Diane Wetter, étudiante en M1 à l’Institut français de géopolitique (Université Paris 8) ; Marie Colonna Renucci, étudiante en première année à Science Po Aix ; Marie-Caroline Reynier, étudiante en M2 à Sciences Po Paris ; Manel Androussi et Léa Juan, étudiantes en CPGE au lycée Faidherbe (Lille) ; Gabrielle Gros, étudiante en L3 d’Histoire à l’Université Paris IV ; Madeleine Tefra, étudiante en L3 d’Histoire à l’Université Paris IV. Secrétariat de rédaction : Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com.
Voici les synthèses de 19 conférences ou webinaires de référence qui tracent les contours de grands questionnements géopolitiques et internationaux : La guerre aujourd’hui (I) ; L’UE face à la guerre russe en Ukraine (II) ; Dynamiques du temps long et court (III) ; Ouvertures (IV).
Le Diploweb.com publie cette seizième édition dans l’intention d’étendre dans l’espace et le temps le bénéfice de ces moments d’intelligence du monde. Nous sommes heureux de faire connaître les belles productions d’autrui. Et nous incitons d’autres sites à partager cette philosophie de l’action. Bonne lecture.
Jamais Frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (A) ;
La « guerre hybride » dans la pensée stratégique : quelles recompositions ? (B) ; La « guerre hybride » à l’épreuve du feu – Appropriations et opérationnalisation de la guerre hybride en Europe (C).
Synthèse de la conférence autour du livre de Anna Colin Lebedev, Jamais Frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, Seuil, 2022. Conférence organisée par le CERI (Centre de Recherches Internationales) et le CERCEC-EHESS (Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen), 27 septembre 2022, Sciences Po Paris, 1, place Saint-Thomas d’Aquin, 75007, Paris.
Intervenants : Anna Colin Lebedev, Université Paris Nanterre / ISP ; Gilles Favarel-Garrigues, Sciences Po/CERI ; Kathy Rousselet, Sciences Po/CERI. NB : Il s’agit ici de la première partie de la conférence : la présentation et la démarche de Anna Colin Lebedev. Synthèse par Diane Wetter.
Comment comprendre la guerre qui fait rage en Ukraine ? A quand remonte les tensions intenses entre les peuples russe et ukrainien ? Est-il possible que ces deux pays fassent un jour la paix ? Dans son ouvrage, Anna Colin Lebedev nous donne des clés de lecture pour essayer de comprendre la situation actuelle.
Dans son ouvrage, Anna Colin Lebedev retrace les trajectoires des sociétés russe et ukrainienne pendant les années postsoviétiques. A l’époque soviétique, il semble s’être créé une proximité forte entre les deux sociétés. Pourtant, leur passé n’est pas complètement commun, et les différences n’ont cessé de se creuser au cours des trente dernières années. L’année 2014 avec l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, marque la rupture entre Russes et Ukrainiens qui ont cessé d’avoir la même vision d’un destin partagé. Selon les mots de l’auteure, c’est un gouffre qui semble depuis février 2022 se creuser entre les deux peuples, alors que l’agression armée de l’Ukraine par la Russie les ont fait basculer dans une guerre terrible.
La présence sur Twitter de Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) a conditionné l’écriture de son ouvrage. Maîtresse de conférences en sciences politiques sur les sociétés post-soviétiques, les utilisateurs de Twitter attendaient de sa part des clés de lecture, de décodage pour comprendre l’invasion russe en Ukraine le 24 février 2022. Madame Colin Lebedev a vu son nombre d’abonnés grimper avec le déclenchement de la guerre. Elle est passée de 3000 à 70 000 followers. Elle s’est donc mise sur son compte Twitter à « faire la prof » selon ses mots. Dans de courtes vidéos, elle effectuait une remise en contexte des sociétés russes et ukrainiennes. Cet exercice l’obligeait à « limiter sa parole » et à se concentrer sur ce qui était vraiment utile à savoir pour ses abonnés.
Ainsi est né l’ouvrage rédigé en un mois et demi. Il s’agit d’une synthèse écrite après l’invasion, qui a pour vocation de donner des clés de lecture pour comprendre ce qui se passe depuis février 2022 en Ukraine. Ayant travaillé à la fois en Russie et en Ukraine, la chercheuse a dans son livre un double regard. Elle donne des clés pour décoder la guerre avec des portraits croisés des deux sociétés. Elle met les deux Etats sur un pied d’égalité dans sa démarche. Son ouvrage se veut ainsi un livre grand public et non pas scientifique.
La première partie du livre se concentre d’abord sur comment les deux sociétés ont vécu les années soviétiques. Incorporés dans l’URSS, ces deux Etats semblent se retrouver sur de nombreux points. Pourtant, Anna Colin Lebedev démontre que dés le début de l’Union Soviétique, chacune des deux sociétés a eu un vécu historique et une mémoire des événements différents. En Ukraine, la Grande Famine des années 1930 est vécue comme un « moment génocidaire », et comme une des premières étapes du projet génocidaire de Moscou à son égard. En Russie, il y a au contraire cette volonté de minimiser la dimension répressive du stalinisme par Poutine, en se concentrant sur les victimes de cette famine plutôt que sur les bourreaux. Pour la Seconde Guerre mondiale, la question de la collaboration des Russes avec l’Allemagne nazie n’a jamais été questionnée alors que l’Ukraine a perdu la quasi-totalité de sa population juive. Elle a soit été massacrée soit elle a fui le pays. La mémoire de la Shoah n’est donc absolument pas la même entre les sociétés russe et ukrainienne. Anna Colin Lebedev achève cette première partie sur l’affirmation qu’il y a une méconnaissance mutuelle des deux peuples, à la fois de leurs élites, de leurs réseaux et de leurs populations.
La deuxième partie du livre vise à montrer comment les sociétés ukrainienne et russe se sont éloignées depuis 30 ans tout en démantelant les clichés que l’on peut avoir sur la relation entre les deux Etats. Si dans une première partie, Anna Colin Lebedev a montré que le passé des deux pays n’était pas si commun, elle montre ici que l’Ukraine et la Russie ont vécu des chemins très différents surtout depuis leur indépendance (économiquement, politiquement, culturellement …). L’auteure aborde aussi le « contrat linguistique » en démontant le cliché qu’il y aurait, selon le Kremlin, une très grande population russophone et une forte russification en Ukraine. Dans un des chapitres, Madame Colin Lebedev décrit également la différence des deux sociétés dans la façon d’exprimer leur mécontentement : les Ukrainiens vont beaucoup plus facilement descendre dans la rue pour manifester alors que ce n’est pas du tout ancré dans la culture russe. Enfin, elle clôture cette partie sur le sujet de la violence dans les deux sociétés. Le cliché aurait tendance à laisser penser que les Russes sont une population « naturellement violente ». Anna Colin Lebedev mentionne toutes les formes de violence institutionnelle dans la société russe : à l’école, dans les orphelinats, les hôpitaux … mais elle ajoute que l’Ukraine a reçu ce même héritage violent. Cependant, comme la société ukrainienne s’est moins fermée à l’Occident et aux autres pays en général (notamment grâce aux aides diverses), cet héritage violent est beaucoup moins présent.
La troisième partie de l’ouvrage nommée « Un même horizon ? », vise à présenter une dynamique de rupture entre les deux sociétés. Anna Colin Lebedev affirme que c’est l’annexion de la Crimée en 2014 par la Russie qui a déclenché cette rupture car la population russe a commencé à adhérer au projet d’invasion alors qu’avant, le « sujet Ukraine » leur paraissait lointain. La guerre dans le Donbass a approfondi la fracture entre les deux peuples. Avec l’invasion du 24 février 2022, la guerre est de facto déclarée devient une guerre de société. Ce sont deux peuples qui s’affrontent, qui luttent pour la préservation de leur société. Le fait que la population russe n’agisse pas contre cette guerre et la découverte de nombreuses exactions, pousse Anna Colin Lebedev à utiliser le terme de « gouffre » pour qualifier les relations entre l’Ukraine et la Russie. Sera-t-il un jour possible de les réconcilier ?
Anna Colin Lebedev termine en disant que le mot clé du titre du livre est le point d’interrogation. Sa préoccupation dans cet ouvrage a plutôt été de poser des questions que de donner des réponses. Elle conclut que nous sommes face à deux peuples qui s’ignorent et que cette guerre est une véritable tragédie postsoviétique.
Conférence organisée par l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire) le 3 juin 2022 à l’École militaire, Paris.
Intervenants : Elie Tenenbaum, Directeur du Centre des Études de Sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Dimitri Minic, Chercheur, Centre Russie/NEI, Institut français des relations internationales (IFRI). Héloïse Fayet, Chercheuse, Centre des Etudes de Sécurité de l’Institut français des relations internationales (IFRI). Modérateur : Maxime Audinet, chercheur stratégies d’influence, IRSEM. Synthèse par Marie Colonna Renucci.
Introduction. La « guerre hybride » au regard de la guerre en Ukraine
E. Tenenbaum introduit la conférence en expliquant que le concept de « guerre hybride » est présent depuis au moins une quinzaine d’année dans le paysage de la communauté stratégique. Il publie à ce sujet une étude intitulée « le piège de la guerre hybride », énonçant les raisons pour lesquelles ce terme est en réalité piégeux.
En 2022, la guerre hybride peut se définir comme des formes d’agression sous le seuil de la conflictualité armée et des formes de contournement des normes pour parvenir aux « stratégies indirectes ».
Quelle est la justification de ce colloque dans un monde post 24 février 2022 ?
Le déclenchement de la guerre en Ukraine, en tant que conflit de « haute intensité » et direct, peut faire penser que nous sommes retournés à une guerre conventionnelle.
En réalité, cette réflexion sur le concept de « guerre hybride » est pertinente pour les raisons suivantes. Tout d’abord, le fait que la contestation ait basculé à un affrontement direct en Europe n’exclut pas des intensités inférieures sur d’autres théâtres d’opérations, où la compétition acharnée a lieu sous forme hybride.
De plus, la guerre hybride a des aspects cumulatifs et non pas alternatifs : il est possible de déployer des stratégies hybrides en même temps qu’un affrontement classique.
Enfin, le déroulement de la guerre en Ukraine et les difficultés rencontrées par la Russie réévaluent le coût de l’agression ouverte et directe.
Quelles sont les motivations des acteurs à recourir à ces stratégies indirectes ?
La première motivation s’appuie sur la thèse révisionniste : les acteurs insatisfaits veulent changer le fonctionnement de l’ordre international. E. Tenenbaum dresse alors une typologie des protagonistes : les puissances affaiblies, humiliées, les puissances émergentes et les puissances opportunistes. Les moyens à leur disposition sont contraints par les mécanismes de sécurité collective, freins à l’emploi de la force armée pour réviser la sphère internationale.
La seconde motivation serait un intérêt à contourner l’agression pour remettre en cause le statu quo estimé contraire aux intérêts. E. Tenenbaum cite comme exemple la « tactique du salami », expression de Mátyás Rákosi, ou encore le « mécanisme du fait accompli ».
La place de l’« hybridité » dans la pensée stratégique russe
Quelle est l’origine de la « guerre hybride » dans la réflexion russe ?
Selon D. Minic, la théorisation du contournement de la lutte armée n’est pas précise et arrêtée pour décrire ces actions indirectes.
Certains penseurs font de la « doctrine Gerasimov » le point de départ de la pensée de l’hybridité. En réalité, l’idée de l’importance des moyens non-militaires était courante dans la réflexion russe dès les années 1990.
De plus, la littérature russe révisionniste influence et procède à un changement progressif de paradigme qui rompt avec la pensée stratégique soviétique. En effet, entre 1993 et 2016, la théorie militaire russe pense le contournement de la lutte armée et officialise les termes de « guerre informationnelle »,« stratégies indirectes et asymétriques » et « dissuasion stratégique ».
Quels sont les différents cadres cognitifs qui imprègnent le concept dans la pensée stratégique russe ?
Tout d’abord, il est possible de parler d’un « héritage soviétique » auquel les références sont nombreuses. La défaite de l’URSS apparaît comme un tournant vers une pensée stratégique post soviétique qui théorise le contournement de la lutte armée.
Le concept est le résultat de la perception qu’ont les élites politico-militaires de leur environnement stratégique. La pensée russe s’inscrit autour d’une dialectique du rejet de l’Occident et d’une inspiration à l’égard de ses penseurs militaires européens. Elle construit ainsi une vision hostile du monde, ce qui ne permet qu’une appréhension partiellement rationnelle.
L’hybridité dans la réflexion stratégique de l’Iran
Par qui est produite cette réflexion stratégique ?
H. Fayet cite différents acteurs iraniens producteurs de réflexion. Tout d’abord, il existe déjà une forte hybridité au sein même de l’appareil sécuritaire et stratégique iranien, où coexistent deux corps distincts : l’Artesh, soit l’armée régulière défendant le territoire iranien, et les gardiens de la révolution, qui défendent le régime et exportent l’idéologie iranienne.
D’autres acteurs influencent la production de réflexion comme le bureau du guide suprême, le pouvoir exécutif ou encore l’assemblée des experts. A leurs côtés se trouvent des Think tanks et universités.
Cet écosystème stratégique ne connaît que peu de renouvellements doctrinaux du fait de la culture du secret, de la longévité des gouvernements et dirigeants, ainsi que de l’arrivée au pouvoir d’Ibrahim Raïssi.
Quelle est la place de l’hybridité dans cette réflexion ?
Cette stratégie remonte à la guerre Iran-Irak (1980-1988). Depuis cette défaite, l’Etat a adopté la « guerre combinée » comme une protection face à tout conflit conventionnel, ainsi qu’un moyen de contourner le seuil de l’agression.
Ses premières mises en œuvre datent de juillet 2006 lors du conflit Liban-Israël, soit un an après la théorisation de F. Hoffmann. La guerre hybride se diffuse en 2015 grâce à l’ouverture stratégique réalisée par Khomeini, et par la mise en place de modes d’action hybrides en Syrie.
Pour autant, le terme de « guerre hybride » ne qualifie que la stratégie défensive menée face à un adversaire. Par exemple, l’on utilise ce terme pour contrer les sanctions économiques mises en place par les Etats-Unis ou encore les cyberattaques occidentales (Stuxnet).
Depuis 2019, le régime ukrainien s’oriente désormais vers l’hybridité offensive. Certains discours officiels admettent l’utilisation de la guerre hybride.
Par quels moyens la stratégie hybride iranienne est-elle mise en œuvre ?
Afin de mener ses opérations dans des démarches asymétriques face aux grandes puissances occidentales, l’Iran use de ses grandes compétences en cyberattaque. Au niveau militaire, le régime réalise des actions régulières dans le golfe persique et la mer rouge. Le pays procède également à un emploi combiné des forces régulières et irrégulières : l’Artesh et les gardiens de la révolution. Les médias, quant à eux, jouent un rôle dans la diffusion de l’idéologie.
L’Etat utilise également un large réseau de proxys au Moyen-Orient. Ce sont des forces irrégulières dont l’Iran se désolidarise sans pertes, sans revendication de leurs actions. Les milices sont en réalité des écrans de fumée pour Téhéran, menant la guerre par procuration.
Pour autant, le nucléaire n’est pas mentionné dans cette guerre combinée car il ne s’agit que d’une arme strictement civile, maintenue pour une « dissuasion conventionnelle » par le régime.
Conférence organisée par l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole Militaire) le 3 juin 2022 à l’École militaire, Paris.
Intervenants :Col. Emmanuel Devigne, Chef de bureau anticipation stratégique et effets, État-Major des Armées ; Col. Laurent Bansept, Chercheur au Centre des études de sécurité (CES), Institut français des relations internationales (IFRI) & membre du Laboratoire de recherche sur la défense (LRD) ; Louis Pétiniaud, Docteur de l’Institut Français de Géopolitique (IFG) - Université Paris-VIII - Centre GEODE ; Benjamin Oudet, Chercheur spécialiste des questions de renseignement, Université Paris II-Panthéon Assas. Modérateur : Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, Anticipation et Menaces hybrides », IRSEM. Synthèse par Marie Colonna Renucci.
1 - La lutte informationnelle dans la conduite des opérations des armées françaises
Col. E. Devigne définit la lutte informationnelle dans le secteur militaire comme l’analyse de l’environnement des opérations selon les problèmes et les opportunités. Si auparavant les seuls paramètres pris en compte étaient la destruction de l’armée adverse, il existe aujourd’hui de nouveaux moyens de faire plier l’ennemi via la lutte informationnelle. L’affrontement a donc changé d’échelle depuis la révolution des NTIC : aujourd’hui, la lutte informationnelle est devenue déterminante.
En découlent les constats suivants : l’informationnel ne se maîtrise pas (dans le temps, selon le lieu…). Ensuite, l’on contrôle mal ses effets, qui ne sont pas proportionnels selon les biais cognitifs de nos auditoires. De plus, la lutte déterritorialise l’affrontement, la mesure du succès se fait en fonction des auditoires. La lutte informationnelle doit aussi s’envisager selon ses impacts sur le terrain.
Plusieurs conséquences en sont tirées, dont l’importance de dire la vérité en s’appuyant sur les faits pour ne pas briser la confiance et la crédibilité. Un accent doit également être mis sur la coordination des moyens sur le terrain et sur l’adaptation aux innovations dans le domaine de l’information.
L’enjeu principal de la lutte informationnelle pour les armées est de garder la liberté de manœuvre de l’action militaire. Elle pose des défis qui dépassent largement le domaine militaire.
2 - Comment les forces spéciales s’approprient l’hybridité ?
