Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève. Chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS) (http://www.vub.ac.be/biccs/) et collaborateur scientifique associé à l’Institut de sociologie de l’Université Libre de Bruxelles.
Géopolitique de la Chine. L’auteur présente une grande fresque des émeutes interethniques de juillet 2009 au Xinjiang. Il en détaille la genèse, présente les deux versions, le bilan humain, les causes profondes, la réaction des autorités et s’interroge sur les perspectives à l’échelle de la Chine puis à l’échelle planétaire.
Sur le plan international, pour la première fois, outre les critiques occidentales - d’ailleurs assez modérées -, Pékin a aussi essuyé les critiques de certains pays musulmans, notamment de la Turquie. Si de nombreux États sont certes restés très mesurés dans leurs commentaires, l’image de la Chine dans les sociétés et les opinions publiques musulmanes s’est cependant dégradée. Un nouveau facteur dont elle va devoir désormais tenir compte au regard de ses ambitions mondiales.
NOUS AVONS assisté le dimanche 5 juillet 2009 à une violente émeute à caractère interethnique à Urumqi, la capitale provinciale de la région du Xinjiang, une ville qui compte 2,36 millions d’habitants, dont 72 % de Han – c’est-à-dire de Chinois ethniques selon la terminologie officielle de la République populaire de Chine (RPC) - et 12 % de Ouïgours. Il s’agit du plus important incident dans cette région depuis les émeutes de Kuldja/Yining en 1997, voire depuis la période de la Révolution culturelle. Pour comprendre les causes immédiates de ce qui s’est passé à Urumqi, il faut remonter un peu dans le temps.
La genèse de ces événements doit être recherchée dans un incident qui s’est produit à l’usine de jouets Xuri située à Shaoguan dans la région de Canton au Guangdong, à l’autre bout de la Chine. En mai 2009, environ 800 Ouïgours y sont arrivés dans le cadre d’un programme d’État visant à transférer de la main-d’oeuvre ouïgoure vers les provinces industrielles dynamiques de la côte Pacifique de la Chine. Des tensions sont rapidement apparues entre Han et Ouïgours qui se côtoyaient dans cette usine sans se mélanger. Un ouvrier han a, semble-t-il, répandu la rumeur selon laquelle une jeune stagiaire han avait été violée par des Ouïgours. Cette rumeur, qui s’est appuyée sur des préjugés négatifs à l’égard des Ouïgours, a mis le feu aux poudres. Dans la nuit du 25 au 26 juin 2009, des centaines d’ouvriers han ont attaqué leurs collègues ouïgours dans les dortoirs de l’usine. Officiellement, deux Ouïgours ont été tués et 118 autres ont été blessés, parfois grièvement. Selon certains témoignages recueillis par la suite, il y aurait peut-être eu davantage de victimes [1]. Deux éléments doivent être soulignés. Premièrement, cet incident à caractère ethnique a été filmé à l’aide de téléphones portables et les images, très dures, puisqu’on assiste au lynchage à mort d’ouvriers ouïgours, ont circulé sur l’Internet, y compris au Xinjiang. Ensuite, l’attitude des autorités du Guangdong n’a pas été à la hauteur. La police est intervenue tardivement sur le site des affrontements et le manque d’information dans les jours qui ont suivi a laissé planer un doute quant à la volonté des autorités du Guangdong de poursuivre les auteurs du lynchage.
