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La Turquie et le Kurdistan d'Irak,

par Bernard Dorin, Ambassadeur de France

 

Spécialiste du Kurdistan, l'auteur explique les tentations de la Turquie sur le Kurdistan d'Irak à la faveur de l'intervention anglo-américaine contre le régime de Saddam Hussein.

Biographie de l'auteur en bas de page

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Voir une carte de la répartition des kurdes au Moyen-Orient

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  En mars 2003, la moitié du Kurdistan d’Irak - sa partie la plus montagneuse - échappe à l’emprise de Saddam Hussein. Ce dernier garde cependant le contrôle de la riche zone pétrolière de KIRKOUK d’où ont été en grande partie expulsées les populations Kurdes et turkmènes remplacées par des Arabes.

Une autonomie de fait

Les 2,5 millions de Kurdes peuplant le Kurdistan libéré d’Irak ont, après de dures luttes internes entre le PDK de Massoud BARZANI, qui contrôle la zone Nord avec ERBIL et l’UPK de Jalal TALABANI, chef de la zone Sud avec SULEIMANIEH, réussi à réunir un Parlement commun et à établir dans la région une autonomie de fait. Cette autonomie a permis l’émergence, non seulement d’une authentique démocratie, parfaitement respectueuse des différentes minorités ethniques ou religieuses, mais aussi d’une certaine prospérité économique, malgré un double blocus, celui de l’ONU et celui du régime de Bagdad, mais grâce aux retombées de l’accord dit " pétrole contre nourriture ".

En vérité, c’est la troisième fois qu’une fraction du peuple Kurde jouit de la liberté après l’éphémère république de Mehabad au Kurdistan d’Irak, détruite en 1945 par le Shah, et le Nord de l’Irak contrôlé par le chef charismatique Mollah Mustapha BARZANI jusqu’à l’accord d’Alger entre l’Irak et l’Iran en 1975. Or cette liberté est désormais terriblement menacée.

Dangers

En effet, le Kurdistan libéré d’Irak devait déjà faire face à deux menaces, d’ailleurs d’inégale importance. La première, la moins redoutable, vient de l’existence, à la frontière d’Iran, près de la ville-martyre de Halabja gazée en 1988 à l’ypérite par Saddam Hussein, d’un groupe intégriste musulman, composé en partie d’ex-talibans et lié à l’organisation terroriste Al Qaïda. Ce groupe, fortement retranché dans une zone montagneuse très difficile d’accès, est assiégé par les " pesh mergas " (combattants Kurdes) de l’U.P.K. et pourrait prendre les Kurdes à revers en tant qu’ auxiliaires de Saddam Hussein dans le conflit qui s’annonce.

Beaucoup plus redoutable pour l’ensemble du Kurdistan libéré est la concentration de troupes et de matériel militaire offensif mise en place par le régime de Bagdad sur la ligne qui sépare la zone occupée de la zone libre. Tous les observateurs notent l’arrivée sur cette ligne de plusieurs divisions irakiennes, dont des divisions dites " de montagne ", aptes au combat en zone montagneuse. Or, face à cette armée irakienne, les " Pesh mergas " ne disposent que d’armes légères et leur vaillance ne peut compenser leur infériorité en nombre et en armement.

La tentation d'Ankara

Pourtant, malgré les apparences, le plus grave danger auquel est confronté en mars 2003 le Kurdistan libéré d’Irak ne vient pas des troupes de Bagdad mais, paradoxalement, du principal allié des États-Unis dans la région : la Turquie.

En effet, devant l’assaut militaire américain, l’essentiel des forces armées irakiennes, c’est à dire la garde républicaine, serait trop occupé à essayer de défendre Bagdad et la région de Tikrit, région d’origine du dictateur, pour entreprendre des opérations offensives sérieuses au Kurdistan. Tout au plus se bornerait-elle sans doute à assurer la protection des importants gisements de pétroliers de Kirkouk.

En revanche, l’armée turque rêve d’en découdre avec les Kurdes d’Irak dont l’autonomie constitue aux yeux du gouvernement d’Ankara un exemple particulièrement dangereux pour les 15 à 18 millions de Kurdes vivant sur le territoire turc, humiliés et opprimés depuis la sanglante répression de la révolte Kurde du P.K.K. (" Parti des travailleurs du Kurdistan "). Et c’est bien autour du problème Kurde que s’ordonne cette curieuse partie de cache cache américano-turque à laquelle nous assistons fin mars 2003.

