Synthèses rédigées par Axelle Djama (DGRIS) ; Anna Monti, diplômée d’une licence d’Économie et Gestion de l’Université Lumière Lyon II ; Alix Delorme étudie la communication multilingue et les Relations Internationales à l’ISIT (Paris) ; Amélie André étudiante en Licence de Géographie à la Sorbonne ; Antoinette de la Roulière, Côme Lefeuvre, Gabrielle Gros, Faustine Letellier et Joseph Chaux étudiants en Hypokhâgne à la Prépa ENC Blomet (Paris). Secrétariat de rédaction : Anna Monti, contributrice au Diploweb depuis novembre 2020, elle produit des synthèses de conférences et a également effectué des missions de rédaction.
Voici les précieuses synthèses de 14 conférences ou visioconférences de référence retraçant les contours de grands questionnements géopolitiques et internationaux. Trois thèmes majeurs sont abordés : La diplomatie mondiale, ses évolutions et ses bouleversements (I) ; Des guerres anciennes aux guerres nouvelles (II) ; Entre passé, présent et avenir sociétal (III).
Le Diploweb.com publie cette treizième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Faire rayonner l’intelligence du monde, c’est dans l’ADN du Diploweb.com. Bonne lecture.
La diplomatie française au Moyen-Orient (A) ; Entre nation, Europe et système multilatéral : les défis de la diplomatie française (B) ; États-Unis-Union européenne : la coopération sous la nouvelle administration américaine (C) ; Où vont les États-Unis ? (D)
A. La diplomatie française au Moyen-Orient
Visioconférence organisée par le Comité Moyen-Orient et Monde arabe des Jeunes IHEDN et Assas Monde arabe, le 24 février 2021. Intervenant :Charles Thépaut, diplomate français, spécialiste de la région Afrique du Nord-Moyen-Orient et de la politique étrangère européenne. Il est l’auteur de nombreuses publications, dont un ouvrage intitulé « Le monde arabe en morceaux : des printemps arabes au recul américain » publié chez Armand Colin en 2020. Il a aussi travaillé dans plusieurs organismes européens, en Europe et au Moyen Orient, notamment dans le cadre de la Commission internationale contre l’État islamique. Synthèse par Antoinette de la Roulière.
Comment le tissu des relations structurelles de la France au Moyen-Orient s’articule-t-il avec des atouts diplomatiques ?
Cette conférence s’organise autour de trois points : tout d’abord la diplomatie française au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, notamment les liens de la France avec cette zone, puis les atouts diplomatiques français et enfin les enjeux en 2021.
D’une part C. Thépaut rappelle que la France est reliée au Moyen-Orient (M-O) et à l’Afrique du Nord par des liens historiques dont l’élément le plus structurant et le plus connu est la colonisation. Le tissu humain qui lie la France à cette zone repose non seulement sur la question migratoire mais aussi sur les communautés binationales. En outre, des Français ont décidé d‘habiter dans des pays de la Méditerranée et un réseau éducatif français à l’étranger est très implanté dans la zone : 40% des écoles françaises à l’étranger sont au M-O et en Afrique du Nord. D’autre part, on trouve des relations économiques, notamment dans l’agroalimentaire avec des produits français exportés dans cette zone, générant ainsi des relations commerciales. Le commerce extérieur français, souvent déficitaire, est à l’inverse excédentaire avec le M-O.
Un des atouts de la France, en matière diplomatique, réside dans son réseau d’ambassades qui entretient des contacts dans la zone, gère et interagit avec les composantes historiques et les tissus économiques et humains. En effet, la France possède le 3ème réseau diplomatique mondial et celui-ci est particulièrement dense dans cette zone. Une des spécificités de la France, comparée à d’autres États européens, est sa capacité d’action et de réaction diplomatique. L’organisation constitutionnelle de la France accorde au chef de l’État le titre de chef des Armées mais également le rôle de premier diplomate. Cette forme d’agilité du système français octroie au chef de l’État, le droit de prendre une initiative diplomatique ou de lancer une action militaire. Ce particularisme institutionnel français offre, en temps de crise, une certaine réactivité.
Il s’articule alors autour de ce premier atout un second relatif aux capacités militaires. En effet, la France possède des bases militaires permettant de structurer les relations autour des intérêts vitaux des pays où elles sont implantées et qui par la suite rendent possible des interventions pour lutter contre le terrorisme.
La diplomatie française a également une dimension culturelle, à travers la francophonie, les formations, la mobilité étudiante, les programmes d’assistance technique, les évènements culturels, mais aussi les projets emblématiques du « soft power » français, comme le Louvre à Abou Dabi.
Quels sont les enjeux de la diplomatie française au Moyen Orient ?
La lutte contre le terrorisme est le premier, notamment en raison des attentats commis en France. Il s’agit de se défendre et d’anticiper pour bloquer des attaques. Cela a motivé un certain nombre d’interventions extérieures, la plus marquante étant l’engagement français dans la coalition contre Daesh en Syrie et en Irak avec l’appui des forces démocratiques syriennes (coalition arabo-kurde qui a combattu Daesh au Nord-Est de la Syrie). Ainsi, c’est le soutien international aux forces locales qui a été décisif pour défaire militairement l’organisation terroriste. Cet engagement possède une dimension militaire et sécuritaire liée au renseignement mais également une forte dimension humaine. Une fois les zones libérées de Daesh, il y a un véritable travail d’aide humanitaire et de stabilisation qui s’enclenche en vue d’une future reconstruction, en tout cas en Irak, précise-t-il. Cette reconstruction et cette réhabilitation, notamment d’un certain nombre d’infrastructures, posent des difficultés de gouvernance. Parmi les différents projets menés par la France, il y a la reconstruction des cliniques dans le Sinjar en Irak, zone où une minorité irakienne avait été pourchassée et mise en esclavage par Daesh.
À cela s’ajoute un travail diplomatique plus général. Une fois que l’urgence de la lutte contre Daesh est passée et que le groupe terroriste a été battu sur le plan militaire, les grands enjeux et les grands équilibres géostratégiques ont repris leurs droits. Le monde est rapidement retombé dans une phase d’escalade entre les États-Unis (EU) et des groupes pro-iraniens, créant une tension géopolitique et empêchant le travail politique et économique de reconstruction engagé par les organisations non-gouvernementales qui peinent à œuvrer correctement. Cette tension fait également reculer les opérateurs économiques. La France et l’Allemagne ont d’ailleurs joué un rôle diplomatique important, en entretenant des relations avec le gouvernement irakien et en tentant d’apaiser la situation.
C. Thépaut cite également les questions de contre-prolifération nucléaire et chimique, l’usage de ces deux armes étant fortement encadré par le droit international. Or, en 2018, le régime syrien a une nouvelle fois utilisé des armes chimiques contre sa population, par conséquent la France, avec l’aide du Royaume-Uni (RU) et des EU, a frappé militairement le régime syrien.
Par ailleurs, l’arrivée de la nouvelle administration de Joe Biden (janvier 2021), déclenche un nouveau cycle de tractations diplomatiques entre l’Iran et les EU où la France et les Européens peuvent jouer un rôle de médiateurs. Les négociations portent pour l’un sur la levée des sanctions économiques américaines et pour l’autre sur la mise en place d’un mécanisme de contrôle des activités nucléaires iraniennes.
D’autres sujets créent des tensions dans la région, notamment le programme balistique que l’Iran développe et la conduite d’opérations clandestines par les forces spéciales iraniennes visant à augmenter la pression sur un certain nombre d’acteurs régionaux avec lesquels l’Iran est en compétition (Israël, Arabie Saoudite…). Chaque tractation diplomatique s’accompagne d’une volonté de dissuader. L’enjeu de la démarche diplomatique française, notamment depuis 2017, est de travailler de concert avec la communauté internationale (Russie, EU, Chine, Européens) afin d’introduire un cadre diplomatique propice à l’échange et à l’apaisement des tensions.
L’action diplomatique française s’attache aussi à agir sur d’autres dossiers majeurs, tels que les conflits en Syrie, en Libye et au Yémen, qui, à ce jour, ne sont pas résolus. Dans chacun de ces conflits, des configurations très différentes apparaissent. La seule constante est le jeu régional entre les pays voisins et les acteurs régionaux à l’instar de la Turquie, de la Russie ou de l’Égypte. Cette géopolitique régionale bouleverse donc le centre de gravité de la géopolitique habituelle. Ce n’est plus un acteur international, comme les EU, qui fixe le tempo de la résolution des crises régionales, mais les acteurs régionaux eux-mêmes. Dans cette nouvelle configuration, il y a un intérêt français à entretenir un dialogue diplomatique avec les acteurs régionaux, tout en misant sur un certain nombre de cartes diplomatiques. La France jouit de différents instruments multilatéraux (siège permanent au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations-unies, membre de l’Union européenne) pour agir.
C. Thépaut conclut en introduisant un nouvel enjeu : la défense de la souveraineté européenne. En effet, les crises syrienne ou libyenne interrogent la souveraineté européenne et la capacité des États membres de l’Union européenne (UE) à réagir. L’incapacité collective européenne à traiter la crise syrienne et l’enlisement de ce conflit a notamment contribué à créer une vague migratoire en 2015. Les discussions européennes s’articulent autour d’une augmentation de la contribution des États membres à la stabilisation des zones libérées de Daesh et d’une plus grande implication dans le conflit libyen face au tandem russo-turque installé et opposé. Rappelons que la Lybie est une zone critique pour le contrôle des flux migratoires vers l’UE. Ainsi, ce grand panorama de la diplomatie française au M-O et en Afrique du Nord se nourrit de débats intérieurs qui concernent les grands équilibres internes à l’Europe.
B. Entre nation, Europe et système multilatéral : les défis de la diplomatie française
Visioconférence organisée à Paris par la Chaire Grands Enjeux Stratégiques Contemporains, le 15 février 2021. Intervenant : Pierre Vimont, chercheur associé à Carnegie Europe et ancien Ambassadeur de la France auprès de l’Union européenne (1999-2002) et des États-Unis (2007-2010). Synthèse par Anna Monti, validée par P. Vimont.
Au cours de cet entretien, il est question du cheminement de la France, de ses nécessaires évolutions, et des grandes problématiques auxquelles elle fait face pour finalement tirer un bilan de la diplomatie européenne. L’Ambassadeur Pierre Vimont débute cette conférence en définissant le concept de puissance stratégique. Selon lui, une nation qui possède une vision assez claire de ses intérêts, de la stratégie qu’elle souhaite mener et qui se donne les moyens de la réaliser est une puissance stratégique.
Quel a été le cheminement de la France au cours des cinquante dernières années ?
A l’instar du Royaume-Uni (RU), la France est une puissance fondamentalement coloniale, puis postcoloniale et finalement européenne. De puissance solitaire, elle devient une puissance qui collabore avec 26 autres États à ce jour. Elle réfléchit donc dans une approche multilatérale à l’échelle régionale et mondiale. Cette transition ne s’est pas faite sans difficulté.
Valéry Giscard d’Estaing a le premier essayé de familiariser les Français avec l’idée que la France était désormais une puissance moyenne. Cette idée a soulevé une forte indignation dans notre pays. L’Ambassadeur P. Vimont estime que cette opposition peut être surmontée en considérant cette évolution comme celle d’une puissance devant compter et travailler avec d’autres.
Parallèlement, il a été nécessaire d’adapter et de redéfinir les intérêts français. Il y a un effort permanent des présidents de la République successifs d’offrir à la force stratégique française une dimension européenne. Les champs de la diplomatie s’étendent désormais aux questions économiques, à la gouvernance et à la promotion du modèle démocratique. Actuellement, une nouvelle diplomatie naît, celle du vaccin contre la COVID-19, il en va de même pour le secteur du numérique et de l’environnement.
Ainsi, une transformation continuelle est en cours, obligeant alors la diplomatie à s’adapter et à finalement changer de paradigme. Les deux puissances nucléaires européennes, le RU et la France ont, par exemple, suivi deux chemins très différents. Aujourd’hui, la première a fait le choix du Brexit, tandis que la deuxième défend une Union européenne (UE) souveraine. Cette comparaison illustre tout à fait les changements à l’œuvre.
Quels sont ces changements pour la France ?
À cet effet, la France se voit dans la nécessité d’accepter son nouveau statut qui lui confère toujours un rôle essentiel. En termes de politique étrangère, de politique de défense et de sécurité ou de diplomatie, la France donne souvent le ton. L’évolution du cadre institutionnel européen est stimulée par la France. Autrefois, Paris parlait d’ « Europe puissance », désormais elle soutient les concepts de souveraineté et d’autonomie stratégique. La France a bien un rôle européen majeur, ses partenaires en sont conscients et s’en inquiètent parfois. À Bruxelles, la France est souvent taxée d’arrogante, ses gouvernements n’ont pas toujours avancé leurs idées avec assez d’humilité, d’écoute et de prudence. Ses présidents se sont souvent vus reprocher d’annoncer des initiatives et de les imposer aux autres sans beaucoup de concertation. L’Ambassadeur Pierre Vimont met alors en lumière les défis de la diplomatie française.