Au Xinjiang, la violence des images de Shaoguan diffusées sur le net, couplée à l’absence de réaction des autorités du Guangdong, a provoqué l’indignation. Des photographies apparues en ligne montrant des individus posant à côté d’une pile des cadavres ont aussi laissé croire que le gouvernement minimisait le nombre de tués du côté ouïgour [2]. Des internautes ouïgours ont fait circuler ces informations, exigeant que la clarté soit faite sur ce qui s’était réellement passé. De nombreux Ouïgours attendaient une réaction officielle des autorités. Mais rien n’est venu, ce qui a ajouté un sentiment d’injustice à l’indignation. Des blogs et des forums ouïgours se sont teintés de noir et blanc pour exprimer le deuil et la solidarité avec les victimes de Shaoguan. Puis des appels à la protestation se sont propagés sur les sites Web et le QQ, le programme de messagerie instantanée le plus populaire en Chine. Pékin attribue cette initiative au « Congrès mondial ouïgour », une organisation internationale, créée à Munich en 2004 et chapeautant les organisations de la diaspora ouïgoure installées à l’étranger (Asie centrale, Europe occidentale, États-Unis, Canada, Australie… ) [3], ce que cette dernière réfute. C’est en tout cas par le biais de l’Internet et des messageries rapides qu’un rassemblement de protestation pour exiger « Justice pour le Guangdong » a été organisé pour le dimanche 5 juillet 2009. Il s’est transformé en manifestation regroupant entre 1 000 et 3 000 personnes, au départ semble-t-il, de nombreux étudiants originaires d’Urumqi mais surtout des autres villes ouïgoures du Xinjiang (les villes du bassin du Tarim et Kuldja/Yining au nord Xinjiang) et aussi de nombreuses femmes, rejoints par d’autres passants Ouïgours rencontrés sur le chemin du cortège. Cette protestation avait un caractère pacifique.
Les informations ne sont ensuite pas très claires sur le déroulement des faits. Les conditions du déclenchement des violences restent encore obscures fin août 2009. Deux versions s’opposent totalement.
Pour la partie ouïgoure, les manifestants seraient devenus violents en raison de l’attitude des forces de sécurité qui ont cherché à disperser le rassemblement avec une violence disproportionnée, ouvrant même le feu sur les manifestants et causant des victimes [4].
Pour les autorités chinoises par contre, l’émeute a été planifiée et téléguidée depuis l’étranger. C’est la version officielle que les autorités du Xinjiang et les médias chinois ont exposé dès le lendemain des événements [5], désignant le Congrès mondial ouïgour et sa présidente, Rebiya Kadeer, comme les responsables des événements. Un célèbre bloggeur ouïgour, l’économiste et professeur Ilham Tohti, a également été montré du doigt par le gouverneur du Xinjiang, Nur Bekri, pour incitation à la violence et propagande. Il a été arrêté le 7 juillet et vient d’être remis en liberté fin août. Cette thèse de la responsabilité du Congrès mondial ouïgour a été reprise par des experts chinois qui mettent en relation les émeutes du Xinjiang et celle du Tibet en mars 2008. Ces derniers soulignent les liens qui existeraient entre Rebiya Kadeer et le Dalaï Lama [6]. Cette version a été amplifiée depuis juillet –China Daily publiant même une « opinion » d’un journaliste occidental démontrant que derrière Kadeer, il fallait rechercher la main de Washington [7]…- et la Chine a vigoureusement protesté lorsque Rebiya Kadeer s’est rendue au Japon et en Australie pour y donner des conférences consacrées aux événements d’Urumqi [8].
Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne les événements du dimanche 5 juillet 2009, de jeunes ouïgours s’en sont pris aux bâtiments, aux commerces, aux véhicules –bus, voitures de police- et semblent aussi avoir attaqué des Han au hasard des rencontres. Dans la mêlée, il n’est pas non plus exclu que des Han aient pu être abattu par les forces de sécurité chinoises, les organisations ouïgoures demandent d’ailleurs que la lumière soit faite sur ce point. C’est cependant sur les seules victimes Han que les médias chinois et la télévision se sont longuement focalisés le jour des émeutes et les jours suivants, une version trop partiale selon les Ouïgours qui dénoncent l’absence d’informations sur les victimes ouïgoures des événements et de la répression. Officiellement, les émeutes du 5 juillet 2009 à Urumqi ont fait 197 morts -dont 137 morts Han et 46 Ouïgours- et 1800 blessés [9]. Les autorités locales chinoises confirment la destruction de 331 magasins et 627 véhicules [10]. Pékin a aussi finalement officiellement reconnu à la mi-juillet que la police avait abattu 12 Ouïgours, un chiffre que les Ouïgours et les organisations ouïgoures contestent, évoquant un nombre beaucoup plus élevé de victimes [11].
