Mahault Bernard, Joséphine Boucher, Vincent Couric, Tristan Facchin, Noé Pennetier sont étudiants dans plusieurs établissements d’enseignement supérieur. En cliquant ci-dessus sur leur nom vous accéderez à leur notice biographique. Laurent Chamontin est Polytechnicien, membre du Conseil scientifique du Diploweb.com. Estelle Ménard est titulaire de Masters en Géopolitique (IFG, Paris VIII) et en Relations internationales (MRIAE, Paris I). Elle a participé à la relecture de l’ensemble des contributions, avec Pierre Verluise. Pierre Verluise est docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com.
Voici les précieuses synthèses de 19 conférences de qualité sur les questions internationales, géopolitiques et stratégiques. Du Liban au Royaume-Uni en passant par les Pays-Bas et la France, ces synthèses sont regroupées autour de quatre thèmes : Impulsions démocratiques et résistances (I) ; Moyen-Orient sur fond de tensions multiples (II) ; Des dynamiques géopolitiques nouvelles (III) et Modes et modèles des relations internationales (IV).
Trois vidéos de conférences complètes en bonus !
Le Diploweb.com publie cette neuvième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Puisse cette idée originale du Diploweb être partagée, copiée, développée sur la planète entière. Faire rayonner l’intelligence du monde, c’est dans l’ADN du Diploweb.com.
La République Centrafricaine : un accord instable (A).
Le Venezuela dans les ténèbres – un examen de la crise politique et de ses perspectives d’évolution(B).
La longue marche du Soudan vers une transition démocratique (C).
Le futur de la Russie, Mikhail Khodorkovsky (D).
L’élection présidentielle en Ukraine : le pays en sortira-t-il gagnant ?(E).
Conférence organisée à Londres le 25 avril 2019 à l’International Institute for Strategic Studies (IISS), avec Nicholas Crawford, chercheur au sein du programme Conflit, Sécurité et Développement de l’IISS et responsable de l’IISS Armed Conflict Database ; Dr Francesca Grandi, éditrice de l’IISS Armed Conflict Survey et chercheuse au sein du programme Conflit, Sécurité et Développement, spécialiste de l’analyse des conflits, de la prévention des conflits et de la réconciliation post-conflit ; et Dr Eleanor Beevor, chercheuse au sein du programme Conflit, Sécurité et Développement de IISS, en charge de l’analyse des conflits en Afrique centrale et orientale et dans la corne de l’Afrique. Synthèse par Mahault Bernard.
La République centrafricaine (RCA) connaît une crise politique et sociale, ainsi que de grands phénomènes de violence depuis son accession à l’indépendance en 1960. Le conflit en RCA est souvent considéré comme un conflit religieux. Il s’agit plutôt d’une superposition de conflits de différentes natures : religieuse certes, mais aussi, ethnique et géographique. On trouve notamment une division nord-sud à ces violences, chacune de ces régions possédant une langue et une religion particulière. Les musulmans du sud sont ainsi discriminés par les chrétiens du nord.
La violence a continué après l’élection de Faustin-Archange Touadéra à la tête du pays en 2016. De nombreux groupes armés opèrent ainsi contre son gouvernement. La compétition entre seigneurs de guerre est aussi celle pour l’accès aux ressources. Leur pouvoir est continuellement renforcé par les réseaux de trafics transnationaux. Il faut noter que la RCA possède de nombreuses ressources d’or, de diamants et de bétail.
Le 6 février 2019, un accord de paix a été signé entre le gouvernement et 14 groupes armés, après deux séries de négociations à l’initiative de l’Union africaine. Amener tous ces acteurs à s’entendre constitue une réelle avancée pour le pays. On trouve dans cet accord une volonté de décentraliser le pays et de créer une commission de vérité et de réconciliation. Celui-ci encourage également l’inclusion des différents groupes dans le gouvernement. Cependant, très peu de détails sont donnés. Quelles seront concrètement les mesures de décentralisation ? Quel partage du pouvoir sera mis en place ? Une amnistie sera-t-elle possible pour les membres des groupes armés ? Ainsi, de nombreux éléments restent flous et effacent l’espoir d’un réel changement pour le pays. Il semble que le véritable but de cet accord soit davantage un arrêt des combats qu’un changement politique de profondeur.
La création de la Commission Vérité, Justice, Réconciliation et Réparation constitue un véritable défi pour le pays. Celle-ci devrait trouver un équilibre entre les demandes d’amnistie et le désir de justice de la population. Deux mécanismes judiciaires existent déjà en RCA : la Cour pénale nationale (CPN) et la Cour pénale spéciale (CPS) qui a pour but de juger les violations des droits de l’homme, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Deux obstacles au bon fonctionnement de la CPS demeurent. Tout d’abord, la Cour fait face à un cruel manque de financement. Ensuite, peu de personnes connaissent son existence et la population considère de manière générale le système de justice trop lent et incapable de répondre à leurs réelles préoccupations. En parallèle, plusieurs enquêtes ont été ouvertes par la Cour pénale internationale.
Ce tableau est compliqué par la présence de nombreux acteurs internationaux ayant des intérêts divers pour le pays. On trouve tout d’abord des pays de la région, comme le Soudan ou le Tchad, qui possèdent de nombreux intérêts en RCA. Subséquemment, le pays pourrait être influencé par la chute de Al-Bashir au Soudan. Alors que l’influence européenne, et notamment française, reste forte à Bangui, le rôle de la Russie dans l’organisation de la sécurité du pays ne cesse de s’accroitre. Touadéra a ainsi signé un accord de coopération en matière de défense avec la Russie. Le pays a déjà envoyé 260 instructeurs militaires en RCA, dont beaucoup viendraient de la compagnie privée de sécurité militaire russe Wagner. La Russie peut désormais être considérée comme l’acteur le plus influent à Bangui.
Enfin, l’autre acteur international présent dans le pays est évidemment les Nations unies, par le biais de la MINSUCA (la mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique), établie en 2014. Celle-ci se concentre notamment sur la protection des civils et le désarmement mais doit faire face à de nombreux défis. En particulier, les désaccords sont nombreux au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU. Les États-Unis voudraient arrêter de financer cette mission alors que la France la considère comme très importante et souhaiterait augmenter ses moyens.
Pour conclure, l’accord de paix signé en RCA le 6 février 2019 a peu de chance d’entrainer un véritable changement politique dans la région. Cela est dû à la complexité du conflit, au manque de détails de cet accord et aux dissensions entre les nombreux acteurs nationaux et internationaux impliqués dans la région. De façon générale, il semble que pour les groupes armés les combats aient été pour l’instant le moyen le plus efficace d’arriver à leurs fins.
Derniers développements postérieur à la conférence : L’accord de paix semble plus fragile que jamais. Un groupe armé signataire appelé 3R a attaqué plusieurs villages dans la région de Paoua le 21 mai 2019. Ces évènements, qualifiés de « massacres », auraient fait 34 morts.
Conférence organisée au Royaume-Uni, à Londres, le 2 mai 2019 par l’International Institute for Strategic Studies (IISS) avec Antonio Sampaio, chercheur du IISS au sein du programme Conflit, sécurité et développement ; Diego Moya-Ocampos, analyste de risques politiques chez IHS Markit ; Ivan Briscoe : directeur du programme Amérique latine et Caraïbes au sein de l’International Crisis Group à Bogota, ancien journaliste et éditeur de El País ; et Maryhen Jiménez Morales, professeur de science politique à l’Université Oxford Lincoln College, spécialiste des mouvements d’opposition dans les autocraties. Synthèse par Mahault Bernard.
La longue coupure de courant en mars 2019 au Venezuela symbolise bien l’atmosphère qui règne dans le pays. Alors que l’hyperinflation et les pénuries alimentaires sont désormais devenues la règle, la Banque mondiale a annoncé une contraction du PIB du pays de 25% pour cette année. En d’autres termes, les Vénézuéliens vivent en ce moment la pire crise humanitaire de l’histoire du continent.
Cette crise témoigne non seulement de l’inaptitude du gouvernement à gérer l’économie du pays, mais aussi d’un fort mécontentement de la population à l’égard de la politique de Maduro. Le chavisme a été caractérisé par un phénomène de corruption et de gestion désastreuses des ressources du pays, notamment du pétrole. Le Venezuela figure ainsi dans le top 10 des pays les plus corrompus du monde. Suite à la mauvaise gestion de ces ressources et de l’économie du pays, les secteurs du pétrole et de l’électricité se sont effondrés. Le Venezuela possède pourtant l’une des plus grandes réserves de pétrole du monde. Aujourd’hui, 4 millions de personnes ont fuit le pays et la production de pétrole est tombée à 5000 barils par jour. L’économie souterraine est très développée dans ce pays en proie à de nombreux trafics.
Maduro a su se maintenir à la tête du pays en imposant un régime autoritaire. Les élections de mai 2018, si elles n’ont pas été à proprement parler frauduleuses, se sont bien déroulées dans des conditions qui ont favorisé l‘accession de Maduro au pouvoir. En 2019, on trouve 400 prisonniers politiques au Venezuela. L’armée contrôle la majorité du territoire, l’économie et les aéroports. Elle constitue, pour Diego Moya-Ocampos, un véritable groupe criminel.
Aujourd’hui, la situation est telle que la fonction de président est dissociée de celle de dirigeant du pays. La communauté internationale a solidement affirmé son soutien à Juan Guaidó mais s’est montrée incapable de faire évoluer la crise. Il semble que l’opposition ait maintenant à reconnaitre que l’armée ne rejoindra pas son camp. Dans tous les cas, elle ne se divisera pas mais agira de façon unie. Par ailleurs, la mise en place d’un statu quo n’est pas durable, un des deux camps devra sortir vainqueur de la crise. À cause de la mise en place des sanctions américaines, le risque d’une augmentation des violences est élevé, notamment aux frontières du pays. Le mouvement de Guaidó s’est par ailleurs trouvé délégitimé à cause du soutien des États-Unis.
Maryhen Jiménez Morales a une vision quelque peu différente de la situation. Selon elle, Guaidó est désormais le chef d’État légitime du pays et ne devrait donc plus être caractérisé comme étant « l’opposition ». Le changement politique doit se produire en 2019 car le mandat de Guaidó prendra fin en janvier 2020, et plus largement parce que cette situation est insoutenable.
Derniers développements post-conférence : Quelques jours après la conférence, les sanctions américaines qui pesaient sur le pays ont été levées. Les deux parties du conflit se sont à plusieurs reprises rencontrées à Oslo, dans le cadre d’un processus de médiation organisé par la Norvège. Celui-ci n’a pour l’instant pas abouti à un accord. Récemment, Maduro a ordonné la réouverture de la frontière colombienne du pays. Cela pourrait signifier une entrée de l’aide humanitaire dans le pays, jusqu’alors refusée par Maduro qui y voyait une tentative d’« invasion étrangère ».
Conférence organisée au Royaume-Uni, à Londres, le 17 mai 2019 par l’International Institute for Strategic Studies (IISS) avec Antonio Sampaio, chercheur au IISS au sein du programme conflit, sécurité et développement ; Andrew Tchie, créateur de l’Armed Conflict Database du IISS, une base de données qui répertorie les grandes tendances des conflits armés ; et Nina Pouls, chercheuse au IISS au sein du programme Conflit, sécurité et développement. Synthèse par Mahault Bernard.
Après trois décennies passées au pouvoir, Omar el-Béchir a finalement été démis de ses fonctions en avril 2019. Cela fait suite à de nombreuses manifestations. Tout au long de l’année 2018, on a pu observer au Soudan une montée des tensions, notamment à cause du manque d’accès aux produits de base. Les manifestations se sont accélérées en décembre alors que la situation économique continuait à se détériorer et que l’inflation atteignait 70%. L’économie est aujourd’hui extrêmement faible, notamment depuis la sécession du Soudan du Sud, lors de laquelle le Soudan a perdu une grande partie de ses réserves de pétrole. Par ailleurs, les sanctions imposées par les États-Unis contre le pays en 1997, levées en 2018 par Donald Trump, ont fortement contribué à cet affaiblissement. Ces mobilisations ne sont pas motivées que par des raisons économiques mais sont également le fruit d’une oppression politique continue dans le pays. Elles ont rassemblé des citoyens venant de tous les segments de la société et ont été marquées par un fort engagement des femmes. Les forces de sécurité sont régulièrement mobilisées pour les réprimer. De nombreux décès ont été recensés et une répression des journalistes organisée.
En février 2019, Omar el-Béchir déclarait l’état d’urgence et le mois d’avril marquait sa chute du pouvoir. Un conseil de transition militaire, dirigé par Abdel Fattah Burhan, a depuis été instauré. Malgré ce changement de leadership, la mobilisation continue dans les rues pour un transfert pacifique du pouvoir à un gouvernement de citoyens. Cette demande est incarnée par la Déclaration pour la Liberté et la Changement (Declaration of Freedom and Change) signée en janvier 2019 par différents groupes opposés au gouvernement d’el-Béchir. Ils négocient en mai 2019 avec le Conseil de transition militaire et sont parvenus à un accord sur une transition politique de trois ans. Les six premiers mois de cette transition auront pour but d’arrêter les combats au Soudan. Cet accord prévoit également l’instauration d’un conseil législatif, d’une commission d’enquête sur les violences commises contre les manifestants et d’un conseil souverain, un comité qui guidera la période de transition. On ne sait cependant pas pour l’instant qui participera à ce comité, s’il s’agira de militaires ou au contraire de membres de l’opposition. Ainsi, la situation reste très fragile et cet accord n’a pas encore été mis sur papier.
