Romane Jourdas, étudiante en master Sécurité Internationale – spécialité Moyen-Orient et Diplomatie – à Sciences Po Paris. Manon Perreaut est étudiante en 2eme année de master de Science Politique à Paris 1 Panthéon Sorbonne.
Cette deuxième édition présente cinq conférences autour de deux axes : Le monde arabe entre conquêtes et diplomatie (I) et La place de la Russie dans les affaires internationales : une politique de grandeur ? (II).
Voici une synthèse des conférences diplomatiques, géopolitiques, stratégiques et relations internationales tenues récemment. A partir des notes prises lors de ces événements, nous vous proposons des éléments pour vous informer de ce que nous en avons retenu. Cela peut vous être utile pour « connaître l’air du temps », identifier des thèmes nouveaux, des experts talentueux. L’objectif est d’offrir un prolongement dans le temps et dans l’espace d’évènements qui contribuent à nourrir la réflexion publique française et internationale. Que vous soyez à Toulouse, ou Marseille, à Washington, Toronto ou Lahore, vous pouvez avoir connaissance des réflexions partagées lors de ces événements. Pour l’instant, nous couvrons les conférences organisées en région parisienne, mais nous vous invitons à faire de même dans votre région ou dans votre pays. Vous saurez trouver le bon support pour développer ce concept initié par Diploweb.
Le Moyen-Orient occupe régulièrement le devant de la scène diplomatique et géopolitique de manière très nette, comme en témoignent deux des conférences synthétisées dans cette première partie. L’une s’interroge sur le rôle des dirigeants palestiniens et s’insère parfaitement dans les problématiques liées au conflit qui s’opère et dure dans la région. L’autre renvoie à la diplomatie en tant que notion et à la relation diplomatique qu’à la France envers la région.
Toutefois, comprendre les enjeux contemporains qui traversent la région nécessite en amont une compréhension approfondie des fondements historiques, identitaires et religieux du monde arabe. La synthèse non exhaustive sur la naissance de l’Arabie Saoudite rédigée ci-après répond à cet objectif.
A. LES GRANDES RÉVOLTES DE L’ARABIE SAOUDITE
Conférence organisée au Musée du Quai Branly, le 3 février 2017 et animée par Jean-Pierre FILIU, Professeur des Universités en Histoire du Moyen-Orient.
“Il [Ibn Taymiyya] a ouvert la boîte de Pandore du djihad de musulmans contre d’autres musulmans et va sévir à l’encontre de toutes les hérésies, de toutes les autres formes de l’Islam mais surtout contre toutes sortes d’innovation.”
Pour comprendre comment s’est formée l’Arabie, devenue saoudite au fil du temps, il faut nécessairement revenir au XIVème siècle, à Damas. Ibn Taymiyya y prêche une doctrine intolérante à l’intérieur de l’islam majoritaire (sunnisme) et se radicalise. Il invente la nouvelle doctrine du Takfir - qui consiste à considérer qu’un musulman ne l’est pas et donc verser son sang illicite - qui prend tout son sens en Syrie puis qui pèse progressivement dans la région. Il a ouvert la boîte de Pandore du djihad de musulmans contre d’autres musulmans et va sévir à l’encontre de toutes les hérésies, de toutes les autres formes de l’islam mais surtout contre toutes sortes d’innovations. Un des disciples lointains de Taymiyya, du nom d’Abdel Wahhad, noue un pacte fondateur avec la famille Saoud qui va trouver, au sein du wahhabisme, une idéologie de combat dans le but d’établir un État patrimonial à leur nom.
Il faudra tout de même trois tentatives pour que les Saoud parviennent à leur fin et mettent en place cette Arabie moderne. L’objectif de cette conférence est de développer ces tentatives successives et leurs conséquences.
