possible une influence sur la scène internationale. De plus, les estimations de la démographie francophone sont estimées à 750 millions de personnes en 2050 contre moins de 300 millions aujourd’hui.
Cependant, l’élection d’une Rwandaise à la tête de l’organisation ne fait pas consensus. Paul Kagame, au pouvoir depuis 18 ans dans cette ex-colonie belge, s’oppose en effet aux valeurs démocratiques, et la pratique d’une langue française au Rwanda est remise en cause par le régime au profit de l’anglais. Mais il faut tenir compte du cadre légitime qui place aujourd’hui Louise Mushikiwabo à ce poste. Portée par l’Union Africaine (dont le Président se trouve être Paul Kagame), cette nomination souligne une émergence certaine et une prise en main dans le contexte d’une population francophone africaine composant 85 % de la population francophone totale en 2050.
De plus, les raisons d’être de l’OIF, dans un contexte de multilatéralisme, de puissance économique et de l’essor du numérique interrogent quant à sa capacité à agir. L’intérêt général de ses ressortissants suppose-t-il de s’aligner sur le Fonds Monétaire International ou sur la Banque Mondiale ? D’après Boutros-Boutros Ghali, le premier Secrétaire Général de l’OIF, la Francophonie a un devoir de subversion. Cependant, l’autonomie de l’organisation est encore prise dans l’étau des États membres qui l’amputent au profit d’une armature institutionnelle dégradée. Parallèlement, l’économie et le numérique ne s’écrivent pas en français. Et le français ne se parle pas de manière homogène mais suppose des inégalités dans certains pays entre l’urbain et le rural par exemple. Ces constats interrogent sur la légitimité de l’OIF. Mais à l’aune de cette nouvelle ère, les besoins de prospectives restent tout de même inévitables.
Les forces à faire valoir
« Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis » écrivait Antoine de Saint-Exupéry. La Francophonie c’est, avant toute représentation politico-économique, une communauté. La référence à un langage et à une littérature commune ne doit pas effacer les différences comme normes. Considérer les langues françaises, leur utilisation plus ou moins courante, c’est atténuer un clivage important dans ce contexte : des discriminations entre les pays dits du Nord et les pays dits du Sud. Le besoin d’une poly-centralisation avec une décolonisation du français par la France est une prospective de convergence entre les 84 États membres. Mais une communication de rigueur est à développer en lien avec une acceptabilité.
La question artistique est développée lors de cette conférence. Le déplacement des œuvres d’art entre les États membres est une proposition des deux intervenants. Cela renouerait des liens culturels existants lors du sommet de Hanoï en 1997, aujourd’hui largement complexifiés. L’exemple donné du tableau de « La Joconde » en voyage entre les États de l’OIF suppose une convergence des idées et un partage entre les pays à laquelle se crée une confiance intrinsèque.
Enfin, la recherche du lien ne peut s’opérer sans des réformes de l’action politique, souvent au centre de l’image que renvoie l’OIF. Cela suppose de se battre contre une corruption puissante de certains états : d’une part pour l’image que ces derniers renvoient à l’organisation, et d’autre part dans le souci d’appartenance des populations de ces états. S’agirait-il là d’un appel à la démocratie ? De plus, une bonne gouvernance à l’échelle de la Francophonie serait susceptible d’apporter un soutien précieux à la résolution de crises actuelles, comme celle des migrants.
Noé Pennetier
Conférence organisée le mardi 9 octobre 2018 par la Fondation Jean Jaurès. Intervenants : Jean-Arnault Dérens, rédacteur en chef du Courrier des Balkans, Laurent Geslin, géographe et journaliste et animée par Arta Seiti, enseignante-chercheuse en relations internationales, auteure de Nimbes (Éditions Fauve, 2018).
Les Balkans souffrent auprès du public d’un défaut d’image, au moins dans les États membres de l’Union européenne n’ayant que peu de contact avec la réalité balkanique. Les préjugés collent à la peau de ces petits pays à la marge, trop compliqués, trop violents, trop fragmentés. Les Balkans souffrent ainsi régulièrement d’une image qui correspondait peut-être autrefois à la réalité, mais qui est désormais extrêmement réductrice. Difficile avec de telles étiquettes d’éveiller un intérêt positif, ou ne serait-ce qu’intéressé, pour ce riche carrefour culturel. Peu de conférenciers se risquent à traiter cet espace. C’est pourtant ce qu’ont fait J.-A. Dérens et L. Geslin, dans Là où se mêlent les eaux, des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins. Les Balkans sont décrits sous un paradigme longtemps sous-développé. On disait ces espaces montagnards, rustres, etc. Les auteurs, à travers une découverte par les côtes et le cabotage, nous en font une description vivante, romancée, un tableau à la fois historique et qui nous invite au voyage. La conférence, loin de n’être qu’une description du monde balkanique, nous permet de nous ré-imaginer cet espace à travers sa géopolitique. Nous nous sommes posé la question de savoir si les Balkans sont cet espace gangrené que l’on se représente ou si alors, loin des clichés occidentaux, il serait un carrefour en transition vivant, complexe entre l’UE et l’Asie.
Les Balkans par les côtes : plongée dans un carrefour de représentations
Comment appréhender les Balkans ? À l’inverse de représentations traditionnelles, L. Geslin et J.A Dérens apportent une autre vision de cet espace, « un renouvellement des regards ». Par le voyage, et le cabotage le long des côtes, les auteurs veulent faire redécouvrir les Balkans sous un angle différent. J.A Dérens parle d’un changement de représentations. L. Geslin, lui, rappelle le poids de ces regards croisés qui se confrontent, s’opposent, s’assemblent et participent à la construction d’identités balkaniques. D’une vision montagnarde, peut-être simpliste « tel un journaliste » comme le dirait J.A Dérens, les auteurs apportent une vision changeante qui ajoute au côté historique un regard romancé. Les ports de l’Adriatique, de la mer Noire, etc. sont ainsi vus comme des lieux de rencontre pour les deux écrivains. Le fourmillement des populations, les vagues de migrations, les effluves entêtantes sont autant d’appels à une rencontre avec les locaux. La méthode du livre, qui peut se lire telle une carte géographique, étape par étape, permet d’ailleurs d’aller à la rencontre des Balkans de Trieste à l’Abkhazie, de Crotone au Delta du Danube.
Les auteurs dressent un tableau d’échanges constitutifs d’identités partagées entre des populations diverses. Selon les auteurs, ce qui fait la richesse des Balkans ce sont leurs populations et leurs identités. L. Geslin puis J. A. Dérens reprennent ainsi l’exemple de cette communauté d’Italie du nord, les Arbëresh. Ces Albanais ont fui l’occupation ottomane aux XVe et XVIe siècles. L’exil et les persécutions sont donc des fondements de leur identité. Aujourd’hui, ils n’ont aucun mal à reconnaître les migrants d’Afrique, non comme des étrangers mais comme de lointains « cousins ». Ces exilés démentent l’image d’un espace froid, dépourvu de fraternité notamment à l’égard des migrants. Les Arbëresh, les Tcherkesses, etc. rappellent que les Balkans ne sont donc pas une frontière mais un carrefour des migrations.
Penser le présent à partir du passé ? Les défis contemporains de l’espace balkanique
Laurent Geslin rappelle d’abord que l’identité des Balkans s’est construite sur la stabilité que cet espace a connu sous le joug ottoman. Si, en 2018, les Balkans sont représentés comme une périphérie reculée, l’histoire montre que sous l’Empire ottoman, les Balkans étaient à leur apogée. Jusqu’à sa chute, le monde balkanique a été sa plus riche région. Quand l’empire a implosé, les minorités qui coexistaient sont entrées en confrontation. Ce maillage des minorités a fait la richesse de cet ensemble. À ce titre, même si des identités culturelles peuvent paraître immuables, en réalité celles-ci sont mouvantes, évoluent en fonction des mélanges ethniques, des migrations, etc. Reprenant les guerres des années 1990, L. Geslin fustige le « bricolage des références culturelles » qui a conduit à une simplification à l’extrême des peuples et des identités et donc à toutes les exactions commises.