Col. L. Bansept explique que les forces spéciales et le Commandement des opérations spéciales (COS) sont parmi les premières institutions militaires françaises à s’intéresser au caractère opérationnel de ce sujet. La réflexion prospective « place des armées dans les stratégies hybrides et emploi du COS en zone grise » (juin 2020) est notamment une publication qui permet d’orienter et de clarifier le sujet.
Quelles sont les aptitudes spécifiques des forces spéciales face au concept d’hybridité ?
Les unités spéciales ont commencé à développer des moyens non conventionnels dès la Guerre froide (1947-1990). Ils étaient jusqu’alors l’apanage des services spéciaux.
Les forces spéciales contemporaines se sont peu à peu appropriées les compétences spécifiques à partir de 1992, sous le commandement des opérations spéciales. Cette maîtrise s’est ensuite renforcée via la lutte contre les réseaux terroristes.
L’Etat major du COS est dédié à la conduite d’opérations militaires par des unités interarmées. L’un de ses atouts majeurs est sa forte anticipation stratégique depuis la révolution du renseignement (recherche autonome, moyens des multi capteurs, capacités d’analyse renforcées). Enfin, un grand progrès est la construction d’un réseau international pour la guerre contre le terrorisme. Cela a permis la connexion aux homologues alliés afin de créer un maillage international. Des partenariats ont également été mis en place avec des acteurs étrangers.
Le COS est un outil redoutable pour la guerre hybride, « à la charnière du politico-militaire ».
Vers quoi tend le concept d’hybridité pour les forces spéciales ?
Le colonel évoque alors l’enjeu de la correcte interprétation du droit des conflits armés et interroge les limites de ces normes. Selon lui, il faut le définir le plus précisément possible pour conserver une liberté d’action la plus large possible. Il est aussi nécessaire de composer avec la guerre politique.
3 - Réseaux numériques et cyberattaques dans la guerre en Ukraine
Quels enjeux représentent les infrastructures ukrainiennes ?
L. Pétiniaud explique que l’enjeu principal est celui de garantir les communications de la Russie d’une part. D’autre part, il s’agit d’un outil de renseignement majeur pour l’espionnage. Enfin, certaines infrastructures sont conservées afin de contrôler l’information facilement après la conquête. Par exemple, à Marioupol, les hommes russes ont détruit des infrastructures d’énergie, ce qui laisse la place à un vide total d’information remplacé par de la communication russe.
Quel impact sur le réseau ukrainien ?
Son impact est relativement faible car le réseau est décentralisé et soumis à de fréquentes réparations. Il possède de nombreux points de contrôle et est l’un des marchés les moins concentrés au monde. A l’inverse, la Crimée et le Donbass sont très dépendants des infrastructures russes.
Quelles sont les conséquences de ces transformations de l’infrastructure ?
Les réseaux peuvent se révéler filtrés ou bloqués dans le cadre d’un conflit, ou encore être des moyens de pression. De plus, il existe un fort risque d’espionnage, de détournement et d’inspection des données entrantes et sortantes du réseau. Enfin, la volonté d’intégration au projet de « RuNet », l’internet souverain russe déconnecté de l’internet mondial peut se qualifier comme une appropriation territoriale.
La Russie souhaite créer une forte dépendance des réseaux ukrainiens à ses infrastructures.
4 - Les services de renseignement et la guerre hybride
Quelle est la difficulté principale rencontrée par les services de renseignement, suite au développement de l’hybridité ?
Pour répondre à cette question, B. Oudet s’intéresse aux limites de ce qui peut être connu. Il fait d’abord la différence de facilité de compréhension des stratégies occidentales. En effet, selon lui, les stratégies offensives sont bien plus difficiles à documenter que les réponses défensives.
Quels sont les moyens hybrides ciblés par les renseignements ?
Le renseignement s’attaque à ce qui touche aux domaines de la guerre psychologique, la propagande, la désinformation, les cyberattaques, le lawfare, les théories de la conspiration et la réécriture de l’Histoire.
Quelle est la finalité des services de renseignement dans la guerre hybride ?
Dans un contexte de « doute systématique » (Olivier Schmitt, directeur des études et de la recherche à l’IHEDN), les distinctions autrefois structurantes entre les narratifs et la réalité, les faits et les valeurs, ne sont plus. L’objectif des renseignements est de produire une analyse utile à la prise de décisions.
Leurs actions mesurent les capacités, les intentions d’un acteur étatique ou non, allié, coopérant, ennemi, pour une compréhension fine d’un phénomène de conflictualité. Ces éléments sont recueillis pour développer nos connaissances et préserver nos acquis dans le domaine stratégique.
Ils œuvrent à la crédibilité des renseignements en tant qu’institution porteuse d’un certain rapport aux faits et à la réalité du monde.
Ce que la guerre fait à l’Europe (A) ; L’Europe dans la guerre (B) ; Quelle place pour l’Union européenne dans un nouveau monde de superpuissances ? (C) ; L’Europe de demain : quel rôle pour la diplomatie ? (D)
Conférence organisée par le Centre culturel les Dominicains de Lille le 19 septembre 2022. Intervenants : Pierre Verluise, directeur-fondateur de Diploweb, fondateur du séminaire géopolitique de l’Europe à l’École de guerre. Jérôme Vaillant, professeur émérite de civilisation allemande à l’Université Lille 3 et directeur de la revue « Allemagne d’aujourd’hui ». Synthèse réalisée par Manel Androussi et Léa Juan.
Pierre Verluise et Jérôme Vaillant s’accordent pour dire que la guerre commencée le 24 févier 2022 en Ukraine a en fait son origine en 2014
Selon P.Verluise, l’Europe est un « mot piégé » par son imprécision. S’agit-il de l’Europe institutionnelle dans laquelle la Russie prend place en 1996 au travers du Conseil de l’Europe ou de l’Europe géographique étendue jusqu’à l’Oural en intégrant une partie de la Russie ? L’Europe géographique est davantage porteuse de sens dans la compréhension du sujet de cette conférence pour prendre en compte la Russie et l’Ukraine. Selon Pierre Verluise, l’une des premières conséquences de la guerre pour l’Europe est la sortie de la Russie du Conseil de l’Europe. Ainsi elle est le 2e pays d’Europe géographique à ne pas appartenir au Conseil de l’Europe, avec la Biélorussie.
Selon Jérôme Vaillant, « ce que fait » est un terme agressif et éminemment guerrier. Par ailleurs, il ne faut pas oublier la Révolution Orange (2004) et la volonté des Ukrainiens d’intégrer l’Union européenne. En ce sens, faut-il empêcher la guerre à tout prix ou bien tenir compte de l’avis des peuples ? Selon lui, on se trouve dans une situation complexe à laquelle nous n’avons toujours pas de solution pour apaiser le conflit.
En somme, il est nécessaire de lier Union européenne et Europe géographique quand on parle de l’Ukraine.
Pierre Verluise prend des précautions : « nous ne sommes pas dans la tête de Vladimir Poutine ». L’idéologie russe est d’agrandir leur territoire, cela fait partie de leur « ADN du toujours plus de l’URSS » (cf l’article de Laurent Chamontin sur Diploweb). L’URSS et la Russie post-soviétique ont une relation particulière à l’espace. Avec ses 17 millions de km2 on est bien loin des 0,5 million de km2 français. Le général P. Gallois, théoricien de la dissuasion nucléaire déclarait d’ailleurs que « sur le papier, l’URSS pourrait dominer le monde, tant elle dispose de ressources » mais P. Verluise estime que la Russie en est loin pour toute une série de raisons d’abord internes.
Le narratif de Vladimir Poutine en direction de sa population est que l’Ukraine serait le berceau de la Russie. L’Ukraine et la Russie auraient en commun l’ethnie, la culture… on assiste de toute évidence à une crise de rattachement.
V. Poutine était jusque-là une figure appréciée par son peuple car il a succédé à B. Eltsine et à l’économie de pénurie. Poutine a voulu instaurer une « verticale du pouvoir » et a renfloué les caisses de la Russie et des magasins. Il est parvenu à faire entrer la Russie dans la société de consommation et à instaurer une confiance. Tout cela étant la conséquence d’une conjoncture favorable avec l’augmentation du prix du pétrole suite à la guerre en Irak de 2003.
Cependant, la guerre en Ukraine est synonyme d’échecs à différents niveaux. Elle est chère, la Russie est prise elle-même dans son piège. Mais l’échec principal est la consolidation d’une identité ukrainienne défavorable à Poutine mais aussi la montée du sentiment anti-Poutine en Russie et dans le monde général.
De plus, cette guerre pose la question de la consolidation de l’OTAN.
P. Verluise rappelle que la pérennité même de l’OTAN coûtait cher et qu’elle avait atteint ses objectifs concernant un ennemi maintenant disparu. Le général L. Poirier avançait que « l’OTAN était le fruit de la guerre froide, la guerre froide est terminée donc l’OTAN n’a plus raison d’être ». Or, l’OTAN est toujours présente et elle continue de s’étendre en raison de l’intimidation de la Russie. C’est parce qu’elle continue à faire peur selon Pierre Verluise. C’est notamment le cas des PECO qui, après avoir connu l’occupation soviétique souhaitent être protégés par les gagnants de la Guerre Froide. Le conférencier se demande « qui nous sommes pour empêcher des pays lâchés dans le vide d’avoir envie de sécurité, le premier droit de l’Homme ». La Russie décide en 2014 d’annexer la Crimée afin de « mettre des silex dans les chaussures de l’Ukraine pour l’empêcher de courir vers l’Europe » (P.Verluise). Cette agression semble être contre-productive pour la Russie. Ainsi des pays comme la Finlande ou la Suède, habituellement très attachés à leur neutralité, candidatent à l’entrée de l’OTAN.
Or, ce n’est pas la seule conséquence de cette guerre. Par peur de la montée en puissance de la Russie, certains pays repensent leur politique de défense. M. Vaillant estime que si l’on suit les déclarations du chancelier Olaf Scholz il s’agit bien davantage d’une « remilitarisation » que d’un « réarmement » allemand. Selon le conférencier, le chancelier a compris que l’on vivait un changement d’époque et de paradigme. Des incertitudes planent au-dessus de la paix européenne. Depuis la création de l’OTAN, l’Allemagne estimait que la « sécurité collective était l’affaire de l’OTAN ». Néanmoins, dans le contexte actuel, M. Scholz (conscient que la Bundeswehr n’est pas opérationnelle) a débloqué un programme d’investissement dans le secteur militaire de 100 milliards d’euros pour 2022. J. Vaillant estime que pour l’Ukraine, l’Allemagne a été la plus compétente possible pour elle mais aussi pour son entourage. Elle « a fait son maximum sans pour autant courir le danger d’être elle-même démunie en cas d’attaque extérieure ».
In fine, pour Pierre Verluise « ce que la guerre fait à l’Europe », est que la guerre change en Europe « notre relation à la durée, à la vérité, à la connaissance ». Il faut apprendre à agir dans la durée, à vérifier la fiabilité de nos sources d’information et améliorer nos connaissances sur la Russie et des ex-républiques soviétiques, voire anciens satellites de l’URSS, afin de limiter toute manipulation. Pour Jérôme Vaillant, il faut également agir dans l’immédiat. Ainsi, dans cette situation de crise énergétique, l’Allemagne a su en quelques mois passer de 55% à 35% de dépendance au gaz russe. Or, la tendance européenne à se tourner vers le gaz de schiste américain tend selon Jérôme Vaillant à aborder la notion suivante : « Ce que la guerre fait à l’écologie ».
Présentation du RAMSES 2023 : L’Europe dans la guerre. Conférence organisée par l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales), le 12 septembre 2022, à l’IFRI, 27, rue de la Procession, 75015, Paris, en présentiel et visio-conférence.
Intervenants : Claude-France Arnould, conseillère du président de l’IFRI pour les questions européennes, ancienne conseillère diplomatique du Gouvernement ; Tatiana Jean directrice du Centre Russie/NEI de l’IFRI ; Thierry de Montbrial, président de l’IFRI, membre de l’Académie des sciences morales et politiques ; Ulysse Gosset éditorialiste international, BFMTV. Synthèse par Diane Wetter.
La guerre en Ukraine signe la décomposition d’un monde, celui voulu par l’Occident depuis trente ans. Cette guerre secoue l’Europe qui se croyait endormie dans sa paix. Avec ce retour à la guerre, l’Europe redevient-elle un enjeu géopolitique majeur ? Comment penser l’avenir d’une Union européenne confrontée à un changement de monde ? Quelles conséquences pour nos systèmes de défense, pour notre sécurité ? Au-delà de l’Europe, que nous dit ce conflit ouvert sur la compétition globale des puissances, sur le monde qui vient ?
La première partie de la conférence est animée par Dominique David, conseiller du président de l’IFRI, qui fait intervenir Mesdames Arnould et Jean.
Pourquoi les Russes décident-ils d’envahir l’Ukraine le 24 février 2022 ?
Pour Tatiana Jean, cette opération résulte de la rencontre entre trois facteurs. Cette opération est pour les Russes à la fois nécessaire, inévitable et possible à gagner. Nécessaire car Moscou n’a jamais reconnu l’indépendance de l’Ukraine, donc elle veut la faire rentrer dans l’ordre. Inévitable car la guerre en Ukraine est aussi vue comme une guerre contre la domination des Etats-Unis dans le monde et les tensions se font sentir depuis plusieurs années entre les deux Etats. Possible à gagner car Poutine a sous-estimé l’Ukraine, il a été mal renseigné sur son armée, sa capacité à réagir. Il ne croyait pas à une solidarité aussi forte de l’Union européenne envers l’Ukraine. Cependant dans les faits, Poutine est pris dans son propre piège. La Russie manque de munitions, d’hommes, subit des défaites et le moral des troupes est au plus bas. « Poutine n’a rien gagné dans cette guerre » conclut Tatiana Jean.
Quel est le rapport entre le peuple russe et son gouvernement suite à l’invasion de l’Ukraine ?
Tatiana Jean affirme que la Russie est fractionnée en plusieurs blocs. Les élites russes sont passées d’un choc à une adhésion à Poutine avec une certaine rancune envers l’Occident. Pourtant, des rumeurs circulent sur des désaccords entre Poutine et ses généraux. Officiellement, 83% de la population russe approuve la décision de Poutine mais ce qui n’empêche pas des actes de protestation. Donc il y a en quelque sorte une « unité affichée » en Russie mais qui est très fragile.
Quelle a été la réaction de l’Union Européenne face au déclenchement de la guerre en Ukraine ?
Pour Claude-France Arnould, l’Union européenne a été une surprise pour les Russes comme pour les Européens, par sa force, par son unité, par sa rapidité et le consensus de ses pays membres. L’UE a réussi à appliquer des sanctions dans les domaines financier, des transports, des énergies. L’UE a mieux traité l’accueil des réfugiés, (7 millions d’Ukrainiens) et a eu la capacité de financer des exportations d’armes (2,5 milliards d’€). L’UE a aussi pris l’engagement d’accroître son autonomie stratégique. Mme Arnould s’interroge ensuite sur l’avenir de ces mesures : seront-elles efficaces à long terme ? Y-aura-t-il une convergence durable entre les Etats membres ? Un élargissement supplémentaire de l’UE est-il souhaitable et gérable ? Les opinions publiques suivront-elles toujours ou se lasseront-elles ? Les promesses d’adhésion seront-elles toujours d’actualité ?
Le plus important pour Mme Arnould est la finalité de l’UE aujourd’hui. Est-elle comme à l’origine, un outil de paix en Europe ou bien aujourd’hui existe-t-elle seulement pour affaiblir la Russie et se protéger d’elle ?
Tatiana Jean rajoute que le but des sanctions de l’UE est politique : « Faire mal à l’économie russe ». Pourtant, la Russie affiche trois succès : son économie ne s’est pas écroulée (propre système de paiement), le rouble est stabilisé et les recettes de la rente énergétique sont en hausse. Néanmoins, l’économie russe reste très vulnérable : les secteurs de l’automobile et de l’aéronautique sont fortement fragilisés, le PIB a chuté de 4% et le pays est obligé de se fournir en munitions auprès de la Corée du Nord et de l’Iran.
Qu’en est-il du traité d’alliance de Sécurité Collective ?
Selon Tatiana Jean, cette organisation se voulait l’OTAN de l’Eurasie. Elle a joué un rôle particulier en janvier 2022 avec une intervention au Kazakhstan. Certains membres de cette organisation semblent tenir à son existence notamment à cause de la proximité géographique de l’Afghanistan et de ses troubles. Ces pays ont l’espoir que la Russie pourrait voler à leur secours en cas de besoin.
Quelle est la relation entre le peuple russe et son armée ? Comment décrire la situation avant la guerre, a-t-elle changé ?
Ces dernières années, la confiance des Russes dans leur armée est spectaculaire selon Tatiana Jean. Dans les sondages, elle est même placée en premier avant la confiance dans le Président Poutine. Cette confiance accrue fait que les Russes s’attendaient à des succès militaires dans cette guerre.
Ces derniers temps, les experts notent un désintéressement de la population russe, une certaine fatigue de cette guerre d’Ukraine. Les revers militaires dus à une impréparation, une mal-information et un mauvais équipement font s’accumuler la colère de la population russe vis-à-vis de leur gouvernement.
La deuxième partie de la conférence prend la forme d’un question-réponse entre Ulysse Gosset qui interroge Thierry de Montbrial.
Suite aux nombreuses offensives ukrainiennes, sommes-nous dans un « tournant » de cette guerre en Ukraine ?