Plusieurs scénarios sont désormais possibles. D’une part, on pourrait avoir une continuation de la politique d’el-Béchir si le conseil de transition militaire restait au pouvoir. Cela signifierait une coopération accrue avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Ceux-ci ont déjà démontré leur soutien au conseil en faisant don de trois milliards de dollars au Soudan au moment de la chute d’el-Béchir. Deux éléments permettent d’expliquer leur support au conseil militaire. Tout d’abord, ces puissances ont tout intérêt à assurer la stabilité de la région en évitant que l’opposition arrive au pouvoir, en particulier certains groupes affiliés aux Frères musulmans. Ensuite, de nombreux soldats soudanais sont mobilisés dans la lutte contre les rebelles houthis au Yémen, et l’Arabie saoudite et l’EAU ont intérêt à maintenir cette alliance. En revanche, si les civils arrivent au pouvoir, on aura plus de chances d’observer une alliance avec les États-Unis et l’Union européenne. En effet, ces deux acteurs ont déjà exprimé leur soutien à une transition civile. Les Soudanais pourraient alors utiliser cette nouvelle relation pour obtenir une réduction de leurs dettes et des mesures de soutien économique.
L’acteur principal à surveiller est désormais le général Hemedti, numéro deux du Conseil militaire et figure de la contre-révolution. C’est un homme jeune et ambitieux, appartenant aux Forces de soutien rapide (RSF) et qui a clairement exprimé sa volonté d’accéder au pouvoir. Hemedti pourrait rester au pouvoir sans effectuer de nombreuses réformes. Pourtant, le Soudan a plus que jamais besoin d’un changement profond de ses institutions.
Derniers développements post-conférence : Le 3 juin 2019, des manifestants ont été massacrés lors d’un sit-in par le RSF. Suite à cela, le processus de transition a été interrompu et un mouvement de désobéissance civile a été instauré. Celui-ci a entrainé de nombreuses grèves et s’est arrêté le 11 juin 2019 car la situation n’était pas tenable. Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a entre-temps entrepris une médiation, mais la reprise du dialogue semble aujourd’hui difficile.
Conférence de Mikhail Khodorkovsky organisée aux Pays-Bas à Université de Leyde (campus de La Haye) le 29 mai 2019 par les associations Raam op Rusland (études russes) et Basis (étudiants en relations internationales), animée par Kysia Hekster, ancienne correspondante de la télévision néerlandaise à Moscou. Synthèse par Laurent Chamontin.
Mikhail Khodorkovsky est un capitaine d’industrie, anciennement président de la compagnie pétrolière russe Yukos. Il est également un critique de V. Poutine, et a été emprisonné entre 2003 et 2013, sur la base d’accusations qu’il a niées, en particulier de fraude et d’évasion fiscale. Il participait pour la première fois à un évènement public aux Pays-Bas, pour donner ses vues sur le futur de la démocratie et de la société civile en Russie.
Intervention de M. Khodorkovsky :
L’emprisonnement de M. Khodorkovsky a été causé par une déclaration en direct à la télévision en 2003, en présence de V. Poutine, sur la corruption en Russie. M. Khodorkovsky estime que la loi et les institutions ne constituent pas la base du système de pouvoir actuel, mais que celui-ci est fondé sur des fidélités personnelles et des réseaux de corruption.
Il a insisté sur la stagnation politique et économique, la persistance de la pauvreté et l’aggravation des inégalités en Russie. Actuellement, la popularité du pouvoir s’érode et celui-ci se prémunit contre une colère populaire (formation d’une garde nationale de 340 000 hommes).
La liberté est une valeur de plus en plus importante pour le public russe, et en particulier pour les jeunes. Par exemple, le fait de couper Internet provoquerait sans doute des réactions importantes.
Reste que l’attente d’un utopique « bon tsar » est toujours privilégiée par une part importante de la population. M. Khodorkovsky souhaite une évolution vers une démocratie parlementaire et une séparation des pouvoirs de type occidental, et l’alliance des forces d’opposition sur une plateforme d’élections libres et transparentes.
Réponses de M. Khodorkovsky aux questions :
En ce qui concerne sa mise en détention, M. Khodorkovsky a sous-estimé le risque pris lors de sa déclaration fracassante de 2003. Il pense que V. Poutine a pris celle-ci comme une menace sur son pouvoir ; que celui-ci n’accorde pas d’importance aux institutions, à l’inverse de B. Eltsine. Tout ceci explique son transfert à une chambre criminelle très contrôlée, alors qu’il s’attendait à comparaitre devant une chambre civile.
Au moment de sa libération, obtenue avec l’aide de l’Allemagne au moment des Jeux olympiques de Sotchi (hiver 2014), il n’a pas reconnu les faits reprochés, ni ne s’est engagé à cesser toute activité politique.
À la différence de l’Ukraine, le silence de la population prévaut dans la vie politique russe, avec de ce fait des explosions qui risquent de conduire au remplacement d’un régime autoritaire par un autre, et à des victimes. Mais, comme en Ukraine et ailleurs, les partis traditionnels sont concurrencés par les moyens de communication.
La tension entre Russie et Géorgie a diminué. Les réformes menées dans ce pays ont bien avancé et sont très importantes d’un point de vue russe. La Russie est trop vaste pour y développer un modèle uniforme d’État débarrassé de la corruption. Il faut admettre des développements locaux, mais en s’attaquant au problème par le haut.
Pour ce qui concerne le développement de financement privé pour un mouvement politique, cela est possible, mais il faut tenir compte du poids des monopoles d’État dans l’économie russe, qui donne au Kremlin un poids important face aux acteurs privés.
M. Khodorkovsky estime qu’en cas d’élections libres, le parti Russie Unie recueillerait de 20 à 30% des suffrages, la gauche de 20 à 40%, les libéraux 15% et les nationalistes 10%.
Il considère que la compagnie militaire privée Wagner opérant en Syrie est illégale du point de vue du droit russe, et qu’on ne peut parler de volontaires à son sujet.
Au sujet du mouvement du « régiment immortel », il s’agissait à l’origine,d’un réel mouvement de manifestation de la fierté, que M. Khodorkovsky comprend tout à fait, mais il considère que la mise en scène organisée autour de ce mouvement manque de décence, et qu’il faut parler non seulement d’héroïsme, mais aussi des soviétiques qui ont eu un comportement criminel à l’époque.
En tant que citoyen russe, M. Khodorkovsky ne peut commenter sereinement les sanctions imposées à son pays par l’Union européenne. Il attire cependant l’attention sur le refus du Kremlin de négocier avec une UE unie.
Conférence organisée à l’Institut français des relations internationales (IFRI) le 14 mars 2019, avec Vladimir Fesenko, directeur du Centre d’études politiques Penta à Kiev, Peter Wagner, responsable du groupe d’appui pour l’Ukraine à la Direction générale voisinage et négociations d’élargissement de la Commission européenne, Vladislav Inozemtsev, fondateur et directeur du Centre des études post-industrielles situé à Moscou ainsi que Ioulia Shukan, maître de conférences en études slaves à l’université Paris Nanterre et chercheuse à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP/CNRS). Le débat était dirigé par Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/NEI de l’IFRI. Synthèse par Tristan Facchin.
Les élections présidentielles de mars 2019 vont marquer une étape cruciale pour la démocratie ukrainienne depuis Maïdan en 2014. Bien que « le pays ait vu plus de réformes centrales réussies en 5 ans que depuis la période soviétique », le constat demeure alarmant. La guerre contre la Russie, l’épuisement de la population, le niveau de vie particulièrement bas ou encore la hausse des prix du gaz et du pétrole ont conduit au désenchantement de la population pour les politiques ukrainiens. Les sondages consacrent un homme en tête, « l’inconnu » politique V. Zelynsky, un ancien acteur de série à succès. Cet homme sans expérience politique surfe sur le rejet de la population pour une élite politique jugée corrompue qui ne la soutiendrait pas. Face à lui, les visages sont connus. D’un côté P. Porochenko, le président sortant au bilan mitigé... De l’autre I. Timochenko l’insubmersible ancienne Première ministre entre 2005 et 2007. Qui va l’emporter ? Que dit cette campagne sur l’évolution du pays cinq ans après la révolution de Maïdan (2013-2014) ? Comment les élections peuvent-elles affecter les relations de Kiev avec l’UE et la Russie ? Nous aborderons d’abord la question des candidats, leur bilan et leurs particularités ainsi que leurs chances de gagner les élections. Puis nous nous attarderons sur la situation de l’Ukraine entre la ligne atlantiste et la Russie, et sur ses forces et ses faiblesses.
Les particularités des élections de 2019 : constantes et fractures à l’heure du choix citoyen
Les sondages semblent montrer un bouleversement de la politique ukrainienne. Bien que le bilan puisse être considéré comme recevable pour le président sortant, la réalité est plus mitigée. P. Porochenko a certes réussi un certain nombre de réformes, longtemps jugées impossible à réaliser, mais il a aussi reculé sur des aspects plus concrets pour la population, comme la lutte anti-corruption. Le secteur énergétique et le secteur bancaire ont connu de profondes restructurations mais, à la date du 14 mars 2019, plus de la moitié de la population ne veut pas du président sortant. En revanche, il a de « bonnes » chances d’être présent au second tour grâce à l’appui de l’église autocéphale ukrainienne qui s’est détachée de l’église orthodoxe russe. Son programme est essentiellement patriotique dans la mesure où il joue sur le côté « Moi ou Poutine » et peut toucher à des cordes sensibles au premier tour, mais pas au deuxième si un candidat comme Zelynsky avance des arguments sociaux.
Face à lui, I. Timochenko fait figure d’insubmersible de la politique ukrainienne. Celle-ci s’appuie sur la confiance des couches les plus défavorisées et aux attentes sociales les plus grandes, comme la baisse des tarifs communaux et des prix du gaz ou de l’électricité. Concernant son programme international, I. Timochenko prône une ligne atlantiste – comme la majorité des candidats – mais elle est aussi prête à « s’entendre » avec Poutine. Les sondages la place sur la troisième marche du « podium » avec 8% des voix, derrière le président sortant et V. Zelynsky. En revanche, son électorat semble plutôt stable, tout comme celui de P. Porochenko, contrairement à celui de Zelynsky.
Le dernier des poids lourds des sondages – il y a 39 candidats ! – se nomme Volodymyr Zelynsky. Celui qu’on nomme le « Macron ukrainien » s’appuie avant tout sur l’aversion de la population pour l’élite corrompue de Kiev. Il est un véritable "showman" qui pense qu’il est possible de s’assoir à la table de négociations avec Poutine pour discuter du Donbass. Son programme est très abstrait. On y retrouve l’idée de « démocratie directe », ou de « l’Ukraine de mes rêves ». Il est crédité de près de 50% des voix et a une base militante jeune, apolitique, et qui pense que l’on peut « briser le système ».
De l’avis des spécialistes, aucun des candidats ne gagnera au premier tour en raison du flou autour des promesses et de la fragilité de la base électorale de Zelynsky.
Les élections ukrainiennes de 2019, un moment critique pour le pays ?
Depuis Maïdan, la situation a bien évolué... mais les problèmes semblent éternels. Concernant d’abord l’épouvantail russe, certains pensent qu’il faut discuter. Pour d’autres, c’est une illusion. Il semble même que l’Ukraine soit en proie à un cyber harcèlement russe constant. L’Ukraine est un enjeu réel pour la Russie, notamment du point de vue historique. Entre 2004 et 2010, les Russes ont cherché non pas à soutenir directement un politique, mais à « créer un maximum de problèmes » pour neutraliser Porochenko. Le but est "in fine" de créer de l’incertitude, du chaos. En cela, la Russie innove sur le terrain du cyberespace.
La population locale est aujourd’hui très divisée entre des catégories d’âge influencées par la politique patriotique anti-russe de Porochenko comme les 45-50 ans, et les jeunes autour de Zelynsky qui aspirent à un changement radical et à une vraie paix, car depuis les accords de Minsk de 2015, il y a certes eu moins de guerre, mais pas de véritable apaisement.
La corruption fait partie des éléments perturbateurs nationaux qui doivent être combattus. Chaque intervenant a souligné la dépendance financière des médias au « pluralisme oligarchique », les candidats n’étant pas en reste… P. Wagner a d’ailleurs rappelé que l’un des enjeux de ces élections est à n’en pas douter la transparence du scrutin en termes de financements ou d’influence de l’oligarchie. Si l’Ukraine veut se montrer digne de rentrer dans l’UE, alors celle-ci doit justifier d’élections saines, stables, bref sans accrocs. Pour I. Shukan, cela n’est pas gagné dans la mesure où depuis la révolution de Maidan, l’Ukraine n’est pas encore sortie de l’incertitude démocratique. Le décryptage de tendance y est difficile, et les contours des trois pouvoirs sont flous.
Malgré ce tableau contrasté, les intervenants ont montré des tendances positives. Les élections de mars 2019 peuvent entraîner une nouvelle ère dans la mesure où, reliées aux élections locales vers 2024, un nouveau cycle peut s’enclencher. Comme l’a rappelé P. Wagner, l’UE sera là pour aider à la création de liens, d’associations et de libre-échange avec les voisins de l’Ukraine, qui pourront apporter sécurité alimentaire et énergétique à la population, et redonner confiance aux bailleurs internationaux.
Pour conclure, les élections sont une étape cruciale pour réamorcer un nouveau cycle dans la politique ukrainienne. La confiance de la population doit se mériter à l’aune de progrès contre la corruption et de développement d’une stratégie nationale et internationale, avec la Russie et l’UE. Le chemin est long, mais l’Ukraine a franchi en 2019 un pas et ne doit plus désormais regarder en arrière.