Quelles sont les grandes problématiques de la diplomatie française ?
Le couple franco-allemand est la première problématique. Ce tandem au sein de l’UE et du monde entretient des relations souvent conflictuelles en raison de la situation géographique, de l’Histoire et des positionnements géopolitiques. Souvent, leurs positions sont, au départ, opposées sur de nombreux sujets. C’est, au demeurant, ce qui fait la force des compromis auxquels les deux pays parviennent et qui sont approuvés en général par une majorité d’États membres pour deux raisons : d’une part parce qu’ils sont généralement plus ou moins en accord avec l’une des deux visions, française ou allemande, et d’autre part car ils sont impliqués dans l’ensemble du processus. De ce fait, le couple franco-allemand mène au consensus.
La deuxième problématique est sa relation avec le RU. Ce dernier a pendant longtemps joui d’une position unique au sein de l’UE, en étant à la fois dedans et dehors en fonction de ses intérêts. Par conséquent, il a été souvent difficile pour le RU de convaincre ses partenaires européens de son total engagement européen, ce qui a pu entraver ses efforts pour initier des alliances, voire prendre la tête d’un groupe de pays de manière permanente dans une volonté de jeu collectif. Sa diplomatie est bien plus solitaire. Depuis le 31 janvier 2021, le RU s’est retiré de l’UE, un nouveau partenariat est donc à inventer. Cela sera probablement difficile dans les prochaines années car le dialogue risque d’être très émotionnel. Les Britanniques veulent démontrer que le RU a eu raison de partir et espèrent voir l’UE se fragiliser, tandis que l’UE souhaite, au contraire, prouver que le RU est dans l’erreur et qu’elle va se renforcer alors que le RU va s’affaiblir.
Les liens avec l’allié américain constituent la troisième problématique. Il y a une volonté française de rester un allié des États-Unis (EU) mais sans s’aligner. Un débat s’exerce au sein de l’UE entre ceux favorables à l’approche défendue par la France et ceux qui craignent qu’elle mette à mal la relation transatlantique. Bien que le multilatéralisme et la coopération transatlantique soient relancés par l’élection de Joe Biden (2020), deux autres phénomènes sont à mettre en lumière. Le premier est l’intérêt croissant des EU pour la région indopacifique et le second est la volonté de la nouvelle administration de mener une diplomatie au service des classes moyennes américaines. Cette double orientation peut donner un nouveau rôle à l’UE dans lequel elle aidera les Américains à redonner de la solidité à la relation transatlantique, notamment en augmentant sa participation financière, le fameux objectif des 2% du PIB consacrés aux dépenses militaires. Ce partenariat doit prendre une dimension de plus en plus complémentaire. Sur toute une série de crises, les EU seront moins présents afin de tenir compte des réserves croissantes de l’opinion américaine pour les interventions militaires à l’étranger. L’UE pourra alors jouer un rôle plus important dans les crises de voisinage. Parallèlement, l’UE doit elle aussi construire sa souveraineté afin d’être l’acteur international et géopolitique souhaité notamment par Ursula von der Leyen, Josep Borrell et Charles Michel. Elle doit notamment avoir la capacité de défendre ses industries d’armements afin de ne pas acheter uniquement du matériel américain. L’Ambassadeur P. Vimont insiste sur le rôle premier que la France peut jouer dans cette stratégie européenne et se propose de faire un bilan factuel de l’Union.
Le bilan de l’Union européenne
Quand il s’agit de faire le bilan de l’UE en politique étrangère, les jugements sont rarement fondés sur des analyses sereines selon P. Vimont, le discours reste plutôt idéologique et émotionnel. Il rappelle que la diplomatie européenne débute réellement après le Traité de Maastricht (1992). La diplomatie n’était même pas inscrite dans le Traité de Rome (1957). Elle est donc entrée en jeu bien après les débuts de l’UE et reste marquée par une certaine suspicion des États membres. De plus, le cadre institutionnel et juridique est spécifique. Les décisions sont prises à l’unanimité, la Commission n’a pas l’initiative, le Parlement européen est laissé à l’écart et la Cour de justice de l’UE également. Ainsi, les acteurs principaux sont toujours les États. Le traité de Lisbonne (2007, effectif en 2009) a complété l’édifice par la création du Service européen de l’action extérieure (SEAE), la mise en place d’un vrai réseau diplomatique avec plus de 130 délégations à l’étranger et une administration centrale à Bruxelles, soit au total plus de 3 500 fonctionnaires. Toutefois, cette diplomatie européenne avance avec lenteur car fortement surveillée par les États, elle demeure également hésitante faute d’avoir su encore définir son rôle. L’Ambassadeur Pierre Vimont conclut en expliquant que la diplomatie européenne hésite encore, selon lui, entre plusieurs rôles, celui d’un 28ème ministère des Affaires étrangères, celui d’un Secrétariat général chargé de la coordination, celui de simple porte-parole d’une diplomatie européenne limitée à une forme de plus petit commun dénominateur ou encore celui d’un centre d’analyse et de prévision, proposant aux États membres pistes nouvelles d’action.
Visioconférence organisée par Atlantic Council, le 23 février 2021. Intervenant : Josep Borrell. Médiateur : Benjamin Haddad, Directeur du centre Europe de l’Atlantic Council. Synthèse par Anna Monti.
Au cours de cette conférence, Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, définit ses missions au sein de l’Union européenne (UE), il répond aux grandes questions relatives à une plus grande coopération avec les États-Unis (EU) et il revient sur les défis géopolitiques majeurs de ces prochaines années.
Comment partagez-vous votre temps entre vos deux missions, la construction d’un consensus entre 27 États membres et la représentation de l’Union européenne sur la scène internationale ?
Mon rôle est d’assurer une cohérence entre les politiques externes relatives à des enjeux essentiels pour les États membres et les politiques internes créées par la Commission. Si les gouvernements ont bien la main sur la politique étrangère, il est également vrai que de nombreux outils ont été transférés à la Commission. Afin d’assurer l’unité entre les États membres et la cohérence entre la Commission et les États membres, il fallait sélectionner une personne pour faire le pont entre la Commission et le Conseil européen. Cette tâche a pour finalité la construction d’une culture stratégique commune, l’idée est d’acquérir une lecture du monde similaire parmi les 27, sachant que chacun a une histoire et une culture différentes. La relation entretenue entre les EU et les différents pays de l’UE n’est pas la même par exemple. Parallèlement à cette construction, nous répondons aux défis actuels, tels que la COVID-19.
Qu’espérez-vous de la nouvelle administration américaine ? Quel est le calendrier ?
Nos intérêts semblent à nouveau converger. Il a un souhait mutuel de travailler avec les alliés, de reconnaître l’importance de l’UE, de la considérer comme une amie et pas seulement comme un partenaire. Le président Joe Biden est revenu sur plusieurs décisions de l’ancien président Donald Trump (2017-2021), notamment concernant l’accord sur le Climat, l’Organisation mondiale de la santé, le Conseil des droits de l’homme et l’Organisation mondiale du commerce. Toutes ses prises d’opinions et de décisions sont appréciées et souhaitées. A présent, il est temps que ces excellentes intentions se transforment en action. A cette fin, il nous faut travailler de concert sur plusieurs dossiers. Je pense à la campagne de vaccination mondiale contre la COVID-19, à la Chine, à la Russie, à l’accord sur le nucléaire iranien (2015) et également à la question du cadre général de sécurité et de défense. L’UE est consciente qu’elle doit développer ses capacités dans ce domaine pour être un acteur fort et un meilleur partenaire pour les Américains.
Le vaccin contre la COVID-19 est appelé à devenir un bien public mais comment pouvons-nous assurer un rôle de leader dans la stratégie vaccinale mondiale ?
À terme, c’est effectivement l’objectif. Pour le moment le vaccin est davantage un indicateur de pouvoir au service de la compétition mondiale que se livre les grandes puissances. Une forme d’escalade s’enclenche et pourrait s’avérer dangereuse. La Russie, la Chine et l’Inde avancent très rapidement et livrent leurs vaccins aux pays pauvres avant même d’avoir vacciné leur propre population. En Europe, nous subissons une pénurie, pour autant, nous n’abandonnons pas l’idée de le fournir au reste du monde. Pour l’instant, nous apportons une aide financière importante, la semaine du 15-21 février 2021, l’UE a annoncé doubler sa contribution au mécanisme COVAX pour la porter à 1 milliard d’euros. L’ensemble de la chaîne logistique, les procédures de contrôle sont essentielles pour mener à bien la stratégie vaccinale et cet argent contribue à son bon fonctionnement.
Qu’en est-t-il de la relation UE-Russie ?
Je suis parti à Moscou avec deux objectifs, communiquer nos inquiétudes sur l’affaire Navalny, sur les violences subis par les manifestants et pour explorer des opportunités communes. Leur réaction a été brutale surtout pour Alexeï Navalny. L’UE représente la démocratie, le néolibéralisme et ce sont deux choses qui effrayent fortement le régime. Les 27 doivent se montrer unis et déterminés pour répondre à trois défis. Le premier est d’être en capacité de répondre à la Russie lorsqu’elle viole les lois internationales ou les droits humains, même lorsqu’elle utilise la désinformation ou les cyberattaques. Pour la première fois, nous allons utiliser le régime mondial de sanctions en matière des droits de l’homme, adopté le 7 décembre 2020, sur quatre officiels russes. Le second défi est de trouver un terrain d’entente sur des domaines spécifiques où l’UE a des intérêts, tels que le changement climatique ou le nucléaire iranien. Le troisième est d’apporter un soutien à la société civile russe et à nos pays voisins qui résistent à la pression engagée par le régime.
La Chine est un défi militaire, diplomatique, économique et politique. Comment l’UE s’y prépare ? Comment renforcer la coopération entre les EU et l’UE ?
Notre relation avec la Chine a plusieurs facettes, c’est un rival, un compétiteur et un partenaire. Bien sûr, nous souhaitons travailler avec les EU à propos de la Chine, échanger nos points de vue et agir de manière coordonnée. Cela n’implique pas pour autant d’agir pareil. Nous partageons de nombreuses inquiétudes sur la région du Xinjiang, Hong-Kong, la 5G ou le manque de réciprocité économique mais nous ne suivons pas forcément la même stratégie, notamment sur la question des investissements. Nous avons négocié un accord avec la Chine, le 31 décembre 2020, afin de procurer un meilleur accès au marché à nos industries. Cet accord n’est pas néfaste pour les EU, il est question d’investissements mais également d’engagements sur le climat et sur les subventions étatiques. Il soutient aussi la mise en place de standards plus libéraux. D’autres points restent en suspens, cet accord ne permettra pas de les résoudre mais c’est un premier pas. Notre coopération avec les EU est essentielle mais elle ne doit pas aboutir à une nouvelle forme de Guerre froide. A cet effet, nous souhaitons renforcer nos liens avec les pays de la zone Indopacifique, le Japon, l’Inde, l’Australie et les pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Nous construisons notre propre stratégie dans cette région.
Quel est la prochaine étape pour raviver l’accord sur le nucléaire iranien ? Pensez-vous qu’il doit inclure d’autres éléments ?
Il est essentiel de procéder par étape afin de ne pas bloquer le processus. L’accord sur le nucléaire est une victoire diplomatique dont nous sommes fiers. Avant le retrait américain, l’Iran respectait l’accord dans son ensemble. Ce dernier se révolte contre le non assouplissement des sanctions mais ne s’est pas complétement retiré du traité, nous devons en tirer profit. L’accord porte une dimension nucléaire et une autre économique. L’une ne va pas s’en l’autre, il faut donc retrouver un terrain d’entente sur ces deux aspects. La première étape est donc de renouer le dialogue, il sera ensuite possible d’envisager la suite.
L’UE développe actuellement le concept de « boussole stratégique » pour diminuer l’écart entre ambitions et réalités tandis de l’OTAN progresse sur un concept de développement stratégique. Les deux doivent être mis en place d’ici 2022. Comment éviter une duplication des moyens, des stratégies ? Comment rendre compatibles leurs objectifs de sécurité et de défense ?
L’autonomie stratégique souhaitée par l’UE n’a rien à voir avec l’OTAN. La coopération entre l’UE et les EU dans les domaines de la sécurité et de la défense ne sera pas remise en cause par l’autonomie stratégique. Cette coopération se base sur l’OTAN et personne ne souhaite que cela change. Il est simplement question de réduire les dépendances, les vulnérabilités et de renforcer notre influence et notre crédibilité dans ces secteurs. Cela demande un travail important mais les EU seront bien le premier bénéficiaire de cette construction. Grâce à cela, ils auront à leurs côtés un meilleur partenaire.