Thierry de Montbrial ne croit pas qu’il y ait « un début de la fin de la guerre ». Selon lui, la guerre va encore durer quelques mois. « Nous sommes plus dans l’ordre de la tactique que dans la stratégie ». Nous sommes à un moment ou les deux parties disent pouvoir gagner ce qui sous-entend que la guerre va durer.
Poutine est-il aujourd’hui fragilisé ? Pourrait-il franchir le pas de l’utilisation de l’arme nucléaire ?
La notion d’intérêt vital est la notion qui commande l’escalade nucléaire. L’intérêt vital pour les Russes aujourd’hui est de conserver la Fédération de Russie. Si les Russes sont repoussés en dehors des frontières de l’Ukraine qu’ils considèrent comme un territoire soumis, il est possible que Poutine puise utiliser l’arme nucléaire pour Thierry de Montbrial. Cependant, si Poutine menaçait beaucoup l’Ukraine de son utilisation au début de la guerre, il en parle désormais beaucoup moins, ce qui peut poser des questions.
Va-t-on vers la guerre ? Cette guerre en Ukraine était-elle inévitable ?
Thierry de Montbrial souligne qu’un de ses amis chinois lui a confié « La Troisième Guerre mondiale est commencée » et que H. Kissinger craint qu’on aille vers un Troisième conflit mondial. L’alliance de Poutine avec la Chine a laissé croire que Xi-Jinping allait modérer Poutine, il n’en est rien. T. de Montbrial ajoute : « Rien n’est inévitable. Oui cette guerre aurait pu être évitée ».
Les Etats-Unis sont revenus en force en Europe, l’OTAN a repris des forces en Europe. Le destin de l’Europe est-il entre les mains des Américains ?
« Les Américains ne font pas de stratégie ». Ils ont hésité au départ à intervenir en Ukraine car leur but principal reste la Chine. L’Ukraine apparaissait donc comme un obstacle mais les Américains ont vite compris qu’ils pouvaient « retourner cet inconvénient en avantage ». Les Etats-Unis ont donc repris la politique traditionnelle de l’OTAN.
Cependant, ces prochaines années « nous allons avoir des années de confusion totale » ajoute Thierry de Montbrial. « L’Europe est déjà fracturée » à cause de ses élargissements. Donc le jour où les Américains seront moins intéressés par l’Europe, « oui ce sera la décomposition de l’UE » poursuit-il.
Est-ce que la France tient son rôle ?
Le problème de la France est son économie : endettement, déficit extérieur … Or l’économie est un des fondamentaux de la puissance.
La stratégie américaine qui passe d’une volonté de neutraliser la Russie à une volonté de l’affaiblir, complexifie les relations avec la Chine … On assiste donc à un rapprochement entre Chine et Russie …
« Les Américains peuvent changer d’avis du jour au lendemain ». « Les Américains ont la vraie puissance » c’est-à-dire que ce sont eux qui dictent les décisions et les autres pays n’ont qu’à s’incliner. T. de Montbrial craint que cette guerre en Ukraine ne renforce la volonté chinoise de mettre la main sur Taïwan.
Quelle est votre vision de cette guerre qui va durer ?
Si cette guerre ne dégénère pas selon Thierry de Monbrial, l’Ukraine « paye le prix », elle devient un Etat-Nation européen. Mais il y a une vraie nécessité à l’avenir pour lui de revenir à un « arms control ». « La guerre n’est pas certaine, rien n’est certain ».
Conférence organisée par Diploweb.com, le 28 novembre 2022, pour les CPGE du Lycée Blomet (Paris, 15e). Intervenant : Bruno Dupré, Conseiller Sécurité & Défense auprès du secrétariat général du Service Européen pour l’Action Extérieur de l’Union européenne. Les opinions exprimées ne représentent pas nécessairement celles des institutions concernées. Synthèse réalisée par Marie-Caroline Reynier. Cette synthèse a été relue et validée par B. Dupré.
Dans un contexte d’incertitudes grandissantes laissant présager le pire mais aussi le meilleur, un nouveau monde est en gestation. Si les superpuissances (Chine, Etats-Unis, Russie) sont à la manœuvre, l’Union européenne (UE) doit affirmer sa place pour pouvoir exister. Le défi est donc de savoir comment et où l’UE doit se positionner. Bruno Dupré identifie ici 5 incertitudes majeures pour l’avenir de l’Union européenne.
Bonus. La vidéo de B. Dupré : Quelle place pour l’Union européenne dans un nouveau monde de superpuissances ?
L’incertitude sur les issues possibles de la guerre en Ukraine
Tout d’abord, B. Dupré note l’inversion des tendances en faveur de l’Ukraine. Il rappelle que le scénario le moins crédible le 24 février 2022, à savoir la victoire de l’Ukraine, est désormais envisageable. En ce sens, il cite les propos de Josep Borell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, tenus le 1er octobre 2022 : « L’Ukraine n’a pas encore gagné mais la Russie est en train de perdre la guerre. »
Néanmoins, il demeure une incertitude majeure dans la mesure où le président V. Poutine n’est actuellement pas en capacité d’accepter une défaite. Le risque d’escalade sur le territoire européen est non négligeable, au vu de la mobilisation partielle (de 150 000 à 300 000 hommes) décrétée le 21 septembre 2022 par Vladimir Poutine, de la menace nucléaire, du sabotage des gazoducs North Stream en mer Baltique le 26 septembre 2022 ainsi que de la multiplication d’attaques sur les civils et les infrastructures critiques. Toutefois, fin novembre 2022, l’arrivée de l’hiver laisse entrevoir un scénario d’attrition, c’est-à-dire d’une pause relative entre les belligérants.
Quelle que soit l’issue de la guerre en Ukraine, une nouvelle architecture de sécurité européenne, dont ne fait pas partie la Russie, se met en place. En effet, les accords d’Helsinki (1975) qui consacrent notamment le non-recours à la force et l’inviolabilité des frontières ont vécu. Dans ce contexte, les institutions militaires et économiques se recentrent sur leur mandat d’origine. L’OTAN se concentre sur la défense et l’équilibre, l’UE sur le soutien économique et financier à l’Ukraine et l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) demeure bloquée. B. Dupré insiste sur la nécessité que l’UE trouve sa place au sein de cette nouvelle architecture de sécurité européenne. En ce sens, l’UE doit avoir son siège à la table des négociations. Pour autant, dans une vision strictement militaire de l’architecture de sécurité, cette place n’est pas acquise. En revanche, en prenant une acception plus large du concept de sécurité, c’est-à-dire en incluant le cyber, le digital, la connectivité, l’énergie, le transport, l’espace, l’UE a véritablement sa place.
L’incertitude sur l’unité européenne
Depuis le 24 février 2022, l’UE a démontré une unité unique dans le soutien à l’Ukraine et dans les sanctions vis-à-vis de la Russie. Ainsi, le 5 octobre 2022, l’UE a adopté son 8ème paquet de sanctions contre la Russie. Elle a mobilisé 3,5 milliards d’euros pour livrer des armements à l’Ukraine et 23 milliards d’euros d’aide directe (humanitaire, infrastructures). Selon B. Dupré, l’UE a donc osé sur le plan militaire, contrairement à ce que pouvait espérer le président russe Poutine.
Cependant, l’unité de l’UE demeure fragile. Elle est éprouvée, comme le souligne les difficultés actuelles du « couple franco-allemand ». Cette expression, souligne B. Dupré n’est utilisée qu’en France, mieux vaut donc parler de « moteur franco-allemand ». L’Allemagne est en train de « faire une nouvelle Ostpolitik », voyant dans sa relation avec l’Europe de l’Est une nouvelle destinée pour sa sécurité. Le mauvais fonctionnement du moteur franco-allemand, qui n’est pas actuellement dans une logique de complémentarité, est un sujet d’inquiétude. En outre, la question de l’unité se pose également sur le plan énergétique (pétrole, gaz, charbon). Ainsi, la récente proposition de la Commission européenne autour d’un mécanisme de blocage des transactions en cas de forte hausse des prix du gaz a suscité de nombreuses réticences au vu des différences de mix énergétiques d’un pays à un autre.
Toutefois, sans unité européenne, comment résister aux grandes puissances ? La question se pose notamment au sujet de la relation avec la Russie. En ce sens, B. Dupré identifie 3 visions différentes de la Russie en Europe. Premièrement, l’école des réalistes, à laquelle appartient le président Macron, cherche à maintenir une ligne de négociation avec la Russie et ne veut pas risquer l’escalade. Deuxièmement, l’école des optimistes, dont font notamment partie les Verts allemands, souhaite un changement de régime en Russie. Enfin, l’école des révisionnistes, à savoir celle des Pays Baltes et de la Pologne, défend une logique jusqu’au-boutiste, c’est-à-dire un démembrement de la Russie.
L’incertitude sur les caractéristiques de la crise économique
Alors que l’existence de trois cycles économiques (inflation, stagflation, récession) se confirme, les économistes s’interrogent sur la nature de la crise économique : est-elle conjoncturelle, structurelle ou s’agit-il d’une crise du capitalisme en tant que tel ?
B. Dupré attire l’attention sur une « maison qui brûle » (pour reprendre l’expression de Jacques Chirac), celle de la solidarité. Selon lui, le vrai manque en Europe est celui de l’Europe sociale, celle de la croissance inclusive au-delà de la rentabilité financière, celle d’une mesure de l’impact social et environnemental des profits. Dès lors, il s’interroge sur la place de l’Europe entre deux capitalismes, le capitalisme à l’américaine et le capitalisme d’Etat en Chine.
L’incertitude sur l’équilibre de pouvoir entre les grandes puissances
L’alliance forte qui semble se dessiner entre la Chine et la Russie soulève des défis pour l’Europe : si l’UE rejette la Russie, n’y a-t-il pas un risque que la Russie devienne un continent eurasiatique ?
Cependant, une question centrale prévaut : l’alliance entre ces deux super-puissances est-elle durable ? En effet, si la Russie et la Chine peuvent partager les mêmes intérêts, elles n’ont pas les mêmes méthodes pour y parvenir. Tandis que la Russie cherche à détruire le système occidental de l’extérieur (attaques cyber, narratif toxique), la Chine tient à le maintenir. B. Dupré émet donc l’hypothèse qu’il y aura des limites à ce que la Chine peut accepter de son partenariat avec la Russie. Ce faisant, est-il dans l’intérêt de l’UE d’antagoniser la Chine ? B. Dupré estime que l’Europe doit considérer la Chine sous le mode du triptyque (rival systémique, concurrent, partenaire). Dans la même perspective, il juge essentiel de ne pas rompre tout dialogue avec la Russie, en dépit de l’horreur de sa guerre en Ukraine et de sa dérive vers l’Asie.
Au vu du calendrier (XXème congrès du Parti Communiste chinois en octobre 2022, Midterms en novembre 2022 aux Etats-Unis, élections de 2024 en Russie et aux Etats-Unis), des changements en profondeur se dessinent, sans qu’il soit possible d’en deviner le sens.
Pour autant, une certitude demeure : le soutien apporté par l’UE à l’Ukraine afin que Kiev puisse aborder la phase des négociations en position de force. De ce fait, l’UE affirme ses valeurs et idéaux démocratiques occidentaux, à l’inverse du monde post-occidental préparé par les présidents Poutine et Xi Jinping.
L’incertitude sur le positionnement du « Global South »
L’absence de soutien des pays du Sud depuis l’invasion de l’Ukraine a été un choc majeur pour l’UE. En effet, 40 pays ont refusé de se prononcer en faveur de la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU (AGNU) condamnant la Russie. De plus, malgré 8 mois d’intenses négociations afin d’expliquer la portée globale de cette guerre pour les valeurs démocratiques, les votes sont restés peu ou prou inchangés.
Néanmoins, B. Dupré se demande s’il faut réellement s’étonner de ce basculement. Les pays du Sud font valoir qu’il ne s’agit pas de leur guerre, que les conséquences leur importent plus que les causes et font resurgir des accusations de colonialisme. Dès lors, B. Dupré réfléchit à la posture de l’UE : ne faudrait-il pas surtout écouter plutôt qu’essayer de convertir ces pays aux intérêts européens ?
Malgré les points de divergence avec le Sud, le multilatéralisme demeure un point fort de convergence. Le Sud sait qu’il s’agit d’un moyen pour se faire entendre, notamment grâce au principe « 1 nation, 1 voix » de l’AGNU. Pourtant, au vu des dysfonctionnements du Conseil de Sécurité de l’ONU et du faible pouvoir de l’AGNU, il est urgent que l’UE se penche désormais sur une réforme du multilatéralisme. En effet, elle doit rénover la légitimité mais aussi l’efficacité du système onusien. A cet égard, B. Dupré évoque le bon fonctionnement d’une autre forme de multilatéralisme, le minilatéralisme, c’est-à-dire l’utilisation d’enceintes comme le G7, le G20 pour essayer de trouver une dynamique d’ensemble avec des pays partageant la même logique (Australie, Japon, Corée du Sud par exemples).
En somme, ce temps d’incertitudes est une bonne nouvelle car il sonne la fin du « statu quo ». Les concepts et valeurs européennes doivent s’adapter aux défis d’aujourd’hui et de demain, à savoir ceux d’un monde multipolaire, de défis migratoires, du changement climatique et de la digitalisation. Il s’agit donc du temps des opportunités pour l’UE, pour devenir moins naïfs, plus autonomes, plus clairs dans la détermination à ne pas être le terrain de jeu des grandes puissances.
Conclusions pour l’Union européenne
Dans cette perspective, le temps de la naïveté se trouve derrière l’UE. Elle doit sortir du brouillard de la paix car la guerre est économique, financière, commerciale, militaire, systémique. Tandis que les présidents Poutine et Xi Jinping pensent que les démocraties sont faibles, « Nous ne pouvons pas nous permettre d’être fatigués », comme l’a affirmé Josep Borell.
Dès lors, le temps de la souveraineté, de l’autonomie et de la responsabilité stratégique est devant l’UE. Elle doit réduire ses vulnérabilités, ses dépendances dans les secteurs clés mais aussi développer une culture commune stratégique avec une vision globale. B. Dupré insiste sur l’importance de disposer d’un narratif, qui conditionne la vision politique et donc le futur. Cependant, affirmer un objectif d’autonomie stratégique ne signifie pas transformer l’UE en forteresse ou se refermer sur le protectionnisme. Cela signifie plutôt choisir quelle interdépendance et non la subir, grâce à des outils économiques (tels que le règlement sur la coercition, un nouvel instrument européen de sanctions proposé en décembre 2021), militaires (Boussole stratégique adoptée en mars 2022, nouveau partenariat UE/OTAN) et de coopération (Global Gateway, une stratégie d’investissements dans les infrastructures dotée de 300 milliards d’euros entre 2021 et 2027).
Le temps est désormais de savoir qui nous sommes et ce que nous voulons. Pour cela, l’UE doit s’appuyer sur son ADN, le multilatéralisme qui est non seulement le respect de la souveraineté territoriale mais aussi le refus de la logique des blocs. Ce multilatéralisme efficace doit permettre à l’UE de tenir tête aux superpuissances.
Conférence organisée par l’Association de l’École d’Affaires Publiques de SciencesPo Paris, le 19 octobre 2022. Intervenants : Marc Ungeheuer, Ambassadeur du Luxembourg en France ; Jan Versteeg, Ambassadeur des Pays-Bas en France ; François de Kerchove d’Exaerde, Ambassadeur de Belgique en France ; Michel Fleischmann, Ambassadeur de la République Tchèque en France. Synthèse réalisée par Marie-Caroline Reynier.
Quel rôle géopolitique pour l’Europe ?
Marc Ungeheuer rappelle que l’Europe communautaire est historiquement considérée comme un géant économique et un nain politique. D’après lui, cette affirmation n’est pas tout à fait fausse, étant donné que l’influence européenne dans le monde s’exprime principalement par sa puissance économique et son pouvoir normatif, mais beaucoup moins par sa défense et sa politique étrangère. Néanmoins, l’agression russe à l’encontre de l’Ukraine, le 24 février 2022, constitue un point de rupture selon lui. En effet, l’Europe est désormais en train de se doter d’une dimension géopolitique qu’elle ne possédait pas auparavant. Michel Fleischmann juge également cette date décisive pour l’avenir de l’Europe tant elle initie une période mouvante où la question de la reconstruction de l’Europe surgit. Les débats concernant l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne soulèvent, par exemple, l’enjeu du déplacement du centre de gravité de l’Union européenne. En outre, François de Kerchove d’Exaerde note que cet événement ne remet pas seulement en question l’Union européenne mais également l’ordre international fondé sur le socle onusien.
L’Ambassadeur de Belgique en France retrace plus amplement l’évolution du rôle géopolitique de l’Europe. Ainsi, après les deux guerres mondiales, l’Europe se présente comme un fantastique rêve, une possibilité de construire ensemble une entité ayant pour objectif de peser sur la scène diplomatique. En ce sens, il estime qu’il est logique qu’à cette période, l’Europe regarde peu vers l’extérieur. A la fin de la Guerre froide, l’Europe se mue progressivement en Union européenne avec une politique étrangère et une politique de défense. Cette mue se fait au long cours, des débuts modestes de la politique étrangère de l’Union européenne à la fin des années 1960 avec la Coopération politique européenne (CPE) jusqu’à la création du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) dirigé par un Haut-Représentant (actuellement Josep Borell). L’histoire de la construction européenne souligne deux caractéristiques fondamentales de la diplomatie, à savoir la patience et la persévérance.
Enfin, afin de définir le rôle géopolitique de l’Europe, Jan Versteeg attire également l’attention sur une période antérieure au 24 février 2022, la présidence Trump aux Etats-Unis (2017-2021). Il estime que l’Union européenne a alors pris conscience qu’elle devait développer sa propre identité, c’est-à-dire réfléchir à sa capacité d’action, sa souveraineté et son autonomie stratégique.