De même, le « bricolage de frontières » a conduit aux guerres et aux désastres contemporains. J.A. Dérens utilise par exemple les accords de Dayton de 1995 pour montrer que la question des frontières est un problème aujourd’hui insoluble. Plus généralement, aucun Etat balkanique n’a réussi à asseoir sa légitimité sur des frontières, mais plutôt sur des faits culturels. Les auteurs ont d’ailleurs fait remarquer que, puisque ni royaume ni empire n’ont réellement duré, les mémoires familiales ont plus de valeur que celles qui sont officielles. Ces mémoires s’inscrivent dans un temps long et servent à affirmer une emprise sur un territoire ou l’appartenance à un groupe. J.-A. Dérens parle d’ailleurs à cet égard de « démêler les fils de la mémoire » balkanique.
Enfin, les auteurs n’ont cessé de démonter une idée communément admise : la transition démocratique. Certes, il peut sembler que la démocratie est le régime idéal mais la réalité actuelle du monde balkanique montre que la transition est longue. En fait, elle n’est pas finie. J.- A. Dérens prend l’exemple de l’Abkhazie, ancienne province soviétique du Caucase, aujourd’hui à l’abandon, marquée comme l’ensemble de l’espace balkanique par un exode massif des jeunes cerveaux éduqués et donc en manque de représentants. Dans ces territoires, il semble plus urgent de réinjecter des fonds et de remettre au goût du jour des initiatives pour repeupler l’espace, avant finalement de proclamer un idéal démocratique.
Défis contemporains de l’espace balkanique : les enjeux géopolitiques de 2018
La fin de la conférence a donné lieu à un échange entre les plus curieux et les deux chercheurs, notamment sur les aspects géopolitiques de la zone.
2018 est l’année où la Chine a lancé ses projets de routes de la soie. En vue de dynamiser son marché et d’exploiter ses produits, elle a relancé son projet OBOR « one belt one road » maritime (océan Indien) et terrestres à travers l’Asie Centrale et les Balkans. Aujourd’hui, ces projets peuvent être vus comme faisant partie d’un pivot. D’ores et déjà, l’axe Thessalonique-Belgrade est un enjeu fort de la stratégie commerciale chinoise. L’achat du port du Pirée avait été l’une des prémices de ce projet, désormais les Balkans deviennent, pour paraphraser une expression célèbre, « la Sublime porte » de la Chine vers l’Europe occidentale.
Ailleurs, en Bosnie, les récentes élections pouvaient en apparence tendre vers un renouveau de la politique démocratique. Il n’en est rien, selon J. A. Dérens. Pire, d’après lui, la démocratie représentative bosniaque est l’archétype des dérives du régime. Trop de chambres, trop d’élus favorisent la corruption et un tassement des institutions. À cela s’ajoute l’exode des jeunes gens éduqués vers l’ouest pour comprendre que la crise de représentativité démocratique bosniaque n’est pas terminée.
Enfin, nous nous sommes intéressés aux relations qu’entretiennent les États des Balkans avec la Russie et la Turquie, deux puissances régionales de la zone. Concernant la Russie, celle-ci est perçue, d’après Dérens, comme « un parrain » ou un ami qui veille à la bonne tenue de ses relations. De l’avis des deux chercheurs, la Turquie, au même titre que la Russie, est crainte par les États balkaniques (ainsi que l’a montré le cas de la Crimée). Les États balkaniques sont indépendants dans leurs choix politiques mais ne peuvent se permettre de « fâcher » les deux puissances sous peine de voir des financements de projets abaissés voire supprimés.
Pour conclure, la conférence a apporté un brillant éclairage sur les Balkans, ce carrefour des mondes pourtant à la marge de l’Europe. Carrefour de migrations, il est aussi un terreau d’identités multiples, d’histoires communes, de destins tragiques oubliés et de rendez-vous politiques manqués. Cependant, il est aussi un riche foyer de culture. Les Balkans sont un espace marqué par l’exode, l’exil, le déplacement de minorités, mais les populations migrantes s’intègrent dans leurs nouveaux espaces et contribuent à la création de mémoire qui conduisent à ces identités balkaniques.
Tristan Facchin
Conférence organisée le jeudi 4 octobre 2018 par la fondation Jean Jaurès en partenariat avec le think tank l’Aurore. Intervenants : Mark Lilla, historien des idées à l’Université Columbia (New York) et auteur de « La gauche identitaire. L’Amérique en miettes » aux éditions Stock ; Laurent Bouvet professeur de science politique à l’Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines.
La gauche américaine serait-elle tombée dans le piège identitaire ? A-t-elle perdu le combat de l’identité ? S’est-elle perdue dans ce qui faisait sa force ? La gauche française prendrait-elle le même chemin, sacrifiant le bien commun sur l’hôtel des identités ? Ces questions brûlantes d’actualité en 2018, notamment depuis l’élection en 2016 de Donald Trump aux États-Unis, ont été le fil conducteur de la présentation du livre nouvellement sorti de Mark Lilla, La gauche identitaire. Mark Lilla, dans cette présentation de son livre, nous fait une dure critique du progressisme américain, englué aujourd’hui dans des luttes culturelles en faveur des minorités. Avec discernement, il remonte à l’origine de cette crise des gauches – aux États Unis puis en France – et dresse un portrait de ses conséquences.
Les minorités aux États-Unis : terreau puis fossoyeur de la gauche ?
Il fut un temps où la gauche américaine avait le vent en poupe, selon Mark Lilla. Les années 1950-1970, par exemple, peuvent être vues avec leur cortège d’avancées sociales (droits civiques), comme les plus grandes réussites de cette gauche progressiste. À cette époque, ce qui faisait la force du grand Parti démocrate était que les rêves politiques et les luttes à l’origine des grandes avancées du temps trouvaient leurs origines dans les universités du pays. Cependant, au courant des années 1970, l’échec de la gauche radicale et notamment des mouvements étudiants – contre le capitalisme, le colonialisme – qui l’enrichissaient, augure un nouveau paradigme d’attaque pour la gauche démocrate américaine. L’utopie et les espoirs des mouvements jeunes ont conduit à un « dégonflement » lourd de conséquences. Le grand parti américain s’est retiré du combat électoral pour essayer de « changer, faire évoluer les mentalités des élites » par l’entremise des mouvements sociaux et des individus. Ainsi, les populations autrefois marginalisées ont été mises au centre de ses préoccupations, parfois à l’extrême. Aux États-Unis, « 20 % de la population est évangéliste, 1 % est transgenre. Aujourd’hui, si l’on se fie aux médias et aux problèmes actuels, 20 % est transgenre et 1,5 % est évangéliste » critique M. Lilla, qui met en évidence l’écart entre la réalité et les représentations.
Par ailleurs, avec les élections présidentielles de 2016, on peut aussi observer dans les discours d’Hillary Clinton un attrait vers les populations hispaniques, les noirs, les gays, les femmes etc. Certains chercheurs parlent ainsi « d’intersectionnalité politique ». Mark Lilla et Laurent Bouvet condamnent cette expression à l’origine selon eux des déboires actuels de la gauche. Elle aurait favorisé les revendications identitaires et culturalistes de minorités en les assimilant à des luttes sociales menées au nom de l’égalité. L’essayiste américain montre particulièrement en quoi la compartimentation de ces identités a eu un impact négatif sur les élections de 2016. La stratégie consistant à favoriser les électorats noirs ou hispaniques, LGBT, etc. d’H. Clinton, sous le prétexte que ces populations sont par nature soumises au diktat des « blancs », a engendré un sentiment de frustration chez les « petits électeurs blancs et pauvres », ni riches, ni propriétaires, des États du centre du pays. Trump, tout démagogue qu’il est, a su attirer cet électorat déçu.
Le combat pour le « bien commun » : un combat perdu pour la gauche ?