La première expérience remonte à 1773 : le fils de Mohammed Saoud consolide un émirat wahhabite en annexant Riyad et en retour Abdel Wahhab valide un principe de succession dynastique au sein de la maison Saoud qui devient la gardienne du dogme wahhabite. Le fils Saoud exporte le paradigme sur la côte et envoie des troupes qui organisent des pillages en Irak, détruisent les mosquées, obligent à prier cinq fois par jour, interdisent la soie et le tabac et répandent la haine wahhabite à l’encontre des hérétiques chiites. Les wahhabites font ensuite la conquête de Médine qui tombe entre leurs mains en 1805. Six ans plus tard, Méhémet Ali, officier ottoman d’origine albanaise et vice-roi d’Égypte, entame la reconquête des territoires. La décapitation devant la Mosquée Bleue à Constantinople du petit fils de Mohammed Saoud marque l’échec de cette première tentative saoudite.
La deuxième tentative des Saoud date de 1843 et se poursuit jusqu’en 1865. Le petit neveu de Saoud, Turki Saoud, règne sur l’émirat wahhabite restauré. À partir de 1865 le clan Saoud se divise violemment. Même si l’émirat perdure, il est miné par les dissidences internes, ce qui permet au clan rival des Rachid de monter en puissance jusqu’à expulser les Saoud de Riyad en 1891. La famille Saoud va ensuite errer sur la côte orientale du Golfe entre le Qatar et Bahreïn pour trouver refuge au Koweït.
Finalement, c’est la reconquête de 1902 menée par Abdel Aziz Ibn Saoud et une poignée de partisans qui marque la troisième vague wahhabite couronnée de succès. Les Saoud n’ont émergé du désert que pour s’emparer de Riyad et tuer le gouverneur en place. Saoud veut briser toute opposition à son pouvoir et parvient à sublimer la violence tribale en l’investissant dans le djihad contre les voisins musulmans. À l’aube de la Première Guerre mondiale, Saoud se protège et conclut un traité avec l’empire britannique en contrepartie d’un chargement d’armes et de munitions. La haine qui s’empare des wahhabites est sans borne et se fonde sur un objectif très politique : mettre la main sur la Mecque et Médine et ainsi donner à ce qui n’est qu’une famille marginale et un dogme ultra minoritaire, le poids symbolique politico-religieux de deux lieux saints de l’islam. Saoud profite de l’effondrement du rêve arabe après la Première Guerre mondiale, des déboires et des trahisons pour s’étendre sur des territoires proches. Après s’être emparé de La Mecque et de Médine, Saoud devient Roi du Hijaz et Sultan du Najd. Il doit composer avec ses combattants les plus radicaux qui fulminent contre le tournant moderniste qu’a pris la famille Saoud. Ce mécontentement ouvre la porte à une guerre civile en Arabie centrale en 1929 qui s’achève par l’écrasement de ces combattants insatisfaits, par les fidèles de Saoud et les forces britanniques à la frontière de l’Irak. Ce massacre est l’acte fondateur de l’état saoudien qui est proclamé par union du Najd et du Hijaz le 18 septembre 1932 : le royaume d’Arabie saoudite est né.
B. À QUOI SERVENT LES DIRIGEANTS PALESTINIENS ?
Conférence organisée par le Centre de Recherches Internationales de Sciences Po (CERI), le 2 février 2017.
“Ils [les dirigeants palestiniens] ne sont pas soutenus par les médias qui préfèrent le sang et les larmes plutôt que les manifestations, et c’est ce qui explique en partie l’échec de la résistance non violente des Palestiniens.”