Une large partie de la population des Balkans pense que l’UE ne fait que prétendre souhaiter leur entrée dans l’UE. Pensez-vous, à terme, que ces pays aient réellement une chance d’intégrer l’UE ?
Nous investissons massivement dans les Balkans pour effectuer les réformes nécessaires, améliorer les systèmes politique, économique et juridique afin qu’ils se rapprochent de nos standards. Dire que nous ne faisons que prétendre vouloir qu’ils se joignent à nous n’est pas une réalité. Les institutions européennes sont favorables à leur intégration mais ils doivent avant tout respecter les règles européennes. Parallèlement, nous sommes tout à fait conscients qu’une compétition politique croissante se joue entre la Chine, la Russie et la Turquie. Pour autant, nous ne reviendrons par sur notre processus d’élargissement, nous avons relancé les pourparlers avec le Kosovo et la Serbie via un envoyé spécial. Nous offrons une aide sur la question de la COVID 19, à travers la stratégie COVAX. Enfin, notre contribution financière est largement supérieure à celle offerte par la Russie, la Chine ou la Turquie, au regard de notre plan d’investissement qui se porte à 9 Milliards d’euros.
Visioconférence organisée par l’institut FMES en partenariat avec l’Université de Toulon le 15 avril 2021 à propos des enjeux qui attendent la nouvelle administration américaine. Intervenante : Maud Quessard, maître de conférences, travaille à l’IRSEM, directrice du domaine euratlantique, spécialiste de la politique étrangère américaine. Ses recherches portent sur les enjeux stratégiques américains, les jeux de puissance, les guerres de l’information et les stratégies d’influence. Synthèse par Alix Delorme.
Les élections (novembre 2020) ont été un moment historique car elles ont révélé les divisions de la société et notamment la polarisation des opinions. Mais, alors que les États-Unis (EU) ne semblent plus faire figure de modèle dans le monde, la question du déclin est-elle pour autant tranchée ? Un renouvellement du leadership américain est-il encore possible ?
La politique intérieure est déterminante pour orienter les choix en politique étrangère. Joe Biden est porteur du « Nation Building at Home », un projet politique démocrate de long terme qui se caractérise ici par un plan de relance. Grâce à ce plan il souhaite privilégier un patriotisme économique visant à injecter, via un important plan d’infrastructures tout en se concentrant sur les dépenses ne relevant pas toujours de l’état fédéral. Le projet cherche aussi à lutter contre le changement climatique avec un investissement de 174 milliards de dollars. Enfin, il souhaite investir dans l’innovation technologique afin de soutenir la compétition avec la Chine.
Au-delà de tout cela, Joe Biden souhaite tourner la page des années Reagan en ne suivant pas ses orientations sur le plan intérieur, en réformant le capitalisme, en sécurisant les électeurs et surtout en montrant que la démocratie fonctionne mieux que l’autoritarisme. Cette tache reviendra à Kamala Harris, tandis que pour défendre et représenter l’Amérique sur la scène extérieure on retrouve des responsables connus qui seront tenus de négocier le plan intérieur avec le Congrès. Certains problèmes se posent cependant au niveau de la politique intérieure : les relais d’influence et d’opinion et notamment les soutiens de Trump n’ont pas disparu. Le courant chrétien conservateur constitue encore une force majeure au Congrès par exemple. Il se veut d’ailleurs un acteur de la politique étrangère, celle-ci étant source de grande division entre l’opinion publique et les dirigeants.
Quels sont les enjeux politiques pour l’administration Biden ?
L’ambition réformatrice de ce nouveau mandat concerne aussi la relation avec les alliés et les compétiteurs stratégiques. On note d’ailleurs que l’effort de transformation et de rénovation des alliances et bien plus important que durant le mandat Obama. Si la Chine et le numérique sont deux sujets bien connus de l’agenda Biden, les relations avec la Russie, la Turquie ou encore l’Amérique latine en font aussi partie. Joe Biden a en effet tenu une position très ferme à l’encontre de la Russie durant la campagne présidentielle et les rivalités stratégiques ont été réaffirmées. En ce sens, un cadre de « reset » à la Barack Obama semblerait difficile à remettre en place, bien qu’on puisse constater quelques signes de rapprochement sur la question des armements : en janvier 2021 le traité New Start a été reconduit pour 5 ans. Dans le camp démocrate, beaucoup de responsables se méfient de la Russie notamment car elle reste perçue comme l’instigatrice de l’ingérence dans les élections présidentielles de 2016. De plus, les démonstrations de Moscou pour réaffirmer un soutien à la Syrie ont été interprétées comme des actes de provocation vis-à-vis des EU.
Concernant la Turquie, la ligne de l’administration Biden est plus affirmée et ferme que celle de l’ancienne administration. Dans une logique de blocs, il semble important pour Joe Biden de reconstruire un dialogue afin de réussir à briser l’axe rival formé par Ankara, Moscou et Téhéran. Il faut aussi prendre en compte le contexte de permanence de la menace terroriste et des échecs de cette lutte au Proche-Orient. Joe Biden doit, en effet, se retirer d’Afghanistan et du Proche-Orient en sachant que la menace est toujours présente. C’est aussi un objet de discorde au sein même du pays entre les dirigeants politiques, l’administration et le Pentagone.
En Amérique latine, les enjeux migratoires sont toujours présents, d’autant que la Russie et la Chine ont créé des alliances dans cette zone, challengeant ainsi les Américains. L’administration Biden souhaite cependant normaliser les relations avec Cuba, soutenir la démocratie au Venezuela, tendre la main au Mexique sur la question migratoire, mettre en place une aide au développement et renforcer la présence américaine afin de faire le poids face à la Russie et à la Chine.
Avec la Chine, « compétiteur le plus sérieux » selon Joe Biden, les EU entendent bien poursuivre une stratégie multidimensionnelle pour un Indopacifique libre et ouvert. Même si la compétition de puissance continue le but est d’utiliser une méthode différente de Trump. En cela la ligne diplomatique qui s’affirme s’efforce de mettre l’accent sur l’importance des droits internationaux et humains plus que sur des sanctions. Il y a une volonté de continuité dans l’endiguement de la puissance chinoise mais surtout de coordination avec les alliés et notamment les Européens.
Face aux nouvelles menaces de l’ère numérique, nous pouvons aussi nous demander si la primauté américaine est remise en question. La guerre technologique qui se joue, soit l’intersection entre le monde matériel et immatériel, sera au sommet de l’agenda Biden puisqu’il est toujours possible que cette guerre mute en conflit ouvert. C’est un enjeu majeur sur lequel repose le renouvellement du leadership américain. Une politique de cyber-dissuasion, en continuité avec celle de Trump à l’encontre de la Chine, est celle préconisée par l’administration Biden. Il y a donc de nouveaux terrains de conflictualité, l’idée est de ne pas permettre à la Chine d’achever son plan « Made in China 2025 », afin que les EU conservent leur supériorité technologique.
Nous ne nous dirigeons donc pas forcément vers un monde bipolaire mais plutôt multipolaire. Les alliances présentent une nouvelle donne, c’est pourquoi il est important de tirer des leçons des administrations Obama et Trump et de continuer la transformation des outils stratégiques pour les adapter aux nouvelles menaces en privilégiant les patriotismes économiques et non les nationalismes technologiques. Toutes ces évolutions cristallisent des enjeux de politique intérieure et extérieure.
Pour aller plus loin : Géopolitique des États-Unis, Les Grands Dossiers de Diplomatie n° 61, Aréion.
II. Des guerres anciennes aux guerres nouvelles
Les États-Unis en Méditerranée (A) ; Que veut Erdoğan ? (B) ; La France face aux guerres invisibles, à la recherche d’une carte géopolitique et géoéconomique (C) ; Les nouvelles technologies numériques (IA, 5G) : enjeux juridiques et stratégiques (D).
Visioconférence organisée, le 11 février 2021, par la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES), sur le thème de la présence américaine en Méditerranée, en partenariat avec l’Université de Toulon. Intervenant : Docteur Pierre Razoux, directeur académique de l’institut FMES, précédemment dirigeant du domaine Espace euratlantique - Russie - Moyen-Orient à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM). Synthèse réalisée par Côme Lefeuvre.
Au cours de cette visioconférence, deux grands thèmes sont abordés : l’importance du bassin méditerranéen pour l’administration démocrate et les nouvelles relations entre le Président américain Joe Biden et les pays du Moyen-Orient (M-O).
L’importance du Bassin Méditerranéen pour l’administration démocrate fraichement élue
L’arrivée de Joe Biden a provoqué des réactions mitigées en Méditerranée. Il a certes obtenu le soutien des Européens, de la Tunisie, de l’Algérie, du Liban, de la Palestine et de la Jordanie, mais il se heurte à l’hostilité de l’Est de la Méditerranée, qui entretenait jusqu’alors des relations cordiales avec le président sortant, Donald Trump. De plus, le Maroc, dirigé par le roi Mohamed VI habituellement enclin à suivre l’agenda démocrate, a basculé dans le camp Républicain depuis que Donald Trump a reconnu le Sahara occidental comme appartenant au Maroc, donnant ainsi suite à une revendication marocaine de longue date.
Joe Biden perçoit la Méditerranée comme un corridor stratégique à défendre : de ce fait, le continuum Méditerranée-Mer Rouge est le point central d’une route commerciale vitale qui relie l’Asie, la Mer de Chine, l’Océan Indien, l’Europe, l’Atlantique Nord, ainsi que la façade Est américaine. Cette artère de l’économie mondiale constitue un des enjeux stratégiques dans la rivalité entre les États-Unis (EU) et la Chine. En effet, des pressions chinoises et russes croissantes s’exercent depuis 10 ans sur le Canal de Suez, l’Afrique du Nord, la Méditerranée Orientale et la Mer Rouge, au travers de prises de position, d’installations de bases militaires et d’interventions militaires. L’importance de ce corridor est d’autant plus grande par la présence de câbles qui en tapissent les fonds marins. Ces câbles passent par les mêmes check-points que les routes maritimes méditerranéennes, faisant de ce corridor une des premières routes énergétiques mondiales : en effet, 97% de la communication internationale passerait par ces câbles. Ces flux énergétiques sont protégés par une forte présence militaire américaine à proximité. Cette artère constitue également une ligne de front pour contrer le terrorisme islamiste. Enfin, le bassin méditerranéen est une aire de jeu pour une multitude d’acteurs, tant internationaux que régionaux (Turquie, Arabie Saoudite…), ce qui explique le maintien des américains sur le territoire.
Même si en 10 ans, la présence américaine a diminué sur l’ensemble du pourtour méditerranéen, avec un affaiblissement des deux tiers des forces aériennes en présence, de la moitié des forces navales, ainsi que du quart des forces terrestres stationnées, la plupart de ces forces sont engagées à proximité (Moyen-Orient, Irak, Afghanistan). De plus, pendant ces 10 ans, nous avons pu assister à une hausse du matériel militaire clé. En plus de cela, le réseau de bases américaines a été conservé et modernisé pour une majorité d’entre-elles, surtout les points stratégiques. Enfin, les EU, par leur présence en Espagne, en Sicile et en Tunisie, tiennent le verrou méditerranéen occidental, en plus de la Méditerranée Orientale par leur présence en Grèce, en Israël et à Chypre. De cette façon, ils peuvent surveiller la Turquie, ainsi que tous les mouvements de la flotte russe en provenance de la Mer Noire. Ainsi, les EU maintiennent une présence efficace sur le territoire concerné et les troupes déplacées peuvent intervenir rapidement en cas de problème. Malgré tout, il est important de noter que le bassin méditerranéen est fragmenté entre trois grands commandements américains : la zone maritime européenne et de l’OTAN est sous le contrôle de Yukon, le Sud est sous l’emprise de l’US African et l’Est est dirigé par le Saltcon. Ces trois commandements se disputent la responsabilité de toute opération sur le territoire.
Les nouvelles relations entre le Président américain Joe Biden et les pays du M-O
L’élection de Joe Biden est une mauvaise nouvelle pour Israël. Après 45 ans de vie politique, Joe Biden sait qu’il ne peut aboutir à une issue positive dans le conflit israélo-palestinien tant que Benjamin Netanyahu sera au pouvoir. Il n’y concentrera donc pas ses forces. Joe Biden n’a d’ailleurs pas contacté le dirigeant Israélien comme il l’a fait pour tout l’environnement pro-démocrate. Toutefois, il y a fort à parier qu’il ne reviendra pas sur les concessions accordées sous Donald Trump à Israël, comme le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem, afin de maintenir une entente optimale. Ainsi le président américain fait le pari que Benjamin Netanyahu ne se maintienne pas au pouvoir lors des élections de mars 2021, avec l’espoir de débloquer la situation.