Loin de faire avancer l’égalité entre les populations marginalisées et le reste de la population, la stratégie de privilégier certaines identités au profit d’une « égalité » a eu l’effet inverse. M. Lilla critique ainsi ces étudiants qui jadis s’investissaient dans des causes communes et qui aujourd’hui ne parlent plus au nom d’un « nous » mais au nom d’un « moi », d’un « je ». Plus généralement, l’essayiste explique que la gauche a délaissé le « bien commun » et le fait de se penser comme un « nous ». Il rappelle aussi comment, parallèlement à l’affaissement de la gauche, la droite s’est réaffirmée en développant des concepts fédérateurs dans le cadre des universités d’été où les jeunes Républicains sont formés à un esprit « de communauté ».
Parallèlement à la communautarisation qui est la force des Républicains, la doctrine politique du reaganisme (du nom du président américain Ronald Reagan), a érigé l’individu au premier rang du discours politique néo-libéral. La gauche a essayé de se l’approprier par les populations marginalisées mais cela sans esprit « patriotique ». M. Lilla rappelle que même si la gauche a usé de ce mouvement identitaire, jamais celle-ci n’a osé aller à la rencontre des populations dites traditionnelles. À l’opposé, un président comme Reagan, bien qu’étant opposé à certaines « catégories » comme les évangélistes, n’hésitait pas à aller à leur rencontre et à leur témoigner son respect.
Enfin, M. Lilla a mis en garde la gauche progressiste française de ne pas suivre l’exemple américain, contreproductif. Il s’agit de ne pas tomber dans une politique des passions, comme le rappelle Jonathan Hyth, où l’individu pense et s’engage pour lui-même et non pour un groupe, ce qui aggrave des phénomènes pernicieux comme celui des fake news – la désinformation sur les réseaux sociaux. Au contraire, M. Lilla propose de penser un nouveau cadre, un nouveau « patriotisme républicain », de former des étudiants aux nouveaux enjeux de la gauche américaine et française dans un monde politique bouleversé où les certitudes d’hier ne sont plus celles d’aujourd’hui.
Dans cette conférence du 4 octobre 2018, M. Lilla nous fait un sombre tableau de l’état de la gauche américaine. Minée dans ses idéaux, celle-ci semble s’être perdue dans plus de 30 ans de politique identitaire. M. Lilla, avec des mots durs, critique la gauche américaine sur trois décennies de démissions politiques. Là où le reaganisme s’est affirmé, le combat identitaire pour l’égalité s’est compartimenté, catégorisé, offrant un terreau favorable aux discours démagogiques de D. Trump… et aux nouvelles théories de sociologie politique à l’heure où les fake news envahissent notre quotidien. M. Lilla nous invite à repenser au « bien commun », un « patriotisme républicain », une solution semble-t-il nécessaire contre l’extrémisme et l’effacement des gauches américaines et françaises.
Tristan Facchin
Les synthèses ci-après : Le devoir de reconstruction dans la Libye post-Kadhafi (A) ; Quadrature de l’Hexagone : peut-on encore faire une géographie de la France ? (B) Classes moyennes et épargne en Afrique subsaharienne (C).
Conférence organisée à King’s College London, le 12 novembre 2018, à Londres. Intervenants : Outi Donovan, chercheuse à l’Université de Leeds, particulièrement intéressée par les concepts de responsabilité de protéger et de reconstruire, les conflits portant sur l’ethnicité et les identités politiques. Auteur de The Contentious Politics of Statebuilding et menant actuellement des recherches sur le processus de reconstruction en Libye. Christine Cheng, animatrice du débat, professeur à King’s College London, département de War Studies.
La thèse d’Outi Donovan
Les concepts de responsabilité de protéger et de reconstruire sont aujourd’hui devenus des principes politiques, reconnus notamment pendant l’Assemblée Générale des Nations Unies de 2005. La responsabilité de protéger est beaucoup plus qu’une simple autorisation de l’usage de la force, elle peut permettre de légitimer un changement de régime. L’idée est née, il y a une vingtaine d’années, qu’un devoir de reconstruction d’un pays après un conflit existait aussi, allant de la reconstruction matérielle à la reconstruction d’institutions et d’une nation. Cela pose de nombreuses interrogations concernant la responsabilité de protéger : que se passe-t-il une fois une intervention terminée ? Qui a la responsabilité de reconstruire le pays ? Et que cela signifie-t-il exactement ?
En Libye, plus précisément, l’intervention de 2011 sous l’égide des Nations Unies a laissé un vide sécuritaire. La reconstruction de l’État, au lieu d’être un processus global, a fragmenté le paysage politique. Cela peut être imputé à la façon dont le devoir de reconstruction a dans ce cas été interprété. En effet, il n’existe pas de norme concernant cette notion et il est donc possible d’interpréter le devoir de reconstruction de différentes manières. En Libye, l’idée d’un processus avant tout libyen a été privilégiée. Cette conception du devoir de reconstruction vient notamment des leçons tirées de l’intervention en Irak. C’est d’abord au peuple de déterminer son futur, il doit prendre part et devenir propriétaire de l’évolution de son pays. Ainsi, afin que la reconstruction soit un succès, il faut que les différentes forces de la vie politique libyenne prennent part au processus.
Cependant, cette interprétation est controversée. Tout d’abord, l’idée de « propriété libyenne » du processus de reconstruction a été contreproductive. Il y a eu un désengagement complet de nombreux acteurs libyens qui a contribué à l’essor de l’insécurité dans le pays. Ensuite, afin d’inclure les différentes forces politiques du pays, les antilibéraux allant des islamistes radicaux aux figures les plus autoritaires du pouvoir ont été très présents dans la reconstruction. Cela a miné le processus démocratique en Libye. En 2014, ces pouvoirs antidémocratiques ont gagné des sièges lors des élections législatives, reconnues par le Royaume-Uni. Cela est évidemment problématique lorsqu’on a en perspective le lancement d’un processus démocratique en Libye, ce qui créé un dilemme éthique. Or, une vision de la reconstruction non inclusive et qui ne sélectionnerait au contraire que les acteurs en faveur de plus de libertés avait été rejetée.
En effet, si la reconstruction en Libye a déçu, il faut admettre que peu d’autres options étaient réalisables. L’idée d’une reconstruction « robuste » avait rapidement été écartée. La possibilité d’envoyer des gardiens de la paix avait été discutée par les Nations Unies et notamment le Royaume-Uni et les États-Unis. Mais il est rapidement devenu évident que cela ne correspondait pas à ce que les Libyens désiraient. Il n’y avait, par ailleurs, pas de réelle volonté politique de mettre en place une telle opération en Europe de l’Ouest. Cela aurait requis une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU, ce qui était peu probable, connaissant les positions de la Russie et de la Chine sur ce sujet. L’autre option possible était donc évidemment de ne supporter que les forces en faveur de plus de démocratie, mais la communauté internationale considère de façon générale que ce n’est pas une bonne idée. Il avait déjà été remarqué que lorsqu’un groupe politique ne prenait pas part à la reconstruction, tout simplement parce qu’il ne le désirait pas, celle-ci était moins efficace. Il ne s’agit pas ici d’exonérer la communauté internationale de ses erreurs mais d’admettre que peu d’alternatives étaient disponibles. Les possibilités avaient déjà été réduites par l’intervention elle-même. En effet, l’intervention en Libye a façonné la phase de reconstruction. Toute action pour supporter ce processus de la part du Conseil de Sécurité était devenue impossible, la Russie et la Chine avaient tendance à opposer un véto à toute décision prise par les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Cependant, il existait des opportunités de médiation, offertes notamment par l’Afrique du Sud. Il y a des raisons de croire que la pression politique et la médiation aurait donné de bien meilleurs résultats pour la résolution du conflit.
Le devoir de reconstruction est une notion controversée et pouvant être interprétée de différentes façons. Dans le cas de la Libye, le choix d’un processus inclusif a été fait, ayant laissé derrière lui un accroissement de l’insécurité et de la violence. Cependant, peu d’autres alternatives existaient. Beaucoup reste encore à faire. Aujourd’hui, l’administration Trump s’est complètement désintéressée de la situation en Libye et laisse ainsi la place à la Russie afin d’y étendre son influence.