Alain DIECKHOFF, chercheur et enseignant français, directeur de recherche au CNRS spécialisé dans la politique et la société contemporaine d’Israël :
L’année 2017 marque un double anniversaire : celui de la guerre des Six Jours de juin 1967 et celui de la déclaration de Balfour il y un siècle pour créer un foyer national juif en Palestine. La question palestinienne est donc très ancienne et pourtant elle n’a toujours pas rencontré de solution. Face à l’impasse dans laquelle se sont toujours trouvés les dirigeants palestiniens et face aux échecs des négociations avec Israël, l’ONU avait opté pour une stratégie de reconnaissance de la Palestine en tant qu’Etat observateur non membre. Plus récemment à Paris, la réunion internationale sur le conflit Israélo-Palestinien du 15 janvier 2017 a réuni 70 délégations dans le but de graver dans le marbre diplomatique une solution à deux Etats pour Israël et la Palestine. Cette solution est aujourd’hui de plus en plus compliquée à réaliser puisque la colonisation israélienne ne s’arrête pas. A cela s’ajoute le fait que ce conflit est un peu marginalisé dans le contexte général de turbulence profonde qui traverse le Moyen-Orient avec la situation syrienne et les révolutions arabes qui ont attiré l’attention depuis 2011. La question palestinienne aujourd’hui reste dans l’actualité bien que d’autres théâtres soient quand même bien plus sanglants dans la région.
Laetitia BUCAILLE, professeur de sociologie à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO) :
Le contexte actuel est défavorable aux Palestiniens avec l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, et l’existence d’un gouvernement de droite et d’extrême-droite en Israël qui discute d’une loi pour faciliter l’installation de colonies illégales en Cisjordanie. Même s’il est certain que la Cour suprême israélienne censurera cette loi, ces discussions reflètent bien l’état d’esprit et le rapport de forces qui se joue dans la région.
A ces préoccupations s’ajoute le fait que la société palestinienne soit traversée par d’immenses fractures. Premièrement, une fracture existe entre le Fatah et le Hamas. Il ne s’agit pas seulement d’une brouille entre deux autorités mais une vraie logique de guerre civile, bien que les affrontements n’aient pas engendré une quantité impressionnante de victimes. Rappelons que c’est par la violence que s’est finalement tranchée la question entre Fatah et Hamas, avec la victoire du Hamas, aussi surprenante soit-elle. Les rancœurs se sont accumulées entre les deux groupes et le chemin vers la paix sera long. L’éclatement entre la Cisjordanie et la bande de Gaza est un désastre pour les Palestiniens et provoque un affaiblissement territorial. L’autorité palestinienne n’a pas réussi à neutraliser les élans belliqueux du Hamas et aujourd’hui elle se trouve en conflit avec lui. Deuxièmement, le Fatah est lui-même une fracture ouverte : le parti politique est très important sur la scène palestinienne mais il est géré par des méthodes autoritaires, et confronté à des ambitions personnelles et une panne de stratégie. Marwan Barghouti pourrait incarner la figure d’unanimité parmi les Palestiniens et surtout une figure de négociation possible entre le Fatah et le Hamas, mais cette solution semble être une impasse puisqu’il se trouve aujourd’hui en prison.
Xavier GUIGNARD, Doctorant associé à l’Institut français du Proche-Orient :
Le titre de cette conférence est provocateur mais il permet justement de nous interroger sur un des principaux défis qui traversent aujourd’hui le Moyen-Orient. En effet, les dirigeants Palestiniens sont inscrits dans un jeu politique interne palestino-palestinien mais en même temps dans un espace sans autonomie et assujetti à la décolonisation : quels sont donc leurs moyens d’agir dans cet espace ? En réalité, les dirigeants palestiniens n’ont jamais été aussi décriés qu’à l’heure actuelle. Leur marge de manœuvre est limitée, ils manquent de ressources et sont témoins d’une colonisation et d’un blocus égypto-israélien à Gaza. Ils ne sont pas soutenus par les médias qui préfèrent le sang et les larmes plutôt que les manifestations, et c’est ce qui explique en partie l’échec de la résistance non violente des Palestiniens.
C. LA DIPLOMATIE, LA FRANCE ET L’INTERVENTION DANS LE MONDE ARABE
Conférence à Sciences Po Paris, organisée par la Conférence Olivaint et l’association REMA (Réseaux des étudiants pour le monde arabe de Sciences Po et la Sorbonne), le 7 février 2017, et animée par Monsieur Dominique DE VILLEPIN, homme d’État, diplomate, écrivain et avocat français.