Comment la diplomatie européenne peut-elle appréhender les crises ?
L’Ambassadeur de la République Tchèque en France, dont le pays assure la présidence du Conseil de l’Union européenne du 1er juillet 2022 au 31 décembre 2022, rappelle les 5 priorités tchèques : le soutien à l’Ukraine notamment face à la crise des réfugiés, la sécurité énergétique et la fin de la dépendance aux énergies fossiles russes, le renforcement de la défense européenne et de la cybersécurité, la résilience de l’économie européenne et celle des valeurs européennes. Dans ce cadre, il note que les discussions avancent pour isoler le plus possible la Russie. L’Union européenne octroie des financements ainsi que des armes à l’Ukraine. De plus, elle exerce également une influence sur l’ONU. Ainsi, le 7 avril 2022, la Russie a été exclue du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU et le 12 octobre 2022, 143 Etats ont voté en faveur de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, contre la tentative d’annexion illégale de 4 régions d’Ukraine.
François de Kerchove d’Exaerde met en avant l’importance de la coordination européenne. Les présidences du Conseil de l’Union européenne qui fonctionnent en trio - actuellement France, République Tchèque, Suède ce qui permet d’établir des objectifs sur une période de 18 mois - en sont un exemple. Selon lui, le défi principal est de créer une ligne politique interne à l’Union européenne. En effet, la crise énergétique tire ses racines dans la dépendance au gaz et au pétrole importé de Russie. Or, tous les Etats européens ne partagent pas la même situation énergétique. Il estime donc que ces intérêts respectifs doivent remonter vers le nexus de négociations et permettre d’arriver à un résultat commun.
Jan Versteeg reste plus modeste sur le rôle de l’Union européenne vis-à-vis de la guerre en Ukraine et estime qu’elle aurait pu agir plus. Néanmoins, il se demande comment cette crise aurait été gérée sans l’Union européenne et doute de la capacité de l’OTAN à appréhender seule une crise de cette ampleur.
Quelles perspectives pour la diplomatie européenne ?
Marc Ungeheuer se prononce, au titre du Luxembourg, en faveur de l’élargissement de l’Union européenne vers l’Europe centrale. Si les pays candidats doivent remplir les critères de Copenhague, il considère que l’Union européenne a une responsabilité politique. Selon lui, il ne faut pas oublier que l’Europe a toujours connu des épisodes de guerre, que ce soit dans les Balkans lors des guerres de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan (lors de la première guerre du Haut-Karabagh de 1988 à 1994, à l’automne 2020, et avec une nouvelle attaque azerbaidjanaise le 13 septembre 2022) et actuellement en Ukraine, mais que la paix est portée par l’Union européenne.
Jan Versteeg identifie également l’élargissement de l’Union européenne comme le projet géopolitique le plus important de l’UE. Après la Guerre froide, il rappelle que le succès de l’élargissement n’était pas évident tant les divisions ethniques demeuraient fortes. Selon lui, l’élargissement est donc la clé pour aider les pays dans le contexte actuel.
Michel Fleischmann rejoint ses collègues sur le caractère prioritaire de l’élargissement de l’UE et évoque le danger que représente l’impérialisme russe. En ce sens, il cite les mots de Vaclav Havel, ancien président de la République tchèque : « la Russie ne sait pas vraiment où elle commence et où elle finit ». Il met en lumière l’initiative de la Communauté Politique européenne dont le 1er sommet a rassemblé 44 dirigeants de pays européens le 6 octobre 2022 à Prague. Si ce cadre de coopération ne doit pas remplacer l’UE, il l’analyse comme un signal fort envoyé à ces pays pour leur dire qu’ils font partie de l’Europe ainsi qu’à Vladimir Poutine.
L’Atlas stratégique, de l’hégémonie au déclin de l’Occident (A) ; Genèse, activités et défis actuels de l’UNRWA (B) ; 60 ans après les accords d’Évian : regards croisés sur une mémoire plurielle (C) ; Paix au nord du Mali. L’accord d’Alger peut-il encore être appliqué ? (D) Le soulèvement en Iran : état des lieux (E) ; Europe’s Global Gateway towards the Indo Pacific (F).
Conférence organisée par le Diploweb.com et la Maison de l’Amérique latine, 14 novembre 2022 à la Maison de l’Amérique latine, 217 Bd Saint-Germain, 75007 Paris. Intervenants : Gérard Chaliand, géopolitologue, spécialiste des conflits armés et poète et Roc Chaliand, directeur artistique. Synthèse par Madeleine Tefra.
« L’Atlas stratégique, de l’hégémonie au déclin de l’Occident » publié le 2 novembre 2022 aux éditions Autrement répond à la volonté de faire “une idée, une carte”. Les co-auteurs, Gérard Chaliand, Roc Chaliand et Nicolas Rageau présentent dans cet atlas un bilan historique des trois derniers siècles. Il se détache d’une vision européanocentrée et proposent une remise en perspective des rapports “dominant” et “dominé” ainsi qu’une analyse de la désoccidentalisation de l’ordre mondial.
De l’hégémonie au déclin de l’Occident ?
En 1900, les Européens représentaient 33% de la population mondiale. Aujourd’hui, ils en représentent 12%. Ce déclin démographique fait écho à l’érosion de son hégémonie particulièrement visible avec la fin de sa mainmise sur l’Afrique. À la fin du XIXème siècle, l’Europe maîtrisait l’ensemble de l’Afrique, exception faite de l’Éthiopie et du Libéria. L’ironie est que l’éclatement des empires coloniaux résulte du développement du nationalisme moderne qui a son origine en Europe et aux États Unis.
Berceau de grandes inventions comme la boussole, l’Asie mineure partait d’une tradition de travail et d’inventivité extrêmement importante. Il s’agit de ce fait non pas d’une croissance ex nihilo mais bien d’un réveil.
Contrer la supériorité des Européens, le cas du Japon
En Asie mineure, dans le cadre d’un expansionnisme incessant, se développa le concept de “péril blanc” qui est nourri par une présence physique mais aussi législative - du fait de l’extraterritorialité- des “Blancs”. Pour éviter ce “péril blanc” le Japon procéda à une industrialisation accélérée, dont la conclusion fut la restauration de Meiji en 1868. Dans ce contexte, a pris place l’élimination politique et physique de près de 300 000 chrétiens présents sur le sol japonais et considérés comme la « cinquième colonne ».
À qui s’applique au mieux la notion “d’empire du milieu” ?
La Chine est connue pour se considérer comme étant “l’empire du milieu”. Cependant, en s’appuyant sur l’analyse de l’historien René Grousset, il est possible de considérer l’Iran comme le véritable “empire du milieu” (La face de l’Asie, éd. Payot, 1955). Du fait de sa résistance pluriséculaire aux invasions (celle de l’empire romain, de l’empire byzantin et de l’empire ottoman) et de son rôle de “moulinette culturelle”, l’Iran se pose comme un empire solide voire impossible à bousculer.
De l’imitation de l’Europe à leader de l’islam sunnite, quelle puissance turque ?
En 1923, lors de la naissance de la Turquie, les mesures prises par Mustapha Kemal Pacha révèlent sa volonté d’imiter l’Europe. On trouve entre autres la promulgation d’une constitution laïque avec la suppression du califat, l’adoption du droit suisse et l’adoption de l’alphabet latin. Pour Gérard Chaliand, la Turquie fut alors soumise à une “césarienne culturelle”. Avec l’apparition de Recep Tayyip Erdogan sur la scène politique, un basculement va s’effectuer en direction d’une réislamisation. Il s’appuie sur une stratégie particulière ; celle d’avoir un pied partout. Le soutien de la Turquie envers les Ukrainiens par envoie de drones turcs sans opposition officielle à la Russie illustre cette nouvelle logique. La Turquie s’affirme donc sur la scène politique, en atteste son opposition aux candidatures de la Suède et de la Finlande pour l’OTAN qui persistera tant que ne seront pas respectées ses conditions. Ses conditions concernent l’extradition de kurdes du parti des travailleurs du Kurdistan protégés par ces deux pays et la levée de l’interdiction de vendre certaines armes à la Turquie. Une stratégie qui n’a suscité aucune réaction européenne.
Visioconférence co-organisée par le GRAM (Groupement de recherche sur l’action multilatérale) et l’AFNU (Association française pour les Nations Unies) le jeudi 2 juin 2022.
Avec Marc Lassouaoui, Senior manager outreach Europe pour l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) ; et Alain Dieckhoff, Sciences Po – directeur du CERI (centre de recherches internationales) et spécialiste d’Israël et du conflit israélo palestinien. Synthèse par Marie Colonna Renucci.
Quelles sont les origines et les antécédents de l’UNRWA ?
M. Lassouaoui ouvre la conférence par une explication au sujet de la formation de l’agence. A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne possédait un mandat sur la Palestine historique.
L’Etat se déleste alors du dossier palestinien à l’ONU, face aux violences dans la région et à l’arrivée massive de juifs. Les 46 pays alors membres de l’Assemblée Générale votent la résolution 181 qui établit le partage de cette zone avec l’Etat israélien, créé en mai 1948.
La Nakba (« catastrophe » en arabe) déplace environ 720 000 réfugiés palestiniens, se dirigeant vers ce qui est aujourd’hui Gaza, la Cisjordanie, la Jordanie, la Syrie et le Liban.
Plusieurs services humanitaires tentent alors de fournir de l’aide à ces réfugiés comme les Quakers américains, ou encore la Croix Rouge et les Croissants Rouges. Ces derniers s’occupent essentiellement de l’alimentaire, de donner des tentes mais ne participent pas à l’éducation.
En novembre 1948 est créée l’agence de l’ANURP (Aide des Nations Unies aux Réfugiés de Palestine), néanmoins son mandat est limité à la coordination des efforts humanitaires. A ses côtés, en décembre 1948, l’ONU met en place la commission de la conciliation pour la Palestine, chargée de trouver une solution politique pour les problèmes des réfugiés, et des lieux saints.
Le vote de la résolution 302 en 1949 fait succéder à ces organismes l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (en anglais UNRWA) : une organisation humanitaire non politique.
Qui est réfugié palestinien ?
Une définition du réfugié de Palestine est créée pour ce cas spécifique. Il est désigné comme une personne qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d’existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l’un des pays où l’UNRWA assure ses secours, à savoir, la Bande de Gaza, la Cisjordanie, la Jordanie, la Syrie et le Liban. Ce statut de réfugié est transmis à leurs descendants. De ce fait, il existe aujourd’hui plus de 5,8 millions de réfugiés palestiniens.
Selon A. Dieckhoff « La majorité d’entre eux n’ont de réfugié que le titre. ». En effet, seul un tiers d’entre eux habitent encore dans les camps, lieux où sont fournis les services de l’UNRWA.
Quels sont les services fournis par l’UNRWA ?
Un service de base de l’UNRWA est concentré sur les domaines de la santé, du social, de l’aide humanitaire, de la protection et de l’éducation. Ainsi plus d’un demi-million d’enfants sont scolarisés dans environ 700 écoles.
A cela s’ajoutent les programmes d’urgence qui regroupent par exemple l’aide alimentaire, les donations en liquide ainsi que le soutien psychologique, aux enfants notamment.
Enfin, il existe un troisième portail, celui des projets de construction, en général d’écoles ou de camps détruits.
Ils sont mis en œuvre par un personnel local de 30 000 personnes.
La diversité des situations des réfugiés de Palestine selon les terrains d’opération
Les réfugiés ne possèdent pas les mêmes vies et les mêmes destins selon leur pays d’accueil. Il existe de forts contrastes d’intégration selon les Etats. En effet, la plupart des réfugiés palestiniens en Jordanie possèdent la citoyenneté jordanienne. A l’inverse, au Liban, ils sont parmi les plus pauvres faute d’accès à la majorité des emplois, du fait d’une vingtaine d’interdits professionnels. En effet, 86% sont sous le seuil de pauvreté aujourd’hui, contre 73% il y a moins d’un an. De plus, certaines régions reçoivent plus d’aide que d’autre, comme le théâtre d’opération de la Bande de Gaza qui recouvre la moitié du budget de l’agence afin d’aider 1,4 million de réfugiés de Palestine.
Les conflits créent une dépendance de plus en plus forte à l’aide de l’UNRWA sur les terrains d’opération, à cause de la paupérisation de la population qui font que les demandes de soutien en santé et en éducation sont largement accrues.
Comment est financée l’agence ?
Le financement est un défi majeur pour l’agence : le program budget pour financer les besoins de base en santé, éducation et aide aux plus pauvres recouvre approximativement 800 millions de dollars. Ensuite, les programmes d’urgence et projets sont mis en œuvre en fonction des financements reçus et ceux-ci sont plus variables.
Enfin, bien que le soutien fort des Etats de l’Assemblée Générale soit réitéré tous les 3 ans, les soutiens financiers ne sont pas adéquats face aux larges activités de type gouvernemental du mandat.
Quels sont les donateurs de l’UNRWA ?
Les financements étant souvent de nature politique, ils sont souvent soumis au bon-vouloir des acteurs et des conjonctures. Par exemple, les Etats-Unis de J. Biden sont redevenus le principal partenaire de l’UNRWA après une réduction des fonds sous la présidence de D. Trump.
Certains pays ont diminué leurs financements comme les Etats de la région du Golfe qui sont passés d’environ 20% à 2% dernièrement. Ce retrait peut être expliqué par les accords d’Abraham et leur impact indirect sur les relations Emirats arabes unis et Palestine. De plus, les pays du Golfe tentent de mettre en œuvre une politique commune sur des thèmes comme la Palestine et l’UNRWA, dans laquelle le Qatar joue un rôle majeur.
L’UNRWA est-elle vraiment une agence non politique ?
Ses détracteurs mettent en avant la pérennisation et l’aggravation du problème en plaçant l’agence comme un obstacle à une éventuelle solution politique. Le rôle humanitaire de l’UNRWA n’est pas négligeable, néanmoins le politique n’est jamais bien loin.
M. Lassouaoui répond qu’il n’y a pas de pérennisation de la question politique car l’UNRWA aide la population. L’agence opère à un développement du capital humain de la région par les écoles et participe plus largement à l’intérêt général ainsi qu’à l’amélioration de la situation des réfugiés. Le mandat des services de l’UNRWA est très clair sur les services humanitaires à mettre en place.
Quelle solution politique pour les réfugiés palestiniens ?
Selon A. Dieckhoff, le droit au retour au foyer d’origine qui figure dans la résolution de l’ONU n’est pas réalisable politiquement et ne sera pas acceptée par Israël. En effet, la plupart des quartiers existants ont été détruits, délaissés, ou alors sont habités par de nouvelles personnes. De plus, le gouvernement israélien, malgré les nombreuses incitations, n’a jamais mis en œuvre le droit de retour. La seule solution instaurée a été les 50 000 retours pour motif de réunification familiale.
A. Dieckhoff pointe alors plusieurs étapes pour construire une solution : dans un premier temps, il serait nécessaire de structurer une représentation et autorité palestinienne unique qui absorberait les fonctions paraétatiques de l’UNRWA. Ensuite, il faudrait un Etat palestinien indépendant à côté d’Israël formé par les territoires de 1947. Enfin, il faudrait également trouver des solutions pour une intégration des palestiniens dans les pays arabes voisins.
Conférence organisée par le Centre Arabe de Recherches et d’Études Politiques de Paris (CAREP), 20 septembre 2022, au 12 rue Raymond Aron, Paris 13e. Intervenants : Hasni Abidi, politologue, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM), situé à Genève, enseignant au Global Institute de l’université de Genève et à Sciences Po Paris. Sarah Dekkiche, diplômée de l’Institut d’études politiques de Lille (France) et de l’université de Münster (Allemagne) – Tous deux auteurs du livre « 60 ans après les accords d’Évian : regards croisés sur une mémoire plurielle », publié en 2022 aux éditions Erick Bonnier. Modératrice : Amel Benaoudia. Synthèse par Gabrielle Gros.
Aujourd’hui quatre millions de français ont un lien direct ou indirect avec la guerre d’Algérie. Pourtant le constat formulé par Hasni Abidi et Sarah Dekkiche dans leur livre « 60 ans après les accords d’Évian : regards croisés sur une mémoire plurielle », est celui d’un manque de curiosité envers cette histoire. Combien ont seulement abordé le sujet le temps de quelques cours au lycée ? Plus de 60 ans après la fin de la guerre d’Algérie, la question de la mémoire demeure au centre des relations franco-algériennes. Emmanuel Macron semble y porter une attention particulière traduite par une approche qui se veut graduelle et adaptée à cette situation délicate : « La République doit regarder en face ce passé réticent et encore brûlant. C’est la condition d’un avenir apaisé avec l’Algérie et avec nos compatriotes d’origine algérienne » déclare-t-il le 17 octobre 2018. Les deux chercheurs reviennent sur les négociations novatrices à bien des égards qui ont précédées l’indépendance de l’Algérie. Au-delà de l’histoire diplomatique dont certains détails méritent d’ailleurs d’être rappelés, l’intérêt de la conférence est la réflexion sur la difficulté à réconcilier les mémoires, liée au constat posé lors du colloque sur le sujet, du clivage entre les récits français et algériens. L’approche du sujet par des auteurs respectivement suisse d’origine algérienne et franco-algérienne résident en Suisse porte plusieurs fruits.