Mahault Bernard
Conférence organisée le 24 septembre 2018 organisée par les Cafés géographiques au Café de Flore. Intervenante : Eloïse Libourel, professeur de géographie en CPGE et au Lycée Léon Blum de Créteil, qui a récemment publié Géographie de la France (Armand Colin, 2017).
Dans le cadre du cercle de conférence des Cafés géographiques et en prévision du Festival de géographie dont le thème est « La France de demain », Eloïse Libourel soutient que l’étude de la géographie de la France sera remise en question par la réforme des programmes scolaires et par la nouvelle organisation territoriale. Par ailleurs, elle estime que la crise de 2008, la montée en puissance des pays émergents, la crise de l’Union européenne et les incertitudes environnementales ont de multiples conséquences sur le territoire français. Très axée sur les programmes du lycée, la démonstration s’appuyait sur de multiples schémas des programmes d’enseignement de la géographie dans le secondaire. Ainsi, la conférence s’ouvre sur les problématiques suivantes : « Entre héritage et fracture, comment la géographie de la France évolue-t-elle, et comment transmettre, dans le contexte actuel, une géographie de la France la plus pertinente possible ? »
La reproduction des schémas connus et le problème posé par les programmes scolaires
Dans de nombreux manuels scolaires du primaire et du secondaire, on trouve des représentations typiques et systématiques du territoire français : par exemple, on associe souvent la diagonale des faibles densités, traversant la France du nord de la Lorraine aux Pyrénées-Atlantiques en passant par le Massif central, à un espace peu productif et peu intégré à la mondialisation, ce qui est faux. Des maisons de Champagne pratiquent un commerce très prospère avec l’Europe et le monde, et certaines villes de cette diagonale accueillent des universités de renom, formant ainsi une population dynamique qui rendra la région plus attractive. Cette diagonale accueille, en outre, de nombreux parcs naturels régionaux, qui sont au cœur de la défense de l’environnement, récemment amorcée. Il est trop simple de regrouper toutes les villes de cette partie du territoire dans une même entité, alors qu’elles se caractérisent simplement par des dynamiques variées (tourisme, industries). Les manuels exposent de nouveaux points importants pour le territoire français : la littoralisation et l’européanisation. Ce ne sont en aucun cas de nouvelles dynamiques car elles existent depuis plus de trente ans ! Ces grands repères sont là pour rassurer face à l’activité française, qui est sans cesse changeante et active. Il se trouve parfois dans des manuels la représentation de la dorsale européenne, aussi appelée la « Banane bleue », expression des années 1990. Elle se définit par une densité de population importante et une forte urbanisation de Londres à Milan en passant par Paris, Bruxelles, Francfort, Munich et Turin. Les flux de services, de marchandises et de capitaux les plus importants d’Europe y transitent. Certes, elle peut être considérée comme le centre économique européen, mais cette représentation ne prend en compte que les grandes villes européennes et laisse la plupart des territoires français et européens en jachère.
Au sujet du programme scolaire, Eloïse Libourel estime qu’il existe un trop gros décalage entre la géographie du secondaire par rapport au niveau demandé en CPGE ou en université, où il est demandé aux étudiants des connaissances précises sur le territoire français. On représente généralement les faits aux élèves comme étant dus à une seule cause, alors qu’ils sont souvent le résultat de plusieurs paramètres. Eloïse Libourel remarque qu’en sortant du secondaire, les élèves connaissent plus les États-Unis que la France elle-même. Pour elle, il y a une nécessité de ré-harmoniser les programmes. La France est actuellement en pleine mutation et les programmes du primaire et du secondaire devraient en tenir compte.
Remise en question et restructuration de la géographie de l’hexagone
Selon Éloïse Libourel, la France n’est plus définie par ses régions administratives mais peut être considérée comme un terrain de recherche. Face à une France où les activités sont inégalement réparties et partiellement dynamiques, l’organisation du territoire national est questionnée. En 2018, par exemple, il n’est plus pertinent d’affirmer que le commerce peut uniquement se développer au niveau des axes fluviaux. Le commerce se développe aujourd’hui à l’échelle mondiale, par les ports et aéroports, dynamisant ainsi des territoires par l’apparition de hubs aéroportuaires, comme le hub de Roissy-Charles de Gaulle créé en 1996.
Certains altermondialistes émettent l’hypothèse de la « transformation négative » de la France par la « Banane bleue ». L’européanisation du territoire a débuté avec l’ouverture des frontières, liée au traité de Rome créant le Marché commun en 1957. Cette ouverture du territoire français est telle que certains parlent « d’eurorégion » depuis les années 1990. On peut donc remettre en cause la pertinence des frontières de la France définies sur les cartes du secondaire. Ces frontières n’ont aujourd’hui plus de réel rôle à jouer, puisque la France est intégrée dans l’espace Schengen (traité signé en 1985, mis en place en 1995), qui permet la libre circulation des personnes et des biens. Le territoire ne devrait plus être analysé en tant que tel mais comme partie du monde. Ainsi, les frontières jouent-elles aujourd’hui presque un rôle symbolique. Il en est de même pour les frontières régionales qui tendent à s’effacer, notamment parce qu’elles sont de plus en plus mises en relation par les réseaux ferroviaires.
En 2018, d’autres notions peuvent définir le cœur économique européen, notamment le quadrilatère Londres-Paris-Milan-Hambourg. Il s’avère que l’Europe est fortement remise en question par les crises migratoires, notamment depuis « l’invitation allemande » de 2015 et l’arrivée de près d’un million de migrants, ainsi que la montée en puissance des pays émergents comme la Chine. L’Europe voit ainsi son poids dans le commerce international diminuer ; la « Banane Bleue » est-elle encore aujourd’hui un véritable pôle de puissance ?
Les programmes ne font pas assez de prospective territoriale, c’est-à-dire qu’ils ne se penchent pas assez sur le devenir possible des territoires. La géographie des programmes actuels reste encore focalisée sur des thèmes très classiques comme « la diagonale des faibles densités » et ne cherche pas à anticiper le devenir du territoire français. Il est cependant très important que les élèves soient dotés plus tard, dans leur profession, d’une capacité d’innovation.
Cette conférence nous éclaire sur les mutations du territoire français et sur l’adaptation de la géographie de la France aux changements économiques et commerciaux mondiaux. Aujourd’hui, les frontières ont tendance à jouer un rôle minoritaire voire dérisoire, démontrant ainsi la forte intégration du pays à l’Europe et à la mondialisation.
Camille Rey et Laetitia Courtois
Conférence organisée le 29 octobre 2018 à l’Ifri. Intervenants : Clélie Nallet, chercheur au Programme Afrique subsaharienne de l’Ifri et Yves Mintoogue, spécialiste du Cameroun, expriment un bilan qualitatif sur des exemples précis. Alexandre Maymat, responsable de la Société Générale en Afrique, et Nolwenn Laigle, membre de l’institution de micro-finances Advans, développent le fait de l’épargne selon les points de vue respectifs des banques internationales et des institutions de micro-finance. Cette conférence est présidée par Alain Antil, Directeur de Centre Afrique subsaharienne de l’Ifri. La qualité de cette conférence tient à la pluralité de ses intervenants. Ces derniers offrent un rapport multi-scalaire de la situation de l’épargne en Afrique subsaharienne.
La conférence porte sur les classes moyennes et leurs épargnes en Afrique subsaharienne. L’intervalle de ces classes diffère suivant les définitions : il y aurait 300 millions d’Africains concernés d’après la Banque africaine de développement en 2011 (l’intervalle défini par la BAD pour qualifier les classes moyennes concerne les personnes qui gagnent entre 2 et 20 dollars par jour), mais cette population est estimée à 80 millions de personnes d’après une qualification internationale. La ligne commune réside cependant dans la capacité des populations à se projeter à court, moyen, voire à long terme.