Si les causes immédiates du déclenchement des émeutes d’Urumqi sont donc à rechercher dans les événements de Shaoguan -Pékin reconnaît implicitement le lien avec ces incidents mais considère qu’ils ont été instrumentalisés à des fins politiques par des « instigateurs » basés à l’étranger [12]-, leurs causes profondes sont cependant à rechercher dans les frustrations nées au sein de la population locale ouïgoure en raison de la politique menée par la République populaire depuis plus de 20 ans au Xinjiang. Alors que les années 1980 avaient été marquées par une relative libéralisation au Xinjiang, libéralisation qui avait permis un revivalisme islamique et la redécouverte par les intellectuels Ouïgours de leur identité et de leur histoire (par le biais notamment des romans historiques ou de l’oeuvre historique de chercheurs comme Turgun Almas), les années 1990 ont inversé cette tendance.
Confronté au revivalisme islamique et au renouveau du sentiment national ouïgour au Xinjiang dans les années 1980, aux critiques et au mécontentement des Ouïgours sur de nombreux points de sa gestion politique et économique de la région ainsi qu’à leurs revendications politiques, religieuses, culturelles et en faveur d’une autonomie réelle, facteurs auxquels il faut ajouter le contexte international marqué par la chute de l’URSS et la naissance de républiques indépendantes en Asie centrale aux frontières du Xinjiang, Pékin a choisi depuis le début de la décennie 1990 la manière forte pour faire taire toute contestation et lutter contre les « tendances séparatistes » qu’il discerne au sein de cette population. Le contrôle sur toutes les activités politiques, religieuses, voire culturelles, ainsi que l’intimidation n’ont pas cessé de se renforcer tout au long des années 1990.
Cette politique a été poursuivie sur le plan interne mais elle a aussi une dimension internationale, à travers les relations que Pékin a tissées avec ses voisins centre-asiatique et russe, tant sur le plan bilatéral que multilatéral à travers l’Organisation de coopération de Shanghai. Pékin a cherché à établir un véritable « cordon sanitaire » autour du Xinjiang, en développant des liens de sécurité tournés contre « les séparatistes » ouïgours avec ces pays mais aussi avec d’autres États contigus à son territoire comme le Pakistan, le Népal ou plus récemment l’Afghanistan [13]. Ce contrôle n’a fait que s’amplifier tout au long de la décennie 1990 avec un nouveau renforcement dans la période post-2001 dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » à laquelle Pékin s’est associé en présentant les organisations ouïgoures de la diaspora comme étant liées aux réseaux du jihadisme international. Plus récemment, des tendances assimilationnistes ont également pu être relevées au Xinjiang, notamment en matière d’éducation où l’utilisation de la langue ouïgoure est en perte de vitesse à tous les niveaux, ou en matière culturelle, avec la destruction des centres historiques des villes du sud Xinjiang au nom de la planification urbaine, le dernier exemple en date étant la ville de Kachgar [14].
Loin d’apaiser la frustration de la population ouïgoure, le refus du dialogue, la méfiance à l’égard de sa minorité et ses choix en faveur du contrôle et de la répression n’ont fait qu’attiser l’amertume et ce, d’autant que la contrepartie à l’absence d’ouverture politique, promise par Pékin sous forme de développement économique et de participation de sa minorité aux bénéfices de l’ouverture de la région, ne se sont pas matérialisées. En effet, parallèlement à cette orientation sécuritaire, la Chine a mis en oeuvre une politique d’ouverture économique au Xinjiang et fait bénéficier les Ouïgours de mesures préférentielles appliquées aux minorités ethniques en Chine (par exemple sous forme d’avantages lors de l’examen d’entrée à l’université ou d’une politique moins restrictive en matière de planning familial). L’objectif de cette politique était de gagner le soutien de la population locale et de limiter l’attrait potentiel du « séparatisme » en offrant des bénéfices économiques.