L’accent est d’abord mis sur le rôle de la Suisse dans la paix et l’intéressante dynamique de négociation qu’elle a engendrée. Après un retrait voulu de la Suisse de la scène internationale suite aux critiques reçues en 1945 pour son comportement pendant la guerre, les Helvètes, représentés notamment par le diplomate Olivier Lang, témoignent de leur habileté dans l’art de la négociation qui a mené dans ce cas précis à la création de la République algérienne indépendante. Au bout de trois ans et après le référendum sur l’indépendance en 1961, le cessez-le-feu entre en vigueur le 19 mars 1962. Ces accords d’Évian sont les seuls liens solides subsistants entre la France et l’Algérie. Ils soulignent, en outre, la naissance d’un écosystème de personnes en Suisse qui se sont rendus solidaire de l’Algérie, type de mobilisation intéressante du point de vue des problématiques humanitaires européennes. Il est néanmoins important de souligner que cette « performance » diplomatique, comme la qualifie M. Abidi, a été réalisée par de nombreux représentants de chacune des deux parties, y compris de l’armée, qui ont toutefois échoués à négocier correctement l’avenir des communautés françaises.
De ce fait chaque partie a en somme gardé sa mémoire de l’histoire. Aussi, parler d’une mémoire commune serait prendre le risque d’écraser les autres mémoires. Cette question de vocabulaire pose l’idée de mémoires plurielles qui pourraient vivre ensemble selon Sarah Dekkiche malgré les douleurs tacites qui y sont associées. Le tout est de les y aider. C’est pourquoi le livre donne la parole a des hommes et à des femmes témoins de la transmission d’une certaine histoire de l’Algérie. Ces récits sont l’occasion de prendre conscience de la diversité des mémoires au sein même de la communauté algérienne : entre juifs, musulmans ou encore enfants de harkis. Le Président français est revenu sur ce paradigme mémoriel en objectant que la question algérienne était une question « franco-française » ce qui fait notamment écho aux épisodes de rejet français de l’apaisement des relations par le refus de la qualification de la « guerre d’Algérie » en ces termes et l’absence d’excuses. De toute façon le Président Abdelmadjid Tebboune n’est pas comptable devant le peuple algérien de demander des excuses à la France. Ainsi le malaise français envers l’Algérie est-il plus profond qu’un besoin de réparation, incarnerait-il la transmission d’un malaise envers la colonisation ?
En tous les cas l’actualité persistante du sujet témoigne d’un besoin prégnant de s’emparer de l’Histoire. La solution des difficultés relationnelles se trouverait donc en grande partie dans le travail de mémoire car, comme le souligne M. Abidi, l’important est d’identifier les responsabilités ; système qui dépasse largement les autorités actuelles. Or ce travail implique celui de la consultation des archives pour justement confronter ces mémoires plurielles à la récupération politique de l’Histoire. Plusieurs entraves à cette action : d’abord la date, ce chantier mémoriel, même s’il était mené à terme, risquerait une réception inégale par les communautés concernées qui ont déjà produit leur histoire. Ensuite, plus concrètement, les archives juridiques et leurs accès sont limités côté français ; bon nombre d’entre elles sont même classées « secret défense ». Côté algérien, la recherche n’est pas soutenue par les autorités et les historiens déjà en manque d’effectifs et de moyens, rendent compte d’un certain nombre de « vols » d’archives. Nonobstant la volonté marquée de M. Macron à reconstruire la relation franco-algérienne est allée, en août 2022, jusqu’à la création d’une commission mixte consacrée à la recherche. Enfin, l’esprit du changement qui habite l’Algérie pose la question trop sous-estimée selon Hasni Abidi, de la transmission de l’histoire.
Du côté de l’institution militaire, la volonté de transition démocratique est absente. La structuration progressive du Hirak au cours des dernières années a témoignée des aspirations profondes du peuple algérien. La force de ce mouvement vient du bas : ce n’est pas une énergie pyramidale ce qui est parlant, d’autant plus que l’organisation a montré une grande maturité par son hybridité et en proposant une transition douce. Le vent du changement souffle sur l’Algérie et il semble que celle-ci ne pourra pas échapper à une transition démocratique. L’action du Hirak cherche à s’inscrire dans la continuité donc une transmission de l’Histoire est à prévoir. Mais sous quelles modalités ? Face à un mouvement jeune et massif le Président de la République Française a théorisé une intégration qui conditionne la relation à l’Algérie à la question de la mémoire. L’idée est d’avancer sur les plans économiques, sociaux et politiques afin de créer des liens de confiance profitables à l’action mémorielle avant une mutation probable de l’Algérie. La crise diplomatique d’octobre 2021 témoigne de la fragilité de ces relations et de la nécessité de rester précautionneux. Pour rappel M. Macron avait formulé en septembre 2021 que le système politico-militaire algérien était « construit sur la rente mémorielle », ce qui avait provoqué une des crises ouvertes les plus graves de ce siècle entre Paris et Alger.
La question nationale qu’est la mémoire de la guerre d’Algérie connaît donc des évolutions mais en promet davantage du fait de l’incertitude au sujet des changements qu’apportera la troisième génération des héritiers des accords d’Évian. Dans cette perspective le Président français semble vouloir miser sur les jeunes malgré les difficultés qu’il rencontre, en particulier avec les dynamiques populistes qui vont jusqu’à s’adresser à lui en anglais plutôt qu’en français. Ce lien reste cependant un appui crucial pour l’évolution des relations franco-algériennes avec comme principale question celle de la Harga c’est-à-dire de l’émigration irrégulière, point épineux qu’aborde la Première ministre Élizabeth Borne lors de sa visite officielle à Alger le 9 octobre 2022.
Conférence organisée par Les Sahariens, membres de l’association « La Rahla-Amicale des Sahariens », 17 octobre 2022, Mairie du 5ème arrondissement au 21 Place du Panthéon, 75005 Paris. Invité : Nicolas Normand, ancien ambassadeur de France au Mali (2002-2006). Synthèse par Gabrielle Gros.
« Baise la main que tu ne peux pas couper » dit un proverbe malien. Les 15 et 20 juin 2015 l’Accord pour la paix et la réconciliation au Mali, dit « Accord d’Alger » et signé à Bamako entre la République du Mali et la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA). Pour rappel le CMA est une alliance de groupes rebelles créée au Mali en 2014 lors la guerre déclarée en 2012 suite à l’insurrection de groupes salafistes, djihadistes et indépendantistes pro-Azawad ; l’Azawad est la région du nord du Mali dont les Touaregs ont proclamé l’indépendance en 2012. L’association qui organise cette conférence a pour but de diffuser la connaissance sur cette région du monde et l’intervention de Nicolas Normand nous permet de cerner les sources de l’Accord, ses défaillances et son issue à l’heure où la situation ne cesse d’évoluer et de se dégrader. En effet, le retrait des troupes françaises du Mali le 15 août 2022 est tout sauf le signe d’une amélioration de la situation sur zone.
Le contexte de l’établissement de l’Accord d’Alger est celui de la crise majeure de 2012 qui a vu tout le septentrion malien occupé par des rebelles. Alors que l’État malien a une administration faible, trois événements simultanés entérinent la décadence de Bamako. Il y eut d’abord le débordement du conflit algérien, qui mena à l’arrivée au Mali du GSPC (Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat) devenu AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique) et l’enracinement de ce groupe à l’idéologie salafiste et révolutionnaire dans le Nord, où il fit prospérer ses trafics sans créer d’insécurité. Vinrent ensuite un certain nombre de problèmes inter-Touaregs notamment les rébellions des Ifoghas contre les Imghads, Iyad Ag Ghali contre ses rivaux et les Ifoghas contre Bamako. Depuis le renversement de la dictature en 1992 la communauté hiérarchisée des Touaregs se sent menacée par la modernisation du Mali dont la démographie est désormais opposée à l’idéologie en caste, ce qui a conduit au développement d’une tendance séparatiste et indépendantiste. Les Ifoghas sont un clan aristocratique touarègue majoritaire dans la région de Kidal. Iyad Ag Ghali, riche noble héros de la révolution de 1992 et converti à l’islamisme, prend la tête de cette quatrième rébellion touarègue qui ne prend fin qu’avec l’Accord d’Alger. Enfin le débordement du conflit libyen (2011- ) eut pour conséquence l’arrivée au Mali de militaires non désarmés d’origine malienne et touarègue. Ainsi début 2012, tout ceci coagule et le MNLA (Mouvement National de Libération de l’Azawad), le mouvement islamiste Ansar Dine et le MUJAO (Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest) font front commun pour l’indépendance de l’Azawad qu’ils déclarent en avril 2022. Or l’Accord d’Alger prévoit une restructuration du Mali en donnant de l’indépendance à des régions certes, mais pas l’Azawad. Le problème est donc divisé d’emblée.
D’après Nicolas Normand, l’Accord prévoit un « fédéralisme qui ne dit pas son nom » or cet aspect est potentiellement problématique dans la mesure où ce type d’organisation pourrait ajouter de nouvelles tensions à celles préexistantes, à caractères cette fois ethnique, sur le modèle de l’Éthiopie. Par ailleurs l’ingérence internationale, incarnée par l’Algérie dans la résolution du conflit, pose une garantie internationale de mise en œuvre des accords avec le soutien des forces de casques bleus. En réalité l’Algérie est relativement passive et les groupes armés prennent le pouvoir de façon croissante en dépit de l’action militaire française. Tant et si bien que Bamako ne contrôle plus aujourd’hui le septentrion malien. Si l’Accord traite les causes de la rébellion, à savoir la reconnaissance des particularités du septentrion et les difficultés d’application de règles démocratiques dans une société hiérarchisée, il n’en a pas moins divisé les groupes signataires. Deux catégories se forment donc : les rebelles anti-Bamako qui sont surtout des nobles appartenant au MNLA et les loyalistes pro-Bamako regroupant le tiers-état touarègue dans La Plateforme. Mais au fond ces populations qui ont pris les armes et signées l’Accord sont minoritaires dans le septentrion majoritairement peuplé de songhaï. Pour cette jeunesse sahélienne aux perspectives limitées, l’idéologie salafiste revêt un caractère bien plus séduisant que l’idéologie séparatiste. Outre la part de croyance mystique et la perspective transcendante qui accompagne ce nouveau projet de société, cette idéologie désigne l’état occidental comme coupable de la situation de la jeunesse sahélienne. En fournissant de l’espoir, un salaire et une réponse théoriques aux frustrations, les jihadistes renforcent leurs effectifs face aux séparatistes, ce que n’avait pas prévu l’Accord. Ajoutons que ce dernier ne prévoit pas de mesure permettant d’instaurer un climat de confiance, dimension manquante entre Bamako et les groupes armées, ce qui a instauré un blocage réciproque à l’application de l’Accord et aux mesures de désarmement qui en découlent. L’Accord en tant qu’il est un cessez-le-feu reste néanmoins en place pour éviter une reprise officielle du conflit.
Instaurer la paix au Nord du Mali suppose donc de dénouer la situation. L’Accord d’Alger stipule que l’armée dans le Nord doit être une « armée reconstituée » or cela a été interprété par les groupes armées comme la possibilité de donner la majorité aux groupes armées. L’échec de la formation d’un état-major mixte a fait échouer la tentative d’intégration des rebelles dans l’armée malienne à cause de la question des quotas qui n’a pas été résolue. Alors que les groupes armés veulent à tout prix contrôler les chaînes de commandement, le manque de volonté politique de trouver des arrangements de part et d’autre témoigne de la complexité de la situation. Aussi, à défaut de pouvoir réviser l’Accord ou de le « relire » comme suggère Bamako, il faudrait que les partis s’entendent sur l’interprétation qui doit en être faite. Il semble en effet il y avoir un malentendu de fond sur la question de l’Azawad dont la reconnaissance reste effectivement lettre morte. Selon M. Normand si la situation est bloquée cela est dû à la faiblesse de Bamako qui ne parvient pas à retourner le rapport de force ce qui impose une situation mal négociée où l’acceptation d’un Azawad qui n’a même pas de représentation est quasiment impossible. Renégocier certains aspects gênants tels que l’aspect fédéral de la réorganisation des régions semble être une piste de résolution. Par ailleurs aujourd’hui au Mali les présidents de région sont élus au suffrage universel direct. La crainte de Bamako est que les présidents de région n’encouragent la sécession. Dans le Nord les groupes armés ont obtenu qu’il n’y ait pas d’élection, les régions sont dont gérées par des groupes armés qui ne représentent pas la population mais qui contrôlent le municipal. Cela semble rattrapable par le biais de lois organiques qui préciserait les modalités d’élection des chefs de région. S’il émerge à Bamako un gouvernement décidé à rétablir un gouvernement dynamique alors l’application de l’Accord d’Alger sera sûrement plus abordable et permettra une meilleure intégration des populations du Nord dans les structures maliennes comme a su le faire le Nigeria. Notons que la création d’un Sénat est prévue dans la prochaine Constitution.
En conclusion l’application de l’Accord d’Alger est bloquée en octobre 2022 mais cette situation n’est pas tout à fait irréversible. Si l’essence de l’Accord n’est pas mauvaise, d’importantes concessions doivent toutefois être faites, comme par exemple l’attribution par Bamako d’un député pour 30 000 habitants au Nord alors qu’il y en a un pour 60 000 habitants au Sud, afin d’envoyer le message de l’inclusivité de la diversité constitutive du septentrion. Pour cela il faut appliquer le proverbe cité en introduction.
Table ronde organisée par le CETOBac, le 18 novembre 2022, Bâtiment de l’EHESS, 2 cours des Humanités, 93300 Aubervilliers. Intervenants : Hamit Bozarslan, docteur en histoire et en science politiques ; Stéphane A. Dudoignon,directeur de recherches au CNRS ; Marie Ladier-Fouladi, socio-démographe, directrice de recherche au CNRS/EHESS-CETOBac et chercheuse à l’INED (institut national d’études démographiques) ; Chowra Makaremi, chercheuse en anthropologie. Synthèse par Madeleine Téfra.
L’objet de cette table ronde est d’analyser l’originalité de ce mouvement, dont le slogan” Femme, vie, liberté”, porteur d’aucune idéologie, appelle à l’unité.
Quelle analyse possible des crises de la dernière décennie ?
Pendant l’hiver 2017-2018 et en novembre 2019, l’Iran fut touché par des mouvements protestataires. Marie Ladier-Fouladi distingue trois propriétés qui recoupent ces mouvements protestataires.
Les mouvements de l’hiver 2017-2018 et 2019, motivés par des préoccupations économiques, ne concernèrent pas l’ensemble de la population. Cela s’explique par la répression, la particularité et la ponctualité des revendications (ouvrier qui n’a pas reçu son salaire ou travailleur qui a perdu son argent…)
Ces différentes manifestations - celle de novembre 2019 étant considérée comme l’épisode répressif le plus meurtrier depuis 1979 ( Reuters estime les pertes à 1500 morts) - mettent en lumière la férocité de la répression : réclamer son propre salaire, c’est risquer l’emprisonnement.
Enfin, dans ces différentes manifestations, le rôle des réseaux sociaux est déterminant. Cette nécessité de l’Internet est attestée par la fermeture des réseaux de communications pendant six jours en novembre 2019, ce qui n’est pas sans conséquences étant donné que les emplois liés à l’internet nourrissent l’économie iranienne.
Comment le soulèvement de 2022 s’inscrit-il les protestations de cette dernière décennie ?
Le soulèvement en Iran déclenché par la mort de Mahsa Jina Amini - une jeune femme iranienne d’origine kurde âgée de 22 ans - hérite ainsi d’une accumulation de frustrations congelées par la Covid tout en se distinguant par une nouvelle sociologie. La reprise du slogan “ femme, vie, libertés” par la “ Génération Z” - soit les hommes et femmes nés après 2000 - rend compte de l’originalité de ce mouvement. Contrairement aux mouvements de 2017 et 2019, les étudiants des universités en sont les principaux protagonistes.
Ce mouvement se caractérise ainsi par une jeunesse moins touchée par l’endoctrinement de la République islamique, mais aussi par son caractère intergenre, interclasse et interethnique. Face à cette unité, l’armée, qui montait les classes les unes contre les autres, se retrouve démunie.
Stéphane Dudoignon. Le soulèvement de 2022, entre tradition et modernité
Bien que s’inscrivant dans l’héritage du mouvement vert de 2009, le soulèvement de 2022 provoque trois changements majeurs au sein de la société iranienne.
L’ampleur de ce mouvement ne se traduit pas uniquement par la diversité des acteurs mais aussi par l’étendue du territoire touchée par ces contestations qui n’épargnent par les sanctuaires de la République islamique comme le quartier de Normak. On assiste ainsi à un effritement de la base sociologique soutenant la République islamique ce qui est particulièrement notable depuis le « vendredi noir » du 30 septembre 2022. La province de Baloutchistan, qui en tant qu’ancienne marche impériale a une place particulière dans l’imaginaire politique iranien, est devenue depuis ce « vendredi noir » - où plus de 90 personnes ont été tués- un symbole de la lutte nationale, une et indivisible.
La troisième spécificité de ce mouvement est- outre la diversité des acteurs et l’étendue géographiques des contestations- la montée de l’anticléricalisme. Le cas du « sautage du turban » est à cet égard particulièrement éclairant. Il s’agit d’arracher le turban des « mollahs », dignitaires qui ont un pouvoir juridique, religieux ou politique. Cet exemple illustre non seulement la créativité de la jeunesse qui parvient à contourner l’interdiction de défiler dans la rue contre le pouvoir mais aussi la mise à mal des symboles iraniens. Cette montée de l’anticléricalisme divise le clergé confronté à l’extension de la colère des individus à des groupes et des individus considérés comme les bastions de la République islamique. Le clergé risque donc de perdre beaucoup si cette politique du tout-répressif est poursuivie.
