Quels sont les objectifs pérennes de l’ « outsider » iranien ? Quelle est la stratégie multidimensionnelle des États-Unis et de leurs alliés régionaux ? Comment interpréter les nouvelles manifestations anti-régime en Iran ? L’auteur apporte des réponses précises et rappelle qu’en dépit des pressions externes et internes le régime islamique iranien est résiliant. Pour l’heure.
JANVIER 2020 a été riche en événements sur le front des relations tumultueuses entre les États-Unis et l’Iran. Alors que la poussière retombe, il sied de prendre un peu de recul. Comment comprendre ces événements récents et leurs retombées stratégiques en les replaçant dans leur contexte géopolitique ?
Pour comprendre ce bras de fer, il faut d’abord rappeler les objectifs pérennes qui sous-tendent la politique étrangère iranienne. Pour des raisons historiques, culturelles et géopolitiques, Téhéran poursuit trois grands objectifs stratégiques : 1) Tout d’abord, protéger la forteresse iranienne c’est-à-dire assurer la survie du régime mais aussi préserver l’intégrité territoriale, l’indépendance politique et l’autonomie économique du pays. Un objectif complémentaire est de constituer autour de l’Iran une zone tampon protectrice à travers la projection de ses capacités « soft » (idéologiques) et « hard » (utilisation de ses forces paramilitaires et des milices pro-iraniennes) et la constitution d’une sphère d’influence régionale. Ultimement, en fonction de la réalisation de ces deux premiers objectifs, l’Iran cherche également à être réintégré dans la communauté internationale et à être reconnu comme une puissance pleine et souveraine.
Souffrant de lacunes importantes dans les domaines traditionnels de la puissance militaire, économique et technologique, les dirigeants iraniens ont adopté, depuis le début du XXIe siècle, une stratégie asymétrique leur permettant de poursuivre ces grands objectifs stratégiques de manière indirecte tout en évitant l’usage de la force et la confrontation directe avec leurs adversaires régionaux et extrarégionaux. Cette stratégie est dans une très large mesure développée et mise en œuvre par le Corps des gardiens de la révolution islamique (en iranien Sepāh-e Pasdaran) dont le General Soleimani dirigeait la branche des opérations externes (Force Qods).
Au cours des deux dernières décennies, cette approche parfois appelée « hybride » ou « multidimensionnelle » a permis à l’Iran d’engranger des gains stratégiques majeurs. Téhéran a su mettre à profit les interventions occidentales en Afghanistan (2001) et en Irak (2003) et, surtout, le Printemps arabe de 2011 pour s’imposer en acteur incontournable de l’échiquier moyen-oriental. À son tour, cette position centrale a été mise à profit pour s’imposer comme partenaire clef de la lutte anti-Daech (2014) aux côtés de la coalition internationale dirigée par les États-Unis - permettant du même coup à l’Iran de redorer son blason, de renouer le dialogue avec Washington et de négocier en position de force sur l’épineux dossier nucléaire. La signature de l’accord nucléaire de 2015 a été une victoire diplomatique majeure permettant à l’Iran : 1) de re-légitimer le régime islamique et prolonger son espérance de vie ; 2) d’asseoir son statut de puissance régionale et de se rapprocher d’une réintégration dans le concert des nations. De sorte qu’en 2016, Téhéran pouvait se targuer d’avoir fait des progrès notables dans la poursuite de ses principaux objectifs stratégiques.
Depuis 2017-2018, la stratégie régionale et internationale du régime islamique se heurte cependant à des obstacles majeurs. Le plus important est la logique de jeu à somme nulle qui caractérise le système moyen-oriental : tout gain iranien est automatiquement interprété comme une perte sèche par les adversaires israéliens et saoudiens de l’Iran. Le réchauffement des relations entre Téhéran et Washington a notamment été perçu comme une remise en cause des liens privilégiés entre les États-Unis et ses alliés moyen-orientaux. L’élection de Donald Trump (novembre 2016), dont les premières initiatives internationales ont été de dénoncer le « deal » nucléaire de 2015, de rompre le dialogue avec l’Iran et d’opérer un rapprochement significatif avec Israël et l’Arabie Saoudite, a, de ce point de vue, constitué le véritable point tournant.
À partir de 2016-2017, les États-Unis et leurs alliés régionaux ont travaillé de concert pour réduire l’influence iranienne via une stratégie à 360° dite de « pression maximale ». L’objectif commun a été d’empêcher l’Iran de développer sa capacité nucléaire et son programme de missiles balistiques tout en affaiblissant le régime sur la scène domestique, en réduisant son influence externe et en l’isolant sur la scène régionale. D’emblée, cette stratégie multifacette s’est manifestée par la réimposition des sanctions économiques contre l’Iran. Ce double effort d’étouffement diplomatique et de strangulation économique a été renforcé par une pression militaire israélienne (en Syrie), saoudienne (Yémen) et otanienne (Irak). À cela s’est ajouté, au cours de l’automne 2019, un soutien marqué aux mouvements populaires anti-régime au Liban, en Irak … mais aussi en Iran.