NB : Les propos recueillis ci-dessous n’engagent en aucun cas Monsieur Dominique De Villepin et relèvent de la seule responsabilité des auteures.
“La France a beaucoup perdu en adhérant à l’OTAN, sa voix s’est égarée alors qu’elle avait des choses légitimes et fortes à dire.”
Toutediplomatie digne de ce nom doit travailler en permanence dans l’agitation d’idées et pour la recherche de solutions. Or, le logiciel diplomatie est clairement en panne. Nous sommes entrés dans une diplomatie de proposition et d’esthétisme qui est à son apogée lors des négociations de paix sur le conflit Israélo-palestinien : comment expliquer que les deux principaux concernés ne soient pas présents, sinon que nous sommes dans un jeu diplomatique qui refuse l’action ?
Il est vrai que la difficulté du travail diplomatique s’amplifie. Nous vivons actuellement dans un monde écorché et rempli d’inquiétudes. Le Brexit, l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis plus récemment, mais aussi l’élection présidentielle française à venir, et celle en Iran, nous entraînent dans un monde sans cesse sous pression. Face à ces pressions, la diplomatie a souvent laissé la place au militaire. Les armées effectuent ainsi des missions sous les ordres des politiques pour plaire en grande partie aux citoyens qui ont le sentiment du travail fait. La Guerre du Golfe montre que l’intervention militaire comporte deux effets déstabilisants : elle remet en cause les États face à leur structure, dans ce cas précis l’Irak, et surtout elle détruit leur société, ce “dommage collatéral”. La guerre, une fois terminée, n’ouvre pas le chapitre de la paix. Construire la paix est un art à part entière, qui implique des institutions, des principes, des convictions, des partenaires. Les armées ne peuvent pas, après tout, être accusées de ne pas réussir à construire cette paix, puisque là n’est pas leur rôle. D’autres acteurs sont donc nécessaires pour établir efficacement la paix dans une société.
Aujourd’hui, trois points font défaut à la réussite de la construction de la paix dans le monde.
Premièrement, les États faillis se multiplient. Au Moyen-Orient, les pays occidentaux ont eux-mêmes créé des situations propices aux dérives et à la violence et en réponse, le virus du djihadisme et l’instabilité se propagent. Dans la région, les sociétés anciennement organisées autour du panarabisme sont à la recherche d’une nouvelle structure. L’islamisme a pris la relève et est devenu un drapeau identitaire de résistance face à une présence occidentale non souhaitée. Gardons en mémoire que le structurant étatique est le meilleur garde-fou face à la violence et ne devrait jamais être négligé. Le Moyen-Orient a tout simplement besoin d’organisations régionales, de filets de sécurité, pour empêcher des dérives comme celles-ci.
Deuxièmement, la mondialisation est extrêmement complexe et inégalitaire. Tous les leviers du pouvoir sont concentrés dans les mains d’un seul pays, les Etats-Unis. Les passions voyagent plus vite que la raison : la peur, la colère, la haine sont les ingrédients pour une mondialisation dangereuse, et c’est le risque qui se dessine à l’horizon avec Donald Trump. Après avoir été ouverte et pleine de promesses, la mondialisation devient un processus d’exclusion, ce qui ne cesse de créer des tensions qui se transforment en problèmes bien plus graves. En Irak, les sunnites, au lendemain de la victoire américaine, ont été écartés et à la recherche d’une place dans le monde, se sont fédérés avec les forces violentes liées à Al-Qaïda et l’Etat islamique.
Troisièmement, et dans une réflexion franco-centrée, la France faillit à son devoir qui est celui de défendre les principes de paix, de justice et d’équilibre à l’échelle mondiale. La France a beaucoup perdu en adhérant à l’OTAN, sa voix s’est égarée alors qu’elle avait des choses légitimes et fortes à dire. Le conflit au Sahara Occidental a glissé entre les mains des Etats-Unis alors que c’est à la France, qui a un rôle privilégié dans la région, d’accompagner le Maghreb. Dans le dossier syrien, la France se retrouve isolée et doit montrer sa volonté d’agir dans le processus de paix.