Chowra Makaremi, Écroulement des fondements de la légitimité de la République islamique
Entre 1979 et 1989 fut mis en place un pacte entre la société et l’État qui s’appuie sur des lignes rouges, qui renvoient à des frontières physiques mais aussi mentales. Jusqu’en 2019 la contestation ne s’était faite qu’à l’intérieur de ces lignes rouges.
Les protestations de 2022 entrent en rupture avec les deux décennies de contestations par la remise en cause inédite des lignes rouges qui se résume par la formule lapidaire « à bas la dictature”. Comment l’expliquer ?
En 2009, le mouvement postélectoral ou mouvement vert n’est pas allé jusqu’à scander “à bas la dictature”. Dès 1979, la répression politique a permis la mise en place d’une économie de la peur qui s’appuie sur la torture, le spectacle de la brutalité, l’inquiétude et l’angoisse de du secret. La génération actrice du mouvement vert hérita de cette peur et des lignes rouges transmises par les familles des prisonniers politiques de 1979 et de ce fait est restée dans le cadre idéologique hégémonique du réformisme.
Cependant, en novembre 2022, les protestations sont appuyées par une jeunesse socialisée hors des années 1980. Il s’agit aussi d’une jeunesse qui n’a pas connu la guerre Iran-Irak qui a façonné une identité collective respectueuse des fondements de la théocratie (soient “les lignes rouges”). De plus, les protestations héritent de la puissance des mouvements féministes qui depuis deux décennies fournissent des cadres pour penser la domination. Un fait significatif de cette rupture est la naissance du mot “mokhalafath”. Jusqu’alors, il n’existait pas de mot dans la langue persane pour parler d’opposition et était employé le terme français "opposition".
Les émotions, outil heuristique pour comprendre les protestations
Par “ à bas la dictature”, une ligne rouge fut franchie et le rideau de la peur est tombé. Les émotions collectives, qui meuvent les protestations et s’expriment par des danses ou des piétinements des photos du guide suprême, sont révolutionnaires. Cette libération de la peur a permis la libération d’une intelligence collective.
Hamit Bozarslan, Mouvement insurrectionnel ou mouvement révolutionnaire ?
Pour le moment, ces protestations ne correspondent pas à un mouvement révolutionnaire, ce qui signifie que la rue décide mais n’occupe pas les palais. Cependant, une nouveauté est à souligner ; le pouvoir ne parvient plus à produire un discours de légitimité en Iran et hors d’Iran. Cela ne veut pas dire qu’il va s’effondrer. Les cas du Nicaragua ou du Venezuela sont à cet égard des exemples instructifs, leurs structures étatiques bien que « zombies » persistent dans le temps du fait de leur inertie.
Un état insurrectionnel qui risque de devenir durable ?
La durabilité d’un mouvement contestataire dépend de quatre coalitions qui sont aujourd’hui à l’œuvre en Iran. Une coalition intergenre, qui permet la dissociation de la masculinité par rapport à la violence militaire. Une coalition intergénérationnelle qui marque le fait que le passé ne prend plus en otage. Une coalition interclasse et une coalition interterritoriale qui est marquée par l’intégration des kurdes dans ces luttes.
Webinar organisé par le Centre de recherches internationales (CERI), 30 septembre 2022. Modérateurs : Dr. David Camroux, chercheur honoraire au CERI, docteur en histoire politique, professeur à Sciences Po et Pr. Patrick Köllner, vice-président du German Institute for Global and Area Studies (GIGA), directeur du GIGA Institute for Asian Studies, professeur de Sciences Politiques à l’université d’Hambourg. Invitées : Romana Vlahutin, ambassadrice chargée de mission spéciale pour la connectivité au Service européen pour l’action extérieure et Dr Maaike Okano-Heijmans, chercheuse associée, directrice du programme « géopolitique de la technologie et de la digitalisation » au Clingendael Institute (Pays-Bas). Synthèse par Gabrielle Gros.
L’observatoire franco-allemand ici réunit propose une réflexion transversale sur les enjeux et les actions menées plus ou moins effectivement par l’Union européenne dans la région indopacifique dans le cadre de la stratégie « Global Gateway » initiée par Madame von der Leyen en 2021 et dont le but est d’établir des connexions durables et fiables au service des citoyens et de la planète, notamment par l’investissement dans des infrastructures locales nouvelles ou préexistantes. Le prisme géostratégique de cette conférence a permis de débattre des questions d’interdépendance ou d’indépendance économique, de nommer les acteurs les plus impliqués et de mieux cerner les attentes de cette région envers l’ouest européen, particulièrement au regard de la conjoncture 2022.
En effet, Madame Vlahutin fait valoir que le contexte de la guerre en Ukraine fait opérer un revirement des préoccupations de l’Union européenne sur elle-même malgré l’investissement de longue date sur zone. Le terme « indopacifique » a été utilisé pour la première fois pendant les négociations de l’accord économique UE-Japon il y a trois ans de cela. Entre temps une stratégie construite s’est développée, dessinant peu à peu le dessin d’un investissement du Global Gateway dans la zone indopacifique. Cette mobilisation tend à prouver que la question du commun, du partenariat, est un sujet politique brûlant qui a des enjeux économiques très concrets. Aussi dans une UE qui « doit devenir encore plus géopolitique et stratégique » qu’elle ne l’est, les discussions en cours sur la région indopacifique vont d’une part déterminer la teneur réelle des partenariats en question et d’autre part provoquer, selon le niveau et la nature des investissements, des conséquences aussi bien géopolitiques qu’économiques. Ce dialogue ne peut être que positif pour l’UE selon Romana Vlahutin. Mais qu’en est-il des autres acteurs impliqués ? Le manque de fonds public rend cruciale la coopération de tous les acteurs, ce qui n’est pas chose aisée dans cette zone de coopération qui implique également des puissances comme le Japon, déjà bien investi au grand dam de l’Empire du Milieu qui semble ne pas apprécier la compétition. Or une impression négative sur la Chine ne peut-elle pas se révéler un facteur de ralentissement pour un partenariat ? Madame Vlahutin met en avant un second revirement de l’UE qui est cette fois géographique. Celui-ci, opéré sur le temps long, concerne l’effacement d’une logique est/ouest au profit d’un intérêt pour le sud. En effet la zone méditerranéenne attire les regards par son poids énergétique. Ce déplacement mène aujourd’hui à des plans de connectivité et d’investissement par exemple avec les Balkans occidentaux. Le Moyen-Orient et l’Inde sont désormais intégrés aux discussions indopacifiques et tout spécifiquement l’Inde qui a conclu des accords avec l’Union européenne malgré ses relations tendues avec la Chine.
Les discussions sur la connectivité et le besoin d’infrastructure stratégique doivent être faites ensemble et c’est l’ambition du Global Gateway. En effet il est nécessaire d’avoir une échelle pour être en mesure de faire une différence et au sein de l’UE la création d’une échelle est liée à la source du financement. L’Union européenne a une politique inclusive alors que la Chine a sa propre politique dans la région, aussi le G7 est-il devenu l’espace central de coordination. Le programme de connectivité met de facto en exergue les défis géo-économiques de la région. Le Dr Okano-Heijmans parle d’un « choc des capitalismes » en marche. L’important pour mener à bien cette stratégie est de persévérer, l’attention de Romana Vlahutin est portée sur le potentiel humain et naturel qu’elle trouve abondant au sein de la jeune génération indopacifique. Elle défend que l’important est de cartographier correctement les besoins pour ainsi créer des possibilités afin que ces pays puissent avancer au pallier suivant du développement et soit en mesure de créer des structures.
Dans cette perspective le Dr Maaike Okano-Heijmans a recherché le type de partenaires correspondant au Global Gateway pour répondre aux besoins de connectivités dans la zone indopacifique. Les garanties de financement au niveau européen, qui sont de l’ordre de 300 millions d’euros sur la totalité de la stratégie, permettent le travail avec d’anciens proches collaborateurs sur des projets proactifs comme par exemple l’accord de partenariat numérique avec la Corée du Sud. De même un contrat conséquent a été conclu avec la Malaisie l’année dernière dans le domaine des câbles sous-marins. De manière plus globale sur la zone indopacifique le développement de Digital Innovation Hubs (dits « di-hubs ») vise un développement digital qui passe par la création de structures afin de répondre aux besoins les plus basiques toujours dans une perspective de développement. L’inclusivité digitale est un sujet dans cette zone et il s’agit de s’assurer que personne n’est mis de côté lors de cette transition digitale qui a pour but de traiter les problèmes de cybersécurité mais aussi les questions environnementales. Il s’agit enfin pour le Global Gateway de garantir la sécurité dans la région et la sécurité économique par extension. Le Président Américain Joe Biden paraît particulièrement attaché à la sécurité et à la stabilité. Aussi les États-Unis et l’Union européenne travaillent-ils désormais ensemble en cherchant à se compléter dans le but de trouver des solutions avec le soutien notable du Federal Bureau of Investigation. La coordination avec le programme « Build Back Better World » qui agit pour les préoccupations sociales et environnementales témoigne également de cette coopération.
Le Global Gateway est en réalité un investissement stratégique qui se trouve être à l’origine d’un mix de nouvelles activités et de re-coopération entre acteurs, de « re-branding », de re-priorisation des enjeux. On observe une importante concentration de moyens sur les questions de l’énergie et du digital. Le travail est encore inachevé notamment du fait du manque de visibilité de la stratégie dans la région indopacifique et ses alentours mais la roue des collaborations tourne et il existe d’après nos deux conférencières une véritable opportunité de sauter une génération à condition d’être prudents et de comprendre le besoin et le fonctionnement des infrastructures. Comme le rappelle le Dr Okano-Heijmans, un des éléments clé de ce projet est la résilience. Si chacun y met du sien, les accords liés à cette stratégie peuvent être nombreux et pourraient, d’une part, modifier certains rapports de force dans la zone et, d’autre part, faire avancer un certain nombre de projets européens.
Samy Cohen, « Le goût de l’entretien. 40 ans d’enquêtes au sommet de l’État » (A) ; De la K-POP aux Webtoons : au-delà du succès planétaire, où va le soft power sud-coréen ? (B)Les Crypto-monnaies et leurs usages en Afrique (C) ; Le combattant et les nouvelles technologies - « Agir à distance » : les technologies éloignant le combattant (D) Le combattant et les nouvelles technologies - « Agir sur l’homme » : les technologies renforçant le combattant (E) ; Journées d’études : les enjeux environnementaux à l’aube de la nouvelle élection présidentielle au Brésil : bilan et perspectives (F).
Synthèse de la conférence-débat autour du livre de Samy Cohen, « Le goût de l’entretien. 40 ans d’enquêtes au sommet de l’État », Éditions Le bord de l’eau, 2022. Conférence organisée par le CERI (Centre de Recherches Internationales), 21 septembre 2022, à Sciences Po Paris. Il s’agit ici de la première partie du débat : la présentation et la démarche de Samy Cohen. Synthèse par Diane Wetter.
Comment interroger les élites dirigeantes de la France ? Quelles questions poser et jusqu’où est-il possible d’aller avec son interlocuteur ? Dans ce livre, S. Cohen retrace son expérience personnelle d’entretiens avec les personnes au sommet de l’État.
S. Cohen a enquêté pendant près de 40 ans dans les hautes sphères de la diplomatie et la défense en France. Dépourvu des codes d’accès aux élites dirigeantes françaises, il parvient tout de même à interroger deux présidents de la République, plusieurs Premiers ministres, des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, des conseillers de l’Élysée, des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay, des généraux … Il a également enquêté en Israël auprès de militaires, d’anciens responsables du Mossad et de leaders d’ONG.
Il décrit dans ce livre comment il a décroché ses entretiens, sans dissimuler les obstacles auxquels il a été confronté, les ingérences politiques qu’il a subies. Il partage ses « secrets de fabrication », ses « méthodes d’entretien » des élites dirigeantes, ses subtilités pour contourner les difficultés face à des acteurs qui sont tenus à en dire le moins possible.
Ce livre est né d’une discussion avec une collègue qui propose à S. Cohen de faire un article sur tous les entretiens qu’il a mené au sommet de l’État ces quarante dernières années. S. Cohen accepte. Il n’en fera pas un article mais un véritable livre.
Dans son ouvrage, il souhaite donner les clés pour réaliser un bon entretien d’une personne de pouvoir. Il veut montrer comment interviewer des gens hauts placés. Il explique de ce fait qu’il est très important de « savoir doser », d’avoir un certain courage pour bousculer l’interlocuteur mais aussi de savoir ne pas aller trop loin. C’est pourquoi il insiste sur les difficultés qu’il a rencontré, les erreurs qu’il a fait dans la conduite de ses entretiens.
Pour construire son ouvrage, S. Cohen s’est fondé sur ses souvenirs et ses archives qu’il avaient gardé de tous ses anciens entretiens, notamment ceux des personnes qui l’avaient le plus marqué et les situations les plus cocasses.
S. Cohen commence d’abord par une anecdote des années 1970 lorsqu’il étudiait les relations entre Israël et de Gaulle (son sujet de thèse). Le général venant de mourir, S. Cohen affirme qu’il n’a rencontré aucune difficulté dans l’accès aux diplomates de l’État Hébreux en poste à l’ambassade à Paris. Ceux-ci « avaient envie d’en parler ». Pourtant, son entretien avec Shimon Peres, l’homme qui avait construit les relations entre la France et Israël, s’est très mal passé. Au bout d’un quart d’heure, l’homme d’État s’est tu et n’a plus rien dit, laissant s’imposer un silence fracassant. C’est à ce moment-là que S. Cohen s’est rendu compte qu’il n’avait peut-être pas utilisé la bonne méthode pour l’approcher, et qu’il fallait faire du « sur mesure » pour chaque homme d’État interrogé.
Dans la deuxième moitié des années 1970, S. Cohen commence à s’intéresser aux conseillers de l’Elysée. Un haut fonctionnaire lui signe une lettre « passe-partout » pour pouvoir interroger tous les conseillers qui l’intéresse. Il se rend compte ainsi de deux obstacles dans la conduite de ses entretiens. Le premier : les questions qu’il posait aux interrogés n’étaient pas bonnes, c’est-à-dire qu’elles ne les incitaient pas à parler de ce qu’il voulait leur faire dire. Le deuxième : S. Cohen ne connaissait pas les différents concepts que pouvait cacher un mot. Par exemple, le mot « influence » : une influence peut être réelle, répétée … S. Cohen s’est donc mis à lire les auteurs comme Max Weber ce qui lui a permis de revoir la manière dont il posait ses questions. Ainsi, dans les entretiens avec des conseillers de l’Elysée il partait du président (« comment travaille le président ? ») plutôt que du conseiller lui-même (« quelle est votre influence auprès du président ? »). Cela évitait que l’interrogé ne puisse rien dire. C’est aussi dans ce cadre que S. Cohen a appris à composer avec des personnes qui avaient peu de temps à lui accorder. C’est la fameuse « dernière question ». La question : « Est-ce que je peux vous posez une dernière question ? » doit être selon lui, soit valorisante pour l’interrogé si on veut qu’il y réponde bien, soit elle doit être longue pour que celui-ci propose un deuxième rendez-vous.
Enfin, à partir des années 1980, S. Cohen décide de s’intéresser au Quai d’Orsay. Grâce au CAP (Centre d’analyse et de prévisions), une interface entre les personnes extérieures et le Quai d’Orsay, il a accès aux archives du Ministère et obtient des entretiens. Cette expérience au CAP lui a permis de mettre « un pied dans la maison » et son enquête sur les relations entre quai d’Orsay et l’Elysée a duré 6 ans. C’est à cette période qu’il rencontre des présidents de la République et des ministres. Ainsi, il se voit dans l’obligation pour mener à bien ses entretiens avec des personnes si importantes, d’avoir un Guide d’entretien. Ce Guide d’entretien se compose des questions à poser et de la manière de les poser. S. Cohen insiste sur le fait que les entretiens doivent être semi-directifs, c’est-à-dire que même si la trame est déjà écrite préalablement, il est nécessaire d’avoir une certaine souplesse. La réponse à une question peut entrainer logiquement une autre question qui ne figure pas dans le Guide d’entretien mais qu’il est impensable de ne pas poser. Il faut savoir s’adapter.
Samy Cohen conclut que le sommet de l’État compte une variété de situations avec des personnages faciles et des personnages compliqués. Contrairement à l’idée reçue, le milieu des hauts fonctionnaires est loin d’être un milieu homogène, il faut seulement savoir s’y prendre et poser les bonnes questions à chacun si on souhaite obtenir des informations particulières.
Conférence organisée par l’INALCO et Asialyst, 28 septembre 2022, à l’INALCO, 65 rue des Grands Moulins, 75013, Paris, en présentiel et visioconférence.
Quelle est la portée mondiale de la culture pop sud-coréenne ? Quelle est sa genèse ? Quelles sont les raisons de son succès jusque dans des pays qui ignorent tout de la Corée ? Comment est-elle devenue l’instrument majeur du soft power du gouvernement sud-coréen face à l’hégémonie culturelle américaine ? Où va-t-elle aujourd’hui ?
Intervenants : Didier Borg, fondateur de Delitoon, la première plateforme digitale spécialisée Webtoon d’Europe ; Marine Jeannin, journaliste à Asialyst et à RFI ; Patrick Messerlin, économiste et professeur à Sciences Po. Synthèse par Diane Wetter.