Pourtant cette politique a eu des effets contre-productifs. Au Xinjiang, les disparités économiques au sein de la population n’ont en fait pas cessé de croître. Les Han ont été les principaux bénéficiaires du développement économique du Xinjiang pour diverses raisons : importance du rôle économique des entreprises d’État et surtout du Corps de Production et de Construction du Xinjiang très majoritairement Han, caractère urbain des Han alors que les Ouïgours vivent dans les campagnes plus défavorisées, faible connaissance de la langue chinoise par les Ouïgours, meilleurs réseaux pour les entrepreneurs privés Han, préjugés etc. Les disparités économiques entre Han et Ouïgours n’ont pas cessé de se creuser. Un problème relevé tant par de nombreux observateurs occidentaux mais aussi ouïgours comme Ilham Tohti, et même dans le cadre des récents événements, par l’Organisation de la Conférence islamique [15]. L’ouverture économique a aussi créé un appel d’air qui a attiré davantage encore de Han dans la région, ce qui a eu pour conséquence d’accroître les possibilités de frictions mais aussi de renforcer la concurrence sur un marché du travail déjà difficile pour les Ouïgours. La discrimination à l’embauche en faveur des Han a ainsi été mise en lumière dans un rapport de la Congressional-Executive Commission on China (CECC) des États-Unis antérieur aux événements d’Urumqi [16]. Les Ouïgours ont donc l’impression d’être de plus en plus marginalisés économiquement dans leur propre région et de ne tirer aucun profit des bénéfices d’une croissance mise, de leur point de vue, au service des seuls Han. A ce facteur, il faut encore ajouter la corruption latente dans la région, la rapacité de certains cadres et l’arrogance liée au sentiment de supériorité culturelle qu’affichent certains Han. On comprend ainsi mieux le mécontentement des Ouïgours. Une enquête du célèbre écrivain chinois Wang Lixiong qui a travaillé sur le Tibet et sur le Xinjiang dès 1999 [17], parue en 2007 dans son livre « Wode Xiyu, Nide Dongtu », évaluait à 30 % les Ouïgours qui pensent à l’indépendance, à 50 % ceux qui veulent une autonomie réelle du Xinjiang et à 5-10 % ceux qui sont satisfaits de la politique de Pékin. Les autres ne s’occupant pas de politique. De l’autre côté, beaucoup de Han critiquent les privilèges octroyés aux Ouïgours et à d’autres minorités en matière d’éducation ou de planning familial. Ils considèrent que ce sont en fait les Han qui sont défavorisés par le pouvoir et que les Ouïgours ne sont que des ingrats pour les avantages qu’ils ont obtenus et les progrès économiques, sanitaires, etc. réalisés grâce aux Han au Xinjiang. A cela s’ajoute les préjugés raciaux et la crainte des Han face à une population présentée dans les médias chinois comme des « séparatistes » et des « terroristes ». Face à cet ensemble de facteurs, on comprend mieux pourquoi une étincelle a suffi à déclencher une telle violence interethnique.
Une fois la première vague de violence passée, la reprise en main a été extrêmement rapide. Dès le soir de cette journée d’émeute, les autorités se sont lancées dans une vaste opération de ratissage poursuivie le lendemain. La police a annoncé dès le mardi détenir plus de 1 400 suspects liés aux événements. Rebiya Kadeer évoquera pour sa part lors d’une visite à Tokyo 10 000 personnes disparues [18], un chiffre invérifiable que Pékin s’est empressé de dénoncer comme une « fabrication » grossière [19]. Un contrôle sur le trafic a été instauré à Urumqi dès le lundi matin et un important déploiement policier et militaire a été mis en place. Le couvre-feu a été établi. Dès le lundi matin, les autorités ont coupé l’accès à Internet [20] et les services de China Mobile phone ont été suspendus dans la région [21]. Fin juillet 2009, l’Internet n’avait été remis que très partiellement en fonction [22] et les communications téléphoniques internationales restaient encore difficiles fin août. Ainsi, à part quelques courtes vidéos du début de la manifestation du dimanche 5 juillet apparues par exemple sur YouTube, les autres images des événements ont été fournies par les médias officiels de la RPC. En même temps qu’elles tarissaient les sources alternatives d’images, les autorités ont organisé une vaste opération de communication publique en accueillant, contrairement à ce qui s’était passé à Lhassa, la presse internationale à Urumqi. Un centre de presse a été mis à sa disposition, ce qui a permis aux autorités de diffuser leur version des faits. A leur arrivée, les envoyés de la presse étrangère disposaient d’une ligne Internet fonctionnant (ce qui n’était pas le cas ailleurs) et d’un CD contenant des images où on voit des cadavres –essentiellement des Han- éparpillés dans des ruelles adjacentes aux lieux d’affrontements. Le message était donc parfaitement clair, les agresseurs étaient Ouïgours.