Enchères ?

Voyons les choses comme elles sont : en Turquie, la démocratie n’est qu’une façade, le vrai " patron " du pays est le chef d’Etat-major de l’armée qui impose la volonté des militaires, tant au gouvernement qu’au Parlement, et cela d’autant plus facilement que la majorité nouvelle est constituée d’islamistes sans expérience politique.

Or à quoi assistons-nous actuellement en Turquie ? à une étrange palinodie. Le gouvernement, et surtout l’armée, souhaitent le débarquement à Alexandrette des 60 000 soldats américains qui attendent au large depuis plusieurs semaines l’autorisation de mettre le pied sur le sol turc afin d’ouvrir le " front nord " contre l’Irak. Or le Parlement turc, du fait de la défection d’une partie des députés de la formation islamiste au pouvoir, n’a pas été en mesure d’approuver le débarquement des G.I.’s qui conditionne l’octroi à la Turquie d’une très substantielle indemnité, alors que le matériel, lui, continue d’être déchargé et acheminé vers la frontière irakienne par les 2 000 militaires américains présents sur place.

Il est tout à fait envisageable qu’une seconde résolution sera déposée devant le Parlement turc qui, cette fois, lui donnera une majorité permettant ainsi le débarquement des forces américaines. La Turquie étant à vendre, le refus parlementaire initial n’aurait servi qu’à faire monter les enchères, à la mode orientale…

Motivations turques

Mais ce qui est déterminant en revanche, c’est la volonté déclarée de l’État Major Turc de faire pénétrer au Kurdistan d’Irak au moins deux fois plus de soldats turcs que de militaires américains, c’est à dire quelque 120 000 hommes. Pour justifier cette véritable invasion, le général turc Ozkök a déclaré : " la guerre sera plus courte si un second front est ouvert au nord de l’Irak ". En réalité, les motivations turques sont loin de se limiter à un appui tactique des forces d’invasion américaines. Elles sont essentiellement de deux ordres.

D'une part, il s’agit de neutraliser les forces armées Kurdes présentes dans la partie libérée du Kurdistan d’Irak et d’anéantir ainsi le régime d’autonomie dont jouissent les Kurdes dans cette zone. En effet, les autorités turques répètent à l’envie qu’elles ne sauraient tolérer un régime de liberté pour les Kurdes d’Irak. Ce qui pourrait inciter la plus grande partie du peuple Kurde, qui se trouve justement en Turquie, à reprendre le combat pour ses droits élémentaires bafoués. L’enjeu est trop vital pour Ankara, qui a mis des années à réduire la rébellion du P.K.K., pour que l’on puisse s’attendre sur ce point à la moindre concession turque. Une chance unique s’offre pour les Turcs d’anéantir en Irak toute velléité Kurde, non seulement de constituer un Etat souverain (ce qui n’est pas dans les intentions Kurdes), mais même de former une région autonome dans un Irak fédéral ou confédéral. On peut être certain que cette occasion là, les Turcs ne vont pas manquer de la saisir.

D’autre part, et c’est la seconde motivation d’Ankara, il s’agit, en intervenant militairement dans le nord de l’Irak, de mettre la main sur le pétrole de Kirkouk, le territoire turc étant dépourvu de cette ressource essentielle. La revendication turque sur le nord de l’Irak est d’ailleurs fort ancienne puisque jusqu’en 1925 la Turquie a réclamé la restitution du " Vilayet de Mossoul ", qui comprenait précisément la bassin pétrolier de Kirkouk, d’abord attribué à la Syrie sous mandat français, puis rétrocédé à l’Irak sous mandat britannique à la suite des accords Sykes-Picot. Là encore, s’offre une occasion pour la Turquie de récupérer en fait, sinon en droit, un territoire qui lui a appartenu jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale et dont elle n’a jamais vraiment accepté la perte. Or, l’exemple de Chypre montre bien que, lorsque l’armée turque s’empare d’un territoire, de façon d’ailleurs parfaitement illégale, elle n’est pas prête à l’abandonner.