C’est dans ce contexte de « pression maximale » qu’intervient l’élimination du Général Ghassem Soleimani (3 janvier 2020) à travers laquelle étaient visés plusieurs buts : d’abord désorganiser la Force Quds qu’il dirigeait et qui est la principale plate-forme de projection de l’influence iranienne sur le théâtre régional. Ensuite, envoyer un message clair aux Gardiens de la révolution iranienne : « Nous pouvons vous frapper n’importe où et n’importe quand. » Ce faisant, cette exécution était également destinée à pousser les forces militaires iraniennes à commettre une erreur - ce qui, de toute évidence, s’est produit avec les tirs de missiles de la défense antiaérienne contre l’avion de ligne ukrainien (176 morts). Une tragédie aérienne qui a été sciemment exploitée sur le plan médiatique pour humilier les forces armées iraniennes et nourrir la rancœur populaire contre le régime islamique. Tout ceci constituant un cas d’école de campagne multidimensionnelle.
Comme celles qui l’ont précédé en décembre 2017 et janvier 2018, ces manifestations découlent très largement de l’effet des sanctions économiques imposées par Washington. Les Iraniens souffrent des effets de ce blocus. Au chômage des jeunes et à l’effondrement de la monnaie nationale s’ajoutent l’explosion de l’inflation et l’augmentation du prix des denrées essentielles. Les ménages iraniens ont de plus en plus de mal à acheter des commodités comme la viande, les médicaments ou les couches culottes.
Cependant, les manifestations de janvier 2020 se distinguent des précédentes à plusieurs égards. D’abord parce que, à la différence des protestations de novembre 2019 qui étaient largement motivées par l’augmentation du coût de la vie - les Iraniens étaient alors descendus dans la rue pour protester contre l’augmentation du prix de l’essence -, celles-ci ajoutent une dimension résolument idéologique à la contestation populaire. Reprenant certains slogans entendus en 2018, les manifestants de janvier 2020 ciblent surtout les principales institutions du régime islamique : le guide suprême lui-même et le Corps des gardiens de la révolution à qui la rue reproche son amateurisme et son incompétence.
Auparavant, il y avait déjà eu des mouvements similaires mais seulement une fois tous les 10 ans (1999, 2009-2011). Aujourd’hui, les Iraniens semblent avoir pris l’habitude de battre le pavé tous les six mois. Le fait que ces manifestations ont lieu à un intervalle de plus en plus rapproché est en lui-même un facteur significatif. De plus, ces manifestations sont importantes parce qu’elles indiquent un renversement de l’appui populaire qui penchait en faveur des Gardiens après l’assassinat du Général Soleimani et qui, en quelques jours seulement, semble s’être retourné contre le régime. Le portrait de celui qui, quelques jours plus tôt, était pleuré comme un héros national a même été arraché à Téhéran. Un retournement de situation dont se réjouissent les instigateurs de la stratégie de « pression maximale » contre le régime iranien.
Ces manifestations sont symptomatiques de l’atmosphère particulièrement délétère qui règne aujourd’hui en Iran. Paradoxalement, le discours de l’ayatollah Khamenei rendant hommage aux forces armées iraniennes et appelant à l’unité traduit les divisions qui fissurent l’appareil politique iranien. Bien que les précautions soient prises pour afficher l’union nationale urbi et orbi, l’opposition entre le président Rohani et les Gardiens apparaît de plus en plus au grand jour. Ceci étant, il ne faut pas oublier que ces différentes forces politiques iraniennes sont déjà en campagne pour les élections législatives qui auront lieu en février. Ces dissensions sont donc aussi des postures électorales et il ne faudrait pas sur-interpréter leur importance.
Après les mouvements populaires de 1999, celles ayant suivi la réélection contestée d’Ahmadinejad en 2009, le « Printemps perse » avorté de 2011, et les manifestations des derniers mois (2018-2019) cette nouvelle vague de manifestations (2020) constitue un nouveau test pour la solidité du régime islamique. Comme en 1999, en 2009-2011 ou plus récemment, il semble néanmoins que les rumeurs sur la dégradation irréversible du régime soient encore cette fois-ci grandement exagérées.
Il faut tenir compte de l’emprise considérable que continuent d’exercer sur la société iranienne les institutions de sécurité du régime et, en particulier, le Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI) et ses auxiliaires de la milice des Basijs. Au cours de la dernière décennie, la stature politique du CGRI s’est considérablement renforcée. Une partie significative du leadership iranien est désormais détenue, directement ou indirectement, par ses membres ou ses ex-membres.
Loin de la saper, les crises qui se sont succédé depuis 2009 ont été l’occasion de solidifier l’assise politique du Corps des gardiens de la révolution islamique. Dénonçant les tentatives de « révolution de couleur » pilotées par les capitales occidentales, les Gardiens en ont profité pour prendre les rênes de la réaction antisubversive et s’imposer comme les véritables maîtres de l’Iran. Plus le Corps des gardiens de la révolution islamique (en iranien Sepāh-e Pasdaran) s’enracine au sein de la société iranienne, plus le régime glisse vers une dictature militaire à façade théocratique. Forts de leur omnipotence dans les domaines politiques, militaires et socioéconomiques, les Pasdaran sont désormais le véritable socle tutélaire sur lequel repose le régime et la meilleure garantie de sa survie dans les années à venir.
Pour l’heure, le régime islamique semble donc en mesure d’absorber les défis internes et externes qui découlent directement ou indirectement de la stratégie de « pression maximale » conduite par les États-Unis et leurs alliés régionaux. De sorte que, quelques soient leur succès, ces derniers auraient tort de crier victoire. L’Iran est un pays résiliant qui dispose de tous les atouts pour tirer son épingle du jeu et renverser la situation à son avantage.
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