La grande difficulté aujourd’hui dans le processus de construction de paix se trouve d’une part chez les grandes puissances occidentales qui croient pouvoir refaire le monde et d’autre part chez les anciens pays colonisés où l’esprit de revanche prédomine. Au Moyen-Orient, il faut rappeler que le mouvement djihadiste est avant tout un mouvement de résistance à la mondialisation, de combat et de reconnaissance pour une dignité de l’Islam qui a été bafoué par d’autres pays et d‘autres religions. La diplomatie demande du respect, de la reconnaissance envers autrui et ne laisse aucune place à l’humiliation. Il est nécessaire de se mettre à la place de l’autre pour avancer ensemble dans des positions positives. La paix durable au Moyen-Orient ne peut pas exister si les États de la région ne sont pas impliqués dans le processus. La fin de la bataille de Mossoul n’implique pas automatiquement le calme dans la région. Il ne faut pas refaire les erreurs du passé. Il faut réinsérer les États dans le jeu politique et démocratique, dans l’administration et dans l’armée, mettre en place une stratégie politique et inclusive cette fois des groupes locaux. L’UE doit aider à reconstruire mais surtout doit encourager et responsabiliser les pays de la région à agir puisque le travail ne pourra pas se faire à leur place. La diplomatie d’esthétisme qui existe actuellement doit se transformer en une diplomatie d’initiatives et de projets pour que la région du Moyen-Orient retrouve son dynamisme sécuritaire, économique et politique.
Directement liée à la première partie sur le Moyen-Orient, la Russie et sa politique étrangère sont sur le devant de la scène internationale. Tout d’abord, une analyse historique permet d’éclairer la réalité des enjeux du retour de la Russie au Moyen-Orient et le fort développement des relations économiques avec la région depuis les printemps arabes de 2011. La question de sa présence en Syrie est intrinsèquement liée à l’avenir du régime de Bachar Al-Assad. Pour comprendre la politique étrangère de la Russie, il est nécessaire de la relier à sa politique intérieure et les instruments développés par le régime de V. Poutine.
A. LES ENJEUX DU RETOUR AU MOYEN-ORIENT
Conférence organisée par l’IRIS, le 21 février 2017 et animée par Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.
“Quelle que soit l’issue de la guerre en Syrie, la Russie est implantée au Moyen-Orient. Peut-on imaginer une pax russica en remplacement de la pax americana dans la région ?”
Jean-Paul CHAGNOLLAUD, président de l’Institut de Recherche et d’Etudes Méditerranée Moyen-Orient (IReMMO) et spécialiste du Moyen-Orient :
L’irruption de la Russie dans la région du Moyen-Orient a débouché sur de vrais succès politiques et diplomatiques comme nous avons pu l’observer actuellement et au cours de l’histoire. La nouveauté diplomatique dans la région réside non pas du côté de la Russie mais plutôt dans l’incertitude des Etats-Unis quant à leurs projets au Moyen-Orient. Toute la politique de Barack Obama a consisté à se désengager des désordres que Bush avait provoqué dans la région, mais le futur semble incertain avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine (20.01.2017). Aujourd’hui plus que jamais, le système international semble désarticulé. On assiste de plus en plus à une marginalisation des diplomates occidentaux, qui ne peuvent pas entrer dans les négociations. La France a eu une position cohérente au départ mais elle ne s’est pas donnée les moyens d’aller au bout et l’Union européenne reste silencieuse.