Moyen-Orient : des idéologies à la dérive (A).
Le partage du Moyen-Orient et ses conséquences (B).
La question de la Palestine (C).
Arabie saoudite, Iran, Turquie : trois puissances régionales dans la tourmente (D).
Risques de montée des tensions entre les États-Unis et l’Iran (E).
Conférence organisée en France, à Paris, par l’Institut des Hautes études de Défense nationale le 5 juin 2019, avec Pierre Blanc, professeur de géopolitique à Bordeaux (Sciences Po et Science Agro), chercheur au LAM (CNRS/Sciences Po) et rédacteur en chef de "Confluences Méditerranée". Synthèse par Julie Mathelin.
Depuis des siècles, la région du Moyen-Orient est tourmentée par des violences constantes. Mais aujourd’hui, ce qui est nouveau, ce sont les « combinaisons des arènes de violence ». Nous pouvons lire la conflictualité à travers le prisme du religieux, mais aussi par celui du territoire et des ingérences extérieures.
Pierre Blanc définit l’idéologie comme la tendance à exclure l’autre et à rendre impossible toute forme d’altérité. Trois idéologies seraient productrices d’exclusion : le sionisme, le nationalisme et l’islamisme. Aujourd’hui, les acteurs de la violence empruntent plus ou moins à ces trois idéologies. Ce sont pourtant des acteurs qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais ces violences ont des trajectoires similaires. Elles commencent toutes au même moment (fin XIXe siècle), sur un projet d’émancipation qui a pour origine commune une idée de libération, puis elles sont toutes allées vers plus de radicalité.
Le sionisme est né en Europe dans un contexte de grave dégradation du vivre ensemble. De cette situation délétère pour les Juifs d’Europe découle la question de l’émancipation. On en dénombre plusieurs types. D’abord, l’émancipation par le haut, soit une émancipation légale, par la loi. C’est un projet décrété non pas par les Juifs mais par les révolutionnaires français, comme l’Abbé Grégoire. Napoléon sera accueilli par les Juifs aux Pays-Bas comme le dépositaire de cette idée de l’émancipation. Vient ensuite l’émancipation par le bas. Elle émane des communautés juives en Allemagne qui appellent leurs pairs à « sortir de leur enfermement », à s’ouvrir aux autres langues, aux autres cultures. Il y a enfin l’émancipation par le départ : si le salut n’est ni dans la reconnaissance légale, ni dans l’ouverture à l’autre, il faut partir.
Dès leur établissement au Moyen-Orient après 1920, les Juifs se retrouvent au cœur de débats idéologiques au sujet du territoire, de la cohabitation avec les Arabes, de l’État. Cela crée un vrai clivage politique, duquel naît trois courants. Les partisans du courant binational considèrent qu’il faut cohabiter avec les Arabes de Palestine. C’est le cas de Martin Buber (1878-1965) à l’origine d’un mouvement pour la paix. S’y oppose le courant radical, mené par Vladimir Jabotinsky (1880-1960). Ultra-nationaliste, il défend un « État juif qui doit se gagner par les armes ». Pour lui, le grand Israël incluait la Jordanie. En 1925, il fonde le Parti sioniste révisionniste. Le troisième courant est incarné par la personne de David Ben Gourion (1886-1973). Il est en désaccord total avec les partisans de l’État binational : « Nous désirons réparer la malédiction de l’Exil, nous réunir à la source de notre identité […], la terre, et y faire renaître notre existence ancestrale. Une patrie ne se donne ni ne se prend en cadeau ; elle s’édifie par le labeur. » Il accepte les frontières, mais le combat se fait par le travail. Le socialisme est un moyen, le nationalisme un but.
Durant 1936, la révolte des Palestiniens commence à émerger et les partisans de l’État binational disparaissent. Le plan de partage de l’ONU de 1947 propose une séparation entre Juifs et Arabes, c’est un pas de plus vers la radicalisation. Selon Pierre Blanc, cette radicalisation est une conséquence du choc que vivent les Sépharades dès leur arrivée en Israël. Arrivant dans des villes où les conditions de vie sont déplorables, les membres de cette nouvelle vague d’immigration juive se tournent graduellement vers la droite israélienne. Dans un deuxième temps, la guerre de 1967 et la violation du droit international aiguisent le nationalisme israélien. Avec la guerre de 1973 et l’échec des travaillistes, l’efficacité des services de renseignement israéliens est mise en doute. C’est ainsi que la droite israélienne monte en puissance. À ses débuts, le sionisme n’est pas religieux, mais la branche émerge après 1967. De fait, il y a collusion entre les sionistes religieux et ceux de droite qui gagnent les élections ; cela mène à une nouvelle bifurcation. Le retour du nationalisme est facilité par l’intifada palestinienne qui produit une mobilisation dans certains camps de la paix en Israël.
Parallèlement, le nationalisme arabe prend racine. C’est un projet politique construit sur l’idée d’émancipation, porté par des intellectuels arabes qui vivent sous l’occupation ottomane. Certains font émerger un discours culturel et politique mettant en valeur la singularité arabe distincte de l’Empire ottoman. Boutros Al Boustany est le premier à avoir écrit une encyclopédie en arabe : il y a émancipation s’il y a un chemin vers la culture et le politique. Cette idée culturelle et politique fructifie lentement et les nationalistes arabes génèrent de plus en plus d’écho à mesure que les Ottomans se radicalisent (blocus au Liban). Les tensions se concrétisent sous la forme de frontières. C’est une désillusion pour ces nationalistes. Entre 1920 et 1948, on observe l’incubation d’un nationalisme plus révolutionnaire. Le monde arabe est alors divisé par des frontières et traversé par l’opposition de la France et de l’Angleterre.
Les violences en cours au Moyen-Orient sont ainsi, selon Pierre Blanc, l’aboutissement de trajectoires idéologiques qui, de bifurcation en bifurcation, ont conduit vers toujours plus de brutalité et d’exclusion de l’autre. En somme, Pierre Blanc analyse la violence au Moyen-Orient selon un triple mécanisme qui se traduit d’abord par une « volonté d’émancipation », suivi d’une période « d’incubation » et enfin d’un temps de « radicalisation ».
Conférence organisée au Liban, à Beyrouth, le 18 et le 19 février 2019 par l’Université Saint-Joseph, avec Henry Laurens, chercheur au CNRS, et Professeur et titulaire de la chaire Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Synthèse par Vincent Couric.
Alors que l’emprise territoriale de Daech est réduite à néant après la prise de Baghouz (2019) et que la guerre civile syrienne atteint son épilogue, la question des présences et ingérences étrangères au Moyen-Orient dans la recomposition de la région invite à un retour historique sur ce fait structurel depuis le XIXème siècle.
Le jeu des ingérences extra-régionales est le moteur permanent de la région depuis le XIXème siècle. La guerre russo-turque de 1768 à 1774 consacre le coup d’envoi de cette question de l’Orient, lorsqu’une flotte russe venue de la mer Baltique favorise les mamelouks d’Égypte en quête d’autonomie vis-à-vis de la Sublime Porte. En retour, ils permettent notamment aux Russes de se ravitailler pendant la guerre. La méthode fait jurisprudence, d’autant qu’à partir de la conquête de l’Inde par le Royaume-Uni, l’ensemble géographique de la Méditerranée à l’Indus forme un système international unifié : ces territoires sont interdépendants, si bien que les transformations au sein de l’Empire ottoman viennent modifier l’équilibre avec l’Europe. Le XIXème siècle voit alors se développer une concurrence des minorités de l’Empire ottoman pour s’attirer la sympathie d’un parrain européen, afin de gagner en autonomie vis-à-vis de la Porte. Les Orthodoxes se placent sous l’orbite russe, tandis que les maronites approfondissent leur partenariat avec la France. Le Sultan ne s’y oppose pas, y voyant un moyen d’assurer un équilibre entre les diverses minorités.
La prise de pouvoir des Jeunes turcs, qui renversent le Sultan Abdülhamid II en 1908, bouleverse cet équilibre qui ne tenait que dans la mesure où les intérêts européens étaient diffus et concurrents dans tout l’Empire. Les intérêts économiques se structurent en blocs régionaux statiques, au même moment où les alliances flexibles du XIXème siècle se figent en Europe entre Triple-Alliance et Triple-Entente. La France se recentre sur la Grande Syrie ; l’Allemagne le long du chemin de fer Berlin-Bagdad ; le Royaume-Uni dans le Golfe, en Irak et en Iran.
L’éclatement de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale laisse la place aux mandats français et britanniques, correspondant aux sphères d’influence fixes d’avant-guerre. Les négociateurs de ce découpage, le Français Georges Picot et l’Anglais Mark Sykes, donnent leur nom au remaniement du Moyen-Orient. Malgré leurs divergences, tous deux considèrent que le tracé des frontières doit répondre à des intérêts européens, d’où la constitution de territoires peu homogènes du point de vue ethnique et religieux : l’intégration de Mossoul au mandat britannique par exemple tient à la découverte de réserves pétrolières autour de la ville. Au même moment, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » s’impose comme un nouveau concept central des relations internationales, promu simultanément par les révolutionnaires bolcheviks et par le président américain Woodrow Wilson. Le découpage décidé à San Remo en 1920 fait donc de communautés millénaires de l’Empire ottoman de simples minorités au sein de nouveaux États, dans les cas où une majorité claire existe, ce qui n’est pas toujours le cas.
La dynamique des mandats est sensiblement la même partout : une force centralisatrice émerge, concentrée dans la capitale, reprenant la traditionnelle logique de collaboration-opposition vis-à-vis de la puissance mandataire selon les périodes. L’État apparaît comme réalité concrète, notamment grâce à l’hégémonie britannique, qui empêche une concurrence anarchique et déstabilisatrice des puissances occidentales.
Après les indépendances de 1945-1946, une concurrence pour le leadership du nationalisme arabe s’instaure, et la course à la radicalité est lancée. La politique intérieure devient alors un reflet de la politique régionale, et le pluralisme est abandonné pour éviter tout jeu d’ingérence étrangère, comme dans l’Égypte nassérienne par exemple. La défaite de la coalition arabe contre Israël en 1948 fait comprendre aux dirigeants arabes que le retour de ces patronages extrarégionaux est nécessaire pour briser le monopole israélien en la matière : ce sera l’un des enjeux du mouvement des non-alignés, et de la stratégie de séduction de l’URSS poststalinienne, qui livre des armes à l’Égypte et à la Syrie en 1957. Cet alignement a une influence décisive sur le modèle de société adopté (étatisme, place des services de renseignements, parti unique).
Ce modèle est un échec économique, faute d’échanges commerciaux suffisants entre les États arabes, à la différence du modèle asiatique du « vol d’oies sauvages », ou transfert de production par montée (et pour monter) en gamme, qui fait le succès des Nouveaux pays industriels (NPI) au même moment. Les monopoles d’État maintiennent à flot une industrie peu productive et facilite l’instauration de kleptocraties. Après les défaites de 1967 et de 1973 contre Israël, les pétromonarchies conservatrices du Golfe octroient des rentes aux nationalistes arabes contre un apaisement avec l’État hébreu, empêchant toute croissance autonome et rendant leur économie dépendante des cycles pétroliers, comme on le voit avec les chocs pétroliers de 1973, puis de 1979. Pour autant, un « communisme du goulash » permet le maintien des régimes : la rente évite la taxation des populations par l’État et permet de garantir un certain pouvoir d’achat et des services sociaux, en échange de la paix sociale.
La question des minorités revient sur le devant de la scène avec la guerre du Liban de 1975 à 1990, matrice des conflits consécutifs à la Guerre froide dans la région. Le jeu des ingérences reprend, chacun finançant sa « résistance » locale (palestinienne, chrétienne, etc.), qui se transforment en micro-États autonomes menant leur vie propre, ayant de moins en moins intérêt à ce que la guerre prenne fin. Cette logique intervient également en Irak, lorsque le régime baasiste est renversé en 2003 : le micro-État chiite est pro-iranien, tandis que les Peshmergas kurdes sont financés et formés par les États-Unis. Le même schéma se retrouve encore aujourd’hui en Syrie.
La logique du XIXème siècle est bien de retour, et ce depuis le 11 septembre 2001. La détermination réciproque de l’ordre mondial et de l’ordre du Moyen-Orient rappelle le système international de l’Europe à l’Indus, tandis que l’unilatéralisme isolationniste du président D. Trump empêche toute reconstruction économique et politique de la région et que la perspective d’un règlement s’éloigne. Cette continuité historique est le nouveau cadre d’une dynamique ancienne, celle du découpage de Sykes-Picot.
Conférence organisée au Liban, à Beyrouth, les 14 et 15 mars 2019 par l’Université Saint-Joseph, avec Henry Laurens, chercheur au CNRS, Professeur et titulaire de la chaire Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France. Synthèse par Vincent Couric.
Alors que Donald Trump entérine la politique israélienne du fait accompli en déplaçant son ambassadeur à Jérusalem et en reconnaissant le Golan occupé depuis 1967 comme un territoire israélien, un retour historique sur la Palestine permet d’inscrire ces faits dans le temps long.