I. Les débuts de la Hallyu (« La vague sud-coréenne »)
A la fin de la guerre de Corée, la Corée du Sud doit tout reconstruire et se reconstruire elle-même. Le passage à la démocratie dans les années 1980, fait naître chez les Coréens une certaine aspiration à la culture. Il apparait donc en Corée du Sud, une culture locale mais déjà en quelque sorte globalisée avec des codes occidentaux, car le territoire reste sous influence américaine après la guerre.
Les Coréens ont compris que s’ils veulent avoir un succès culturel mondial, il faut d’abord qu’ils aient un succès national. Autrement dit, il faut comprendre les envies et les attentes du consommateur coréen pour que celui-ci diffuse largement les produits culturels autour de lui.
Ainsi, les Coréens vont se servir d’Internet au service de la culture. Ils ont compris que cet outil pouvait les aider à toucher un maximum de personnes et à diffuser le plus possible leurs contenus. Les organisateurs et les gérants de ces contenus culturels sud-coréens sont ainsi majoritairement des petits entrepreneurs.
Dans les années 1990 naît la K-Pop (« Korean Pop », pop coréenne qui regroupe plusieurs genres musicaux). Ce qui fait la force de la K-pop sur le marché de la pop, c’est que les Sud-coréens accentuent l’aspect visuel sur l’aspect musical. Les chorégraphies, les danses, le positionnement des chanteurs priment donc sur la musique. C’est ainsi que les Sud-coréens ont su faire la différence à l’échelle de la pop mondiale, ce qui est la raison de leur succès. C’est à partir des réseaux sociaux et de YouTube que la K-pop étend son audience et prolifère grâce à ces services de partage sur Internet.
Dans ce contexte émergent également les Webtoons. Il s’agit de bandes dessinées publiées uniquement en ligne, scandées en épisodes. Faites pour être lues sur un smartphone, elles se déroulent de manière verticale avec un mouvement du doigt vers la gauche.
De cette stratégie d’utiliser Internet comme moyen de diffusion, résulte l’omniprésence des produits sud-coréens dans le monde mondialisé. Patrick Messerlin ajoute que cette vague sud-coréenne se décompose en trois étapes : d’abord le succès de la K-Pop, puis du cinéma et enfin des Jeux. L’industrie sud-coréenne du film rapporte 2 milliards de dollars par an. Pour P. Messerlin, les Sud-coréens ont « accepté la globalisation sans restrictions, le gouvernement n’intervient que très peu, ce qui fait que cette industrie du film n’a pas de limites ».
En effet, le gouvernement coréen a donné très peu de subventions au cinéma coréen. L’Etat n’arrive qu’en conséquence d’un succès comme le dit Didier Borg. L’Etat coréen profite du succès culturel de la K-Pop et des Webtoons politiquement et économiquement.
II. Les clés du succès
Didier Borg affirme qu’il est encore tôt pour mesurer la popularité des Webtoons car c’est un marché émergent mais il est indéniable que la grande force des Webtoons est son format. Le déroulé vertical vers la gauche : toute personne ayant un smartphone sait le faire. C’est une sorte de langage universel pour la BD, un partage technologique qui se fait de manière instantanée partout dans le monde. Cette popularité du Webtoon est aussi due au fait qu’il a un effet générationnel : beaucoup de parents et d’enfants partagent cette même passion. Comme pour la K-pop, il y a une grande porosité des publics.
La force des créateurs de Webtoons toujours selon D. Borg, est d’avoir su s’adapter en faisant passer la BD au format électronique, ce qui a nécessité de faire appel à des entrepreneurs, créant ainsi un marché. Il se met donc en place une logique de « mass market » : les Webtoons ne sont pas faits que pour le pur plaisir artistique mais bien dans un but économique. Ils répondent au désir du marché. « Le Webtoon est un phénomène industriel. Derrière les Webtoons, c’est presque un nouvel Hollywood » ajoute D. Borg.
La Corée n’a presque pas de protection des droits de propriété. Grâce ou à cause de YouTube, les groupes de K-Pop ont en quelque sorte « donné leur musique » selon D. Borg. Si leur musique est en accès gratuit sur Internet, les groupes de K-pop rentabilisent cela en organisant beaucoup de concerts dont les places sont très chères, ce qui leur permet de générer de gros profits. « Youtube a été le porte-avion de la K-pop coréenne » affirme P. Messerlin.
III. Jusqu’où ira la Hallyu ?
« La Hallyu est sans fin, c’est un exercice permanent » poursuit P. Messerlin. Le Webtoon n’est qu’un nouvel élément économique qui vient s’inscrire dans une chaine globale. Il s’appuie sur des scénarios, qui sont ensuite adaptés en drama coréens et en animations, donc on assiste à une restructuration industrialisée du Webtoon de base. Kakao et Naver les deux grands groupes de Webtoon coréens représentent deux fois la valeur boursière de Vivendi selon Patrick Messerlin, preuve de leur immense succès commercial.
Y-a-t-il un risque de standardisation des Webtoon ? Pour D. Borg, il y a une standardisation mais parce que le public aime ce standard. « La créativité s’adaptera au goût du public ». Si le public demande autre chose, il y aura autre chose. Il y a une telle écoute du public par les producteurs de Webtoons que c’est ce public qui fera bouger les standards.
Quelles sont les perspectives d’évolution de la Hallyu ? Pour P. Messerlin il est impossible de prévoir ce qui va arriver. Mais selon lui nous pouvons compter sur la capacité créative les sud-coréens pour développer des structures économiques qui favorisent la Hallyu. La Corée du Sud s’intéresse beaucoup à l’Afrique et à sa potentialité. « La vague ne va pas s’éteindre mais elle va changer » poursuit Patrick Messerlin.
D. Borg conclut en disant « La K-pop n’est pas coréenne » car aujourd’hui beaucoup d’entrepreneurs sont basés en Europe. « Il faut enlever le K à Webtoon, tout le monde peut s’emparer du Webtonn, personne n’a eu l’idée de parler de Webtoon coréen ». Ce qui est une preuve que… le soft-power coréen a su s’imposer à l’échelle mondiale.
Conférence organisée par le Groupe de recherche Afrique (CERI, Sciences Po), le mardi 14 juin 2022, 56 rue des Saints Pères à Paris. Intervenants : Roland Marchal, chargé de recherche, CNRS/CERI ; Ludovic Desmedt, Professeur d’économie à l’Université de Bourgogne ; Olivier Vallée, économiste, associé au Groupe d’Études Géopolitiques de l’École Normale Supérieure ; Ricardo Soares, professeur de politiques et relations internationales à Oxford. Synthèse par Marie Colonna Renucci
Le 27 avril 2022, à l’issue du vote du Parlement centrafricain, le bitcoin devient une devise nationale, concurrençant le traditionnel franc CFA. R. Marchal qualifie cette décision d’« historique » car c’est la première fois sur le continent africain qu’un pays souverain adopte cette monnaie. Cela s’inscrit également dans le contexte de succès du marché des cryptomonnaies en Afrique.
I. Qu’est-ce que le bitcoin ?
L. Desmedt procède tout d’abord à une contextualisation des cryptomonnaies et du bitcoin.
Dans les années 1990, avec le développement d’Internet, a surgi l’idée dans des milieux restreints cyberlibertariens que la technique pourrait bouleverser l’ordre politique et économique. Elle s’est accompagnée d’un désir d’annihiler toute centralisation par les gouvernements, de s’émanciper des lois et des contraintes traditionnelles pour créer de nouvelles idées dans les domaines de la monnaie et de la finance.
Ainsi, plusieurs tentatives ont répondu à ce désir d’éviter les banques pour transmettre de l’argent via des réseaux informatiques.
Le bitcoin apparaît en 2009. Il s’appuie sur un système de minage et sur une blockchain. Le système de minage met tous les ordinateurs volontaires en réseau afin qu’ils vérifient la transaction par un calcul. Leurs propriétaires sont incités par un système de rétribution en bitcoin. La blockchain permet de garantir qu’il n’y a pas de fausse monnaie, chaque bitcoin étant singulier par son propre historique. Il ne peut donc pas être dupliqué. Le bitcoin fonctionne alors en système autocentré, sans rapport avec les monnaies légales. Le bitcoin est fractionnable à l’infini, ce qui facilite les échanges.
En mai 2010, le bitcoin entre dans le monde des monnaies légales et obtient de la valeur à partir de 2013, où l’on observe une première poussée du bitcoin à 1 000 $ l’unité.
Le spécialiste explique son succès d’abord par le fait qu’il s’agit d’une monnaie non soumise aux banques centrales. De plus, dans un monde de taux d’intérêts nuls, les gestionnaires intègrent des cryptomonnaies qui sont les seules réserves de valeur prenant de l’importance. Enfin, l’épidémie de Covid-19 libère une épargne supplémentaire des acteurs en partie rapatriée vers les cryptomonnaies.
La hausse du bitcoin qui avait lieu depuis quelques années s’est enrayée du fait que la monnaie soit demandée par des investisseurs institutionnels. Le bitcoin est donc devenu totalement corrélé aux marchés financiers.
Ce système de surveillance est très consommateur en énergie. Le minage se fait via une chaîne de production industrialisée, par des grands groupes qui mettent en réseau des milliers d’ordinateurs pour capter le maximum de bitcoins. Le coût de minage pour un bitcoin s’élève entre 8 000 et 10 000 dollars, ce qui contraint la production. Ainsi, l’énergie utilisée pour le bitcoin est équivalente à la consommation annuelle d’un pays comme Danemark.
II. Les cryptomonnaies et leur écosystème
En juin 2019, Zuckerberg et Facebook annoncent la création d’une nouvelle cryptomonnaie au niveau mondial : le Libra. Ce projet veut en faire un moyen de paiement virtuel et de transfert de monnaie adossé à Facebook. C’est également un fort levier de pouvoir sur le terrain de l’émission de monnaie.
Cette annonce produit un électrochoc pour les banques centrales qui voient des entreprises privées, comme les GAFA, s’immiscer dans l’émission de monnaie. En réaction à cette innovation, des monnaies dématérialisées, gérées par les banques centrales sont alors mises en circulation comme au Nigéria, au Bahamas, à Singapour…
Certains Etats sont plus ou moins enclins à l’utilisation des cryptomonnaies. Pour exemple, la Chine a récemment interdit le minage et l’échange de cryptomonnaies. Ainsi, 75 % de la puissance de crypto minage a disparu, laissant émerger d’autres acteurs tels le Kazakhstan, la Russie, le Canada, les Etats-Unis.
Les populations les reçoivent également de façon variable. En 2021, les populations du Nigeria, de Thaïlande, des Philippines et de Turquie en sont les premiers utilisateurs. Dans les pays européens, l’adhésion moyenne de la population est de 5 %. Par ce chiffre, l’on comprend que l’Europe occidentale est un vieux continent marginalisé. Il se heurte à la concurrence d’autres réseaux (russe, chinois et africain).
L’on pourrait résumer ainsi le succès de la cryptomonnaie : elle répond généralement à un problème d’hyperinflation. Ensuite, le taux de confiance dans la monnaie légale est faible et il existe un sentiment de défiance vis-à-vis des autorités monétaires. Enfin, l’activité financière du pays est faible et la dépendance monétaire forte. L’un des objectifs peut être de contourner les sanctions internationales. Les cryptomonnaies peuvent se révéler être des réponses pour des systèmes monétaires en crise plus ou moins ouverte.
III. Les cryptomonnaies en Afrique
O. Vallée et R. Soares présentent un kaléidoscope de relations entre pays et cryptomonnaies selon leur histoire, les relations entre l’économie, l’Etat et la société.
Dans certains, la monnaie virtuelle décentralisée peut devenir un moyen d’échange reconnu, comme au Cameroun où il n’y a pas de régulation des transactions en bitcoin. La banque centrale et les Etats d’Afrique centrale n’interviennent pas.
A l’inverse, des cryptomonnaies centralisées sont créées en réaction aux problèmes économiques posés. La République centrafricaine peut illustrer ce cas puisqu’elle dispose de deux monnaies virtuelles : le bitcoin et le Sango, une cryptomonnaie centralisée. Le cours légal du Sango doit être fixé par rapport à la monnaie existante : le franc CFA. De plus, par cette décision, le président Touadera s’affranchit de ses parrains traditionnels de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC) et tente de recréer un souverainisme monétaire par le cours légal entre le Sango et le franc CFA.
Pour fournir un autre exemple, R. Soares introduit le cas du Nigéria. Le Naira et l’épargne des Nigériens subissent une forte dévaluation du fait de la chute du prix du pétrole (2014) et de la crise économique (2016). L’utilisation des monnaies digitales se diffuse, si bien qu’en 2019, le Nigéria regroupe le plus de détenteurs de cryptomonnaies, après les Etats-Unis. Le spécialiste parle d’une « dimension offshore de l’économie nigérianne ». Face à cette menace monétaire et politique, la banque centrale nigérianne interdit le commerce en cryptomonnaies non régulées et créé une monnaie digitale contrôlée par l’Etat : l’E-Naira.
Le paradoxe de l’introduction de cryptomonnaies est que celles-ci doivent faciliter les échanges alors que la grande majorité de la population n’a accès ni à l’électricité ni à Internet. Ces mesures semblent donc profiter seulement à une élite déjà structurée ou en formation.
Pour conclure, l’on comprend ici que les cryptomonnaies et leurs usages en Afrique revêtent principalement des enjeux économiques, mais également des enjeux politiques et sociétaux majeurs.
Conférence organisée par l’IRSEM le vendredi 24 juin 2022 à l’École militaire, Paris, présentiel et visioconférence. Intervenants : Maud Quessard (IRSEM) et ICA Benoît Rademacher (IRSEM) ; LCL Romain Desjars de Keranrouë, État-major de l’Armée de l’air et de l’espace (EMAAE) ; Marc Julienne, Institut français des relations internationales (IFRI) ; Marie-des-Neiges Ruffo de Calabre, Université de Namur ; Josselin Droff, Chaire Économie de Défense ; ICA Benoît Rademacher, Directeur du domaine Armement et économie de défense à l’IRSEM. Synthèse par Marie Colonna Renucci
I. Les drones, quelles conséquences pour les équipages ?
LCL R. Desjars de Keranrouë introduit son intervention par une phrase de Gustave Thibon : « Toute facilité extérieure, qui ne crée pas une exigence intérieure, dégrade l’homme ».
La distance se décline sous plusieurs aspects. Le premier est la distance géographique. Le phénomène de distanciation semble amener à une désinhibition à tuer. Au contraire, elle rapproche de la mort par les technologies de pointe utilisées. C’est la « distance épistémique ».
Ensuite, la distance sociale désigne la diminution de l’intégration dans le collectif lors du combat à distance. La cohésion dans les armées permet d’absorber le choc face à la mort que le soldat donne. La distance philosophique demande de s’approprier les différentes temporalités, entre le temps de l’action et celui de la vie quotidienne. Il est donc nécessaire de les séparer et de faciliter le passage de l’un à l’autre par des sas de transition.
Enfin, la distance de la technologie constitue une puissance qui éloigne et rapproche du combat par les capteurs. Ainsi, les soldats se réapproprient leurs 5 sens pour vivre la réalité.
Bien qu’il diminue de la vulnérabilité physique, le combat à distance ne limite pas les risques physiques et métaphysiques (au sens de la vie intérieure).
Par la préparation opérationnelle, le soldat apprend à juger si la proposition d’action de l’algorithme est pertinente au regard de la réalité. L’acte de donner la mort à distance entraîne une responsabilité morale accrue.
Enfin, si la technique aide à lever des doutes, elle ne lève jamais en totalité le brouillard de la guerre. Le combattant agit protégé et s’interroge d’autant plus sur la légitimité et l’éthique de son action.
Elle bouleverse la symétrie déontologique décrite par le général Lecointre : le soldat accepte de porter la mort au nom de l’Etat et en contrepartie, il est prêt à se sacrifier.
II. Applications militaires des technologies quantiques : le cas de la Chine
Rappelons que dans le secteur informatique, l’on observe une course à l’ordinateur quantique qui possède des capacités de calculs et de simulation démesurée par rapports aux ordinateurs classiques.
Dans le secteur de la télécommunication et de la communication, la technologie quantique rend les transmissions chiffrées, inviolables.
C’est seulement à partir des années 1980-90 que le domaine apparaît en Chine suite à la création d’une filière universitaire et de l’arrivée de PAN Jianwei. Il développe la recherche sur l’optique quantique et possède un rôle central dans les programmes chinois.
La Chine est aujourd’hui bien positionnée pour l’obtention de l’ordinateur quantique : elle dispose du premier processeur quantique photonique. Elle atteint l’avantage quantique avec son processeur supraconducteur en juillet 2021. Néanmoins, cette suprématie quantique est à relativiser puisqu’il ne s’agit que de l’expérimentation de premiers prototypes.
La deuxième technologie de pointe pour la Chine est la communication quantique par fibre optique. Un réseau terrestre de fibre optique opérationnel relie actuellement Pékin à Shangaï. Néanmoins, le signal demande à être régénéré ce qui rend les informations non sécurisées. Ce réseau terrestre est associé à un réseau spatial par le satellite Mozi. La Chine a pour projet de réaliser une constellation de cinq satellites pour une couverture plus large.
Cette technologie ouvre des perspectives pour les armées au niveau de la sécurisation et de la résistance au brouillage des signaux. La physique quantique pourrait donc remettre en cause des équilibres internationaux.
III. Les SALA ou la disparition du sentiment de responsabilité
M. Ruffo de Calabre définit dans un premier temps les SALA. Cet acronyme signifie « système d’armes létales autonomes ». Les SALA disposent d’une double autonomie : celle de cibler et de tirer, sans aucune intervention humaine. Ils sont distingués des SALIA, systèmes d’armes létales intégrant l’autonomie, dont le contrôle peut être repris par l’homme.