Cette « ouverture » de la Chine aux médias internationaux a été saluée comme un « progrès ». Certes, mais il ne faut cependant pas trop en exagérer la portée. Le travail des médias a été encadré et des limites fixées. Par exemple, le mardi 7 juillet 2009, la police a dû disperser une foule de 200 à 300 Ouïgours réunie devant la mosquée Id Kah à Kachgar, une ville historique du sud Xinjiang où les Ouïgours sont majoritaires contrairement à Urumqi. Un journaliste de l’AFP et le photographe qui l’accompagnait ont été arrêtés à cette occasion par la police et reconduits à leur hôtel. Les jours suivants, l’ensemble des médias a été « invité » à quitter Kachgar pour « assurer sa sécurité » [23]… A Urumqi, des journalistes et des équipes de télévision auraient aussi été empêchés de travailler [24]. Plus inquiétant, certains journalistes occidentaux travaillant sur place sur le sujet ont reçu des menaces de mort en raison de leurs reportages qui seraient « biaisés » et « anti-chinois ». On est donc encore bien loin au Xinjiang d’une véritable liberté d’enquête et d’investigation pour la presse internationale en matière de relations interethniques [25].
Le déploiement policier à Urumqi n’a pour sa part pas réussi à empêcher au moins un millier de Han (entre 3 000 et 4 000 pour les organisations ouïgoures), circulant en groupe et armés de bâtons, de barres de fer, de machettes etc., scandant des slogans nationalistes et arborant parfois le drapeau de la RPC, de descendre dans les rues de la capitale provinciale où ils sont très majoritaires le mardi 7 juillet 2009. Certains s’en sont pris de manière indiscriminée aux Ouïgours qu’ils ont pu trouver en représailles des émeutes du dimanche, avant que les forces de l’ordre n’interviennent –pas toujours rapidement- pour rétablir l’ordre. Il n’y a pas de bilan du nombre de victimes que ces opérations de représailles pourraient avoir causé. Selon des témoignages recueillis par le Guardian au moins 4 personnes ont été tuées [26] mais les organisations ouïgoures, se référant à un témoignage reçu par Radio Free Asia, rapportent le chiffre de 150 à 200 tués, sans qu’il soit possible de le vérifier [27]. Les médias officiels chinois n’ont pas fait un large écho à ces incidents [28], dont certains ont été filmés par la presse internationale présente sur place. Un traitement partial de l’information que dénoncent les Ouïgours qui comparent avec la large place faite aux victimes Han dans les reportages des médias de la RPC. Le mardi 7 juillet 2009, profitant d’un tour de ville organisé par les autorités pour les correspondants étrangers venus de Pékin pour couvrir les émeutes d’Urumqi, un groupe d’au moins 200 ouïgours, dont une grande majorité de femmes a aussi bruyamment manifesté devant les caméras de la presse internationale pour demander la libération de leur mari et de leurs proches arrêtés dans le sillage des événements du 5 juillet 2009, ce qui confirme en tout cas l’organisation d’opérations de ratissage les jours précédents.
Les opérations de contrôle et rétablissement de l’ordre se sont poursuivies dans les jours et les semaines suivants. Le ton au Xinjiang est resté à la fermeté [29]. L’adoption de nouvelles mesures anti-séparatistes a ainsi été annoncée [30]. Pékin a aussi mis la pression sur Rebiya Kadeer en s’en prenant directement à ses enfants et aux membres de sa famille vivant encore au Xinjiang [31]. Parallèlement, les autorités ont favorisé un retour progressif -et sous surveillance- à la normale à Urumqi. Les 433 mosquées de la ville ont par exemple été ré ouvertes rapidement mais sous surveillance policière [32] et les autorités n’ont pas hésité à rétablir le couvre-feu quinze jours après les événements [33]. Cette orientation a été pragmatiquement complétée par des mesures d’apaisement à destination de la population du Xinjiang : campagne sur l’unité des nationalités et l’harmonie, annonce de nouveaux investissements dans les infrastructures de communication mais aussi dans les écoles qui enseignent en mandarin et en ouïgour, annonce que les personnes accusées dans le cadre des événements de juillet 2009 bénéficieront de la présence d’un avocat parlant ouïgour, etc. [34]. Evoquant les opérations de représailles menées par des groupes de Han le 7 juillet, le vice-président de la commission d’État aux affaires ethniques, Wu Shimin a également déclaré quinze jours après les événements que les Han qui ont participé aux émeutes violentes au Xinjiang devraient être également punis [35]. Un message adressé aux Ouïgours et à l’opinion internationale et qui reste à confirmer.