D’après leurs déclarations de campagne, Joe Biden entend avoir une posture plus ferme que Donald Trump avec le président de la République turque Erdoğan. Néanmoins, le nouveau président des EU a pour principal soutien le lobby grec, dont la patrie vient de signer des partenariats avec Israël et les Émirats Arabes-Unis (EAU), leur permettant de prendre position en Méditerranée. Cela devrait encourager une posture plus diplomatique de sa part, d’autant plus que la Turquie est le bouclier de l’OTAN et de l’Occident contre la Russie et la Chine. Enfin, une partie de l’élite démocrate américaine est favorable à l’islam politique et aux Frères musulmans, car ils prônent des élections, sont proches du milieu du commerce et sont acquis aux thèses du capitalisme véhiculées par les EU. Toutefois, Recep Tayyip Erdoğan devra comprendre la nécessité de donner des gages de bonne conduite avec le nouveau gouvernement américain.
Joe Biden a bien conscience de l’importance de l’Iran malgré sa révolte contre les EU depuis 1979. Il a donc pour objectif une reprise du dialogue sur le nucléaire iranien. Néanmoins, les Iraniens sont méfiants et n’accepteront de traiter que dans le cas d’une convergence des intérêts stratégiques. Ainsi, même si l’Iran a applaudi l’élection de Joe Biden, il est fort probable que les EU n’obtiennent rien avant les élections de juin 2021, que les prévisions concèdent au parti conservateur, plus disposé à négocier malgré un agenda ferme. Les Iraniens, comme les Américains, ont bien conscience que ces négociations porteront, outre l’accord nucléaire, sur un accord global strictement bilatéral entre l’Iran et les EU, notamment sur l’influence régionale du pays. Toutefois, les Iraniens exigent que cet accord bilatéral ne concerne que l’Iran et les puissances du Golfe, cherchant par là à diminuer la présence américaine sur le territoire. Les EU attendent donc de l’Iran un gage de soumission qui ne vient pas, celui-ci ne montrant même aucune volonté de traiter avec l’aigle américain.
La Méditerranée a donc une importance stratégique non-négligeable pour les EU, véritable bouclier anti-missile face à la Russie, l’Iran, et le M-O, notamment grâce la possession en Israël d’une base avancée de détection et d’interception de missiles balistiques venant du M-O, ainsi que d’un dispositif naval en Turquie. Les EU ont donc tout intérêt à rester en Méditerranée, quoiqu’avec une présence moindre.
B. Que veut Erdoğan ? Les nouvelles ambitions turques en Méditerranée-Moyen-Orient
Visioconférence organisée par l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO), le 17 mars 2021. Modératrice : Noémie Rebière. Intervenants : Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, spécialiste du Moyen-Orient et Vicken Cheterian, docteur en Histoire et politique internationale de l’IUHEI. Synthèse par Gabrielle Gros.
Cette conférence a pour but d’éclaircir les ambitions du Président Recep Tayyip Erdoğan. Il se trouve que Pierre Aski a, sur France Inter, désigné ce pays comme LA puissance de 2020. La Turquie s’est en effet illustrée dans de multiples zones de conflits auxquels elle a pris part active et plus particulièrement en Méditerranée orientale où ses intérêts ont une certaine légitimité.
La Turquie actuelle
Le néo-ottomanisme et l’expansionnisme caractérisent souvent la politique extérieure d’Ankara. Or Erdoğan, lors de ses interventions, n’hésite pas à faire référence à l’âge d’or de l’Empire Ottoman. Entre la rhétorique d’Erdoğan et son champ d’action, il y a néanmoins un grand cap. Il semble promouvoir une conquête territoriale qu’il est en réalité dans l’impossibilité de développer. Parallèlement, la Turquie a incontestablement pris conscience de sa propre puissance et a développé une politique d’influence. Son président fait d’ailleurs souvent allusion au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations-unies (ONU) : le monde ne peut pas être réduit à 5 États, selon lui.
La volonté de déploiement en Afrique subsaharienne s’est largement exprimée par les 28 visites d’Erdoğan et le développement de 34 ambassades depuis son arrivée au pouvoir. Cet intérêt est à replacer dans le nouveau paradigme international, à savoir que de nombreux pays sont désormais prêts à faire valoir leurs droits.
L’interventionnisme de la Turquie a, lui aussi, évolué pour différentes raisons. En Syrie, la boussole qui guide les interventions de la Turquie est la question Kurde. Les nationalistes kurdes sont considérés comme un parti démocratique en opposition au Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). La Turquie espère une résolution militaire quand la seule issue est politique. En novembre 2019 est signé un accord entre la Turquie et la Lybie pour la délimitation des eaux territoriales. L’obligation d’intervenir en Lybie pour la Turquie fait partie des termes de l’accord. C’est une manière pour la Turquie d’accroitre son influence régionale et de resserrer ses liens avec le gouvernement de Fayez Al-Sarraj.
Concernant les enjeux de politique intérieure, le gouvernement d’Erdoğan est en bien plus mauvaise posture qu’il y a 10 ans à cause de la crise économique et de la pandémie. Or ces enjeux stimulent le nationalisme turc, cela est donc risqué.
Qui est Erdoğan ?
Erdoğan arrive au pouvoir en 2003 en tant que Premier ministre. C’est alors un personnage pro-européen, libéral, qui parle de l’islam démocratique et d’une société très bien définie, il est centré sur la lutte anti-corruption. Il s’est métamorphosé dans les 10 années suivantes. Dans les affaires internationales, le slogan d’Ahmet Davutoğlu : « zéro problème avec les voisins » devient la règle. Il mène nonobstant une politique très agressive contre l’UE qui est un modèle de société. Il n’est donc pas étonnant que la société civile turque soit aujourd’hui décimée.
De plus, il avait promis une entente entre l’Islam et les Kurdes. C’est un échec, les Kurdes sont encore l’ennemi public n°1. Au niveau idéologique, la promesse d’un islam démocratique et libéral dans les années 2003-2005 s’est dissipée au profit d’une Islam salafiste. Tandis que l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), dont Erdoğan est le président général, est allié aux Frères musulmans, ce qui n’était pas prévu.
Ainsi, le chef d’État manque de consistance et cela se traduit par des modifications conséquentes dans son programme politique et diplomatique. Il a, certes, réussi à consolider son pouvoir en 2007 en créant une alliance avec l’État profond mais il a aussi consolidé tous les courants contradictoires de l’État turque.
Vicken C. dresse une comparaison entre R. Erdoğan et V. Poutine. Tous deux sont en effet de redoutables tacticiens qui sont parvenus à consolider et à représenter les différents courants à l’intérieur de leur État. Ils inspirent tous deux la nostalgie de l’empire passé. La vision à long terme de V. Poutine contraste cependant avec celle de R. Erdoğan. En outre l’ambition de ces deux puissances est limitée par l’Occident et surtout les États-Unis (EU). Il émerge ainsi une alliance tactique entre Ankara et Moscou qui demeurent néanmoins en concurrence. Par exemple, en 2015, en Syrie, la question des bombardiers russes a causé 6 mois de tensions mais durant l’été 2016, les deux États ont collaboré politiquement et militairement et ont exclu l’UE et la Syrie. En revanche, la Turquie cherche activement une alternative à sa dépendance énergétique à la Russie.
Relations occidentales
En premier lieu, les missiles russes livrés à la Turquie représentent une forme de moyen de pression sur l’Occident. Cependant, lors de l’intervention militaire turque « Source de paix », une forme d’entente s’est formée entre Trump et Erdoğan, elle a menée au retrait des missiles. En revanche, nous pouvons nous interroger sur la nature des futures relations avec le nouveau président, Joe Biden. Dans un entretien avec le New York Times, en 2019, celui-ci a qualifié Erdoğan d’autocrate et a soutenu l’opposition. De plus, la question des missiles S-400 est un enjeu d’Hard power du point de vue américain. Les EU et la Turquie sont donc actuellement dans une période de test. N’oublions pas que la Turquie est la 2e armée de l’OTAN en nombre de soldats. C’est aussi le seul État culturellement musulman et membre de l’OTAN. Pour l’instant, sans rupture avec les EU et en possession d’une assurance de sécurité, la Turquie ne va pas quitter l’OTAN. Enfin, lors de la visioconférence de Stoltenberg le 15 mars 2020, un membre du Comité défense du parlement européen a évoqué de « sérieuses préoccupations à l’égard de la Turquie ». En effet, la France a déclaré que la Turquie n’entrerait pas dans l’UE ce qui a exacerbé les crispations européennes. La question est désormais : quelle refondation des liens avec la Turquie ?
Le Haut-Karabakh et l’Azerbaïdjan
L’OTAN ne fonctionne plus comme pendant la Guerre froide. Le concept des alliances stratégiques doit être revisité. Le développement économique turque est conditionné par la seule alliance avec l’UE. Or elle ne s’est pas positionnée par rapport au Haut Karabakh. L’année dernière, lors de l’intervention directe de l’armée russe dans le Karabakh, la Turquie a déployé, selon des sources russes, 600 experts militaires pour remplacer l’état-major de l’Azerbaïdjan et coordonner la guerre. Elle a également déployé des mercenaires syriens et cela a eu impact important. Ankara a encore une fois essayé d’éloigner l’Occident, de démanteler l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de prendre la Russie comme co-partenaire. La Turquie devient le sponsor de l’Azerbaïdjan et la Russie de l’Arménie. Mais la Russie impose un cessez le feu et exclut la Turquie des négociations en ne lui donnant qu’un rôle dans l’observation de ce mécanisme. Ainsi la Russie a gagné en devenant le médiateur unique dans le processus diplomatique alors que la Turquie a fourni un investissement militaire supérieur. Suite à cela, la Russie a poursuivi ses avancées militaires via un déploiement dans l’Azerbaïdjan et le Haut Karabakh. Les grands perdants sont les l’UE et les Etats-Unis mais aussi l’Azerbaïdjan car ce pays a désormais une dette envers Ankara.
Le Syndrome de Sèvres est un traumatisme qui accompagne la naissance de la République Turque en 1923 et qu’il importe d’intégrer aux réflexions sur ce pays. La Turquie reste un pouvoir laïque mais il pourrait résulter, du jeu cynique entre Erdoğan et l’Islam politique, une forme de confrontation. Afin de contrer l’accroissement potentiel de la Turquie dans la région, un rapprochement entre l’Iran et la Russie dans le Caucase est à parier dans les mois à venir.
Visioconférence de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains, le 28 février 2021, introduite par Louis Gautier, directeur de la Chaire. Intervenant : Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI). L’entretien porte sur le nouveau livre de Thomas Gomart, « Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques », éditions Tallandier. Synthèse par Anna Monti.
Thomas Gomart débute cette conférence en revenant sur le concept de triangle stratégique, composé des États-Unis (EU), de la Chine et de la Russie. Ce dernier symbolise les débuts de la mondialisation. La Chine, alors le maillon faible, est aujourd’hui remplacée par la Russie. Ainsi, une transformation de ce triangle s’est opérée, cela illustre le changement en cours de la mondialisation. Parallèlement, T. Gomart exprime une possibilité inquiétante selon laquelle des situations politiques prendraient le dessus sur des situations économiques. Ce livre tire ses origines de ce risque géopolitique et de la déconnexion entre ce qui relève de la réflexion économique et de la réflexion dans les milieux stratégiques.
Le cadre d’analyse pour penser ces guerres invisibles
L’analyse menée dans son livre s’attache d’abord à souligner le lien entre puissance manufacturière et technologique, un enjeu essentiel pour la France.
Puis, à proposer une définition des guerres invisibles par le terme enchevêtrement. Selon lui, plusieurs enchevêtrements s’opèrent, entre des logiques de paix et de guerre, entre ce qui relève de l’interne et de l’externe et entre activités militaire et civile. Partant de ce constat, il analyse notre situation comme une interdépendance se resserrant sous l’effet de la contrainte environnementale et la propagation technologique. Cette interdépendance s’exerce asymétriquement, elle produit des nœuds névralgiques amenant à la coopération ou à la coercition. Seules les décisions politiques ou économiques peuvent les défaire.
T. Gomart décrit également une forme de réticence à l’usage de la force traduite par l’utilisation de substituts tels que les sanctions économiques, les opérations cyber ou encore la manipulation de l’information. Finalement, les guerres cherchent moins à contraindre les corps qu’à contrôler les esprits, explique-t-il et cette confrontation dite cognitive s’exerce déjà.
De ce cadre analytique, T. Gomart détaille trois constats s’inscrivant dans une logique de transformations convergeant à terme. Une transformation non intentionnelle, la dégradation de l’environnement et une autre intentionnelle, la propagation technologique. En découle une question majeure : Est-ce que la seconde peut répondre à la première ?
Le premier constat rappelle le rôle des EU et de la Chine dans la dégradation de l’environnement. À eux deux, ils représentent 45% des émissions de CO2. Leurs économies sont interpénétrées et extractives, s’ajoute à cela leur poids dans le monde qui les fait subordonner leurs politiques climatique et numérique à leur rivalité stratégique.