M. Ruffo de Calabre explique que le devoir de responsabilité morale demeure, peu importe la distance. L’inaction, le fait de ne pas s’opposer, de laisser faire, par un autre n’est pas une échappatoire. Avec le développement technique, notre responsabilité est rétrospective et prospective : elle porte sur les conséquences futures de nos choix.
Le sentiment de responsabilité est impacté par le phénomène d’empathie que nous percevons grâce aux neurones miroirs. Nous éprouvons de la compassion en partageant sa douleur. Cela nous amène à porter un jugement sur notre action.
Néanmoins, la perception n’est pas déterminante, comme le montre l’« effet du témoin » et la diffusion de la responsabilité.
Enfin, le sentiment de responsabilité n’est pas cantonné au domaine militaire. Il est également politique par l’entrée en guerre. Il concerne les citoyens des démocraties, dans des sociétés de l’information et de l’image.
Ainsi, l’homme doit répondre de ses actes, qu’ils aient été laissés faire ou posés. L’humain est un agent moral, doué de sensibilité. Il dispose d’une autonomie morale qui donne du sens à son action.
IV. Objets connectés et Maintien en condition opérationnelle (MCO)
J. Droff définit le MCO comme l’ensemble des moyens (humains, techniques et financiers) et des processus qui permettent à un équipement de défense durant tout son cycle de vie de rester apte à l’emploi pour répondre au besoin des armées.
Le budget consacré au MCO par les armées a augmenté depuis les années 2000, passant de 2 milliards de crédits EPM à 4,3 milliards d’euros. Cette part représente 12% du budget des armées en 2021, contre 7% en 2003.
Le MCO 4.0 repose sur des objets connectés issus de l’industrie 4.0. Par industrie 4.0, on entend le processus transverse de numérisation de la chaîne de valeur. Elle repose sur l’exploitation et la valorisation des données utilisateur sous la forme d’un service. Le couplage produit-service est indissociable. La conjonction de technologies MCO 4.0 apporte de nouvelles fonctionnalités.
Le développement du MCO a été permis par le développement d’Internet, la multiplication des capteurs, la baisse de leur coût et l’accroissement des capacités de stockage.
Les intérêts du MCO sont l’interconnexion et l’échange des données et les échanges, en vue d’un service individualisé. La durée de vie des composants est optimisée grâce à une maintenance prévisionnelle. Le MCO optimise les flux logistiques et améliore la gestion de l’outillage.
Néanmoins, les objets connectés se heurtent à des limites quant à leurs capacités de stockage des données, l’accès et la sécurisation des data. De plus, le coût de la maintenance des capteurs tend à freiner le développement du MCO.
Conférence organisée par l’IRSEM le vendredi 24 juin 2022 à l’École militaire, Amphitéâtre Moore, 1, place Joffre, 75007, Paris, présentiel et visioconférence. Intervenants : Ingrid Dumont, Projet DRIFT-FH, Fondation Saint-Cyr, Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC) ; Michael Quiquempoix, Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) ; Vincent Guérin, Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan (CREC) ; Pierre Bourgois, Université catholique de l’Ouest (UCO, Angers) ; COL Stéphan Samaran, Directeur du domaine Stratégies, normes et doctrines à l’IRSEM. Synthèse par Marie Colonna Renucci.
I. Le combattant augmenté : la prise de décision du chef militaire
I. Dumont revient sur l’étude menée atour de la question suivante : comment réduire les vulnérabilités liées au facteur humain dans la prise de décision ?
Elle souligne le besoin d’intégrer le facteur humain dans la conception des technologies pour fiabiliser la décision et sécuriser les opérations. L’intelligence artificielle n’est qu’une aide à la décision, c’est le soldat qui dispose de sa liberté de décider et sur lequel repose la responsabilité.
L’humain doit donc être formé et entraîné afin de maîtriser au mieux la technologie.
Pour concevoir le combattant augmenté, l’intelligence artificielle doit prendre en compte la réalité opérationnelle du terrain et celle de son utilisateur. Il semble nécessaire de garder un esprit critique et de pouvoir remettre en cause les innovations du soldat augmenté.
Le numérique n’est pas invulnérable. Il peut être manipulé. L’intelligence artificielle semble être plus performante mais elle est biaisée en vue d’un objectif, d’une capacité déterminée. Sa fiabilité est mathématique et non décisionnelle. Ainsi, le décideur doit pouvoir conserver son autonomie et faire un usage responsable et raisonné des nouvelles technologies.
L’intervenante rappelle que ce secteur est soumis à des enjeux politiques et économiques importants. Elle pose également la question de la sécurisation des informations et de leur accessibilité qui peut devenir un enjeu stratégique majeur.
II. L’entraînement par Neurofeedback et l’amélioration des capacités
cognitives : un gadget ludique ou une aide à la performance ?
M. Quiquempoix décrit l’entraînement par Neurofeedback comme une préparation modifiant les réseaux de neurones impliqués dans l’activité cérébrale modifiée. Cette technologie est peu connue en Europe, bien qu’elle existe depuis année 1960. Elle est très démocratisée aux Etats-Unis et Canada et a été adoptée par quelques armées dans le monde.
Il se réalise par des techniques de stimulations cérébrales de surface (usage d’un traitement invasif par un courant via des électrodes) ou profondes (implantation d’électrodes dans le cerveau).
Son usage se fait en trois temps. En amont, il sert à faire de la régulation émotionnelle. L’armée israélienne a pu observer que, sur le long terme, cette technique diminue le stress post-traumatique.
En temps réel, cet entraînement aide à la réalisation de tâches complexes. Les Etats-Unis l’utilisent sur des pilotes en formation pour essayer d’optimiser les capacités cérébrales et de diminuer le temps de formation de leurs pilotes de 36 à 18 mois.
A posteriori, cette technique aide à l’amélioration de la récupération. Elle réalise une aide à la gestion émotionnelle. Le retour aux opérations devient plus efficient et plus rapide.
Malgré la démocratisation de cet entraînement, il n’y a aucun consensus sur le protocole à réaliser. Plusieurs questions restent en suspens concernant la durée des entraînements, leur fréquence, le progrès perçu, la persistance des effets ou encore les modalités à utiliser (visuel, auditif…). De plus, cette technique n’est pas universelle : 20 à 50% des individus sont non répondeurs. La technique reste alors un simple gadget ludique.
III. L’interface cerveau-machine ou comment sidérer l’adversaire
V. Guérin débute son intervention en prenant pour exemple le programme de la DARPA qui souhaite créer des prothèses pour les vétérans utilisant cette interface cerveau-machine.
L’interface cerveau-machine est un dispositif créé pour que le soldat interagisse directement avec son environnement machinique, algorithmique et biologique.
Au sein des interfaces cerveau-machine, il faut distinguer deux activités. D’abord, le neuromonitoring détecte un signal neuronal correspondant à une intention (consciente ou inconsciente) par l’intermédiaire d’électrodes ou par l’imagerie magnétique.
Ensuite, la neurostimulation stimule des parties du cerveau par une impulsion électrique, magnétique, ou un ultrason. Elle lui injecte des informations.
Avec ces dispositifs, le soldat pourrait un jour faire corps avec le dispositif technique, ou réaliser une communication de cerveau à cerveau.
Au niveau stratégique, l’armée américaine présente l’interface cerveau-machine comme un outil qui permettra de combiner les deux intelligences : celle de l’homme et celle de la machine. Les Chinois parlent d’une « hybridation des intelligences ».
Les Etats-Unis y voient la possibilité de disposer d’une meilleure conscience de son environnement, de réaliser des tâches complexes sans accroître la charge cognitive, d’améliorer la prise de décision.
Elle pourrait également influer sur les émotions ou la douleur (peur, stress…).
Néanmoins, cette interface est très vulnérable. Les possibilités concrètes d’aujourd’hui sont très limitées. L’interface pourrait rapidement devenir inopérante et l’adversaire pourrait la retourner contre l’utilisateur en manipulant les informations.
IV. L’augmentation militaire entre fantasmes et réalité : le cas de l’exosquelette
P. Bourgois introduit son intervention par une description des fantasmes de l’exosquelette. Entretenus par la science-fiction ou encore les médias, ceux-ci dessinent un exosquelette qui épouse les fonctionnalités humaines. Ces fantasmes sont entretenus par l’institution militaire américaine elle-même, via des publications officielles du Pentagone et les propos de B. Obama, faisant mention d’une armure « Iron man ».
La réalité de l’exosquelette aujourd’hui est bien différente. Le dispositif actuel se trouve loin des attentes suscitées. Le programme « Tactical Assault Light Operator Suit” (TALOS) a été arrêté en 2019. Celui-ci a seulement donné lieu à la présentation du prototype MK5 : une modeste armure, recouvrant l’intégralité du corps du soldat, doté d’un casque de réalité virtuelle. La conception d’un exosquelette est soumise à une forte compétition stratégique.
L’exosquelette recouvre des enjeux principalement militaires. L’exosquelette est une technologie « carrefour » entre les dispositifs externes et internes. Il possède une visée méliorative réelle : par son utilisation, le soldat augmenté améliore ses capacités physiques voire psycho-cérébrales (déplacement, port de charges lourdes).
Néanmoins, cet équipement possède des limites importantes (taille, poids, ergonomie, adaptabilité autonomie). De ce fait, certains considèrent qu’il s’agit d’une technologie externe.
Malgré le degré de proximité très élevé de l’objet avec le corps humain, le critère de passivité n’est pas encore respecté. La technologie ne fait pas corps avec le soldat.
Ainsi, selon P. Bourgois, à l’heure actuelle, l’exosquelette n’est pas encore entré dans sphère de l’augmentation mais ce n’est qu’une question de temps. Les limites sont importantes mais les perspectives de progrès sont réelles.
Conférence et visioconférence organisée par le Centre de Recherche et de Documentation sur les Amériques et l’Institut des Amériques, 16 septembre 2022, Campus Condorcet à Aubervilliers. Modérateurs : François Michel Le Tourneau, géographe, directeur de recherche au CNRS et membre du laboratoire PRODIG/Paris 1. Émilie Coudel, socio-économiste et chercheuse au centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement. Invités : Ludivine Eloy, docteure en géographie et chercheuse au CNRS. Mario Avila, Pr à l’Université de Brasilia (UnB). Tiago Reis, Dr à l’Université Catholique de Louvain. Leonardo de Moura, ingénieur forestier, étudiant en master d’environnement et de développement rural (UnB) et conseiller technique de l’Institut Socioambiental. Caio Pompeia, Dr en anthropologie, chercheur en anthropologie sociale à l’Université de São Paulo. Mauro Pires, sociologue, doctorant en développement durable à l’UnB et analyste environnemental dans la fonction publique fédérale. Marina Lazarotto de Andrade, Dr en sciences politiques (IPOL/UnB) et assistante de recherche au CIRAD. Synthèse par Gabrielle Gros.
L’un des enjeux les plus importants de l’élection présidentielle brésilienne de 2022 est la très sensible question des politiques environnementales. Jair Bolsonaro promet de continuer les efforts contre une déforestation croissante sous son premier mandat et pour la réduction des gaz à effet de serre directement induits. De son côté Lula da Silva prône la préservation de la nature et la tolérance zéro contre l’orpaillage illégal, la déforestation et les incendies avec l’appui des organes publics de préservation de l’environnement par contraste avec l’utilisation de l’armée par son adversaire. Cette conférence revient sur les effets concrets du mandat de Jair Bolsonaro sur l’environnement ainsi que sur les réactions et résistances à l’agenda environnemental actuel dont nous reprendrons certains éléments.
Les problèmes environnementaux soulevés par la politique environnementale de Jair Bolsonaro peuvent être compris par divers prismes. En premier lieu ces problèmes sont, selon Mario Avila, indissociables du régime foncier en place. À la suite de son étude sur l’expansion du soja constatée en Amazonie brésilienne sous le mandat du président Bolsonaro, Ludivine Eloy insiste sur le « mariage entre régularisation foncière et environnementale ». En 2020, la loi votée pour faciliter la titularisation des terres incite les entreprises à instaurer un crédit direct avec les entreprises agricoles. L’assistance technique prodiguée permet de facto le renforcement des efforts environnementaux par exemple sur la question de l’énergie électrique. Cependant, la loi actuelle n’établit pas de compromis avant de concéder la propriété. Mario Avila rapporte qu’en Amazonie légale 25% des propriétés appartiennent à de petits propriétaires et seulement 10% des terres sont occupées. En cherchant à modifier le cadre de régularisation des titres fonciers, M. Bolsonaro aurait donc laissé la porte ouverte à la déforestation. En effet entre 2019 et 2021, la forêt a perdu en moyenne plus de 10 000 km2, soit 56,6% de plus qu’entre 2016 et 2018. En second lieu, il convient d’exploiter le prisme du commerce extérieur. Le terme de « déforestation importée » fait écho à l’impact mondial de la politique environnementale brésilienne. Le terme est issu de l’exportation de produits comme le soja, la viande bovine ou encore l’huile de palme qui sont d’importance internationale bien qu’accompagnés de destruction de réserves tropicales, naturelles etc. D’après Tiago Reis, si les grandes puissances montrent leur inquiétude, les mesures très concrètes se font rares ; la COP26 a montré des ambitions relativement peu importantes au Brésil. Les pays consommateurs semblent prendre conscience de leur rôle d’où les mouvements de boycott, par les supermarchés entre autres, qui visent à miner un processus de spéculation et de désordre foncier flagrant. Nonobstant, en 2021, le Brésil a augmenté de 21% la valeur de ses exportations par rapport à 2018, son solde commercial a augmenté de 32% et ses IDE ont également décollés. Le Dr Reis est à l’initiative de l’organisation Trase qui cartographié les transformations spatiales des écosystèmes en les recoupant avec mes données du commerce extérieur. La difficulté de ce travail réside dans l’instabilité des politiques publiques. De fait et en dernier lieu, Leonardo de Moura pointe une inadéquation entre l’État et la forêt. L’organisation de production qui respecte les saisons pour la production de la noix, du bois ou du caoutchouc produit des logiques individuelles responsables de l’équilibre financier. Le ministère de l’Agriculture a lancé en 2019 un programme de bioéconomie qui a rompu avec tout ce qui a été fait avant notamment en socioéconomie sur la prise en compte de la diversité de la forêt. Ce plan n’en tient pas compte et n’est (donc) pas un succès. Il manque un dialogue direct et permanent entre les producteurs, les institutions de soutien et les créateurs et exécutants des politiques aux différents niveaux de l’État.
À l’heure de l’urgence climatique, quelles réactions et résistances à l’agenda environnemental ? Pour comprendre il faut tout d’abord s’intéresser aux acteurs du système alimentaire. Grâce à son étude de terrain sur le sujet, Caio Pompeia distinguent trois grandes positions. La position négationniste par rapport à l’agenda environnemental concerne une partie des agriculteurs, de soja notamment, qui mettent en avant leurs intérêts par ce biais. Leurs capacités d’influence politique réduite jusqu’en 2014 se sont radicalisées en 2018 du fait de leur proximité avec les firmes proches de l’extrême droite. La position conservatrice forme des alliances, par exemple avec l’extrême droite en 2018, qui reste ponctuelles le sujet n’étant pas une priorité. Une dernière position est celle, inconstante par définition, des « volúveis » parmi lesquelles nombre de trader ayant des intérêts dans le soja ou dans la frigorisation de viande. Liés aux firmes transnationales, ses membres tentent de s’opposer aux deux autres positions quitte à violer les droits institutionnels. Le pouvoir de ces positions organisées réside dans leur capacité à influencer des ruralistes du Parlement, financés par l’institution agraire, faute de pouvoir influencer le Congrès. Pour des raisons de réputations, les manœuvres anti-environnementales sont réalisées en coulisse et ce jeu de temporalité augmente les contradictions. En outre la question des peuples traditionnels s’avère récurrente en matière d’environnement. Le harcèlement des terres indigènes, le débat sur l’érosion de la biodiversité et la contestation de la déforestation en sont les principales revendications. Bien que très peu d’initiatives concrètes en ressortent, toutes les politiques environnementales brésiliennes depuis les années 1980 se sont associées à cette politique, l’agenda étant périodiquement mis de côté puis réavancé. Il existe aujourd’hui en Amazonie soixante-huit réserves extractivistes qui comprennent 70 000 familles exerçant des activités économiques non prédatrices de l’environnement. Mauro Oliveira Pires avance que cette vieille collaboration du ministère de l’Environnement avec les peuples traditionnels est mise en danger par le gouvernement Bolsonaro qui a rompu le dialogue depuis 2019 malgré l’impact positif produit. Enfin en temps de crise, alimentaire notamment, une résilience des politiques socio-environnementales du Brésil a été analysée par Marina de Andrade. Ce processus aurait commencé sous Dilma Roussef bien qu’accentué par M. Bolsonaro dans une perspective politique. La résilience a produit un activisme institutionnel au sein des institutions gouvernementales qui a rendu possibles des partenariats entre la société civile et les acteurs régionaux et internationaux. Toutefois le besoin de ressources et la question des inégalités régionales historiques posent les limites de cette politique momentanément fonctionnelle.
En somme face à l’urgence il est légitime de nous interroger sur l’efficacité d’un nouveau modèle qui repose sur la participation financière du monde et dont le débat sur la mutation responsable des structures de productions tourne en rond. L’avènement de nouveaux ministres de l’agriculture, de l’environnement et de l’énergie posent toutefois l’horizon d’un changement.
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