Les opérations de ces derniers mois en Syrie ont conduit à consolider le régime totalitaire de Bachar Al-Assad. Selon les termes du politologue Michel Seurat, la Syrie est “un État de barbarie” et au vu des derniers évènements, la question des crimes de guerre doit être mise sur la table. La population syrienne est fracturée et beaucoup d’exilés ne veulent pas revenir. Le conflit syrien est donc un conflit existentiel par rapport à la survie du régime, puisque c’est son avenir qui est en jeu actuellement. Dans la région, l’Iran est le grand bénéficiaire de la configuration actuelle et le pays a retrouvé une certaine légitimité avec l’accord sur le nucléaire signé en juillet 2015, en se déclarant première puissance régionale. Il ne faut pas oublier que ses intérêts divergent toutefois des intérêts russes puisque l’Iran entend conserver ses liens avec l’Irak, Bachar Al-Assad et le Hezbollah au Liban.
Igor DELANOË, Directeur adjoint de l’observatoire franco-russe (créé en 2012) à l’initiative de la Chambre de commerce franco-russe :
Ce retour de la Russie au Moyen-Orient n’en finit plus de faire parler du régime poutinien et de son insertion dans le conflit syrien. Historiquement, les relations entre la Russie et le Moyen-Orient se sont développées dans un temps long, depuis la période soviétique et la présence en Afghanistan, puis avec la Syrie. Depuis 1991, on observe plusieurs caractéristiques de la politique étrangère russe vis à vis du Moyen Orient. Économiquement, la Russie a renoué ses liens avec les pays de la région notamment dans la vente d’armement et dans l’énergie nucléaire civile mais aussi via des échanges commerciaux classiques. D’un point de vue sécuritaire, la Russie mène une coopération compétitive avec les Etats-Unis dans la région en matière de maîtrise de l’armement et surtout sur la question de prolifération des armes de destruction massive. Cette compétition était d’ailleurs très présente lors de l’accord sur le nucléaire iranien. Dans la même lignée, la Russie souhaite aussi renforcer ses intérêts géopolitiques dans la région afin de gagner des alliés et donc se doter de nouvelles cartes dans son rapport de force avec l’Occident.
Lors des printemps arabes, la Russie a connu une réaction de flottement face à ces phénomènes. Elle a conservé ses relations avec l’Egypte sous Al-Sissi et a considéré que les mouvements révolutionnaires avaient été inspirés par des “forces extérieures”. Aujourd’hui, concernant le conflit israélo-palestinien, la conférence de Moscou de 2005 n’a pas abouti à une solution. L’action diplomatique s’oriente davantage vers une réconciliation inter-palestinienne autour du Hamas et du Fatah, le but étant de favoriser un seul interlocuteur pour faire avancer le conflit. Lors de la crise libyenne 2011), Medvedev n’avait pas posé le veto russe à la résolution qui a débouché au renversement du régime de Kadhafi alors que cette fois-ci, avec la Syrie, la Russie crée un blocage au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, dans une optique de “rattrapage”. En réalité, la Russie ne noue pas d’alliance dans la région mais crée plutôt des rapprochements tactiques avec certains États de la région. Le gouvernement russe est beaucoup plus attaché aux structures étatiques syriennes qu’à la personne même de Bachar Al-Assad, ce qui explique le soutien de Moscou au régime de Damas.
Jean de GLINIASTY, directeur de recherche à l’IRIS, ancien ambassadeur de France en Russie :
La Russie n’a jamais quitté le Moyen-Orient et sa présence peut être historiquement illustrée à divers titres : dans les détroits, à Constantinople et lors de son intervention pour défendre les intérêts des chrétiens d’Orient.
Entre 1991 et 2000, une phase de relations économiques s’est développée avec la conférence de Madrid (1991) mais ensuite une éviction politique de la Russie s’est opérée dans la région. Elle a été absente du processus de paix israélo-palestinien. Son influence a diminué mais la vente d’armements russes a perduré. Depuis les révolutions arabes, il y a un développement élevé de ses relations économiques et un retour “plein pot” de sa présence au Moyen-Orient. Les liens avec l’Iran, la Chine et la Turquie sont également très forts, mais il manque un accord indispensable avec les Etats-Unis dans la région.