Le second constat revient sur l’interdépendance et l’une de ses conséquences : l’emboîtement de souverainetés et de juridictions. L’Union européenne (UE) doit acquérir une carte pour y naviguer et identifier les nœuds. Pourquoi ? Selon lui, dans leur logique de puissance, les États cherchent à capter de la richesse pour la répartir en toute inégalité. Cette accentuation des inégalités est partie intégrante de son livre car il juge ce phénomène comme l’arrière-plan de toute réflexion stratégique.
Le dernier constat est la rivalité sino-américaine qu’il décrit comme structurante. Contrairement à de précédentes rivalités, celle-ci est moins visible dans le domaine militaire que dans les autres. Elle offre un espace à des acteurs de second et troisième rang. Ceci est une préoccupation forte pour les Européens qui voient se dégrader leur environnement régional immédiat.
Les mutations de l’économie politique internationale
Toute réflexion stratégique doit prendre en compte les mutations de l’économie politique internationale. Au regard des capitalisations boursières des sept premières entreprises des deux plus grandes activités économiques, que sont le numérique (7 200 milliards $) et le pétrole (2 500 milliards $), on remarque que seule une entreprise est européenne, Shell. Effectivement, la création de richesse est majoritairement captée par les plateformes dont les Européens sont absents alors que leurs informations les irriguent. En citant les trois plus gros producteurs d’hydrocarbures, les EU, la Russie et l’Arabie Saoudite, et les trois plus grands consommateurs, la Chine, l’UE et l’Inde, T. Gomart met en lumière plusieurs nœuds géopolitiques relatifs à la maîtrise de la production et à l’afflux maritime afférent.
La question des données est également une mutation majeure. Il s’observe depuis 1990, une montée en puissance de l’extraction des données hier personnelles et aujourd’hui industrielles. La sphère numérique alimente les espaces communs : la mer, l’espace aérien, l’espace exo atmosphérique. L’orateur va même plus loin, en parlant de territorialisation de la data sphère.
Afin d’établir une carte, il semble donc essentiel d’analyser la nature de la convergence entre les enjeux strictement énergétiques et ceux strictement numériques. Finalement, cette analyse amène à se questionner sur l’électrification comme mode de production d’énergie le plus répandu. En France, le nucléaire civil est un particularisme fort. Pourtant en vingt ans, sa maîtrise est devenue plus efficiente en Chine et en Russie. De ce défi énergétique ressort alors des interrogations sur le rythme de la transition écologique et sur la géopolitique de la technologie bas carbone. La propagation technologique n’est pas verte. Il s’établit ainsi un chevauchement entre la géopolitique des données et du pétrole.
Les enjeux liés à l’intelligence artificielle et la capacité de calcul
L’intelligence artificielle (IA), paramètre essentiel des guerres invisibles, possède, elle aussi, ses propres enjeux.
Le premier est la captation des personnes les plus capables de la développer, soit environ 770 000 personnes. Il y a une hyper concentration d’un savoir-faire et une sociologie très particulière qui devrait être au centre de nos réflexions sur nos formations et sur l’évolution professionnelle qui s’en suit.
Le deuxième est la robotisation où la France subit un décrochage comparé à l’Allemagne, toutes deux loin derrière la Chine, les EU, le Japon et la Corée du sud. Le domaine productif se robotise, le risque est que les industries européennes deviennent de simples sous-traitantes des plateformes numériques.
Le troisième, porte sur le salariat. La société tertiaire est amenée à être fortement impactée par l’IA tandis que le concept de « télémigration » se développe.
Le quatrième concerne les semi-conducteurs, un des points d’affrontement majeur de la guerre invisible qui se joue entre les EU et la Chine. En effet, ils représentent 12% des importations de la Chine qui cherche à acquérir une autonomie stratégique.
L’Union européenne
Pour construire une Union européenne plus autonome différents sujets sont à abordés.
Les relations civilitaires, qu’il définit comme des formes d’interpénétration entre les champs militaire et civile dans le domaine de l’innovation, sont le premier thème. Il en découle une question, celle du sens de l’innovation du civil vers le militaire et inversement, qui s’accompagne d’une inquiétude réelle relative aux capacités d’investissement. Les plateformes américaines ne distribuent que très peu de dividendes et investissent massivement. Les écarts d’investissement avec les autres sont tels que cela nuit à des États, notamment la France.
Le concept de complexe militaro-numérique, soit la manière dont interagissent les plateformes avec les appareils de défense américain et chinois est un autre sujet majeur. Les EU se montrent bien plus transparents sur leurs interactions que la Chine. Les personnalités que sont Eric Schmidt (EU) et Ren Zengfei (Chine) illustrent parfaitement cette relation étroite qu’entretiennent les deux sphères.
Le maintien d’un accès autonome à l’espace est également un enjeu européen. Pour le comprendre, il souligne le lien à établir entre les constellations satellitaires et le cloud. Amazon est très investi, tout comme Microsoft qui est très lié à Space X.
Les enjeux de financement et les attitudes des banques dans le financement de la technologie et des innovations militaires est le dernier sujet. La France est la plus concernée de l’UE car plusieurs associations via un système de notations découragent parfois les investissements bancaires dans des activités telles que le nucléaire civil.
Pour conclure, T. Gomart se propose de faire une analyse de la crise de la COVID-19. Il la qualifie de crise techno-sanitaire. Sanitaire dans ses causes primaires et technologique dans ses conséquences principales. Il y a une prise de conscience généralisée du poids des plateformes systémiques dans les sphères économique et politique. Cette crise agit aussi comme un révélateur de la capacité à gouverner des autorités publiques et a pour effet de redistribuer la puissance. Contrairement aux EU et à l’Europe, l’Asie endigue bien mieux la pandémie. Finalement, elle donne un avant-goût des prochaines crises qui combineront probablement des dimensions, sanitaire, environnementale et technologique. De ce constat, il propose d’élargir à l’ensemble des acteurs industriels les rapprochements avec l’appareil de défense. Repenser la stratégie, en sélectionnant les industries qui ne peuvent être que nationales, européennes ou mondiales. Une relocalisation massive n’est pas réaliste, certaines verront le jour mais dans des domaines très précis. T.Gomart est en fait un fervent défenseur de l’approche globale, c’est à dire de la prise en compte de l’ensemble des paramètres, notamment dans la résolution des crises.
Visio-conférence organisée par le Club Phoenix (Direction générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées), le 20 novembre 2020. Participants : Louis Perez, doctorant à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas ; Mark Corcoral, doctorant au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po ; François Delerue, chercheur cyberdéfense et cyber sécurité à l’Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire (IRSEM) et modérateur de la conférence. Synthèse rédigée par Axelle Djama (DGRIS).
En introduction, François Delerue s’est attaché à mettre en évidence les enjeux qui entourent le développement et le déploiement de l’intelligence artificielle (IA) et de la 5G. Ces enjeux stratégiques de régulation sont au cœur des travaux des deux intervenants, présentés ci-après.
Intervention de Louis Perez - L’influence des entreprises sur les processus internationaux de régulation de l’intelligence artificielle
Au cours des dernières décennies, la capacité d’innovation dans le domaine du numérique a connu un renversement des États vers les entreprises transnationales. L’IA est essentiellement développée par de grandes entreprises du numérique américaines (GAFAM) ou chinoises (BATX). La question de la régulation de l’intelligence artificielle (IA) est au cœur des débats sur le développement de cet outil, qui soulève des enjeux juridiques et stratégiques majeurs.
Dans une première partie, Louis Perez invite à interroger les relations entre les États et les géants du numérique, qui usent de leur puissance pour peser dans le processus de régulation de l’IA. En ce qui concerne la Chine, les entreprises sont dans une position de subordination vis-à-vis de l’État dont l’ambition est de devenir le leader en IA d’ici 2030. Aux États-Unis (EU), actuels leader en matière d’IA, l’État opte pour la négociation avec les GAFAM dont il a permis l’émergence et dont il profite des innovations. Enfin, l’Union européenne accuse un fort retard sur le développement de l’IA et se retrouve contrainte de développer des outils défensifs pour maîtriser son marché face aux géants américains et chinois qui la convoite.
Dans une seconde partie, Louis Perez a analysé les positions des entreprises du numérique sur la régulation de l’IA. Il note un consensus sur le rejet d’une régulation juridique contraignante, bien qu’une réflexion ait été engagée sur la question des systèmes d’armes létales autonomes (SALA) à Genève, dans le cadre de la rencontre des États parties à la Convention sur certaines armes classiques (CCAC). Ce refus d’une régulation juridique contraignante, pour des motifs principalement économiques, profite aux géants du numérique qui s’autorégulent. Cette autorégulation prend la forme de normes non contraignantes, fondées sur des principes éthiques (transparence, équité, respect de la vie privée etc.). La régulation éthique soulève des enjeux relatifs à la privatisation des normes, à l’articulation de ces nouvelles normes au droit existant, à leur interprétation, à leur mise en œuvre et à leur contrôle. Le développement de normes techniques, produites par des experts au sein d’organes de normalisation où les représentants de la Chine et des États-Unis sont très actifs, participe également de cette régulation (normes ISO/IEC). Toutefois, ces normes sont payantes et souffrent d’un déficit de juridicité.
Pour conclure, les entreprises s’accommodent des modes de régulation existants et les États s’alignent sur les positions de leurs multinationales. Toutefois, cet arsenal de normes demeure insatisfaisant, et la société civile et les instances internationales appellent à une juridisation de ces instruments et au développement de normes juridiques contraignantes.
Intervention de Mark Corcoral - « L’affaire Huawei » dans le déploiement de la 5G : un enjeu stratégique peut en cacher un autre
Depuis deux ans, les États-Unis tentent de convaincre leurs partenaires et alliés d’exclure le groupe Huawei du déploiement de la 5G. Cette controverse s’inscrit dans la dynamique d’intensification de la rivalité sino-américaine. La confiance dans les fournisseurs d’équipements constitue un enjeu primordial de protection des données et a fortiori, de sécurité nationale. Toutefois, il semblerait que les efforts américains déployés pour contrer l’ascension de Huawei dépassent les préoccupations sécuritaires, et témoignent d’une volonté américaine de préserver sa suprématie technologique.
Dans une première partie, Mark Corcoral rappelle les modalités de l’accession de Huawei sur les marchés américains et européens. Les États-Unis ont fait preuve d’une méfiance précoce envers Huawei, par des blocages d’investissements par le Comité pour l’investissement étranger aux États-Unis (CFIUS) en 2008 et 2011 ou encore par la publication de rapports institutionnels sur les liens entre l’entreprise et les autorités chinoises. En revanche, Huawei a rapidement pénétré le marché européen dans un contexte plutôt favorable à un arbitrage en faveur du pouvoir d’achat des consommateurs, au détriment de préoccupations sécuritaires et industrielles.
Dans une deuxième partie, l’offensive américaine est analysée. En mai 2019, les États-Unis interdisent strictement les équipements Huawei des réseaux américains. Cette interdiction revêt un enjeu de puissance qui dépasse la seule sécurité des réseaux mobiles américains (selon le Procureur général William Barr). Les États-Unis craignent que la pénétration des réseaux partenaires et alliés puissent servir de levier coercitif à la Chine.
Dans un troisième temps, Mark Corcoral revient sur les dilemmes que rencontrent les États européens au sujet de la participation de Huawei dans le déploiement de la 5G. D’abord, l’effet de verrouillage, dont bénéficient les équipementiers déjà présents dans les réseaux, signifie que d’interdire Huawei nécessite des opérations de démontages-remontages couteuses et chronophages. Ensuite, l’exclusion de Huawei conduirait à une concentration accrue du marché des équipements, posant de graves problèmes économiques et sécuritaires. Les pouvoirs publics et les opérateurs sont donc contraints à des arbitrages entre la préservation de la sécurité nationale et le maintien de la résilience des réseaux.
Pour conclure, « l’affaire Huawei » représente un enchevêtrement d’enjeux stratégiques : un enjeu de sécurité pour garantir la disponibilité, l’intégrité et la confidentialité des communications ; un enjeu de puissance dans la rivalité sino-américaine ; un enjeu économique et industriel à l’aube du déploiement de cette nouvelle génération de réseaux mobiles.
Accoucher dans le monde des hommes (A) ; Comment sortir du colonialisme ? (B) ; Logiques des migrations à travers le monde (C) ; La construction d’une puissance verte européenne : Green Deal ou Greenwashing ? (D) ; Regards croisés autour de la réindustrialisation de la France (E) ; La défense de l’État de droit et des libertés fondamentales (F)
Visioconférence organisée le 17 mars 2021 par l’EHESS à l’occasion du séminaire « L’univers des choses soviétiques » sur le thème des accouchements, avortements et la « gynécologie punitive » en URSS à travers le samizdat des femmes de Leningrad (1979-1982). Intervenante : Anna Sidorevich, doctorante étudiant « le mouvement dissident des femmes de Leningrad dans les années 1970-1980”. Synthèse par Faustine Letellier.