Sur la question de l’épargne, la bancarisation est toujours faible au sud du Sahara (de l’ordre de 7% de personnes ayant un compte bancaire en 2015), mais l’épargne est un enjeu majeur pour le développement des pays. Ce constat, cumulé à l’orientation des populations vers des épargnes informelles, interroge donc quant à la situation de l’Afrique subsaharienne : comment sa population épargne-t-elle aujourd’hui ?
Contextualisation de l’épargne dans cette région
Clélie Nallet présente des caractéristiques qu’elle perçoit chez les classes moyennes étudiées. On y trouve l’importance de l’éducation, symbole d’ascension sociale. Ce sont aussi des populations qui peuvent se satisfaire des besoins de base sans pour autant exercer de pratiques ostentatoires. La culture de l’effort persiste. Enfin, ce sont des groupes qui cumulent des activités et qui évoluent dans différents secteurs aussi bien informels que formels.
Afin d’épargner, ces « classes moyennes » entretiennent une gestion minutieuse de leur budget pour en sortir des « restes à vivre ». Cela suppose de faire des choix. La priorité est alors donnée à la sécurité comme à la capacité à réagir en cas d’imprévu : santé, funérailles... S’ensuit une volonté d’investissement : dans l’éducation, dans le commerce, et si possible dans la pierre. Cependant, une forte défiance existe envers le système bancaire. L’exemple de l’Ethiopie, illustré par sa monnaie fluctuante, suppose de ne pas laisser dormir l’argent. Le circuit de l’épargne informelle est de fait valorisé et peut-être même dominant : collecte familiale, rotation, tontine.... Ce dernier s’adapte mieux aux petites sommes et il permet de lier épargne et solidarité.
Parallèlement, Yves Mintoogue mène une enquête auprès de 33 personnes, dites de la classe moyenne, en 2012, au Cameroun. Sur cet échantillon, 30 personnes ont un compte bancaire mais 14 seulement épargnent dessus, et 6 l’utilisent exclusivement. Ceci s’explique peut-être par la remise en question de la fiabilité des banques. D’une part, le système bancaire ne contextualise pas ses offres et oblige les populations à s’adapter. D’autre part, la complexité des banques participe à leur faible ampleur (besoin de fournir une preuve du domicile par exemple).
Ainsi, la micro-finance tend à se développer, notamment grâce à sa structure moins exigeante. Il existe en 2018 au Cameroun 509 établissements de micro-finance. La part de la population camerounaise qui épargne dans la micro-finance est légèrement supérieure à celle des banques (environ 5 % de la population).
Cependant, les tontines restent utilisées par la quasi totalité de la population. Ce système d’épargne informel est innovant, il a une vocation sociale, et il peut entretenir des liens familiaux, ethniques, générationnels, etc. Il est également plus avantageux : les taux d’intérêt sont plus bas que les autres systèmes, la facilité technique est attractive et elle s’accompagne aujourd’hui d’une hyper-numérisation adaptée à son temps.
Qu’en disent les banques et les institutions de micro-finance ?
Pour Alexandre Maymat, le marché africain est un enjeu d’avenir. Si les liens entre Europe et Afrique existent depuis longtemps, développer la solidarité entre les deux continents est une piste à faire valoir. Aujourd’hui, la faiblesse de la bancarisation tient d’une défiance à l’égard des banques et d’une préférence pour les micro-finances et les systèmes informels. Ce qui est paradoxal selon Alexandre Maymat car la fiabilité et la sécurité seraient intrinsèques à la banque. De plus, les agences bancaires en Afrique supposent un coût plus élevé qu’en France dû à leur faible attractivité et le besoin d’exercer une pédagogie. Il y a également des difficultés pour les banques vis-à-vis des revenus à caractères informels. Mais un élément est en train de tout changer : le téléphone mobile, par son accès facile à tout ce qui est dématérialisé.
Ce nouveau phénomène est également compris par les sociétés de micro-finance. Nolwenn Laigle précise ainsi que pour concurrencer le système informel, il s’agit de parler le même langage que les gens, d’offrir une facilité d’utilisation, une accessibilité instantanée et la sécurité de leur épargne. Au niveau d’Advans, des outils se développent, comme la mise en place de caissiers mobiles, de lieux de confiance, l’extension des périodes d’ouverture et même l’inscription de certaines tontines dans la micro-finance.
Noé Pennetier
Les synthèses ci-après : Yémen : crise stratégique et humanitaire ? (A) ; Asie. La crise des Rohingyas : témoignages du terrain (B) ; Demain le chaos ? (C).
Conférence organisée le 8 octobre 2018 par l’IRIS. Intervenants : Clarence Rodriguez, grande reporter et ancienne correspondante française à Riyad nous éclaire essentiellement sur la place de l’Arabie saoudite dans cette guerre. Le point de vue de l’Iran est développé par Thierry Coville, spécialiste en la matière et chercheur à l’IRIS. La question des autres acteurs, notamment français et humanitaires, est détaillée par Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer armes et impunité à Amnesty International, ainsi que Guillermo Giarratana, analyste sur l’action humanitaire de Médecins du Monde et chercheur à l’IRIS.
La guerre du Yémen s’est internationalisée depuis mars 2015. La volonté du jeune prince saoudien, Mohamed ben Salmane (MBS), de remettre au pouvoir le président yéménite, Abd Rabo Mansour Hadi, renversé par une insurrection houthis (chiites), conduit à l’opération Tempête décisive le 25 mars 2015. La formation de la coalition et la guerre qui fait rage depuis plonge le Yémen dans une situation stratégique et humanitaire catastrophique. L’ONU parle en 2017 de la plus grave crise humanitaire du moment. De fait, les difficultés à établir un cadre politique entraînent un enlisement militaire et une crise stratégique. Alors que cette guerre peut être perçue comme une procuration, et le Yémen comme une victime collatérale du rapport de force entre les deux géants de la région (Arabie saoudite et Iran), le bourbier financier s’accentue pour les différents belligérants. Quelles sont les solutions de l’Arabie saoudite pour sortir de ce « petit Vietnam saoudien » ? Comment l’Iran appréhende-t-il cette crise parmi d’autres, notamment les nouvelles sanctions économiques des États-Unis ? Quelle est la place de la France dans cet affrontement ? Que peuvent nous apprendre les organisations humanitaires sur la situation au Yémen ?
Dans la guerre au Yémen, l’Arabie saoudite est le principal protagoniste. Depuis son arrivée au pouvoir en tant que prince héritier et ministre de la Défense en janvier 2015, MBS multiplie les actions de force. Vu comme « féroce » par la communauté internationale, il a conscience des liens qui l’unissent au reste du monde, notamment par le rôle des nombreux contrats signés et de sa puissance pétrolière. Ainsi, lorsque l’Espagne annule, en septembre 2018, la vente de 400 bombes à guidage laser à hauteur de 9,2 millions d’euros, elle se ravise très rapidement. Une crise diplomatique avec l’Arabie saoudite est difficilement envisageable pour de nombreux pays, que ce soit pour l’Espagne ou pour la France. De plus, l’enlisement de l’Arabie saoudite dans ce combat est vu comme le résultat de la montée des tensions face à son principal adversaire : l’Iran. Ce dernier soutient les houthis mais ne les contrôle pas. De plus, la participation active à une guerre apparaît difficile en vue des nouvelles sanctions économiques des États-Unis qui s’imposent à partir du 9 octobre 2018 : l’Iran doit tenir et non s’enliser dans un bourbier militaire. De fait, la question d’un arrêt des violences concerne en premier lieu l’Arabie saoudite. Des critiques au sein même de sa population apparaissent, notamment avec la baisse du pouvoir d’achat des Saoudiens. En effet, la guerre au Yémen coûte à l’Arabie saoudite près de 7 milliards de dollars par mois auprès de partenaires d’armement tels que la France.