La Palestine est avant tout triplement sainte, car fondamentale aux yeux des trois monothéismes. Un entrecroisement des traditions s’établit notamment au niveau des lieux saints juifs et musulmans. Pour autant, l’importance religieuse de cet espace dépend largement de configurations géopolitiques : jusqu’aux Croisades et une fois l’entreprise terminée, c’est bien Saint-Jacques-de-Compostelle qui constitue le lieu de pèlerinage des Chrétiens de l’ouest européen ; la place de Jérusalem coïncide avec la possibilité de sa conquête. Au XIXème siècle, l’Europe invente la terre sainte : les historiens et philologues s’attachent à démontrer la vérité du texte biblique en organisant des fouilles sur place. La Bible devient un texte historique. Parallèlement, l’impérialisme européen se projette au Moyen-Orient sur les minorités de l’Empire ottoman, alors même que celui-ci aspire à l’autonomie, en plein siècle des nationalismes. Rappelons que la guerre de Crimée trouve son origine dans une rixe entre Orthodoxes et Catholiques à Bethlehem en 1847, dans la future Palestine. Pour mettre fin à ce phénomène, l’Empire ottoman se réforme et créé en 1872 une circonscription administrative, le sandjak de Jérusalem, détaché du vilayet de Syrie. Jérusalem devient alors un centre de gestion des affaires administratives courantes, un lieu de contact pour toutes les communautés.
La future Palestine mandataire est sous-peuplée au milieu du XIXème siècle, avec environ 350 000 habitants contre 9 millions aujourd’hui. Parmi les explications, le petit âge glaciaire méditerranéen, qui débute autour de 1550, modifie le régime des précipitations. Les terres basses sont abandonnées par les Arabes et deviennent des marais et des foyers de malaria jusqu’en 1850. Alors que les pogroms russes traumatisent les Juifs d’Europe, le sionisme émerge, notamment grâce à la mise en réseau du monde, à laquelle la Palestine s’intègre. L’émigration juive en Palestine se concentre dans les terres basses abandonnées, en Galilée et sur les littoraux, tandis que les Arabes descendent des montagnes. Une concurrence pour la terre s’installe. L’apparition en Europe de l’antisémitisme moderne, identitaire, qui se substitue à l’antijudaïsme religieux, intensifie l’émigration : la Palestine, mandat britannique depuis 1923, est meurtrie par la violence qui s’intensifie entre Arabes et Juifs. La Grande-Bretagne prend finalement le parti arabe en mars 1939 après trois ans de conflit, abandonnant les Juifs d’Europe à leur sort.
Après la guerre et l’extermination de la majorité des Juifs européens, les expulsions systématiques et coordonnées d’Arabes se multiplient. Les rescapés de la Shoah deviennent les artisans de la "Nakba", l’exode forcé des Palestiniens vers les pays voisins après 1948. Israël est couvert par les États-Unis et l’isolement des nouveaux États arabes se maintient jusqu’à 1957, quand l’URSS leur fait parvenir des armes. Pour autant, la « paix » de 1948 à 1967 n’en est pas une : les traités ne sont que des arrangements militaires flous quant aux frontières. La cause palestinienne est récupérée par les parrains nationalistes arabes : de fait, s’ils aiment la Palestine, ils n’aiment pas les Palestiniens, étrangers dans leur pays, derrière le discours panarabe. Ceux-ci jouent un rôle central dans le moteur des relations arabo-israéliennes : la guerre des frontières. Le problème est simple : soit le voisin est faible, et des commandos palestiniens commettent des attentats en Israël ; soit le voisin est fort et constitue en lui-même une menace. Une divergence tactique oppose les Arabes. Le leader panarabe Nasser pense l’unité arabe avant la libération de la Palestine, là où d’autres voient cette libération comme le moyen de l’unité arabe. La renaissance palestinienne des années 1960 (organisation politique autour du Fatah de Yasser Arafat) et les actions commandos se multiplient. Après deux défaites israélo-arabes en 1967 et 1973, dernières tentatives arabes de remettre en cause les acquis israéliens, le nationalisme arabe est humilié. Au-delà des discours, il se lave les mains de la résistance palestinienne, pour privilégier le retour des territoires occupés. Ainsi, l’OLP émerge politiquement comme instance politique officielle palestinienne, la représentation diplomatique des voisins n’ayant plus cours. Le durcissement israélien tient notamment à ce phénomène, avec l’intervention de 1982 au Liban pendant la guerre civile, par exemple. Le conflit israélo-arabe devient un conflit israélo-palestinien.
Les années 1980 marquent la fin de la culture du combattant dans les opinions publiques occidentales, laissant place à la déploration de la victime. Les guerres de libération nationale s’effacent au profit de la protection des droits de l’Homme. La temporalité change et il devient difficile d’assumer le calcul d’une violence justifiée par sa fin, à long terme. Israéliens et Palestiniens le comprennent parfaitement, et une concurrence victimaire s’installe alors à partir de la première Intifada : la diplomatie n’est plus un échange de balles, mais de cadavres. Pour autant, si les Palestiniens semblent avoir gagné la guerre de l’image, les solutions sont limitées. Les Israéliens ont la force mais pas le droit, tandis que les Palestiniens ont conquis le droit, mais pas la force. Au-delà de l’événementiel spectaculaire et médiatique, la dynamique profonde est démographique, et Israël sait qu’à terme, la population palestinienne sera trop nombreuse pour être niée politiquement…
Colloque co-organisé en France, à Paris, le mercredi 15 mai 2019 par Synopia en partenariat avec le Centre Thucydide et le Forum du Futur à la Maison de la recherche de la Sorbonne, avec Bertrand Besancenot, docteur en Science Politique, diplômé de l’INALCO, ancien ambassadeur de France en Arabie Saoudite et au Qatar ; Michel Makinsky, chargé d’enseignement sur l’Iran et l’islam à l’ESCEM de Poitiers ; Aurélien Denizeau, spécialiste de la Turquie, doctorant en histoire et sciences politiques à l’INALCO (thèse sur « La doctrine stratégique et diplomatique de l’islam politique turc » (2002-2016)) et membre du Programme Turquie de l’Ifri ; Mathieu Guidère, agrégé d’arabe, spécialiste du monde musulman, professeur des universités ; et Michel Duclos, ancien ambassadeur en Syrie, conseiller spécial géopolitique à l’Institut Montaigne. Synthèse par Julie Mathelin.
Comment la région parvient-elle à conserver un équilibre au niveau régional ?
La région Arabie Saoudite - Iran - Turquie est bouleversée par les tensions et reste une position géographique stratégique pour les grandes puissances occidentales (États-Unis, Russie et l’Union européenne au second plan). La puissance américaine est déterminante dans l’évolution des équilibres régionaux et la Russie a une place importante dans la région. Les États-Unis sont encore présents en Syrie « à cause du facteur iranien », et la Russie occupe une « position de régulateur entre les Israéliens et les Iraniens », explique Michel Duclos.
Le triangle stratégique : Arabie saoudite, Iran, Turquie
Si l’on parle de « triangle stratégique » entre l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie c’est parce que, d’une part, il y a un jeu de positionnement en Syrie et en Irak entre les trois puissances régionales et que d’autre part, il y a des rivalités internes fondées sur le facteur religieux opposant sunnites (Arabie Saoudite) et chiites (Iran). La rivalité est ancienne et interroge la notion d’État. Alors se pose la question du mode de gouvernance. L’Arabie Saoudite est un royaume musulman, l’Iran est une République islamique, la Turquie une démocratie musulmane. Dans toutes ces propositions, chacun essaie d’instaurer une République islamique, selon Mathieu Guidère. Les puissances occidentales, dans cette géopolitique du confessionnalisme, jouent un rôle et font pression.
La politique turque
La Turquie, « démocratie » musulmane, se voit comme une source d’inspiration pour la région. La priorité de la Turquie est la sécurité et sa présence en Syrie montre que l’objectif est d’empêcher les interventions extérieures et de protéger les intérêts des opérations rebelles. Il y a aussi la volonté de reconstruire économiquement le pays. Paradoxalement, le président R. Erdogan souhaite satisfaire l’opinion publique sunnite conservatrice et éviter l’ouverture de toute nouvelle crise au Moyen-Orient en entretenant de bonnes relations avec l’Iran, partenaire avec lequel il y a une complémentarité économique.
Le rôle de l’Arabie saoudite dans la région
À partir de 2003 après l’invasion de l’Irak par les États-Unis, il y a un bouleversement des équilibres régionaux dans la région au profit de l’Iran. Les Saoudiens, en particulier, pensent d’abord que les États-Unis abandonnent les partenaires traditionnels des pays du Golfe. Le pacte du Quincy, qui fonde la relation de l’Arabie saoudite avec les États-Unis, commence à s’effriter. D’une part, il y a le sentiment de perte de l’appui américain, d’autre part, sur le plan énergétique, les États-Unis deviennent de moins en moins dépendants du pétrole du Golfe.
L’arrivée du président D. Trump au pouvoir en janvier 2017 a fait évoluer l’équilibre régional. En effet, il présente l’alliance stratégique avec les pays du Golfe comme un élément fondamental et montre sa volonté de faire reculer l’influence iranienne dans la région, celle-ci étant la priorité pour l’Arabie Saoudite. Mohammed Ben Salman, conscient du soutien américain, a mené une politique plus assertive dans la région (guerre du Yémen, embargo au Qatar) et le pays a changé d’attitude. L’Arabie saoudite qui auparavant s’efforçait de conserver la discrétion vise à présent à s’affirmer sur la scène régionale comme puissance. « Aujourd’hui nous sommes face à une situation incertaine, voire dangereuse », explique Bertrand Besancenot, « mais pour Riyad le potentiel est important et les perspectives encourageantes ».
Conférence organisée au Royaume-Uni, à Londres, le 23 mai 2019 par l’International Institute for Strategic Studies (IISS), avec Kori Schake, directeur général adjoint du IISS ; Emile Hokayem, chercheur au sein du programme Sécurité du Moyen-Orient du IISS ; Pierre Noël, chercheur en économie au sein du IISS, spécialiste des questions de sécurité énergétique ; et Benjamin Rhode, chercheur au sein du IISS, spécialiste des affaires transatlantiques. Synthèse par Mahault Bernard.
Les tensions récentes entre les États-Unis et l’Iran pourraient entraîner le Moyen-Orient dans un nouveau conflit. Depuis leur retrait le 8 mai 2018 de l’Accord sur le nucléaire iranien, conclu en 2015, les États-Unis ont exercé une forte pression sur l’économie iranienne. Ces mesures concernent le secteur de l’énergie, mais aussi le secteur financier et celui de l’assurance. Ces sanctions pèsent extrêmement lourd sur l’économie iranienne. Par ailleurs, les États-Unis ont ajouté le Corps des Gardiens de la révolution islamique à la liste des organisations terroristes étrangères. C’est la première fois que l’organe d’un l’État se voit désigné ainsi. Récemment, les États-Unis ont aussi révisé à la hausse le niveau de menace posée par l’Iran en Irak et dans la région du Golfe. Le personnel non essentiel présent en Irak a été évacué. Les États-Unis menacent de déployer leurs missiles, ce à quoi l’Iran a répondu qu’il ferait de même. Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a tenté de convaincre la communauté internationale que ces déploiements ne visaient en aucun cas à déclencher une guerre mais à dissuader l’Iran de le faire.
Quel est le but des États-Unis ? Il semble que le seul objectif de Donald Trump soit de détruire l’héritage d’Obama. Il semble également penser que cette stratégie pourra l’aider à être réélu l’année en 2020. Cette stratégie dans la région est néanmoins très floue. Entre escalade avec l’Iran et retrait des troupes de la Syrie, il semble difficile de pouvoir définir la ligne américaine au Moyen-Orient. Par ailleurs, les stratégies de Trump et de Pompeo semblent s’opposer. Alors que le premier ne cherche résolument pas à déclencher une guerre, le second prône un changement de régime en Iran, une ambition partagée par l’Arabie saoudite et Israël. La situation a encore escaladé avec les attaques des pétroliers dans le Golfe. Par ailleurs, des frappes de drones ont été récemment ordonnées sur deux installations pétrolières dans la région de Riyad par les houthis. Il semble peu probable que les houthis aient pu s’offrir ces drones sans l’aide de l’Iran. Ce pays possède également une grande influence en Syrie et en Irak.
Comment cette situation peut-elle évoluer ? S’il est possible que l’accord soit abandonné de façon définitive, il est peu vraisemblable que l’Iran lâche face aux pressions américaines. Selon eux, il vaudrait mieux confronter les Américains maintenant avant une augmentation des sanctions qui affaiblirait l’économie iranienne encore plus. Les Iraniens ne veulent pas de guerre, mais ils ne pourront pas tout accepter sous prétexte d’en éviter une. Dans tous les cas, cette stratégie nuira encore un peu plus à la relation entre l’Union européenne et les États-Unis. La réponse de l’Iran aux Américains depuis mai 2018 a suivi plusieurs stratégies. D’une part, l’Iran a eu une position très pragmatique, qui soutenait la résistance face aux pressions américaines. Beaucoup dans le pays n’ont pas réalisé tout de suite que les sanctions seraient aussi néfastes à l’économie iranienne. D’autre part, certains en Iran promouvaient une ligne dure et donc le retrait de l’accord sur le nucléaire.
Derniers développements post-conférence : Alors que le Guide suprême iranien Ali Khamenei rencontrait le Premier ministre du Japon Shinzo Abe à Téhéran, deux pétroliers (norvégien et japonais) ont été attaqués dans le Golfe, le 13 juin 2019.
Les enjeux stratégiques autour de l’Océanie (A).
L’aide publique au développement, levier incontournable ou tonneau des Danaïdes ? (B).
Les nouvelles formes de la puissance (C).
La lutte contre le terrorisme (D).
Quels futurs pour le terrorisme ? (E).