En quoi ces publications des femmes représentent-elles les problématiques liées à la propagande et comment cela s’inscrit-il dans un contexte politique de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ?
Procréation : « Le bonheur de la naissance ou les souffrances de l’accouchement ? »
A. Sidorevich analyse d’abord la représentation de la femme. Durant les années 1970 l’URSS connaît une chute démographique. Le gouvernement se tourne alors vers la promotion d’une mère procréatrice, maîtresse de maison et travailleuse. « Le parti a à cœur de prendre soin de la femme en tant que mère ». Les enfants, la « seule classe privilégiée » sont pris en charge par le gouvernement : construction de colonies, de crèches, d’hôpitaux pour enfants. Cette politique d’accompagnement a pour but de remettre rapidement les femmes au travail post-partum : une « double charge des femmes ». Les images de propagande d’une mère « par nature » sont si ancrées dans l’imaginaire soviétique que les organisations clandestines n’ont pas soulevé ce problème de représentation.
Les samizdats, des rassemblements clandestins de femmes dissidentes publiant des revues clandestines telles que Maria, témoignent alors des humiliations, brutalisations causées par l’amalgame entre souffrance et devoir de maternité. Une femme doit accoucher dans la douleur « pour accomplir son devoir de mère ». Les hôpitaux gynécologiques représentent la totale subordination des patientes.
Enfin, l’incompréhension de la sexualité féminine se traduit par une méconnaissance du corps. En effet, le sujet est absent des samizdats, la sexualité était pensée à travers la procréation : « La femme a un désir de la maternité ». La considération de la femme comme « classe procréatrice » dénote d’une objectivation du corps. Les femmes dissidentes aborderont le manque de personnel hospitalier, de professionnalisme, les douleurs morales et physiques subies... Ce discours sera qualifié d’antisoviétique.
Avortement : une procédure punitive ?
Légalisé en 1920, l’avortement est à nouveau pénalisé en 1936 sous prétexte que les conditions sociales ont tellement évolué que c’est insensé. Sa légalisation en 1955 s’inscrit dans la relance démographique. L’avortement est alors légalisé afin de convaincre d’une amélioration des conditions de la femme et encourager les rapports. Néanmoins sa pratique, son encadrement, les humiliations et la culpabilisation qu’il suppose effraient autant que découragent les femmes voulant y recourir. « Les femmes l’appellent « le hachoir à viande ».
Pour autant, il était le seul moyen de mettre fin à une grossesse et était pratiqué par un très grand nombre de femmes soviétiques. C’était une alternative à la misère sociale malgré les grandes douleurs et les risques sanitaires encourus. En 1980 seul 5 à 10% des avortements sont pratiqués sous anesthésie. N’étant pas interdit, seul le curetage est pratiqué à défauts de techniques moins brutales et plus modernes alors existantes.
En 1989, selon les autorités, 13% des avortements sont clandestins mais d’après les associations, cela s’élèverait entre 50% et 70%. Les femmes sont effrayées par les pratiques des hôpitaux et la pression sociétale créée par la bureaucratisation de cette pratique empêchant l’anonymat. Cela entraine d’autres problèmes : les femmes ont recours à des avortements clandestins et sont donc exposées à des dangers sanitaires et des violences sexuelles. L’avortement est alors une marque d’oppression de la femme.
Sexualité féminine et culture de la contraception en URSS dans les années 1970-1980
La sexualité est un sujet tabou et est absente de ces revues clandestines russes. Ces cercles de femmes luttent essentiellement contre l’existence de l’avortement en tant que contraception en raison des conditions et des dangers encourus. La jouissance féminine est un sujet qui n’apparaît pas, ce qui est dû à l’absence d’éducation sexuelle. Un rapport sexuel est donc vu par la femme sous le prisme du risque d’une grossesse et d’une exposition à des violences gynécologiques.
La question des contraceptifs reste également un thème rare, même dans les revues féministes. Les quelques articles sur le sujet ne parlent que de techniques naturelles. Cela s’explique par la méconnaissance du corps féminin, le manque de moyens et de connaissances des techniques de contraception. La sexualité féminine étant reliée directement à la maternité, aucun moyen de contraception n’est envisagé.
L’image de la femme est alors influencée par une vision patriarcale : la femme est passive et dominée par l’homme. L’absence de plaisir féminin est donc une norme dont découle l’idée de l’épanouissement dans la maternité. Alors que la majorité du corps médical est féminin on explique les violences subies par les patientes par “une misogynie intérieure au système”.
Ces pratiques démontrent les amalgames entre procréation, sexualité et souffrance. Les femmes étaient sous la déviance du personnel médical, les abus de pouvoir et l’existence d’une gynécologie punitive. L’image de la femme mère est assignée par l’État : c’est l’emprise du système patriarcal sur le corps et la sexualité des femmes.
Visioconférence organisée par l’Université populaire du Quai Branly, le 6 janvier 2021. Intervenant : Benjamin Stora, historien, professeur à Paris-XIII, auteur de nombreux essais sur la guerre d’Algérie et d’ouvrages d’histoire contemporaine. Synthèse par Anna Monti.
La conférence porte sur le passé colonial de la France, plus précisément sur le retour de la question de la colonisation sur la scène politique, scientifique et culturelle française.
Selon Benjamin Stora, les recherches sur le passé colonial ont été saccadées. Dans les années 1980, il n’y avait que très peu d’historiens qui travaillaient sur ce sujet. La France a connu des périodes de déni très importantes de son passé colonial. Il en expose les trois raisons essentielles.
Premièrement, l’ère coloniale française a duré près de quatre siècles, elle est bien plus longue que celle de l’empire Britannique par exemple. Il y a eu un désir de séparer la colonisation de l’Histoire française, pourtant facteur de la construction du nationalisme français. La longueur de cette période et la construction de l’imaginaire a provoqué ce déni post-colonialisme. La grandeur de la France et de ses valeurs républicaines était en danger. Le rétrécissement de son territoire n’était pas acceptable. Penser le colonial autrement que par, la grandeur des valeurs républicaines et des Lumières, notamment par l’horreur des guerres, de la résistance, de la barbarie et de la cruauté impliquait une remise en question de la construction du nationalisme français.
Deuxièmement, la France a, pendant longtemps, niée l’existence des nationalismes des pays qu’elle avait colonisés. S’inspirant ou s’opposant au modèle français, ils ont pourtant émergé en nombre. En raison du non-respect de la citoyenneté, des droits politiques des sociétés, de la déshumanisation, plusieurs nationalismes ont émergé afin de défier la France. La Grande révolte syrienne aussi connue comme la Révolte druze de 1925-1927, les nombreux Mouvements nationalistes africains notamment en Algérie en 1927 avec la création de l’Etoile Nord-Africaine de Messali Hadji, en sont deux exemples. Cette méconnaissance de l’autre, cet assimilationnisme politique qui ne se soucie pas de la population locale sont démonstrateurs d’une absence de considération et d’un non ancrage à une réalité objective. En effet, les Français n’ont, par exemple, que très peu de connaissances des populations colonisées. L’État français a empêché les colonies de s’approprier le principe républicain universaliste, elle l’a imposé au travers de son histoire et de sa population.
Troisièmement, lorsque la question de la colonisation a émergé d’abord dans les années 1930 puis et surtout après la Seconde Guerre mondiale, le monde était focalisé sur l’affrontement Est-Ouest. Cette question est sous-traitée car les prémisses de la Guerre froide dominent le débat. Ce n’est qu’en 1946, lors de la guerre d’Indochine, que le sujet de la colonisation se trouve traité mais cela se fait, là encore, sous le prisme du communisme. A l’époque de la conférence de Bandung (1955), réunissant des pays fraîchement indépendants, la France ne considère toujours pas la souveraineté politique de ces anciennes colonies.
Découplage entre nationalisme et communisme
Le communisme joue un rôle majeur à partir de l’entre-deux guerres. Les nationalistes cherchent des appuis auprès des communistes afin d’acquérir plus d’autonomie et de liberté. Ils n’en trouvent pas et cela provoque des conflits et la rupture des relations entre nationalistes et communistes. Le Rassemblement démocratique africain né en 1946 s’est d’abord affilié au Parti communiste français dont il se sépare en 1950, en raison des désaccords majeurs. La Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) a eu une position assimilationniste pendant très longtemps. La gauche politique française dans sa grande majorité avait foi dans les bienfaits des valeurs républicaines émancipatrices des Lumières, elle n’a pas compris le besoin d’indépendance des pays colonisés. Il a fallu attendre après François Mitterrand pour que la gauche accepte ce passé colonial. Il y a toutefois eu, également, une gauche anticoloniale et celle-ci a essuyé des déceptions au regard du tournant politique pris suite aux indépendances. Effectivement, l’indépendance a été suivie, pour de nombreux États, par la mise en place de régimes dictatoriaux. Cette frange de la gauche française s’est alors désengagée. Il faut cependant rappeler que ce mode de gouvernance a été en partie voulu par la France. Ce sont les débuts de la Françafrique. Plusieurs personnalités nationalistes ont été évincées du pouvoir, d’autres ont été assassinées. La France a porté au pouvoir des équipes qui étaient disposées à travailler avec elle.
Le retour de la question colonial par la volonté des descendants
Le problème majeur est le manque d’écrits historiques construits et connus. Les récits de ces descendants ne sont pas soutenus par les écrits, avant tout parce que l’Éducation nationale n’en a pas fait le récit. Ce sont donc des récits empreints de rancœur, de ressenti, des récits identitaires et mutilés. Les historiens regrettent largement ce manque de construction du récit. L’aile gauche ne produit aucun récit et l’aile droite républicaine ne porte que celui de la décolonisation du Général de Gaulle. Pourtant, ce dernier a, dès l’ouverture des négociations des accords d’Évian (mai 1961), été la cible de plusieurs tentatives d’assassinat par l’extrême droite. La raison était justement cet engagement vers la voie de l’indépendance des colonies. Ainsi, la droite française ne considère pas devoir faire un discours de repentance.
La sortie de ce dilemme entre déni et acceptation
La jeunesse se montre catégorique. Dans sa grande majorité, elle ne célèbre pas le colonialisme. En 2005, un projet de loi sur le colonialisme positif avait été porté au Parlement, il serait impossible aujourd’hui de proposer des projets de loi de la sorte. Le président, Emmanuel Macron, est lui-même très critique et en accord avec la jeunesse. Il qualifiait, en 2017, la colonisation de « crime contre l’humanité ». Des discussions sur le rapport nouveau entre anciennes colonies et État français sont enclenchées. C’est tout à fait nouveau et cela se fait à différent niveaux : littéraire, cinématographique, sociétal, politique… Il y a également davantage de chercheurs et de scientifiques qui s’intéressent à ce sujet. Ils cherchent à comprendre cette période comme une histoire pleinement française, ils ne nient pas les responsabilités de la France. Pour conclure, il semble important de souligner une envie mutuelle d’avancer vers plus de vérité historique, plus de pluralisme historique même si l’écriture d’un récit commun serait difficile car il se confronterait à des nationalismes très différents.
Visioconférence organisée dans le cadre du cycle « Où va le monde ? » de l’Université populaire du musée du Quai Branly, le 10 février 2021. Intervenant : François Héran, sociologue, anthropologue et démographe, professeur au Collège de France dans la chaire « Migrations et sociétés. » Il a dirigé l’Institut national d’études démographiques (INED) de 1999 à 2009, et il en est aujourd’hui l’un des directeurs de recherches. Synthèse par Joseph Chaux.
Selon l’ONU, est migrante pour le pays d’accueil toute personne née étrangère à l’étranger, ayant franchi la frontière pour s’installer dans le pays d’accueil, pour une durée d’au moins un an ; indépendamment du fait qu’elle acquiert ou non par la suite la nationalité du pays d’accueil ; et ce, quel que soit le motif. Même si l’immigré acquiert la nationalité du pays d’accueil, il reste un immigré.
Les migrations à l’échelle mondiale
Le nombre absolu de migrants, soit 270 millions aujourd’hui, progresse dans le monde cependant ce chiffre rapporté à la population mondiale reste faible. En effet, les pays les plus peuplés tels que la Chine ou l’Inde émigrent très peu, relativement à leur population de départ.
La migration intracontinentale la plus importante est la migration asiatique, notamment les Indiens et les Pakistanais qui migrent vers les pays du Golfe.
En termes de flux intercontinentaux, les plus importants sont ceux qui vont de l’Amérique latine vers l’Amérique du Nord, essentiellement vers les États-Unis (EU). Il y a également un fort mouvement migratoire de l’Asie vers l’Europe ainsi que de l’Asie vers l’Amérique du Nord tandis que la migration subsaharienne est assez faible par rapport à l’ensemble des migrations.