A l’heure actuelle, on ne possède guère d’informations sur les personnes arrêtées suite aux événements de juillet 2009. China Daily cite le chiffre de 718 personnes détenues et 83 formellement arrêtées. Les chiffres cités précédemment par la presse chinoise étaient cependant plus importants. Si on additionne les chiffres officiels publiés en Chine, soit selon le Quoditien du Peuple du 7 juillet, 1 434 personnes [36] auxquelles il faut ajouter 253 autres dont l’arrestation à une date indéterminée a été annoncée le 29 juillet 2009 [37], cela donne un total minimal de 1 687 personnes arrêtées. Ce chiffre officiel doit donc être considéré comme un minimum. Les autorités du Xinjiang ont peut-être arrêté davantage d’individus mais on peut difficilement le savoir en l’absence d’informations crédibles. Rebiya Kadeer a évoqué 10 000 arrestations lors de sa visite à Tokyo. Un chiffre rejeté par les autorités chinoises. Le nombre exact de personnes arrêtées doit en toute logique se situer entre ces deux chiffres : 1 687 et 10 000. C’est tout ce que l’on peut dire au stade actuel. Il faut cependant ajouter que des arrestations ont eu lieu à Urumqi mais aussi, selon le Quotidien du Peuple, ailleurs au Xinjiang, où l’on a beaucoup moins d’informations encore.... On ne sait pas non plus avec certitude si des personnes détenues –essentiellement des Ouïgours- ont été libérées depuis début juillet. Des rumeurs de mauvais traitements voire d’exécution en prison circulent aussi depuis le mois d’août. Pékin les a démenties. China Daily a annoncé fin août que le procès de 200 émeutiers allait commencer [38]. Une information démentie le lendemain par les autorités [39], ce qui laisse à penser que le climat sur place est peut-être encore jugé trop délicat et que la tension ne retombe au Xinjiang que très progressivement. Certains pensent peut-être qu’il vaut mieux gagner du temps pour laisser les esprits se calmer. Le fait que des Han pourraient aussi se retrouver devant le juge si on suit les déclarations de Wu Shimin, indispose peut-être également le pouvoir qui doit compter avec l’opinion et le sentiment nationaliste han, dans un climat socio-économique délicat. Pékin semble en tout cas confronté à un dilemme. Un procès où apparaîtraient seulement des accusés ouïgours pourrait être très mal accueilli par la communauté ouïgoure au Xinjiang mais également par l’opinion internationale, non seulement occidentale mais aussi, et c’est plus neuf, dans les pays musulmans. D’un autre côté, l’opinion publique Han exige des châtiments exemplaires pour les émeutiers [40]. Si Pékin adopte une attitude jugée lénifiante à l’égard des accusés ouïgours, ce sont les Han –particulièrement les groupes nationalistes très actifs sur l’Internet- qui pourraient s’indigner. La propagande mise en œuvre dans les médias chinois depuis les événements et qui a insisté lourdement sur les seules victimes Han apparaît de ce point de vue particulièrement contre-productive. Le retour à l’apaisement dans la région entre Han et Ouïgours risque de s’avérer compliqué.