Conférence organisée en France, à Paris, à l’École militaire le 26 mars 2019 par le Conseil Supérieur de la Formation et de la Recherche Stratégiques (CSFRS) avec Jean Philippe Giraud de l’ANAJ-IHEDN, spécialiste de l’approche économique des ZEE maritimes, Sabine Lavorel, spécialiste des approches diplomatico-climatiques de l’Université Grenoble-Alpes, et Marianne Péron-Doise, spécialiste de l’approche sécuritaire à l’IRSEM. La conférence a été modérée par Sarah Mohammed-Gaillard, historienne de l’INALCO. L’ambassadeur et secrétaire permanent pour le Pacifique Sud, Hervé Dejean de la Bâtie a conclu la conférence. Synthèse par Tristan Facchin.
Maillage d’île au bord de l’œkoumène, l’Océanie est un espace excentré de la mondialisation. Cela ne signifie pas qu’il n’est pas porteur d’enjeux stratégiques. Aux enjeux régionaux s’articule une dimension internationale forte incarnée par un terme à la mode actuellement : l’Indopacifique. Entre les ambitions maritimes de la Chine, le rôle historique de la France, le problème climatique et les intérêts locaux, quel regard faut-il porter sur ces bouts de terre si éloignés ? Comment appréhender le poids de la mer dans les stratégies politiques des grandes puissances et des petites îles ? Quel jeu joue la Chine dans la zone, comment les autres puissances tentent-elles de la contrecarrer ? Comment la France peut-elle tirer son épingle du jeu dans la zone ? Afin de répondre à ces questions, nous essaierons d’abord de nous focaliser sur l’Océanie comme un carrefour stratégique mondial, avec ses enjeux, ses richesses, ses forces et faiblesses. Puis nous aborderons le rôle de la France dans l’aire océanienne, mais aussi l’appétit de la Chine et le rôle de l’Indopacifique contre cette « menace » potentielle.
L’Océanie, une zone carrefour stratégique de la mondialisation aux richesses convoitées
L’Océanie est un continent des extrêmes, marquée par de profondes représentations spatiales. Il y a des États immenses comme l’Australie, d’autres minuscules comme Nauru. Il y a aussi de grandes disparités de richesse entre et à l’intérieur des États. Peu d’États ont des ressources suffisantes pour leur économie sur terre. En revanche la plupart vivent de la mer et de ses richesses halieutiques.
C’est de la mer que viennent les principaux enjeux puisque celle-ci renferme, selon les études, d’impressionnantes quantités de métaux rares et de nodules polymétalliques. Ces ressources minières, bien que n’étant pas ou peu exploitées en raison de leur profondeur, représentent néanmoins une manne considérable pour les États et les grandes puissances. Il n’est donc pas difficile de concevoir que les principaux points d’achoppement concernent l’extension desdites zones économiques exclusives (ZEE). Depuis la Convention de Montego Bay en 1982, les tensions ont été vives à l’égard de l’article 121, relatif aux rochers inoccupés comme Clipperton, et des articles concernant l’extension de la zone avec le fameux « plateau continental étendu ». La France, grâce à ses îles occupées (et inoccupées), possède donc une ZEE de 10,2 millions de km2, plus un possible ajout de 650 000 km2 en Polynésie française et à Wallis et Futuna. D’ores et déjà, les États se positionnent pour tirer profit des potentielles ressources, même si leur rentabilité actuelle est difficile à évaluer. On sait que la Nouvelle-Calédonie possède des réserves avérées d’hydrocarbures et la Polynésie est à la pointe pour l’utilisation d’une technologie thermique des mers.
Cependant, les ressources minières ne sont pas les seules convoitées : la pêche halieutique joue une place centrale, en particulier quand on connaît l’appétit de la Chine pour cette zone poissonneuse, au carrefour entre les mastodontes chinois et américains. Les îles qui n’ont pas ou qui manquent d’infrastructures efficaces continuent pour l’essentiel à pêcher et à vivre de manière traditionnelle. La France comme d’autres pays se sont pour l’instant contentés d’explorer et de surveiller que d’autres n’exploitent pas illégalement les eaux territoriales, alors que la Chine finance des infrastructures pour récupérer des droits de pêche...
L’Océanie au cœur de représentations géopolitiques principales du XXIe siècle
Face aux ambitions maritimes de la Chine, une répartie s’est timidement organisée avec la récupération du terme « Indopacifique ». Le but est de créer un arc de riposte comprenant des éléments comme l’Inde, l’Australie ou la Nouvelle-Calédonie pour juguler la présence « agressive » des Chinois. Cette identité indopacifique est d’ailleurs magnifiée par J. Y. Le Drian en 2016 lors du sommet de Shangri-La, où il parlait d’une « identité indopacifique ». D’une certaine manière, les grandes puissances historiques comme la France, qui ont des intérêts océaniens, préfèreraient éviter que l’Océanie devienne un « lac chinois » comme il le fut avec les Américains durant des décennies.
Parallèlement à cette inquiétude se dresse l’ombre grandissante du réchauffement climatique et de la montée des eaux qui laissent craindre des migrations massives. À ce propos, S. Lavorel a démenti plusieurs rumeurs. Beaucoup vont migrer mais entre les îles et surtout pour des raisons économiques. En revanche, les études ne montrent pas de migrations extraterritoriales. La chercheuse a insisté sur le rôle que devrait jouer la France dans une diplomatie environnementale. Pour S. Lavorel, il y a un champ d’initiatives possibles concernant la justice climatique, la protection des ressources marines, la surveillance ou encore l’aide au développement. De même, l’UE par l’intermédiaire de la France pourrait encourager les îles à nouer des contacts, qu’ils soient économiques ou universitaires, pour lutter contre les effets de la montée des océans et assurer une prospérité aux îles.
Hervé Dejean de la Bâtie a particulièrement insisté sur le fait que la France jouit d’une bonne relation avec les États océaniens et qu’il faut continuer dans ce sens. Contrairement à ce que certains disent, la France ne cherche pas à miner les organisations régionales mais à accompagner le développement de ces îles. À la COP21, la France a reçu la reconnaissance des îles touchées par la montée des eaux pour la visibilité médiatique offerte aux îliens.
L’Océanie, ce continent de confettis, est au cœur de profondes rivalités géopolitiques. La Chine, les États-Unis et même la Russie cherchent à assurer leurs arrières maritimes ou économiques. Même la France, vu son rôle historique, peut jouer un grand rôle dans le futur océanien. La condition est qu’il faut protéger ces îles et les accompagner, sans répéter certaines erreurs ou laisser la porte ouverte aux Chinois et à leurs promesses. Il faut faire attention aux amalgames concernant des îles fracturées et aux grandes disparités socio-économique, et rappeler que même si elles ne sont que des confettis à l’échelle de la planète Terre, elles n’en demeurent pas moins des phares humains sur un carrefour millénaire des civilisations.
Conférence organisée en France, à Paris, par l’Iris, le 28 mars 2019 avec Laurent Bigot, directeur général de Gasklya, co-fondateur de Emergence Executive Coaching et ancien diplomate ; Patrice Fonlladosa, président de (Re)sources et du comité d’Afrique du Medef International, et vice-président du conseil des chefs d’entreprises France Arabie Saoudite ; Hervé Berville, député des Côtes-d’Armor, porte-parole du groupe parlementaire LREM et membre parlementaire du conseil d’administration de l’Agence Française de Développement (AFD) ; Pierre Jacquemot, ancien ambassadeur, chercheur associé à l’IRIS et président du GRET ; et Grégory Villeneuve, chargé de mission auprès du directeur général adjoint de l’AFD. Synthèse par Noé Pennetier.
L’aide publique au développement n’est pas incontournable. Dans l’histoire elle n’a pas toujours existé. Des régions, à l’instar de l’Asie du Sud, ont connu la prospérité et des baisses d’inégalités sans obtenir une réelle aide, d’autant plus qu’elle n’est pas toujours considérée comme telle. Elle peut apparaître condescendante et unilatérale, comme l’illustre le vocabulaire d’assistance employé. L’aide s’inscrit dans une notion d’urgence. Mais sa bonne gestion suppose en premier lieu de considérer la multiplicité des pays, des cultures, des histoires, etc. L’exemple de la langue est un fâcheux exemple : le distinguo entre anglophone et francophone illustre un rapport de force "insultant" pour les pays receveurs de ces aides (notamment envers les anciennes colonies). En Afrique, par exemple, on retrouve pléthore de langues et de différences en tout genre. Elles ne peuvent se réduire à une dichotomie de langage pour illustrer des rivalités de pouvoirs entre deux pays occidentaux.
De plus, ces aides doivent s’inscrire dans un temps long. C’est pour cela que le terme « d’investissement » tend à remplacer celui « d’aide ». On parle désormais d’investissement solidaire de développement. L’investissement permet aussi de réduire la verticalité d’un système de prêt ou de don car on peut dire où l’argent sera investi. Cependant, un souci persiste sur la gouvernance. Les problèmes de pilotage conduisent à des « micro-managements » toxiques à l’élaboration première de cette stratégie.
Parler d’investissement, c’est aussi faire intervenir l’acteur privé. Il a d’ailleurs tout intérêt à participer au développement car cela lui donne une visibilité sur la durée avec les explosions démographiques et les concentrations urbaines, ouvrant la porte à de formidables chances d’investissement. Ce regard sur les acteurs plutôt que sur les secteurs augmente le champ des possibles.
L’aide publique au développement est sans arrêt revue. Elle connaît différents systèmes d’évaluation. Il y a une ambiguïté du discours entre la demande incessante de résultats et les changements de comportements qui supposent un temps long et du qualitatif. Cela passe mal auprès des bailleurs mais c’est une caractéristique du développement. Cependant, cette demande de résultat signifie aussi qu’il est important d’évaluer pour savoir où investir : il faut mesurer l’aide.
L’aide publique au développement est-elle un tonneau des Danaïdes ? Comme le rappelle le député Hervé Berville, tant sur le plan moral et financier qu’économique, il n’y a rien d’absurde à poursuivre ses intérêts. Cette idée d’absurdité connaît une effervescence sur la scène européenne occidentale qui fustige le coût de la mondialisation. Pierre Jacquemot ajoute cependant que le modèle français empêche toute réciprocité : il s’agit donc de défendre les intérêts des pays qui perçoivent ces aides, ce qui est paradoxal. Cette stratégie est différente suivant les pays. Pour les Israéliens ou les Chinois, par exemple, ce rapport au commerce dans les aides sera différent du nôtre.
Ces aides publiques au développement correspondraient à environ 0,7% du revenu national brut, bien que ce chiffre soit contesté. Et les effets sont loin d’être ceux attendus. Parallèlement, l’aide publique au développement a un caractère chimérique : arrêter le changement climatique (même s’il peut être ralenti) est impossible. À l’échelle humaine, il y a un besoin de normalisation des relations entre donneur et receveur. Il s’agit de réduire cette verticalité produite par l’Occident. Hervé Berville donne un exemple : sur les questions d’éducation dans le pays receveur, c’est le ou la ministre de l’Éducation qui devra intervenir, et non pas le ou la ministre des Affaires étrangères. Sur les questions de santé, ça devra être le ou la ministre de la Santé, etc. Cette démarche doit prendre en compte la nécessité d’adapter les stratégies en fonction des pays. Par ailleurs, il faut certes européaniser les relations avec l’Afrique, mais également africaniser ces dernières.
Le développement est-il une valeur universelle ? Pour Laurent Bigot, les politiques d’aide occidentale n’ont pas marché et ne marcheront pas. Il fustige un souci de communication assujetti à l’immédiateté. On considère par ailleurs que « si on ne les aide pas, ils ne s’en sortiront pas ». Mais qu’en savons-nous ? Cela illustre un complexe de supériorité : l’Occident se considère au-dessus. On parlait même auparavant de « sous-développement ». Comment réagirions-nous si le président sénégalais venait en Europe faire un discours sur l’Europe ? Ainsi, revenir à un niveau d’humilité est une nécessité. Nous ne sommes peut-être pas la solution.
Conférence organisée en France, à Paris, à l’École militaire le 24 mai 2019 par Pierre Verluise (Diploweb.com, Centre géopolitique) et le CSFRS, avec le Général Paul Césari du CSFRS ; Ivan Sand, doctorant en géographie à l’Université Paris-Sorbonne ; Thierry Garcin, docteur en science politique ; et Pierre Buhler, diplomate de carrière. Synthèse par Joséphine Boucher.
Les interventions suivantes mêlent les expertises autour d’un concept au cœur des relations internationales : la puissance. Les orateurs s’intéressent à sa nature, ses fondamentaux, ses nouvelles formes, et ses nouveaux acteurs et champs de manifestation, matériels comme immatériels.
La première intervention, par I. Sand, traite de la puissance aérienne par une approche géographique et historique. C’est une notion qui regroupe toute utilisation de l’air et de l’espace à des fins militaires. La distribution géographique des opérations aériennes françaises révèle les zones d’intérêt de la France, mais la distribution chronologique pointe certaines ruptures. La fin de la Guerre froide ouvre ainsi à une nouvelle période durant laquelle les questions diplomatiques prennent une place centrale dans l’emploi de l’aviation. Ainsi, depuis 1990, les opérations en Europe, en Asie centrale et au Moyen-Orient sont d’une nature nouvelle, se déroulant dans un cadre multinational. Souvent la première à intervenir, l’arme aérienne porte un message politique fort. Entre échelles mondiale et régionale de projection de la force, le choix d’utiliser la puissance aérienne en dehors des frontières doit répondre à un objectif clairement défini qui s’étend de la diplomatie à la guerre en passant par la coercition. C’est en préservant ses invariants, comme la rapidité et la souplesse, que la puissance aérienne est en mesure de jouer un rôle prépondérant, alors même qu’émergent de nouvelles formes de la puissance.