La proportion d’immigrants en 2020 varie fortement selon les pays. Dans les Émirats arabes unis, 88% de la population est issue des flux migratoires. Puis vient le Luxembourg, avec 48% de sa population issue de l’immigration. La France, quant à elle, occupe le milieu du classement, avec 13% de migrants parmi sa population. Le Gabon et la Guinée Équatoriale attirent de plus en plus, notamment des populations d’Afrique subsaharienne, étant donné leur essor économique dû à des activités portuaires en forte croissance. L’Allemagne fait figure d’exception sur le continent européen, elle attire un grand nombre d’immigrés d’Europe centrale. Les pays d’Europe de l’Est ainsi que l’Espagne et le Portugal sont peu familiarisés avec l’immigration du fait de leur histoire respective. Enfin, les pays qui ont le moins d’immigrés dans leur population sont la Chine et Cuba qui héritent de la tradition communiste de l’enfermement des populations.
Les taux d’accueil divergent d’un pays à l’autre et sont le résultat d’un choix politique des gouvernements des pays d’arrivée. Le taux de migration nette, soit l’émigration moins l’immigration, nous permet également d’appréhender ces flux migratoires. Les pays dont le taux de migration net est positif sont notamment les pays du Golfe persique, la Guinée Équatoriale et le Gabon. Les pays dont le taux de migration net est négatif sont, entre autres, la Syrie, la République centrafricaine ou encore le Venezuela dont l’émigration est causée par les conflits politiques à l’œuvre depuis plusieurs années.
Il faut cependant dissiper un certain nombre d’idées reçues quant au phénomène migratoire comme par exemple le fait que les migrations proviendraient des régions du monde les moins développées pour se diriger vers les régions les plus développées. Ce sont surtout les pays de niveau de développement intermédiaire qui migrent vers les pays les plus riches. L’aspiration à migrer est en effet très répandue à travers le monde. La différence tient aux moyens nécessaires pour satisfaire cette aspiration. Il n’y a pas non plus de déversement du « trop-plein » vers les pays les moins féconds. Des pays tels que le Mexique ou ceux du Maghreb ont déjà entamé leur transition démographique et constituent pourtant d’importants foyers d’émigration.
En Afrique subsaharienne et au Maghreb, la situation est singulière. Plus de 76 % des migrants subsahariens migrent vers un autre pays d’Afrique ou vers le Proche-Orient tandis que l’essentiel de la migration maghrébine se dirige vers l’Europe.
Chaque pays possède une logique migratoire propre. Le Mexique est totalement polarisé vers les EU. Le Pérou, lui, se disperse entre les EU, l’Argentine et l’Espagne. En fonction du degré de domination qu’un pays colonial a pu exercer sur le pays d’origine, des liens exclusifs anciens peuvent se perpétuer à travers les flux migratoires. Par exemple, la quasi-totalité des migrants Algériens vont en France. En revanche le Maroc, qui avait seulement le statut de protectorat français, voit sa population se disperser entre la France, l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas.
Migrations forcées et demandes d’asile
L’émigration forcée dans le monde est principalement due aux conflits armés mais aussi aux régimes dictatoriaux ou aux crises post-guerres. Actuellement, on dénombre 80 millions de personnes « déracinées » dans le monde.
Entre 2015 et 2019, on compte 4 millions de demandeurs d’asile dans l’Union européenne, dont 38% en Allemagne et 11% en France. Quand on regarde le nombre de primo-demandeurs d’asile par rapport à la population des pays européens, on peut voir que l’effort allemand est considérable. Enfin, si l’on observe le nombre de demandes d’asile compte tenu du nombre d’habitants et de la richesse du pays, les pays qui ont le plus accueillis sont Malte, l’Allemagne, la Suède et l’Autriche, la France se situant au 15ème rang.
L’enjeu est donc aujourd’hui d’imaginer une politique migratoire harmonisée et commune face à ces comportements divers à l’échelle mondiale.
Conférence co-organisée par Diploweb.com et l’Association des Étudiants et Alumni du Master Relations Internationales et action à l’étranger de l’Université Panthéon-Sorbonne, le 7 avril 2021. Intervenants : Julien Bueb, docteur en sciences économiques, analyste au Haut Conseil pour le Climat et enseignant au sein de plusieurs universités et Pascal Durand, député européen au sein du groupe Renew Europe. Synthèse par Amélie André.
Europe verte
L’European Green Deal, Pacte vert pour l’Europe, désigne un ensemble d’objectifs, de politiques et d’actions mis en place par l’Union européenne (UE) afin d’atteindre à l’horizon 2050 la neutralité climatique, c’est-à-dire ne plus émettre de gaz à effet de serre. Proposé par la Commission Européenne, il a été voté au Parlement européen le 15 janvier 2020. Il suggère des initiatives et des paliers visant à atteindre progressivement la neutralité carbone de l’économie européenne. Le projet vise à être financé par un plan d’investissement de 1 000 milliards d’euros sur une décennie. Néanmoins, il suscite de nombreuses interrogations, notamment quant à la pertinence des actions adoptées, leur application au sein de l’espace communautaire et ce qu’il révèle de la puissance verte de l’UE.
Les enjeux et les outils de la construction du Green Deal européen
Le Green Deal européen constitue une étape dans l’orientation de la construction européenne, qui vise à devenir plus verte et à prendre en considération, nécessités et urgences climatiques. Sa mise en place progressive soulève de nombreuses interrogations, notamment quant à la pertinence des outils, à la hauteur des enjeux et à la suffisance des ambitions. Pascal Durand rappelle tout d’abord que les problèmes auxquels nous sommes confrontés sont nouveaux. Parmi eux figurent la gestion des ressources, la menace de la biodiversité. L’enjeu principal concerne donc la capacité des politiques à pouvoir développer un modèle économique et social adapté. Selon les estimations scientifiques réalisées par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dont les scénarios sont parfois considérés comme trop optimistes, les températures moyennes pourraient augmenter entre 1°C et 4,5°C. Les conséquences de ce réchauffement sont nombreuses. Il souligne que le Green Deal mis en place par l’UE et les mesures l’accompagnant traduisent l’adoption d’une trajectoire générale. Les outils choisis sont notables : le système d’échange de quotas d’émission, la mobilité durable, ainsi que d’autres politiques existantes et adaptées aux ambitions telles que la Politique agricole commune (PAC). Les objectifs définis sont la neutralité carbone à l’horizon 2050, avec un but intermédiaire de diminution de 55% nette (soit environ 52% en réalité) des émissions carbones en 2030 par rapport aux relevés de 1990. L’Europe tente donc, à la fois, d’être à la hauteur des enjeux relatifs au changement climatique et de respecter les accords auxquels elle appartient (Accords de Paris sur le climat, 2016). Néanmoins, les intervenants soulignent que ces objectifs et ces actions paraissent insuffisants et trop lents face à l’urgence de la situation.
Julien Bueb rappelle que la croissance verte permet de dégager les fonds nécessaires pour investir dans des structures vertes et ainsi réduire les émissions en conservant une dynamique de croissance. Le Green Deal se place justement dans une perspective de croissance verte. Il s’agit d’établir un équilibre entre économie et préservation de l’environnement. Pour les deux intervenants, le modèle économique actuel est à modifier car inadapté au nouveau paradigme relatif au changement climatique qui nécessite de prendre en compte les questions environnementales, comme la gestion des ressources et leur répartition.
Vidéo. J. Bueb et P. Durand La construction d’une puissance verte européenne : « Green Deal » ou « Greenwashing » ?
Quelle application de cette nouvelle politique au sein de l’UE ?
Selon Julien Bueb, depuis l’entrée dans l’Anthropocène, il est nécessaire de repenser l’approche de l’espace. Afin de réussir cette transition et ces objectifs écologiques et environnementaux, il faut inscrire la politique dans une dynamique décentralisée et locale. Néanmoins, le changement étant important et comportant des risques, il y a un besoin de solidarité accru, pour lequel un maillage territorial, national et européen semble nécessaire. Dans la pratique et en l’état des capacités européennes, cette vision est compliquée à appliquer et à imposer en raison des singularités européennes, rappelle Pascal Durand. Doivent être prises en compte les questions non seulement énergétiques, mais également sociales.
Les mesures écologiques mises en place au sein de l’UE consistent également en l’adaptation de certaines politiques déjà existantes, comme la PAC. Afin de réussir la transition écologique, une nouvelle architecture de cette politique communautaire serait ainsi à imaginer. Julien Bueb admet qu’aujourd’hui, le verdissement de la PAC demeure insuffisant. Les nouvelles actions ambitionnent d’apporter des changements progressifs et d’adapter les aides afin de privilégier une logique plus protectrice de l’environnement. Cependant, dans ces mutations, la place du consommateur et du producteur est à prendre en considération. Ainsi, pour Pascal Durand, il existe une incompatibilité entre le modèle capitaliste que suit l’UE et la production locale et de qualité qui serait privilégiée comme moyen de produire tout en protégeant l’environnement. De nombreux problèmes sont alors à mettre en lumière concernant le fonctionnement de l’agriculture dans l’UE. Par exemple, la nourriture donnée aux animaux provient de la culture de soja en Amérique latine et implique une non-autonomie de l’élevage européen, l’utilisation de soja transgénique, mais également la participation implicite à la déforestation en Amazonie. Un changement intégral de cette dynamique est difficile à envisager et risque la perte de l’équilibre acquis, d’autant que les agriculteurs ont des intérêts contradictoires. Nombreux sont ceux qui souffrent de leur faible capacité économique et notamment de leurs bas revenus. L’adaptation de l’agriculture aux enjeux climatiques et la mise en place de systèmes plus viables, comme ceux de la polyculture-élevage, sont ainsi des conceptions qui se heurtent à de nombreuses limites : résistance des grands groupes et des agriculteurs de cultures intensives et productivistes sur de grandes superficies, alors que les petits agriculteurs souffrent de cette concurrence ; nécessité de bénéficier de formation pour apprendre de nouvelles techniques. Ainsi, la transition écologique appliquée à la PAC soulève de nombreux enjeux et limites, démontrant que la mise en place de nouvelles mesures au sein de l’espace communautaire se heurte à certains problèmes.
L’Europe : une puissance verte en devenir ?
Les nouvelles mesures mises en place par le Green Deal amènent à se questionner sur la capacité de l’Europe à peser comme une véritable puissance verte. En effet, la transition écologique ouvre un nouveau paradigme qui lie puissance et environnement. L’idée est d’intégrer une dimension verte aux composantes de la puissance européenne. Selon les deux intervenants, afin de penser l’Europe comme une puissance verte, il est nécessaire que l’UE sorte de sa logique économique afin de devenir une union politique. Ce changement lui permettrait de s’émanciper des autres puissances et d’être capable de peser dans les négociations, les choix réalisés et à imposer sa vision. L’UE doit ainsi trouver son indépendance face aux autres modèles afin de créer celui qui lui est propre. Elle devrait notamment avoir la capacité de refuser certaines productions, certaines importations qui ne répondent pas aux conditions de réalisation qu’elle accepte, ni à ses valeurs. Cette aptitude à peser est l’indicateur d’une économie et d’une puissance vertes réussies. Afin de devenir une puissance verte, il est donc nécessaire pour l’UE d’être unie et d’entretenir une solidarité entre les États membres, socle de la puissance européenne. C’est grâce au budget européen et aux politiques budgétaires adoptées que cette solidarité et cette union sont permises et mènent à pouvoir aborder la question de la puissance verte.
Ainsi, la mise en place du Green Deal par l’UE rappelle la prise en compte des enjeux nouveaux liés au changement climatique. Néanmoins, il convient de nuancer les mesures adoptées et leur pertinence, parfois jugées insuffisantes et lentes. Aussi, l’application de celles-ci au sein de l’espace communautaire soulève des problèmes, en particulier en raison de l’opposition entre stratégie commune et le maintien de la souveraineté des États. Le Green Deal interroge donc à terme sur la capacité de l’UE à devenir une puissance verte.
Visioconférence organisée le 4 mai 2021 par Vekia et modérée par Fabien Fouissard au sujet de l’apport de la supply chain intelligente pour la réindustrialisation de la France. Intervenants : Manuel Davy, Founder et CEO de Vekia, et Anaïs Voy-Gillis, consultante chez June Partners. Synthèse par Alix Delorme.
Fabien Fouissard : en lisant la presse nous avons l’impression que la Covid-19 change un petit peu la donne sur la partie réindustrialisation de la France. Est-ce que c’est vrai ou est-ce une sorte d’illusion d’un mouvement qui avait déjà été engagé avant ?
Anaïs Voy-Gillis explique qu’il y avait assez peu de relocalisations en France avant 2020. L’industrie française allait mieux depuis 2017, le pays était dans une dynamique de création d’emplois. Elle souligne cependant que même si 2020 a marqué un coup d’arrêt dans cette dynamique, l’industrie française tend à rebondir. On note une ambition de faire renaître l’industrie en France, c’est ce qu’on voit notamment avec le plan de relance ou encore dans l’évolution du discours de la Commission européenne. Anaïs Voy-Gillis insiste tout de même sur le fait que la France est en situation de dépendance, donc même s’il y a une volonté de réindustrialiser il y a de nombreux obstacles, notamment un affaiblissement des écosystèmes productifs. Pour réindustrialiser il faudra donc rebâtir des chaînes de valeurs.