Sur le plan politique, au début juillet 2009, la situation a, semble-t-il, été jugée tellement délicate en haut lieu à Pékin que, pour la première fois, le président Hu Jintao a interrompu une réunion internationale –le G8 en Italie- pour rentrer au pays. Certains analystes évoquent à ce propos des problèmes internes au pouvoir chinois et des luttes de factions en cours –les émeutes d’Urumqi étant instrumentalisées-, sans que l’on puisse se prononcer à ce stade sur ces informations. Si certains comme Wu Shimin considère que la politique menée par Pékin au Xinjiang à l’égard des « minorités nationales » est tout à fait correcte et doit être poursuivie [41], d’autres, comme Wang Yang, le chef du PCC du Guangdong et un proche de Hu Jintao, semblent moins convaincus. Wang Yang s’est ainsi interrogé sur la politique ethnique menée jusqu’ici au Xinjiang. Il n’a cependant pas énoncé ce qui lui paraissait négatif dans cette politique et n’a pas non plus proposé publiquement de solutions [42]. La mise en question du bien-fondé de la politique ethnique chinoise au Xinjiang est cependant déjà un pas intéressant à observer. Le président Hu Jintao a pour sa part effectué une tournée de quatre jours au Xinjiang à la fin du mois d’août 2009, la première depuis les événements [43]. Il a remercié les forces armées, la milice et la police pour leur action, condamné les émeutes de juillet organisées selon lui par les « séparatistes » tant à l’intérieur du Xinjiang que depuis l’étranger. Il a en même temps mis en avant la nécessité d’assurer un développement économique encore plus rapide du Xinjiang et rappelé l’intérêt du pouvoir central pour le bien-être des groupes ethniques. Au-delà de la dénonciation facile de la « main de l’étranger » pour expliquer les événements d’Urumqi, de manière plus positive, Pékin pourrait donc finalement s’interroger sur les faiblesses et les échecs de sa politique ethnique au Xinjiang. Des développements futurs ne sont donc pas à exclure totalement. Il est cependant encore trop tôt pour se prononcer sur la direction qu’ils pourraient prendre. Cette potentialité semble d’autant plus concevable que sur le plan international, pour la première fois, outre les critiques occidentales –d’ailleurs assez modérées-, Pékin a aussi essuyé les critiques de certains pays musulmans, notamment de la Turquie. Si de nombreux États sont certes restés très mesurés dans leurs commentaires, l’image de la Chine dans les sociétés et les opinions publiques musulmanes s’est cependant dégradée. Un nouveau facteur dont elle va devoir désormais tenir compte au regard de ses ambitions mondiales.
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Plus Thierry Kellner, Chine : le Xinjiang et les Ouïgours, un article publié sur ce site en 2002. Voir
[1] WATTS, Jonathan, « Rumors, lies and ethnic hatred : Welcome to Shaoguan, China », The Guardian, July 13, 2009.
[2] « China Locks Down Restive Region After Deadly Clashes », The New York Times, July 6, 2009.
[4] Voir les déclarations de Asgar Can dans PHILIP, Bruno, « A Urumqi, dans le Xinjiang chinois, le face-à-face entre Ouïgours et Hans », le Monde, 7 juillet 2009 et la déclaration plus complète de Rebiya Kadeer, « Unrest in East Turkestan : What China is Not Telling the Media », Uyghur American Association, July 21, 2009.
[5] « Xinjiang Party chief slashes riot which kills 140 », People’s Daily, July 7, 2009.
[6] « Anti-terror expert : World Uyghur Congress behind Xinjiang violence », People’s Daily, July 7, 2009.
[7] ENGDAHL, William F., « The hidden agenda behind Xinjiang violence », China Daily, July 16, 2009.
[8] « Media furore over Kadeer’s tour », BBC News, july 30, 2009.
[9] BRANIGAN, Tania, « China denies 10,000 Uighurs have disappeared », The Guardian, July 30, 2009.
[10] « Les émeutes à Urumqi orchestrées par l’extérieur (responsable de l’Association Belgique-Chine) », CRI Online, Août 5, 2009.
[11] « China admits Uighur riot killings », BBC News, July 18, 2009 et EROL, Osman, « Uighurs taken by police do not return », Today’s Zaman, July 23, 2009 (http://www.todayszaman.com).
[12] Voir « Editorial : Say no to riots », People’s Daily, July 7, 2009.