Pierre Buhler et Thierry Garcin présentent les nouvelles formes de la puissance, distinguant invariants et ruptures. La puissance est plus qu’un pouvoir, elle est active et dynamique. C’est en quelque sorte « du pouvoir en action ». Elle est politique, diplomatique, juridique, militaire, économique, scientifique, technique, sociale et culturelle ; elle peut être interrompue et c’est en cela une forme progressive et inscrite dans l’action. Dans Paix et guerre entre les nations, Raymond Aron la définit comme la capacité d’imposer sa volonté. Parmi tous les facteurs classiques et renouvelés de puissance, il y a eu une véritable rupture stratégique avec l’arme nucléaire, laquelle a permis un contrôle et une maîtrise des armements mis à mal par les États-Unis de D. Trump. Aujourd’hui, les moteurs de la puissance sont l’informatique et l’électronique, la révolution internet, l’intelligence artificielle et le champ du cyber. Sont-ils des formes d’accélération de la puissance ou marquent-ils une rupture ?
Après avoir longtemps été l’apanage des États, la puissance opère une mutation vers des acteurs non-étatiques qui établissent de nouveaux champs de force après la Guerre froide. Même si les jeux de puissance entre États n’ont pas disparu, l’après-Guerre froide stimule les promesses d’un nouvel ordre international. Mais la décennie suivante et les attentats de New York et de Washington (2001) révèlent brutalement combien la puissance a changé de visage, de nature et de méthode. Toutes sortes d’acteurs transnationaux intègrent le jeu de la puissance, allant jusqu’à défier les États. Ils prospèrent à travers trois dynamiques : la mondialisation de la production, l’apparition d’un potentiel nouveau pour l’action collective et le décloisonnement des marchés financiers nationaux. L’autonomie de ces systèmes et leur capacité à limiter le pouvoir des États fait de la société civile une entité de puissance transnationale. La puissance étatique n’a cependant pas disparu : on constate une affirmation des logiques nationales de puissance, notamment en matière de sécurité et de régulation financière.
Il faut, en effet, distinguer puissance économique et puissance politique, laquelle est indissociable de l’État et de ses missions. Il y a à la fois un retour et une érosion de l’État. Le retour de l’État est aux États-Unis marqué par les attentats du 11 septembre 2001 et s’incarne ensuite par la présidence Trump et le protectionnisme. Du côté de l’UE, on parlera des plans de relance après la crise de 2008. Quant à l’érosion de l’État, mentionnons le rôle ambivalent des lanceurs d’alerte ou la fragmentation politique dans l’UE.
Enfin, s’intéresser aux nouvelles arènes de la puissance implique de traiter de l’innovation. Elle a pu produire les effets les plus structurants et durables dans l’organisation économique, sociale et politique. En témoigne la révolution des technologies de l’information et de la communication, qui permet de fonder un pouvoir collectif en donnant accès à des instruments inédits. Le cyber-espace est l’objet de toutes les convoitises et d’enjeux commerciaux, économiques et politiques. Devenu une nouvelle arène de la puissance, il dessine un champ nouveau de la compétition de puissance.
Pour conclure, derrière la forme qui nous paraît nouvelle, il faut chercher l’invariant dont dépend certainement la puissance. On retiendra la permanence et la vigueur de cette logique de puissance, force impérieuse qui ordonne le champ des relations internationales. Soumise à des dynamiques de changements et de tensions qui s’inscrivent dans la durée, elle doit un peu au hasard et beaucoup à la méthode.
Bonus vidéo. Les nouvelles formes de la puissance
Conférence organisée en France, à Paris, le 19 mars 2019 par l’HEIP, avec le diplomate français Éric Danon, DG adjoint des affaires politiques et de sécurité au MEAE. Synthèse par Noé Pennetier.
En ce mois de mars 2019, Daesh connaît la fin de son organisation telle que nous la connaissons. Mais la fin de Daesh ne signifie pas la fin du terrorisme. Les questions quant aux luttes à venir sont prégnantes. Pour les analyser, il s’agit tout d’abord de définir le terrorisme. Il se réfère à une qualification de nature politique sur un acte. Il n’existe pas en soi, et aucune définition ne peut être universellement acceptée. La France se considère en guerre quand elle parle de terrorisme. Mais l’ambiguïté du terme peut apparenter le « terroriste à un résistant qui a échoué ». Cette guerre touche trois niveaux d’adversité : l’idéologie, l’organisation structurée et l’individu qui passe à l’acte.
Le terrorisme comprend des causes et des messages. Le rejet, la religion, l’identité, ainsi que de nombreuses autres causes s’inscrivent hiérarchiquement. En matière de lutte, plus on va vers le local, plus on a de prise sur l’événement. Mais les causes se situent, en amont ou en aval de cette dimension locale, à un niveau régional et mondial.
Il s’agit de différencier les causes des revendications. Prenons l’exemple de la France : pour des organisations terroristes, les attaques s’expriment contre l’image que projette la France au reste du monde. Pour l’individu qui passe à l’acte, c’est l’atteinte d’un sentiment de marginalité nourri par des promesses non-abouties. De plus, cela crée une identité, inspire un respect des adhérents, désigne un ennemi, etc.
Le pays victime peut voir des avantages dans une attaque terroriste qui provient de l’extérieur : la visibilité, le soutien et la solidarité, la relève de la cote de popularité de certains élus, etc. En revanche, une attaque provoquée par « l’intérieur » de l’État s’apparente à une défaillance dans le système. Ainsi, la communication politique compte, et les médias s’en font la caisse de résonnance. Des images qui tournent en boucle à la télévision sont responsables d’interprétations radicales. Si le média en fait trop il entraîne la terreur, s’il n’en fait pas assez il donne l’impression de négliger.
La lutte contre le terrorisme suppose de recouper les trois niveaux d’adversité et de lutter contre chacun. Tout d’abord, l’idéologie ne peut pas être tuée. Dans le registre du religieux, la personne radicale ne regroupe qu’une infime partie des croyants. La crainte, cependant, naît de la communication : mobiliser la communauté musulmane, qui ne considère pas l’autorité terroriste islamiste comme étant l’islam, afin de décrier ce radicalisme, devient une erreur paradoxale. Dans ce souci de lutte, les progrès réalisés, notamment avec les GAFA, pour éliminer les contenus haineux, progressent. Mais ces avancées voient poindre des critiques sur les questions de liberté d’expression. L’équilibre entre sécurité et liberté entrave le développement de cette lutte. Parallèlement, les outils d’un État face à la gouvernance de l’opinion sont un problème central sur le sujet de la cohésion : comment faire communauté ?
Contre les organisations terroristes, la lutte s’inscrit dans une dimension militaire. Ces dernières sont souvent considérées comme des armées (à l’image d’Al Qaida, Daesh, etc.). De plus, elles possèdent de l’argent et construisent une économie. La fortune de Daesh s’estimait à plusieurs milliards de dollars par an. Sur les moyens d’action, il s’agissait principalement d’interventions aériennes contre Daesh (dominées par les États-Unis). Cependant, ces frappes peuvent conduire à des effets de dispersion et de fracturation. Ces éparpillements élargissent la zone de combat en effaçant la ligne de front. Cela entraîne des questionnements : faut-il suivre les groupes disséminés ? La lutte contre les organisations terroristes n’entraîne-t-elle pas, en ce sens, du terrorisme ?
La lutte contre l’individu suppose d’étudier les profils de ces terroristes qui passent à l’acte et l’environnement dans lequel ils évoluent. On y retrouve une certaine continuité : un parcours de délinquant entraînant une capacité d’aguerrissement, un écosystème basé sur des économies locales, une désertification des services publics, des passages en prison qui ont un effet valorisant, etc. Ces facteurs agissent sur la psychologie et peuvent entraîner des radicalisations très rapides. L’individu est à la recherche d’identité. Il veut donner un « sens à la vie » comme réponse à une requête divine. Il a l’impression de rejoindre une cause, une « famille » face à un sentiment de frustration. De plus, l’envie de l’action attire, tout comme l’ultra-violence des images communiquées. Ces éléments font naître une véritable propagande. La lutte passe donc par le renseignement : arrêter les terroristes ne suffit pas, il faut faire en sorte qu’il y en ait moins. Mais des problèmes existent : derrière une personne qu’on traque s’en cachent huit, la prévention n’existe pas en prison, etc.
En ce début d’année 2019, les constats présentent une baisse du nombre d’attentats. Mais la menace n’est pas pour autant terminée. Chaque mois des personnes soupçonnées de préparer des attentats sont arrêtées. L’anxiété nourrit le climat de peur en France, amplifié par les « fake news ». De plus, l’actualité de ce début d’année, notamment avec la défaite de Daesh et le retour des djihadistes dans l’Hexagone, entraîne un climat de tension. L’interrogation sur le long terme reste sans réponse, et même sur le court terme la crainte persiste.
Conférence organisée en France, à Paris, à la Sorbonne, par Diploweb.com, Association des étudiants et Alumni du MRIAE et le Centre géopolitique, 21 mars 2019, Université Paris I Panthéon Sorbonne, Amphi Lefebvre.
L’ambassadeur Eric Danon est Directeur Général adjoint des Affaires politiques et de sécurité au Ministère de l’Europe et des Affaires Etrangères (MEAE). Hugo Micheron est doctorant à l’Ecole Normale Supérieure (ENS). Il soutient sa thèse en 2019.
De l’attaque contre Charlie Hebdo (2015) à l’assassinat du Colonel Arnaud Beltrame (2018), la France a été victime d’attentats terroristes qui l’ont profondément affectée, au point d’infléchir le cours de son histoire politique. Avec la récente victoire militaire contre Daech (2019) nous entrons dans une nouvelle période. Comment le terrorisme islamiste va-t-il évoluer ? Va-t-il durer longtemps ? Touchera-t-il encore la France plus que d’autres pays européens ?
Par ailleurs, l’attention que nous portons au terrorisme islamiste ne nous aveugle-t-elle pas sur d’autres formes de terrorismes à venir ? Nos sociétés, bouleversées tant par les enjeux de long terme (environnement, migrations…) que de court terme (inégalités sociales, pertes des repères traditionnels…), sont porteuses de nombreuses frustrations qui, si elles ne trouvent pas à s’exprimer dans le cadre de régulations politiques appropriées, sont susceptibles de dégénérer rapidement en actions ultra-violentes.
Dans la première partie de cette conférence, les deux orateurs ont analysé les forces à l’œuvre dans le terrorisme contemporain.
En préambule, Eric Danon rappelle en quoi consistent les actes de terrorisme et pourquoi l’unanimité ne peut se faire sur une définition internationale du terrorisme, parce que cette qualification relève avant tout d’une appréciation politique.
Eric Danon explique ensuite ce qui fait la modernité du terrorisme contemporain : la multiplicité des causes, des plus globales aux plus locales ; le rapport au territoire (Daech représentant la première tentative de territorialiser un califat sunnite tout en déterritorialisant le terrorisme islamiste) ; la sophistication de la communication, qui participe de la séduction de la violence et permet l’enrôlement de nouveaux combattants ; l’utilisation de l’Internet, qui permet la communication au sein des écosystèmes violents et facilite la préparation et la réalisation des attentats.
Enfin, pour faire la transition avec le terrorisme islamiste, Eric Danon aborde notre rapport à la guerre, en ce que la violence à revendication religieuse nous oblige à combattre différemment les trois niveaux d’adversité auxquels nous sommes désormais confrontés : une idéologie islamiste radicale qui prône une transformation totale de nos sociétés, des groupes islamistes armés de type Al Qaeda ou Daech que nous devons combattre militairement, et les terroristes chez nous, criminels de droit commun entretenant avec la religion une relation très particulière et qu’il nous faut combattre avec la police, la gendarmerie, la justice… et le renseignement, devenu indispensable.
Après avoir rappelé l’actualité de Daech (fin du califat territorial ; risques liés aux « revenants »), Hugo Micheron insiste sur la nécessité d’une approche très précise des causes des départs des Français pour le Levant, de leur retour et de leur passage à l’acte. Qu’est-ce qui explique vingt-cinq départs depuis Lunel et qu’est-ce qui relie cette petite ville du Sud de la France à Raqqa en Syrie ?
Hugo Micheron pose ainsi la problématique de la compréhension du djihadisme contemporain, dont les racines s’ancrent dans une histoire propre et des territoires bien identifiés. Sa matrice s’élabore pendant la guerre d’Afghanistan (1979-1989), sur fond de mobilisation contre la présence soviétique : émerge alors une théorisation du combat contre ceux qui foulent la terre musulmane, qui va rapidement faire des émules hors de son creuset afghan (Al Qaeda, GIA algériens, groupes djihadistes en Bosnie, en Égypte, etc.). À cela s’ajoutent les conséquences sociologiques du 11 septembre 2001, auxquelles nous ne nous sommes sans doute pas assez intéressés : quel impact cet attentat hors norme a-t-il eu sur la psychologie des jeunes, y compris des jeunes Français ? Hugo Micheron montre comment le salafisme a pu prendre alors son essor, non pas de façon générale mais dans quelques territoires bien précis. Il développe l’exemple des frères Clain, impliqués dans les attentats à Paris le 13 novembre 2015 et devenues des figures éminentes de Daech : conversion familiale à l’islam, militantisme de base (« porte à porte », vente d’artefacts islamistes sur les marchés, présence dans les salles de sport) et contrôle territorial au Mirail, connexions progressivement établies avec Molenbeek et quelques autres lieux activistes du Moyen-Orient.