Pour aller plus loin : Michel SEURAT, Syrie, l’Etat de barbarie, PUF, 2012, sociologue et islamologue assassiné en 1986 à Beyrouth, il a livré dans les années 1980 une analyse du système de pouvoir syrien sous Hafez el-Assad qui fournit des clés de lecture sur la Syrie actuelle.
B. A QUEL JEU JOUE LA RUSSIE : MENACES OU CONTRE-POUVOIR DES PUISSANCES OCCIDENTALES ?
Conférence Olivaint à l’Institut Catholique de Paris, le 2 février 2017.
“Poutine invente de nouveaux virages, de nouveaux mirages Potemkine.”
Première question du débat : La Russie mène-t-elle une politique de puissance ?
Tatiana KASTOUÉVA-JEAN, chercheuse à l’IFRI et directrice du Centre Russie :
Pour les Russes, leur pays est une grande puissance. Malgré tout, la Russie a peur de s’engager dans une course aux armements, les dépenses militaires représentent 5,4% du PIB ce qui équivaut en valeur à huit fois moins que les Etats-Unis. L’accent est plutôt mis sur les forces spéciales, le nucléaire et l’aviation mais des coupes budgétaires viennent d’être annoncées. A-t-elle les moyens de mener sa politique de puissance ? La réponse est non, et elle en a bien conscience. Ainsi, elle s’emploie à une guerre “limitée” c’est-à-dire qui coûte peu chère mais agit sur les émotions.
Antoine ARJAKOVSKY, historien, chercheur au collège des Bernardins au sein du département Société, Liberté, Paix :
La Russie de V. Poutine cherche à être une grande puissance et à sortir d’une dimension provinciale. Pendant longtemps l’imaginaire soviétique de la Guerre froide a été dominant et, dans les années 1990, la présence des Etats-Unis à l’échelle mondiale a produit une frustration importante au sein de la population russe. Sur le plan militaire, la Russie est classée au quatrième rang mondial du point de vue des dépenses avec une augmentation de plus de 200% de son budget de la défense depuis 15 ans. La Russie pratique les guerres hybrides qui consistent à se masquer derrière des guerres civiles comme en Tchétchénie, en Crimée et au Donbass. Elle utilise les minorités qu’elle agite mais aussi les médias et think tanks pour diffuser sa propagande, ce qui inquiète l’Union européenne qui a dédié une partie du budget du Parlement européen a un instrument de contre-propagande.
Comment les Russes supportent-ils ce régime ? Ils se sentent encerclés et menacés. En addition à cette propagande et à l’utilisation des minorités, Poutine a développé un discours populiste avec une new narrative qui consiste à dire que le capitalisme et la démocratie ne sont pas adaptés pour les Russes qui devraient plutôt développer un modèle eurasiatique. En réalité cet argument n’est qu’utopique car en Russie il n’y a ni démocratie, ni capitalisme, ni Etat de droit depuis les années 1990. Il n’y pas eu de véritable repentir ni de procès du communisme et surtout pas de dé-soviétisation de l’Etat. Les Russes ne l’ont pas supporté et ont voté communiste à partir des élections législatives de 1995. Les réformes n’étant plus possibles, la Russie a commencé à se replier sur elle-même.
Deuxième question du débat : Quelles sont les relations diplomatiques de la Russie ?
Tatiana KASTOUÉVA-JEAN :
La propagande russe est pensée pour prévenir les révolutions orange (ex. 2004 en Ukraine). Sa politique étrangère passe par les pays frontaliers sur qui elle cherche à garder la main afin d’influencer les affaires stratégiques de ces États. Récemment, la Russie a voulu compenser les dommages économiques de l’accord entre l’Ukraine et l’Union européenne. Elle veut aussi avoir la main sur les grands dossiers internationaux. Son message plus global à l’Occident est que l’époque où il était le centre du monde est révolue. En effet, désormais, la Russie cherche à affaiblir les solidarités transatlantiques et au sein de l’Union européenne mais aussi dans chaque pays entre les différentes forces politiques puisqu’elle finance parfois les mouvements d’extrême droite. Elle a toujours sauvegardé sa souveraineté ; en réalité il aurait fallu agir d’une manière très ferme sur l’annexion de la Crimée (2014) qui n’aurait jamais dû se produire de cette manière-là en Europe.