[13] Voir pour une analyse de la politique chinoise au Xinjiang et des relations avec les républiques d’Asie centrale, KELLNER, Th., L’Occident de la Chine. Pékin et la nouvelle Asie centrale (1991-2001), Paris, Presses universitaires de France, Octobre 2008, xi-622p. Voir également KELLNER, Th., « Le ‘dragon’ et la ‘ tulipe’. Les relations sino-afghanes dans la période post-11 septembre », Asia Papers, vol. 4, n°1, Collection électronique du Brussels Institute of Contemporary China Studies, Vrije Universiteit Brussel, Bruxelles, Février 2009, 62p. (www.vub.ac.be/biccs/documents/APaper_Kellner_Thierry_(2009)_Le_dragon_et_la_tulipe_vol.4(1).pdf)
[14] BULARD, Martine, « Menaces sur Kashgar », Les blogs du Diplo, 23 juillet 2009 (http://blog.mondediplo.net/2009-07-23-Menaces-sur-Kashgar)
[15] « OIC cites economic discrepancy as reason for Xinjiang violence », Today’s Zaman, , August 24, 2009.
[16] CECC, « Recruitment for State Jobs in Xinjiang Discriminates Against Ethnic Minorities », May 26, 2009 (http://www.cecc.gov/pages/virtualAcad/index.phpd?showsingle=122703).
[17] Voir QUESNEL, Rémi, « Wang Lixiong, un intellectuel atypique », Perspectives chinoises, n°79, Septembre-Octobre 2003, (en ligne http://perspectiveschinoises.revues.org/document181.html#texte).
[18] MCCURRY, Justin, « 10,000 Uighurs disappeared during unrest in China, exiled leader claims », The Guardian, July 29, 2009.
[19] BRANIGAN, Tania, « China denies 10,000 Uighurs have disappeared », op. cit.
[20] « Official : Internet cut in Xinjiang to prevent riot from spreading », People’s Daily, July 7, 2009.
[21] « Witnesses says China protest spreads to 2nd city », Associated Press, July 6, 2009.
[22] BRANIGAN, Tania, « China restores limited internet access after Urumqi violence », The Guardian, July 28, 2009.
[23] « Foreign reporters ordered out of Kashgar », AFP, July 10, 2009.
[24] « China Detains Reporters in Urumqi », RFA, July 13, 2009.
[25] MOORE, Malcolm, « Journalists in China get death threats », The Telegraph, July 16, 2009.
[26] BRANIGAN, Tania, « Han Chinese revenge attackers should be punished, says Beijing official », The Guardian, July 21, 2009.
[27] Rebiya Kadeer, « Unrest in East Turkestan : What China is Not Telling the Media », op. cit.
[28] BRANIGAN, Tania, « Han Chinese revenge attackers should be punished, says Beijing official », op. cit..
[29] « Xinjiang official : Cracking down on violent criminality with ‘iron fist’ », People’s Daily, July 24, 2009.
[30] « China planned to speed up legislation against separatism », UPI, July 19, 2009.
[31] « Uighur leader Kadeer fears for her children in China », AFP, August 5, 2009 ; « Family members of Rebiya Kadeer ordered out of Urumchi homes » Uyghur American Association, August 19, 2009 et « Uyghur Leader’s Family Evicted », RFA, August 21, 2009.
[32] D’ARCY, Doran, « Security tight as mosques open in China’s Urumqi », AFP, July 17, 2009.
[33] « China reimposes curfew in Urumqi », BBC News, July 19, 2009.
[34] « China using stickers to quell tension », USA Today, August 10, 2009.
[35] BRANIGAN, Tania, « Han Chinese revenge attackers should be punished, says Beijing official », op. cit..
[36] « Police arrests 1,434 suspects in connection with Xinjiang riot », People’s Daily, July 7, 2009.
[37] « Urumqi police detain 253 more riot suspects », People’s Daily, July 29, 2009.
[38] « Trials due over Xinjiang riots », BBC News, August 24, 2009.
[39] « Govt denies setting trial dates », Straits Times, August 25, 2009.
[40] Voir les témoignages recueillis dans BOUFFARE, Marc, « Le procès à haut risque des émeutiers du Xinjiang », le Figaro, 25 Août, 2009.
[41] « Les émeutes d’Urumqi n’ont aucun rapport avec les politiques ethniques, Le Quotidien du Peuple, 27 juillet, 2009.
[42] « China needs new policies after Xinjiang : official », Reuters, July 30, 2009.
[43] « Hu calls for reform in China’s Uyghur region », CNN, August 26, 2009.
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