Est-ce que certaines industries sont plus faciles à mettre en place en France aujourd’hui ?
Anaïs Voy-Gillis explique que c’est le cas, les industries textiles par exemple ont une faible intensité capitalistique et impliquent des investissements plus faibles pour rentrer sur le marché. Le secteur de l’aéronautique est aujourd’hui très touché par la crise mais reste un enjeu pour l’avenir. Cependant, dans de nombreux secteurs qui émergent, nous prenons un retard important et donc les coups d’entrée sur le marché seront élevés.
Est-ce que du fait de sa géographie, il y a des atouts français méconnus ?
La France a une culture industrielle très forte, des compétences et des savoir-faire reconnus mondialement et recherchés dans des secteurs clés, cependant elle ne sait pas garder ses ingénieurs. Le pays possède des entreprises peu connues du grand public mais qui sont leaders dans leur secteur et qui font vivre cet écosystème. Ce qu’a montré la crise sanitaire c’est la dépendance productive mais aussi numérique. La France doit valoriser ses compétences et la création d’outils européens.
Est-ce qu’il y a des projets, des entreprises marquantes qui mériteraient d’être évoqués ?
Anaïs Voy-Gillis souligne que la France est très focalisée sur ses grands groupes et qu’on ne parle pas assez des PME ancrées dans le territoire. Le point commun entre toutes ces entreprises c’est l’investissement dans l’outil de production, dans les compétences mais aussi dans l’innovation. Certains industriels cessent d’investir et se retrouvent dans des situations de crise.
Manuel Davy, quel est votre point de vue sur la capacité de la France à proposer une supply chain performante ?
La meilleure illustration de la capacité de la supply chain n’a pas été démontrée pendant la Covid-19. Les entreprises françaises distribuent bien, notamment pour des raisons structurelles, des infrastructures solides. Manuel Davy s’interroge sur la raison qui pousse à continuer à aller acheter en Asie, cependant il explique qu’il y a certes des désavantages mais que le différentiel de prix de production reste trop fort. La France a des atouts mais manque de « boosters économiques » qui rendraient cela plus intéressant de produire en Europe.
Comment peut-on envisager ce sujet en le confrontant au sujet de la digitalisation des processus, quelles interactions, quelles priorités au niveau de l’État et des acteurs industriels ?
Sur la question du digital Anaïs Voy-Gillis évoque une maturité très différente entre les entreprises avec une compréhension des sujets différente. D’un point de vue « aides publiques », le gouvernement vient de ré-ouvrir son guichet « industries du futur » qui permet de financer autour de 40% des investissements, mais la digitalisation reste un levier pour se différencier.
D’un point de vue des recommandations, quelles seraient pour vous Anaïs Voy-Gillis, les priorités à adresser au sujet de la digitalisation ?
La réponse doit être sur mesure mais il faut toujours commencer par un diagnostic en interne de l’usine et avec les parties prenantes, il faut rechercher la meilleure réponse à apporter.
Manuel Davy, quel est le niveau de maturité de ce sujet data de la supply chain et quels seraient les prérequis méthodologiques ?
Dans un premier temps pour vendre il faut avoir un bon produit, avec un bon prix et un bon service. La supply chain c’est ce qui permet de maximiser le prix et la qualité du service. En cela, on ne peut pas s’en sortir sans un minimum de data. La plupart des entreprises ont ces datas mais représentent souvent un « réservoir inconnu et inexploité ». Le travail des fournisseurs de solutions c’est justement d’apporter cette preuve de manière simple et rapide.
Anaïs Voy-Gillis, aujourd’hui quels sont les grands mouvements de fond dont on doit avoir conscience ?
L’extraterritorialité du droit américain est à surveiller car c’est un outil de rapport de force. La Chine est dans une stratégie un peu différente, elle a tenté d’organiser les flux de la mondialisation en fonction de ses besoins. L’Europe va avoir une pression environnementale de plus en plus forte qui induira donc certainement le rapatriement des chaines de production, risquant cependant de ne pas être profitable à la France. Un travail de co-développement avec l’Afrique serait très bénéfique et permettrait de sortir de l’étau Chine/États-Unis.
Manuel Davy, comment peut-on se projeter dans les prochaines années en termes d’équipements ?
Les entreprises doivent se projeter dans une stratégie de rattrapage technologique, pour compenser le décalage compétitif un des enjeux c’est d’optimiser les process.
A l’horizon 2026, soit dans 5 ans, peut-on être confiant pour l’industrie française ?
L’industrie va radicalement se transformer, selon A. Voy-Gillis, notamment au travers de logiques de modernisation, de relocalisation, de production de nouvelles choses, de développement de technologies et de savoirs qui aujourd’hui ne sont pas encore matures. Nous allons connaître un phénomène de rattrapage post-crise et il faudra innover et faire des efforts. Les consommateurs auront aussi leur responsabilité, par leurs choix de consommation, et les entreprises par la qualité des produits.
Manuel Davy : La montée en puissance de l’environnement est un élément qui peut influencer la nécessité et l’intérêt de produire localement. Si on regarde le panorama des entreprises, on aura deux grandes catégories : celles qui auront profité de cette situation pour faire des investissements et reconquérir des parts de marché et celles qui n’investissent pas maintenant et qui ne seront pas prêtes pour encaisser un choc et rebondir.
Visioconférence organisée par la Fondation Robert Schuman le 21 avril 2021 à propos de la défense de l’État de droit et des libertés fondamentales dans l’Union européenne depuis la crise sanitaire. Modérateur : Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman. Intervenant : Didier Reynders, commissaire de la justice au sein de la Commission européenne. Synthèse par Alix Delorme.
L’Union européenne et l’État de droit
La Commission souhaite, à travers le dialogue avec les citoyens, promouvoir une véritable culture d’État de droit. L’État de droit est un élément essentiel car il garantit l’application efficace de la législation européenne, c’est aussi un élément de confiance entre les États et les citoyens Européens, un élément fort de la coopération judiciaire qui permet le bon fonctionnement du marché intérieur. Cependant, sa situation au sein de certains États de l’Union européenne (UE) est préoccupante et il n’est pas définitivement acquis, comme le souligne Didier Reynders, car il n’est pas inscrit dans les traités. Les membres doivent régulièrement en discuter et prendre des initiatives afin de le protéger. La pandémie représente un test de résilience : il y a eu un grand nombre de restrictions aux libertés individuelles. Afin d’agir la Commission a utilisé tous les outils qu’elle avait à sa disposition mais a aussi élargi sa panoplie. En 2020, un nouveau mécanisme a été mis en place en matière d’État de droit. Il se fonde sur un rapport annuel touchant les 27 membres, il définit la base de la discussion sur l’État de droit. Il cherche à éviter que des atteintes ne soient commises ou du moins à empêcher qu’elles s’aggravent. L’objectif de la Commission avec ce nouvel outil est d’être pro-actif. La situation est analysée dans ce rapport sur la base de quatre grands piliers : les systèmes judiciaires, les cadres institutionnels, la liberté et le pluralisme des médias et enfin l’équilibre institutionnel entre les pouvoirs. Didier Reynders souligne l’importance d’adopter ce rapport annuel, dont le deuxième sera publié en juillet 2021, afin d’ensuite aller débattre avec l’ensemble des acteurs et notamment les parlements nationaux.
Didier Reynders souligne aussi le problème de la libre circulation ainsi que la volonté de la garantir, y compris pendant la pandémie, car elle est un élément essentiel sur lequel repose les valeurs démocratiques. À présent, la Commission met tout en place pour lever le plus de restrictions possibles grâce à un outil qui pourrait être mis en place avant l’été : un certificat qui recenserait la situation de chaque citoyen par rapport à la Covid-19, en évitant toute discrimination et toute atteinte aux données personnelles. Ce certificat permettrait aux États de lever les restrictions et n’aura plus lieu d’être au sortir de la pandémie.
Enfin, un autre enjeu de la Commission est le Green Deal, c’est à dire le développement d’une politique qui permettrait à l’Union d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050 et de montrer que l’Europe a un rôle de leader en matière de protection de l’environnement ainsi qu’en matière de protection des droits humains et sociaux.
Les textes préparés sur le devoir de vigilance, la gouvernance durable, pourraient-ils constituer une forme d’extraterritorialité du droit et des valeurs européennes pour la Commission européenne et vous-même ?
Ce n’est pas pour Didier Reynders une question d’extraterritorialité mais plutôt une manière de traiter sur un pied d’égalité l’ensemble des acteurs. Toutes les entreprises non européennes ne seront pas concernées mais celles qui voudront développer leurs activités sur le territoire et le marché intérieur devront répondre à des obligations de même nature. Les entreprises devront réfléchir beaucoup plus à moyen/long-terme et intégrer dans leur réflexion une analyse scientifique des impacts négatifs de leurs opérations sur l’environnement mais aussi les droits humains et sociaux. Tout cela impliquerait plus de responsabilités pour les entreprises, mais également la création d’autorités administratives de supervision afin d’assurer une interprétation commune et des sanctions administratives.
Comment concilier réglementations européennes et souveraineté nationale des États membres au sein du Parlement ?
L’enjeu lorsque l’on travaille avec des parlements nationaux est de montrer que la Commission travaille sur une culture d’État de droit reposant sur des valeurs partagées, qu’il n’y a pas de conflits avec les différentes cultures nationales. Il y a une vérification de la conformité aux valeurs mises en avant dans la charte et dans un certain nombre de textes. Les nouveaux outils, tels que le rapport annuel, devraient encourager une discussion plus ouverte.
Quel regard portez-vous sur l’ensemble des restrictions pendant la Covid-19 ?
Dès le début de la pandémie il y a eu une demande de la part de la Commission d’effectuer un suivi de toutes les mesures prises afin de vérifier que les mesures d’urgence de transfert de compétences vers les gouvernements étaient nécessaires. Dans le cas où elles l’étaient il fallait aussi examiner la proportionnalité, le caractère non discriminatoire et enfin effectuer un double contrôle : parlementaire et judiciaire.
Est-ce qu’on peut établir un parallèle avec l’évolution extérieure de l’UE qui prononce des sanctions internationales importantes depuis plusieurs semaines ?
Plus la Commission travaillera sur l’État de droit dans les 27 états membres, plus l’Union aura une crédibilité à l’international. Il faut donc renforcer la présence de l’UE dans ce domaine, montrer que des dispositions sont prises sur le territoire afin d’ensuite pouvoir devenir une référence pour les standards internationaux.
Accordez-vous beaucoup d’importance et placez-vous beaucoup d’espoir dans le parquet européen ?
Il y a quelques éléments sur lesquels Didier Reynders insiste : c’est une démarche qu’il qualifie d’ « exceptionnelle » de par sa longévité, 20 ans, et de par la présence d’un parquet à l’échelle européenne. Ensuite, il souligne qu’avant de réfléchir au futur, il faut montrer que cela fonctionne et convaincre les citoyens, entreprises et acteurs, donc le parquet doit aussi faire de la prévention. Enfin, avant de penser à élargir les compétences du parquet il faut absolument démontrer son efficacité.
Plus : Jean-Yves Leconte, Quelles variations de l’État de droit dans l’Union européenne ?
En 2021, le Sénat a fait le point de manière précise sur les situations diverses de l’État de droit dans les 27 pays de l’Union européenne. Un sujet majeur puisque sept États membres sont épinglés dans ce rapport solidement documenté et rédigé de manière accessible. Il permet de comprendre pourquoi l’Union européenne s’est récemment dotée d’un nouveau mécanisme, de nature financière, liant le versement des fonds européens aux États membres au respect par ceux-ci de l’État de droit. Un mécanisme dont la mise en oeuvre reste à évaluer.
Ce rapport est un document de référence dont les citoyens peuvent se saisir pour comprendre à la fois les variations de l’État de droit dans l’UE et l’urgence d’une action déterminée à ce sujet. L’un des rapporteurs, le sénateur Jean-Yves Leconte répond aux questions de Pierre Verluise pour le Diploweb.com.
Pouvez-vous nous faire part de votre vision d’avenir sur l’ensemble européen, qui ne cesse de progresser mais qui a du mal à acquérir l’adhésion de tous ses citoyens ?
L’Union doit tenter de faire participer les citoyens et de toucher des publics qui ne sont pas convaincus. Il faut aussi être plus clair dans la répartition des rôles entre les institutions et renforcer le caractère démocratique de chacune d’entre elles. Au-delà de cela, Didier Reynders rappelle qu’il faudra aussi montrer que certaines politiques réussissent, en revenant notamment au principe de subsidiarité.
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