Le tropisme saoudien en France, déjà bien engagé depuis 2011 alors que le président Obama prenait quelques distances, fait de l’hexagone un partenaire privilégié de l’Arabie saoudite. Les exportations d’armements en faveur des pays de la coalition, menée par l’Arabie saoudite, sont de ce fait pointées du doigt. La France est, en ce sens, un protagoniste de taille dans la crise humanitaire au Yémen. Parallèlement, la neutralité du discours français vis-à-vis du conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est critiquée. L’Iran considère la France comme une alliée des Saoudiens. Ainsi, l’importance des contrats domine la question humanitaire au Yémen, faisant fi du traité ratifié sur le commerce des armes de 2008. Ce dernier engage à ne pas vendre d’armes susceptibles de participer à des attaques contre des civils ou autres violations du droit international. Les critiques de ces atrocités envers les populations civiles sont notamment portées par des organismes internationaux tel qu’Amnesty International.
Au départ, la guerre au Yémen semblait pouvoir être rapidement réglée. Or, trois ans et demi plus tard, aucune solution de sortie ne semble envisageable. Rien qu’en 2017, Amnesty International dénonce environ 15 000 civils tués dans ce combat. Elle accuse en premier plan la vente d’armement aux pays de la coalition, mettant en avant la notion de crime de guerre de la part des pays exportateurs qui deviennent complices. L’action d’Amnesty International consiste, dans le cas de la guerre au Yémen, à demander l’arrêt des transferts d’armes susceptibles d’être utilisées sur des civils. Parallèlement, cet organisme humanitaire milite pour l’arrêt du blocus de la coalition sur le Yémen qui participe aux crimes de guerre. Cette sanction collective infligée à la population aurait déjà placé 17 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire (sur presque 30 millions d’habitants), 400 000 enfants connaîtraient une malnutrition aiguë, et l’épidémie de choléra toucherait plus d’un million de personnes. La population locale et le personnel de santé sont les premières victimes de cette guerre. Face à ce constat, Amnesty International dénonce ces différents points depuis le début des combats. Elle obtient gain de cause en septembre 2017 avec la mise sur pied, sous l’égide de l’ONU, d’un groupe d’experts chargés d’enquêter sur les violations au Yémen. Cette résolution vient également d’être réhabilitée pour l’année 2019. Du point de vue français, le député LREM Sébastien Nadot écrit, en mai 2018, une tribune pour la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes au Yémen. Si des difficultés administratives font surface pour la création de cette commission, il n’en reste pas moins une volonté de plus en plus active de la part des hautes instances de la République de résoudre la crise qui perdure au sud de la péninsule Arabique.
Noé Pennetier
Conférence organisée par l’Overseas Development Institute, le 24 octobre 2018 à Londres. Intervenants : Wendy Fenton, coordinatrice, Humanitarian Practice Network, Overseas Development Institute ; Akke Boere, responsable d’opérations à Médecins sans Frontières (MSF) ; Mark Bowden, conseiller principal au Centre pour le Dialogue Humanitaire, ancien adjoint au représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies et coordinateur de l’action humanitaire en Afghanistan ; Nurul Islam, militant politique rohingya et président de l’Organisation nationale Arakan Rohingya ; et Caroline Nursey, directrice exécutive, BBC Media Action, siège au conseil administration du réseau Communicating with Disaster Affected Communities (CDAC) – Communiquer avec les Populations Sinistrées.
La situation
W. Fenton. Présentation
700 000 Rohingyas ont dû fuir de Birmanie au Bangladesh, où ils se retrouvent entassés dans des camps. Ce phénomène n’est pas nouveau, les Rohingyas sont persécutés depuis des décennies. Les questions que l’on va donc se poser durant cette conférence sont les suivantes : quels sont les défis actuels ? Comment les organisations humanitaires peuvent-elles y répondre ? Que peut-on apprendre des réponses passées ?
M. Bowden, sur le contexte politique de la crise
Il est important de bien faire la distinction entre les politiques nationales et locales. Abordons tout d’abord le niveau national. La situation est complexifiée par le contexte politique au Bangladesh. À cause des élections qui approchent, le gouvernement du Bangladesh veut montrer que les Rohingyas sont traités de manière juste. Ainsi, cette crise met en évidence de nombreux enjeux politiques. Le gouvernement s’est, par exemple, montré préoccupé par la question de la reconnaissance du statut de réfugié aux Rohingyas. Le caractère politique de la situation des Rohingyas affecte la coordination entre les différents acteurs de ce conflit et ceux désirant aider les réfugiés (ONG, Nations Unies, associations locales, gouvernements). Un des problèmes est qu’aucun coordinateur humanitaire n’a été désigné comme cela se fait normalement. Les éléments nécessaires pour une coordination effective entre les ONG et donc une meilleure aide aux réfugiés ne sont donc pas réunis.
Au niveau local, les Rohingyas ont été très contraints dans leurs mouvements. Sur place, ils doivent faire face aux violences et à l’antipathie de la population. Ils sont entassés dans des camps surpeuplés où ils manquent d’assistance et de protection. Cox’s Bazar est devenu le plus grand camp de réfugiés du monde. Face à cette marginalisation des Rohingyas, de nouvelles approches sont nécessaires. Tout d’abord, il faut étendre les protections humanitaires aux populations locales. Ensuite, il est impératif de faire face à la criminalité à Cox’s Bazar où existe notamment un large réseau de trafic de drogue. Enfin, il est essentiel d’améliorer le programme de communication avec les populations locales et les Rohingyas.
Nurul Islam, sur les attentes des Rohingyas
Les Rohingyas sont apatrides et manquent de reconnaissance. Cela est un des obstacles majeurs à la résolution de la crise. L’identité et le territoire de ce peuple sont niés. Nous sommes face à un cas d’intolérance ayant pour origine l’ethnie et la religion d’un peuple. Ceci vient d’un manque de volonté politique et de l’échec des Nations Unies et différentes organisations non-gouvernementales de punir ceux qui s’en prennent aux Rohingyas. D’après la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1951, nous nous trouvons bien dans un cas de génocide. La seule solution pour les Rohingyas est de retourner en Birmanie. Ils en appellent donc à la communauté internationale pour que justice soit faite.
Les réponses des organisations non-gouvernementales
M. Bowden, sur les leçons de la crise des années 1980 et 1990
Le conférencier a travaillé dans les années 1980 et 1990 avec l’organisation Help the Children qui travaillait sur le retour d’un large nombre de Rohingyas chez eux. Plusieurs choses se sont améliorées depuis, notamment dans la gestion des opérations de secours. Un des problèmes à l’époque était la qualité de ces opérations : il y avait un très fort taux de mortalité à Cox’s Bazar. Pour l’instant, cela a été évité. De plus, à l’époque on a essayé de repousser les Rohingyas chez eux. Aujourd’hui, on est conscient de l’importance d’un retour digne de cette population chez elle.
Akke Boere, sur le rôle de Médecins sans Frontières
Au début de la mission, MSF disposait de 70 lits pour les malades. Ce chiffre est passé à 400. Aujourd’hui MSF offre quatre hôpitaux et tente de répondre aux différents besoins de santé. L’ONG a notamment dû faire face à la diphtérie et à beaucoup d’autres épidémies. Le problème de la diphtérie est que c’est une maladie du passé, il manquait de vaccin pour y faire face. Il y a toujours un temps où il faut comprendre quelles sont les conditions de santé dans le pays où l’ONG œuvre. Ici, pratiquement personne n’était vacciné. Dans les camps, MSF fournissait des soins primaires et secondaires. C’est cependant une situation compliquée, MSF ne peut tout traiter et manque de lits.
Caroline Nursey, sur l’organisation Communiquer avec les Populations Sinistrées
L’organisation Communiquer avec les Populations Sinistrées a beaucoup travaillé sur les problèmes de communication. Elle essaie d’être le relai de l’information dans les camps. Un des défis auxquels elle doit faire face est la langue. Elle a été aidée par Translation Without Borders, (Traducteurs Sans Frontières) afin de traduire le rohingya. C’est une langue différente du bengali mais qui reste très proche. Translation Without Borders a réussi à la traduire grâce aux similitudes entre le rohingya et le bengali (70%).