Antoine ARJAKOVSKY :
C’est un sujet douloureux. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a provoqué plus de 10 000 morts. Les forces présentes dans la région du Donbass sont celles de l’armée russe. Cinq puissances du Conseil de Sécurité de l’ONU ont soutenu le mémorandum ukrainien à partir de 1991 pour conserver l’intégrité du territoire. Il est important que la communauté internationale soit bien ferme pour tenir ses engagements. La politique de sanction adoptée par la France et l’Union européenne est légitime et efficace, et en réponse la Russie a immédiatement cessé d’avancer ses troupes dans le Donbass. Les sanctions sont efficaces au niveau économique puisque le rouble a été dévalué et la croissance du pays a baissé. La montée en puissance de la Russie au Proche-Orient correspond au moment où elle est bloquée dans le Donbass.
Troisième question du débat : Qu’en est-il de la politique intérieure et de la place de la société russe ?
Tatiana KASTOUÉVA-JEAN :
Plusieurs traumatismes sont nés durant la période stalinienne ce qui a mené au développement d’un certain conformisme au sein de la population qui a peur de s’exprimer librement. Depuis les années 1990, le niveau de vie des Russes se dégradent à cause des incertitudes politiques, des défauts de paiement et de l’inflation du pays. Il n’y aucune progression vers l’égalité sociale, dans l’accès aux ressources et à l’entreprenariat. En interrogeant les Russes, on voit que la plupart soutiennent la politique étrangère mais pas intérieure et peu d’entre eux peuvent affirmer que la Russie est un long fleuve tranquille en matière de santé, d’éducation et de justice. La corruption est très enracinée et très étendue. Les Russes sont sceptiques à l’égard de l’UE, d’un côté ils sont très critiques envers l’organisation régionale mais pourtant ce sont les premiers demandeurs de visas pour l’espace Schengen. Aussi, les élites placent leur argent dans des banques occidentales et leurs enfants étudient dans des universités européennes.
Il y a aussi un décalage entre les régions et on peut découper plusieurs Russies avec d’un côté la région de Moscou qui est alignée sur le mode de vie occidental et les autres qui ne connaissent aucune augmentation du niveau de vie. Étant donné que 80% des Russes ne sont jamais sortis du territoire national, ils ne connaissent pas autre chose et sont facilement influençables. Les autorités en profitent pour faire un grand travail sur la mémoire historique en retravaillant par exemple des moments fondateurs de l’histoire comme la Deuxième Guerre mondiale.
Finalement, il faut avoir en tête que la Russie est un pays très complexe, et rempli de contradictions qui coexistent. En ce sens, le pays incarne un défi énorme pour les pays occidentaux, qui s’acheminent plutôt vers une formule de fermeté envers le régime de Poutine, combinée avec le dialogue.
Antoine ARJAKOVSKY :
La corruption en Russie est un problème colossal. Le régime repose sur la « kleptocratie », autrement dit 4% du Gazprom irait directement dans les poches de Poutine, qui est d’ailleurs classé le top 10 des hommes les plus riches du monde. En façade, son discours très construit repose sur le retour de la grandeur soviétique et le bonheur de voir la Russie s’agrandir. Mais en réalité, les données démographiques restent dramatiques, le taux de VIH est très important et les violences domestiques sont répandues. Les lois sont de plus en plus dures avec des peines de prisons longues très fréquentes.
Pour aller plus loin : Tatiana KASTOUÉVA-JEAN, « Pourquoi la société russe soutient-elle la politique actuelle du Kremlin ? » in Les Etudes du CERI, Sciences Po, n° 228-229, « Regards sur l’Eurasie », février 2017, disponible en ligne.
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