Contrairement aux idées reçues, le djihadisme ne peut pas toucher n’importe qui car il y a des territoires plus concernés que d’autres (Trappes…) qui ne sont pas forcément les lieux qui cumulent les handicaps. De fait, il ne touche que les lieux où des militants très déterminés ont fait du prosélytisme pointu au niveau d’un quartier (voire d’une barre d’immeubles), patiemment et pendant longtemps. En ce sens, il faut distinguer le djihadisme comme projet de nature politique et qui va se poursuivre, du terrorisme qui n’est qu’un moyen d’action et non une fin en soi.
La deuxième partie de la conférence a été consacrée aux formes que pourraient prendre les terrorismes du futur – non pas via des modalités techniques (terrorisme NBC, cyber-terrorisme…) mais en tâchant de repérer les tensions de toute nature susceptibles de générer de nouveaux actes de terrorisme à l’avenir.
Après avoir rappelé la nécessaire humilité d’une telle démarche dans un monde aussi imprévisible et instable que le nôtre, Eric Danon part du ressort psychologique commun à tous les terroristes : la frustration. Au-delà de toutes les raisons invoquées par les terroristes à travers l’histoire pour commettre des attentats (raisons politiques, religieuses, sectaires, irrédentistes…), la frustration apparait comme le seul facteur commun de la psychologie de tous les terroristes, frustration telle qu’elle permet d’envisager puis de commettre, dans un sentiment d’urgence, des actes de violence extrême.
Pour anticiper les terrorismes du futur, il paraît donc pertinent d’examiner ce que notre avenir est susceptible de générer comme frustrations. Eric Danon propose trois exemples, à partir de la « promesse » française qui structure en partie notre inconscient collectif : liberté, égalité, fraternité.
Autour de l’idée de liberté, il met en garde contre les réactions possiblement violentes contre « l’enfermement numérique » que nous réserve une société du "big data" pilotée par des algorithmes. Le risque existe de voir se rebeller des individus ayant le sentiment d’être en permanence surveillés dans leurs comportements, manipulés dans leurs choix et évalués par leurs actions.
Autour de l’égalité, il évoque les conséquences d’une globalisation conduite par des modèles performatifs générateurs de croissance mais aussi de profondes inégalités. La promesse des Trente Glorieuses de voir s’atténuer les différences entre les plus riches et les plus pauvres a été oubliée depuis les années 1980. La violence sociale qui en découle, si elle est mal canalisée (cf. le mouvement des Gilets jaunes), pourrait conduire à la radicalisation de quelques-uns, prêts à un passage à l’acte terroriste.
Autour de la fraternité, Eric Danon développe l’exemple de l’éco-terrorisme, qui pourrait naître de la radicalisation d’individus frustrés de la lenteur avec laquelle les gouvernements agissent aujourd’hui face aux dangers qui menacent les grands équilibres de la planète, voire de la complicité de certains gouvernements avec de grandes entreprises prédatrices de notre environnement.
Pour sa part, Hugo Micheron trace les pistes de ce que pourrait devenir le djihadisme dans les prochaines années – la compréhension du djihadisme étant plus importante que celle du terrorisme comme moyen.
Il rappelle que Daech est une organisation discréditée et qui a échoué dans son projet politique de califat au Levant. On constate dès lors qu’un foyer de djihadistes se déplace du Levant vers l’Europe, et d’abord vers les prisons européennes : les mêmes djihadistes qui se réjouissaient en Syrie de l’attentat du 13 novembre 2015 demandent aujourd’hui à rentrer en France sous protection consulaire.
Le sentiment prévaut chez ces djihadistes que Daech a échoué, non seulement à cause des frappes de la coalition, mais plus encore par l’impéritie de son économie politique. En multipliant les attentats aveugles qui ont tué aussi de nombreux musulmans (Paris le 13 novembre 2015, Nice le 14 juillet 2016…), l’action de Daech n’a, à partir de 2016, pu convaincre que ceux qui étaient déjà convaincus et fait fuir les autres. Dès lors, la disparition de l’EI territorial ouvre une alternative. Soit le djihadisme se réincarne dans d’autres groupes de même type, soit le combat djihadiste va se poursuivre à partir de groupes différents qui auront tiré toutes les leçons des échecs de l’EI.
C’est cette deuxième possibilité qui parait la plus probable. Pour Hugo Micheron, on se rend mal compte de l’intensité des débats au sein des prisons françaises sur les succès et les échecs de l’EI, où une réflexion se poursuit sur les meilleures manières de continuer le djihad. En prison et à partir de la prison, espace central de la mouvance devenu la véritable université du djihadisme, se forment les futurs combattants, à commencer par ceux qui sortiront bientôt et qui sont déjà parfaitement connectés au monde extérieur. Eux continuent d’avancer et il y a urgence à ce que nous fassions de même sur notre compréhension des dynamiques du djihadisme, alors que nous commençons tout juste à nous rendre compte que les actions de Daech n’en ont été qu’un révélateur, certes dramatique mais passager.
Bonus vidéo. E. Danon, H. Micheron : Quels futurs pour le terrorisme ?
Géopolitique des relations franco-allemandes de 1945 à 2019 (A).
Union européenne et Russie : une relation instable (B).
Le multilatéralisme en question (C).
La désoccidentalisation du monde (D).
Conférence de M. l’Ambassadeur Maxime Lefebvre organisée en France, à Paris, par Diploweb.com et la Prépa Blomet dans la Prépa du Lycée Blomet le 4 février 2019. Synthèse par Joséphine Boucher.
Maxime Lefebvre présente clairement l’évolution des relations franco-allemandes depuis 1945, conjuguant les approches géopolitique et historique. La rivalité franco-allemande a été structurante dans le système international et européen à partir de la formation de l’unité allemande en 1871. Otto von Bismarck créé un système d’alliances diplomatiques pour isoler la France et empêcher une revanche française. Après la Première Guerre mondiale, l’Allemagne humiliée par le Traité de Versailles fait face à une France qui tente de maintenir sa position de prépondérance. Néanmoins, les années 1920 sont synonymes d’un rapprochement incarné à l’époque par Aristide Briand et Gustav Stresemann, respectivement ministres français (1925-1932) et allemand (1923-1929) des Affaires étrangères. Ils sont en fait les inventeurs du "couple franco-allemand", au service de la paix. En 1945, la défaite de l’Allemagne nazie d’Adolf Hitler marque le début d’une nouvelle période qui peut être divisée en six étapes.
La première phase est celle de la réconciliation et du lancement du projet communautaire. Avant 1949, la France veut empêcher la résurgence d’un danger allemand mais la Guerre froide (1947-1990) déplace la menace principale vers l’Union soviétique. Avec la déclaration Schumann du 9 mai 1950, les Français initient la construction européenne en proposant de mettre en commun les industries du charbon et de l’acier des pays d’Europe de l’Ouest. Cette première Europe à 6 est occidentale et n’inclut que l’Allemagne de l’Ouest.
La deuxième phase est la création d’un "couple franco-allemand" qui repose sur une équation résumée par l’Américain Zbigniew Brzezinski : « À travers la construction européenne, la France vise la réincarnation et l’Allemagne la rédemption ». Pour l’une, la construction européenne est un levier de puissance, pour l’autre un moyen de se resocialiser et de récupérer sa souveraineté. Le Général C. de Gaulle et le chancelier K. Adenauer établissent un partenariat privilégié entre les deux pays par le traité de l’Elysée du 22 janvier 1963.
Le départ de de Gaulle (1969) annonce une troisième phase : l’élargissement et l’approfondissement de l’édifice européen. C’est aussi la période de l’Ostpolitik de Willy Brandt, politique de rapprochement avec l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et entre les deux Allemagne. Le couple franco-allemand est fort sous le président Valéry Giscard d’Estaing et le chancelier Helmut Schmidt (1974-1981) puis entre 1982 et 1995 entre François Mitterrand et Helmut Kohl. Ce sont les années de l’élargissement méditerranéen de la Communauté, où la France occupe désormais une position centrale. De nouveaux progrès dans l’approfondissement sont marqués par l’accord de Schengen en 1985 et l’Acte unique de 1986. Le partenariat bilatéral s’enrichit d’un Conseil économique et financier franco-allemand, d’un autre de défense et de sécurité et de la chaîne de télévision commune Arte.
La fin de la Guerre Froide entraîne la réunification allemande (3 octobre 1990) qui modifie l’équilibre de la relation malgré de nouveaux progrès européens (traité de Maastricht, février 1992). L’élargissement de l’UE aux pays neutres en 1995 (Autriche, Suède, Finlande) marque une évolution vers une Europe communautaire plus nordique et anglophone. Le positionnement géopolitique de l’Allemagne bascule avec l’arrivée au pouvoir de Gerhard Schröder en 1998 qui adopte une politique de défense des intérêts allemands, ce qui suscite des tensions dans le couple franco-allemand en 1999-2000.
Ces tensions sont surmontées par une nouvelle phase de rapprochement entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder à partir de 2002 pour préparer l’élargissement à l’Est et refuser la guerre en Irak. Malgré les divergences politico-économiques, le couple franco-allemand joue toujours son rôle lors de la crise économique de 2008 avec N. Sarkozy-A. Merkel ou lors de la crise ukrainienne en 2013-2014 avec F. Hollande-A. Merkel.
Enfin, la dernière étape coïncidant avec le Brexit (2016 - ) renforce le poids des deux pays (plus d’1/3 de la population de l’UE à 27, 55% du PIB de la zone euro) mais l’Allemagne apparaît comme la puissance prépondérante de l’Europe, moins intégrationniste, face à une France qui est en difficulté et qui semble plus demandeuse. Le traité d’Aix-la-Chapelle (22 janvier 2019) relance et rénove cette relation qui reste le trait d’union de la construction européenne, mais qui doit aussi s’ouvrir aux autres partenaires européens et occidentaux.
Bonus vidéo. M. Lefebvre Géopolitique des relations franco-allemandes de 1945 à 2019
Conférence organisée au Royaume-Uni, à Londres, au King’s College, le 7 mars 2019 par King’s think tank avec Ian Bond, ancien diplomate britannique désormais directeur de la branche Politique étrangère au sein du Centre for European Reform ; Duncan Allan, ancien membre du Ministère des Affaires étrangères anglais, chercheur à Chatham House au sein du programme Russie et Eurasie et directeur de Octant, société de conseil et d’analyse de risque politique ; et Anna Korbut, chercheuse à Chatham House au sein du programme Russie et Eurasie, spécialiste de l’Ukraine. Synthèse par Mahault Bernard.
Ces dernières années la politique étrangère de la Russie a été de plus en plus agressive vis-à-vis de l’Union européenne (UE) : le conflit en Ukraine, le vol MH17 abattu ou l’affaire Skripal en sont quelques exemples. Il semble donc primordial aujourd’hui d’analyser la relation entre l’UE et la Russie afin d’éviter une aggravation des tensions.
Avant tout, il s’agit de comprendre la façon dont la Russie perçoit l’Union européenne. Pour Duncan Allan, la Russie a une vision contradictoire et ambigüe de l’UE.
En effet, selon Duncan Allan, la Russie ne considère pas l’UE comme une force politique. Elle ne partage pas les valeurs européennes : les idées de souveraineté, de multipolarité et d’égalité entre ses membres lui sont étrangères. Moscou a une vision différente du multilatéralisme et ne voit l’UE que comme une façade pour ses plus grandes puissances (le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne). Ainsi, l’UE n’est pas regardée par la Russie comme une entité géopolitique cohérente. La Russie voudrait donc exploiter les divisions au sein de l’UE afin de retrouver des relations bilatérales avec chacun de ses membres. Parmi ses tensions, on trouve évidemment le Brexit mais aussi les divergences croissantes entre les États-Unis et l’UE, en particulier depuis l’élection de Donald Trump (automne 2016). La Russie ne semble pas penser que l’UE est capable de surmonter ces tensions.
Malgré cela, Duncan Allan insiste sur le fait que la Russie continue à voir l’UE comme une menace aux intérêts russes. En effet, l’UE reste un géant économique et un partenaire essentiel pour la Russie, notamment pour ses exportations d’hydrocarbures. De plus, l’UE constitue une menace pour la Russie de par les valeurs qu’elle promeut. C’est un modèle de gouvernance et de promotion de la démocratie. Il s’agit donc d’un conflit normatif entre la Russie et l’Ouest. Enfin, le conflit entre la Russie et l’UE se cristallise autour de l’Ukraine. Il faut noter que les États membres de l’UE ont su rester particulièrement soudés depuis cette crise, bien plus que ce qu’attendait la Russie. Duncan Allan souligne que même si cette crise n’avait pas eu lieu, les tensions entre la Russie et l’UE seraient croissantes. Les deux puissances partagent une vision très différente du conflit, en particulier sur la question de la souveraineté de l’Ukraine.
Pour Anna Korbut, les élections en Ukraine de 2019 vont d’ailleurs jouer un rôle essentiel dans l’évolution des relations entre la Russie et l’UE. Deux élections doivent avoir lieu, présidentielle et parlementaire. Parmi les trois candidats les plus populaires, deux n’ont pas de position claire sur la Russie. Une grande partie de la population voient la Russie d’un mauvais œil et pense que les élections ne changeront rien. En effet, les habitants des territoires occupés ne pourront pas voter et l’élection est sous influence américaine. Ce que tous les acteurs présents dans la région semblent oublier, c’est que l’Ukraine est un pays souverain.