De plus, il y a la barrière culturelle, notamment pour les femmes. Celles-ci sont confinées chez elles et il est difficile de leur parler. 73 % de la population des camps est illettrée. La communication est donc très difficile. Il n’y a aucun intérêt à mettre des affiches dans les camps si la population qui y vit ne peut pas les lire. Même les signes diffèrent d’une culture à l’autre. Les couleurs ont vraiment aidé à se faire comprendre. Par exemple, une main rouge signifie qu’il ne faut pas aller à un certain endroit, mais cela ne marche pas avec une main blanche. Beaucoup de personnes dans les camps ont des téléphones. Ainsi, la plupart utilisent leur téléphone ou celui des autres pour avoir accès aux informations. De plus, nombreux sont ceux qui possèdent des radios. Cependant, ils ne les écoutent pas régulièrement car ils n’y sont pas habitués. Communiquer avec les Populations Sinistrées essaie donc de travailler avec des radiodiffuseurs locaux afin d’améliorer la transmission des informations sur place.
Finalement, la situation complexe au Bangladesh rend difficile la réponse des ONG à la crise. Elles apportent des aides précises, comme le font Médecins sans Frontières et le groupe Communiquer avec les Populations Sinistrées. Cependant, à cause du nombre d’acteurs impliqués dans la crise, de la complexité de celle-ci et des intérêts contradictoires de chacun, il ne semble pour l’instant pas possible d’y apporter une réponse plus globale comme l’attend le peuple rohingya.
Mahault Bernard
Conférence organisée le lundi 15 octobre 2018 par l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), Les Lundis de l’IHEDN, Paris. Intervenant : Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères.
Dans le cadre des « Lundis de l’IHEDN », l’intervention d’Hubert Védrine tient à s’inscrire dans la mission de développement de l’esprit de défense et d’ouverture aux enjeux internationaux, qui est celle de l’IHEDN.
Demain le chaos ? Cette question quelque peu alarmiste nécessite de s’intéresser au préalable aux nombreux facteurs du chaos. Ils sont tout d’abord démographiques et introduisent la question des déséquilibres entre les régions du monde. Un autre facteur majeur concerne l’écologie et l’effondrement de la biodiversité dont la vitesse d’extinction extrême est source d’inquiétude pour les scientifiques. Il s’agit alors de parler de la dégradation de la capacité régénératrice des sols pollués et artificialisés, des océans victimes de l’acidification et de la pollution, de l’épuisement des ressources non renouvelables. Cette question écologique prend place sur un fond d’inculture scientifique puissante et dangereuse dans les milieux dirigeants mondiaux. Il convient également de mentionner le sujet de la mondialisation actuelle, phénomène qui désigne l’extension au monde entier de l’économie de marché dérégulée et financiarisée. Ayant entrainé des mouvements de migration incontrôlés et continus, c’est aussi une mondialisation des épidémies et des activités criminelles en ce qui concerne les trafics illégaux de prostitution, de drogue et d’animaux sauvages. Enfin, ce chaos concerne aussi la situation géopolitique, dans le sens où il n’y a plus d’hégémonie claire exercée par une puissance qui se trouve en mesure de contrôler l’ensemble du système. Cette absence de maîtrise manifeste et avérée invite à questionner le terme de communauté internationale. Il n’existe pas selon H. Védrine de véritable communauté internationale au sens de communauté entre les peuples. À ce chaos géopolitique s’ajoute la crise des démocraties, incarnée par l’épuisement des démocraties représentatives. La crise démocratique et les risques de nouvelle crise financière et de guerre commerciale relancée par le président D. Trump sont dès lors autant d’éléments conjoncturels d’inquiétude. Ainsi, il s’agirait tant de la fin du monopole occidental, des illusions occidentales et de l’angélisme européen que d’une sorte de basculement vers un changement réel du système international.
Il existe tout de même des freins qui peuvent limiter tous ces risques et donc permettre d’envisager des solutions. Tout d’abord, en ce qui concerne la démographie, la prise de conscience peut s’avérer importante. En matière d’écologie, toutes les régions du monde sont marquées par le début d’un mouvement d’écologisation. De façon dynamique et non plus statique, il s’agit d’écologiser l’ensemble des domaines regroupant l’agriculture, l’industrie, la construction, l’habitat, l’infrastructure, les transports. Ce mouvement synonyme d’innovations et d’avancées technologiques phénoménales renvoie donc à un véritable dynamisme actuel. Quant à la question de la remise en cause du système démocratique, il existe entre la démocratie représentative fatiguée et la démocratie directe instantanée la démocratie participative incarnée par des consultations et référendums. Il convient, enfin, de prendre en compte les éléments de coopération internationale. Finalement, il paraît pertinent de noter qu’il n’existe pas de mécanisme dans le monde actuel qui s’apparente à la situation d’avant la Première Guerre mondiale. Malgré les rivalités et les conflits géopolitiques qui peuvent être source d’inquiétude quant à l’avenir de certaines régions du monde, la diplomatie permet d’établir et de maintenir un dialogue entre les pays et États du globe. Enfin, sans toutefois céder à un trop grand optimisme, il peut sembler envisageable de penser un bon usage de la numérisation du monde face aux défis posés par notre époque.
Finalement, que serait un ordre mondial viable et durable ? La première difficulté réside dans le fait qu’il n’y a eu d’ordre mondial que lorsqu’il était imposé par des vainqueurs. Le dernier moment d’organisation d’un ordre du monde remonte aux temps de la Guerre froide et à l’organisation américaine de l’ordre mondial. La puissance dominante de l’époque établit alors une synthèse de ses intérêts nationaux et d’une vraie vision du monde. Alors, sans aboutir à un système de gouvernement mondial ni à un retour à la domination complète par les Occidentaux ou par la Chine, quel serait un ordre mondial durable ? Deux perspectives apparaissent alors. La première consiste à concevoir un compromis général entre les puissances occidentales établies depuis quelques siècles et confirmées dans la décennie 1990 et les puissances montantes. La deuxième perspective est en réalité complémentaire à la première et conçoit une nécessité de l’écologisation. Ce courant est, en effet, voué à rentrer dans le champ de la géopolitique, jusqu’à devenir un élément fort dans les relations internationales. Il s’agirait alors de construire la notion d’États écologiquement voyous qui désignerait ceux qui deviennent dangereux pour les autres. En somme, l’ordre mondial ne sera pas imposé selon H. Védrine mais viendra d’une prise de conscience de la nécessité d’un compromis entre les puissances installées et les puissances montantes. Ce même compromis sera couplé à un processus mondial et vital d’écologisation.
En ce qui concerne l’Europe, elle peut à nouveau jouer un rôle clé dans la constitution d’un ordre mondial à condition de récupérer ses peuples c’est-à-dire de considérer et d’entendre les demandes des peuples de garder une certaine identité, une certaine souveraineté et d’avoir de la sécurité. Elle se doit de reconquérir les eurosceptiques en ayant préalablement pris en compte leurs demandes, de manière à rétablir une vision commune et partagée.
Joséphine Boucher
Les synthèses ci-après : Prévenir les crises, l’enjeu du renseignement intérieur (A) ; L’autonomie stratégique à l’épreuve du spatial (B).
Conférence organisée le 26 septembre 2018 par l’association Défense et stratégie de Sciences Po Paris. Intervenant : Laurent Nuñez, directeur de la DGSI à la date de la conférence, a été nommé Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Intérieur le 16 octobre 2018.