Comment l’Union européenne doit-elle donc se comporter face à la Russie ? Pour Duncan Allan, il s’agit tout d’abord d’être réaliste : les différences normatives entre la Russie et l’UE existent et ne disparaîtront pas. Ainsi, l’UE ne devrait pas considérer la Russie comme un partenaire, puisque pour être partenaires, il faut partager les mêmes valeurs. De plus, l’UE doit être claire vis-à-vis des valeurs et des intérêts qu’elle veut défendre, sans hésiter à fixer des limites. Elle doit mettre en avant ses forces – son soft power et ses institutions démocratiques – tout en restant honnête sur ses faiblesses. Il s’agit aussi de parler clairement de la menace que pose pour elle la Russie aujourd’hui.
En effet, pour Ian Bond, l’UE a mis du temps avant de comprendre qu’elle se trouvait dans une compétition géopolitique. En effet, l’UE ne se voit pas comme un acteur géopolitique. C’est pourtant ainsi que la Russie la conceptualise. Les mots de Trotski résument bien cette incompréhension entre les deux puissances : « Vous n’êtes peut-être pas intéressés par la Russie, mais la Russie est intéressée par vous ». De plus, il est facile de comprendre le comportement de l’UE vis-à-vis de la Russie puisqu’elle fait face à un déclin économique, son économie étant équivalente à celle de l’Italie. Cette vision de la Russie transparaissait il y a quelques temps dans le discours de Federica Mogherini. Elle abordait la sécurité commune européenne sans parler ni de la Russie, ni de la Chine, ni des États-Unis, et parlait de l’UE comme ayant un véritable hard power. Si cela n’est pas encore le cas, ce discours montre l’ambition de la Haute Représentante. Pour Ian Bond, si son discours est intéressant, Madame Mogherini ne peut continuer à ignorer la Russie puisque celle-ci voit l’Europe comme une menace. En particulier, Vladimir Poutine a très vite vu comme tel le Partenariat oriental mis en place par l’UE. Il avait notamment peur que les pays concernés entrent dans l’OTAN. Il a, par exemple, fait pression sur le président arménien pour que celui-ci abandonne ses projets de coopération avec l’UE. La Russie a ainsi, durant ces dernières années, accru ses dépenses dans le domaine de la défense afin de changer son rapport de force avec l’UE. Au cœur de cette logique demeure l’idée que la Russie a un rôle spécial à jouer dans le monde.
Conférence organisée en France, à Paris, le 23 mai 2019, par le FERAM avec Alain Le Roy, Ambassadeur de France, ancien Secrétaire Général du Service Européen pour l’Action Extérieur (SEAE) et ancien Secrétaire Général Adjoint de l’ONU. Synthèse par Pierre Verluise.
D. Trump, V. Poutine, Xi Jinping remettent en question le multilatéralisme. De quoi s’agit-il ? Le multilatéralisme est un mode d’organisation des rapports internationaux qui repose sur au moins trois États. Il s’oppose à l’isolationnisme et au bilatéralisme. Le multilatéralisme est ancré dans l’histoire, avec l’idée de « paix perpétuelle » d’E. Kant, l’Union postale universelle (1874), mais c’est après la Première Guerre mondiale que le multilatéralisme prend son essor avec le président des États-Unis W. Wilson et la naissance de la Société des nations, désavouée ensuite par le Congrès des États-Unis. L’idée de W. Wilson était à rebours de la tradition isolationniste des États-Unis.
La grande période du multilatéralisme survient au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec la création des Nations unies, dont la Charte fait référence à l’essence du multilatéralisme dans son préambule. Il s’agit de travailler ensemble dans un but de paix. Les grandes heures du multilatéralisme : FMI, ONU, Charte des droits de l’homme, OTAN, OECE devenue OCDE, CECA, G8, G20, OMC, le TPI, etc. Dans les grands succès : l’Accord de Paris sur l’environnement signé à Paris en 2015, actuellement ratifié par 185 États. Russie, Turquie et Iran ont refusé de le ratifier. Les États-Unis en sortiront dans deux ans. L’accord sur l’Iran (14 juillet 2015) est un autre succès du multilatéralisme. Il a permis d’éviter une guerre, mais les États-Unis en sortent le 8 mai 2018. Les opérations de la paix des Nations unies ont contribué à de nombreux succès, même si elles peuvent être contestées parfois.
Cependant, le multilatéralisme est remis en question. Si Barack Obama a soutenu le multilatéralisme, notamment pour les opérations de la paix, le président Trump (2017 - ) ouvre une nouvelle page. La Chine de Xi Jinping a aussi un agenda. Tout en mettant de l’argent et des soldats, la Chine s’attache à réduire les moyens des organismes en charge des droits de l’homme. Les critiques sur le FMI sont de plus en plus fortes, il en va de même pour la Banque mondiale. La Chine a créé une organisation concurrente. L’OTAN est remise en question. Après la fin de la guerre froide, l’OTAN s’est réinventé un rôle, une Russie plus assertive notamment en Ukraine remobilise. L’OCDE fait un travail de plus en plus reconnu : contre la corruption, pour l’éducation. Le G8 est redevenu G7 depuis l’affaire du Donbass (2014 - ). Le G7 de juillet 2019 sera consacré aux inégalités, mais les États-Unis y accordent moins d’intérêt. L’OMC traverse des difficultés, le cycle de Doha patine. D. Trump a beaucoup attaqué l’OMC, faisant en sorte que l’Organisme de règlement des différends soit bloqué, en refusant de nommer trois juges à l’ORD. L’Union européenne a fait des progrès en politique de sécurité et de défense commune (PSDC) mais le respect de la souveraineté des États conduit à des votes à l’unanimité et bloque parfois l’adoption de positions européennes fortes. Ceci pose la question de savoir s’il faudrait avoir la majorité qualifiée pour les décisions de politique étrangère. L’Union pour la Méditerranée et le Partenariat oriental ne sont pas morts.
Le chapitre 5 de l’article 24 de la Charte de l’ONU donne au Conseil de sécurité la responsabilité principale de la sécurité internationale. Le Kosovo (1999) et l’Irak en 2003 se sont fait sans l’aval du CS, les frappes en Syrie contre les armes chimiques aussi. Mais beaucoup d’autres sont passés par l’aval CS. En 2011, les frappes contre Kadhafi sont passées sans le droit de veto parce que D. Medvedev a laissé faire, ce que V. Poutine lui a reproché. La défiance de la Russie dans le CS de l’ONU est pour partie liée au souvenir de l’usage qui a en a été fait en 2011, pour faire mettre en oeuvre un changement de régime en Lybie. L’usage qui a été fait de la Responsabilité de protéger pour justifier l’opération de 2011 l’a décrédibilisé pour un temps.
La Chine, la Russie et les États-Unis sont revenus dans une logique de puissance, du droit du plus fort et du fait accompli, par exemple en Mer de Chine ou dans le Donbass. D. Trump est un adversaire assumé du multilatéralisme. Les États-Unis se sont retirés du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, de l’UNESCO, de l’UNRA (Palestine). Le droit de veto est une limite majeure du Conseil de sécurité. Russes et Chinois s’opposent aux propositions françaises pour réduire son usage.
Il est important de conforter le multilatéralisme, l’OMC, l’OTAN, etc. Pourquoi ne pas faire des coalitions ad hoc pour relancer le multilatéralisme ? Le G5 Sahel en est une forme, et Trump ne parvient pas à l’empêcher. Le multilatéralisme régional est aussi une forme à soutenir, ex. le Conseil de l’Europe, la Commission de l’Océan indien, l’UE, l’ASEAN, Organisation de coopération de Shanghai. Il existe cependant un risque de rentrer dans une logique « bloc contre bloc ». Il faut un arbitre international appuyé sur le droit pour trancher. Il faut aussi s’ouvrir à de grandes entreprises. Dans le cyberespace, la France a lancé l’Appel de Paris pour une coalition d’acteurs au-delà des États.
La France va lancer dans les prochaines semaines l’Alliance pour le multilatéralisme, avec le soutien de plusieurs pays, dont l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Canada, le Mexique. La France veut d’abord préserver les institutions existantes. Viennent ensuite des thèmes prioritaires : le cadre juridique de la charte des Nations unies, préserver une démarche universaliste des problèmes contemporains, préserver les droits de l’homme et de la démocratie, les nouvelles technologies, l’Agenda 2030 de l’ONU pour le développement durable, notamment environnement et climat.
Même quand il y a des logiques de puissance, il faut maintenir le schéma institutionnel du multilatéralisme. La France freine cependant l’avancement des relations commerciales avec le MERCOSUR... pour protéger ses agriculteurs.
Conférence organisée en France, à Paris, le 25 mars 2019 par l’IHEDN avec Bertrand Badie, politiste français, spécialiste des relations internationales, professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherche internationales (CERI). Synthèse par Noé Pennetier.
L’Occident se voit-il défait de ses tropismes ? Dans ce monde en mutation, les enjeux sociaux semblent compter davantage que les enjeux de puissance. Dans quel monde sommes-nous ? Pour répondre à cette interrogation, Bertrand Badie tourne son regard vers l’Occident. La création de l’Occident s’est faite sur un temps long. Selon B. Badie, il est possible de remonter aux épisodes phares de la chrétienté, à la pensée des Lumières ou à la fabrique du premier système international. L’invention de l’État mène à la souveraineté et à la concurrence. Mais ce système westphalien entraîne un hiatus : comment le souci d’égalité peut-il composer avec les différences géographiques ? De fait, c’est un système hiérarchique qui s’installe. La décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle illustre cette contradiction. Des tentatives couronnent cette dernière, à l’image du G7. Des frustrations naissent et conduisent à un panasiatisme et un panafricanisme. Un schéma se dessine, celui des non-alignés, ceux qui « contestent, faute de pouvoir gouverner ». Cependant, l’idée de la démocratie est étroitement associée à l’image qu’on se fait de l’Occident. Elle établit une hiérarchie parmi les États, générant un sentiment de supériorité chez ceux qui la possèdent, par rapport à ceux qui ne la possède pas.
La bipolarité de la Guerre froide laisse la place à un espace mondial multiple et lié. Il suppose de changer nos anciennes visions. Pour ce faire, B. Badie propose que l’on arrête de se regarder soi-même, mais bien que l’on adopte un regard extérieur. Il fait référence à Émile Durkheim, qui disait que « connaître les pathologies ne suffisait pas à les soigner » : adopter un regard extérieur, c’est permettre de mieux voir pour ensuite mieux soigner, au lieu de simplement dénoncer.
L’impression prégnante de « la fin d’un ordre mondial » ne suppose pas nécessairement un désordre mondial. Seulement, la mondialisation bouleverse l’ordre occidental. B. Badie questionne cette idée : la mondialisation ne serait-elle pas le contraire de l’occidentalisation ? Cela s’exprime par trois éléments qui effacent certains principes occidentaux : un souci d’inclusion ; un élargissement des interdépendances (c’est-à-dire le fait que tout le monde dépend de tout le monde, et réciproquement) ; et un accroissement des mobilités (qui se généralise à l’encontre du principe westphalien de territorialité). Par ailleurs, avec la mondialisation, ce sont aussi les imaginaires sociaux qui se sont mondialisés. Le pauvre et faible voit le riche et fort, et inversement. Pour Kofi Annan, le multilatéralisme doit se faire d’un point de vue social.
Ce « nouvel ordre » délocalise les conflits en dehors de l’Europe. La nouvelle conflictualité internationale s’exprime par une compétition de faiblesses : faiblesse des nations, faiblesse des liens sociaux, etc. Mais aussi la globalité et la désobéissance. On voit poindre les limites du « soft balancing » (l’équilibre progressif des forces non-militaires). La diplomatie de la contestation prend la place de la diplomatie de puissance. Le rôle des acteurs semble en effet conduit par un jeu de déviance. Qui est le patron et qui est client ? nous demande B. Badie. Qui entre B. Netanyahou (Premier ministre israélien) et D. Trump (Président des États-Unis) dirige l’autre ? Ces nouveaux rapports de force font des moindres erreurs un argument de faiblesse, mais ne provoquent pas nécessairement un jeu de puissance. De plus, le centre de gravité du système international se déplace, ainsi que son agenda.
La montée en puissance de la Chine en est l’exemple. Il s’agit d’un nouveau cycle basé sur l’économique plus que sur le politique (même si les deux sont intimement liés comme nous le rappelle B. Badie). Force est d’admettre que ce nouveau cycle reste cependant un système de puissance. La venue de Xi Jinping (Président chinois) en mars 2019 en France illustre ce changement de paradigme. Pour ce dernier, le pouvoir s’inscrit économiquement plus que politiquement : il ne veut pas de l’hégémonie mais bien étendre les besoins économiques de la Chine. Cet exercice du pouvoir s’illustre par la volonté chinoise de ne pas intégrer le groupe des pays dominants qui composent le G7. Le modèle hégémonique, lui, est à bout de souffle. Cependant, ne pouvons-nous pas considérer le pharamineux projet des nouvelles routes de la soie comme étant la volonté de créer un système hégémonique ? Selon B. Badie, il faut distinguer le niveau régional du niveau mondial. La force de ce projet s’exprime dans la proximité. L’hégémonie se caractérise par un meneur reconnu par ceux qui suivent. Cela illustre la puissance de l’altérité et la force des partenariats, concepts que l’Occident semble perdre au dépend d’autres cultures. Ainsi, bien que nous ne sachions pas ce qui se passera dans l’avenir, la Chine et l’Afrique semblent être les futurs espaces clés pour le système de demain.
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