Présentation de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure
La DGSI est une Direction Générale de la Police Nationale, directement rattachée au Ministre de l’Intérieur depuis 2014. Sa mission principale est de prévenir les crises, d’empêcher qu’elles ne surviennent. À ce titre elle fait appel à des compétences policières et non policières (analystes, linguistes, techniciens…). L’action durant la crise et après la crise joue néanmoins un rôle également crucial. La DGSI est compétente en matière de renseignement mais aussi de police judiciaire (action sous autorité du Parquet en cas d’infraction caractérisée – saisine systématique sur dossiers de terrorisme). Les règles de secret, identiques à celles de la DGSE, sont très contraignantes (organigramme, identité des agents, activité). La DGSI travaille en étroite coopération avec les autres services de renseignement français, dont la DGSE, et avec les services de renseignement étrangers. L’activité de la DGSI s’exerce dans le cadre de la loi et est complètement normée (entièrement sous le contrôle de l’autorité politique). Le recueil d’information s’effectue uniquement dans les buts définis par la loi. Les fichiers doivent être autorisés par la CNIL. Son point d’attention permanent est la dépendance à l’égard des technologies étrangères.
Champs d’action
Son premier champ d’action est l’anti-terrorisme. La DGSI est le chef de file de la lutte anti-terroriste. Elle travaille sur le haut du spectre (individus / groupes susceptibles de passer à l’action violente). Elle oriente et coordonne les actions des autres services (suivi de la radicalisation, des groupes d’extrême droite / gauche…). Cela est suivi des subversions violentes (ultra-droite, ultra-gauche…). La DGSI lutte aussi contre les ingérences étrangères (contre-espionnage sur le territoire national, en lien avec la DGSE) : combat contre l’ingérence économique dans un contexte de guerre économique totale, suivi des mouvements d’opposition aux régimes étrangers, contre-prolifération (tentatives d’acquisition de technologies sensibles…). Dans le domaine des cyber-attaques, une menace de niveau assez élevé, la DGSI se focalise sur la détection des auteurs – la surveillance des réseaux étant à la charge de l’ANSSI. La DGSI agit par ailleurs sur les réseaux internationaux de criminalité organisée (trafic d’armes, de bitcoins…). Son dernier champ d’action concerne les nouvelles menaces (drones, attaques chimiques…) : veille et anticipation sous la houlette du Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale.
Bonus Vidéo. Remise du 1er Grand Prix de l’Académie du renseignement
État de la menace terroriste
La menace terroriste demeure élevée en France même si elle se transforme. L’organisation État islamique s’est beaucoup délitée, mais les menaces projetées à partir des zones de conflit vers le territoire national sont toujours actuelles, quoique moins probables. La menace endogène (attaques au couteau, à la voiture-bélier, explosifs auto-produits…) n’est pas seulement le fait de sujets psychologiquement fragiles ; elle est le sujet de préoccupation majeur des services de sécurité européens à l’heure actuelle.
Laurent Chamontin
Conférence organisée le 24 octobre 2018 par l’Institut français des relations internationales (IFRI). Intervenants : Alain Chameau, président exécutif de la compagnie franco-allemande ArianeGroup. Ce dernier fut interrogé par Alain Barluet, rédacteur en chef adjoint au Figaro, et Corentin Brustlein, chercheur et directeur du Centre des études de sécurité de l’Ifri. La direction de l’événement a été menée par Thomas Gomart, directeur de l’Ifri.
La qualité de cette conférence s’exprime par l’expérience, notamment sur le thème militaire, d’Alain Chameau. Il dresse un tableau succinct de l’entreprise ArianeGroup et du spatial pour l’Europe, et il s’intéresse aux qualités, aux défauts, et aux opportunités dans les enjeux futurs.
La France et l’Europe face au nouvel enjeu spatial
ArianeGroup est une jeune entreprise qui relève d’une fusion entre Airbus et Safran. Elle est divisée en plusieurs filiales. L’une d’elle, ArianeEspace, est spécialisée dans le développement des lanceurs et particulièrement ceux qui concernent Ariane 6. Alain Chameau pointe du doigt le besoin d’investissement et de recherche sur la stratégie spatiale qui représente, selon une étude américaine, 350 milliards de dollars par an (et peut être dix fois plus dans 10 ans). Face à ce constat, la conquête de l’espace est un projet commun pour l’Europe. Ariane 6 relève de fait du regroupement de 13 états européens, dont la France. L’autonomie de ces états en matière de dissuasion est difficilement réalisable, mais la mise en commun des compétences de chacun peut espérer rivaliser avec les autres grandes puissances spatiales.
Ainsi, face à ce nouvel enjeu, Alain Chameau parle d’un marché futur pour le moment inconnu. En réponse, l’Europe se développe en « pluriculture ». Ce pari, contraire à celui des États-Unis, suppose une diversité complexe : un leadership précis dans un domaine précis pour une mise en commun des compétences. À titre d’idée, les lanceurs correspondent à 18 % du budget spatial européen en 2018.
Un retard certain
Au niveau militaire, la France et l’Europe connaissent un retard au niveau du matériel spatial et des investissements dans la recherche. Les Etats-Unis, la Russie et la Chine sont en avance et possèdent déjà une forte capacité d’action. Leurs investissements en croissance sont la preuve de cet enjeu et de sa maîtrise. À titre d’exemple, la seule augmentation du budget de la National Aeronautics and Space Administration (NASA) en 2018 correspond au budget total du Centre Nationale d’Études Spatiales (CNES) pour cette même année. Au niveau militaire, les États-Unis de D. Trump parleraient même d’une sixième armée, celle de l’espace.
Parallèlement, différents objectifs sont précisés, comme celui les vols habités. L’Europe y a renoncé dans les années 1990, lui permettant de se pencher essentiellement sur le développement de satellites de pointe. Or, elle est en retard aujourd’hui sur la question des vols habités. Les plans mis en avant sont bien loin de ceux que propose l’Inde : explorer le vol habité d’ici 2022. Il en est de même avec la capacité de réutilisation qui consiste notamment à revenir sur terre pour pouvoir réutiliser la fusée. L’Europe n’en a pour le moment pas la capacité même si des projets sont en place.
Un fort attrait supposant nombres d’acteurs
Il y a aujourd’hui près de 80 pays qui disposent d’une capacité satellitaire. Cette démocratisation interroge la norme juridique et la souveraineté des États dans ce nouveau territoire. La réglementation spatiale soulèvera d’ici peu le questionnement de la liberté spatiale, et les Etats-Unis de D. Trump ont très bien compris cet enjeu. De plus, qui dit démocratisation dit accessibilité. Or, la crainte d’un spatio-terrorisme est-elle à redouter ? Alain Chameau précise à ce niveau que le coût d’accès à l’espace reste encore « trop » élevé.
Fort de leur attrait, les différentes orbites sont colonisées et tendent à se libéraliser. La qualité du « new space », ces nouveaux entrepreneurs privés à l’instar des GAFA, bouleverse les objectifs et les frontières technologiques préalablement établies. La souveraineté future des États dans ce territoire est de fait interrogée.
Les cartes à jouer de la France et de l’Europe
Le discours de la ministre des Armées, Florence Parly, sur les enjeux de l’espace pour la Défense le 7 septembre 2018 au CNES de Toulouse, présente l’espace comme un intérêt primordial. Alain Chameau s’efforce donc de dresser un tableau des grandes fonctions à consolider de la part des développeurs et entrepreneurs européens. Il s’agit de connaître et d’anticiper les menaces, notamment par un apport plus massif du catalogue d’objets. Ces derniers doivent être en mesure de surveiller l’espace. Le radar Grave, fort de sa capacité de caractérisation et d’identification, doit être développé sur cette question, en pouvant rendre par exemple des trajectographies. ArianeGroup possède à ce niveau l’appareil GEOTracker. La nécessité de protéger et de prévenir, inhérente à ce besoin de cartographie de l’espace, suppose selon Alain Chameau un lancement mensuel afin de prévenir et de répondre rapidement aux menaces spatiales. La capacité de dissuader est également une grande fonction à faire valoir, à l’image par exemple du développement de missiles balistiques jusqu’au M51.4. La question de l’intervention décourage en Europe mais est possible dans les trois grandes puissances spatiales évoquées. L’idée d’une guerre des étoiles est aujourd’hui plus qu’un mythe, et elle commencerait par la possibilité d’un État d’endommager le satellite d’un autre État. Les wargames (simulations de batailles spatiales) déjà en place aux États-Unis, doivent également être développées en Europe.
Noé Pennetier
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