Vers un nouvel abandon de Washington ?

Les intentions turques étant parfaitement claires, voyons maintenant dans quelle mesure elles sont susceptibles de se traduire dans les faits. Du côté américain, les obstacles semblent avoir été déblayés. Les Etats-Unis ont un tel besoin des facilités militaires offertes par la Turquie qu’ils paraissent, par un accord secret, avoir cédé aux exigences d’Ankara et avoir laissé à l’armée turque les mains libres dans tout le nord de l’Irak et, notamment dans la partie libérée du Kurdistan. Si cet accord existe bien, ce ne sera guère que la seconde fois en douze ans que Washington abandonnera les Kurdes à leur sort. En effet, après le soulèvement Kurde de 1991 contre Saddam, suscité et encouragé par les Etats-Unis, les Kurdes avaient été lâchement abandonnés à la terrible répression du dictateur irakien qui avait jeté prés de deux millions de civils Kurdes sur les chemins de l’exode vers les cols enneigés de l’Iran et de la Turquie.

Toutefois, si la voie parait donc dégagée pour la Turquie du côté de l’allié américain, l’existence sur le territoire libéré d’une force Kurde de quelque 70 000 combattants constitue pour Ankara un problème autrement redoutable. En effet, Hoshyar Zebari, le porte-parole Kurde de l’opposition irakienne récemment réunie à Salahaddine, au Kurdistan libéré, a déclaré : " L’opposition irakienne est unie dans son hostilité à toute intervention turque " ajoutant : " on ne nous désarmera sûrement pas " et insistant ainsi sur l’inévitabilité d’un " affrontement " sanglant.

Une guerre dans la guerre ?

Or, alors qu’environ 5 000 soldats turcs sont déjà au Kurdistan d’Irak dans la zone tenue par le P.D.K. sous le fallacieux prétexte de pourchasser des militants Kurdes du P.K.K., une formidable armada turque, dont la télévision nous montre les blindés en action, se concentre sur la frontière irakienne, prête à la franchir dès le déclenchement de l’offensive terrestre américaine. Bien qu’ils soient dépourvus d’armes lourdes, les " Peshmergas " résisteront sans aucun doute à la force d’invasion turque si celle-ci pénètre dans la zone libérée du Kurdistan d’Irak qu’ils contrôlent et leur valeur guerrière, jointe au fait qu’ils se battront pour la survie de leur seul foyer national autonome, compensera, dans une certaine mesure, leur infériorité en effectifs et en armement.

Ainsi, au moment de l’attaque américaine risque d’éclater " une autre guerre dans la guerre ", cette fois entre Turcs et Kurdes irakiens. Loin de jouer le rôle qu’avaient joué les Tadjiks d’Afghanistan comme supplétifs terrestres des Américains dans le conflit contre le régime taliban, les Kurdes risquent alors d’immobiliser l’armée turque dans le nord de l’Irak, la rendant inopérante contre les forces de Saddam. Le blanc seing américain donné selon toute vraisemblance à l’armée turque pour désarmer les forces Kurdes est donc, non seulement moralement condamnable, mais également contre-productif pour le succès même des opérations contre le régime de Bagdad.

Eviter un bain de sang

C’est là le message qu’il convient absolument de faire passer aux Etats-Unis, pendant qu’il est encore temps, afin d’éviter un nouveau bain de sang Kurde dans le nord de L’Irak. En effet, la disproportion des forces en présence ne laisse guère de chances aux " Peshmergas " face à l’armée turque.

La France, qui a eu une attitude courageuse, tant à l’OTAN qu’au Conseil de Sécurité de l'ONU, et qui surtout n’a cessé de proclamer depuis la révolution de 1789 le " droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ", a le devoir absolu de tenter d’empêcher un nouveau génocide programmé du peuple Kurde d’Irak. Dans l’opération ANFAL ordonné par Saddam Hussein, ce peuple a déjà perdu plusieurs centaines de milliers d’individus. Il faut désormais faire pression sur la Turquie pour l’empêcher de " finir le travail " commencé par le féroce dictateur irakien.

Une fraction du Kurdistan d’Irak est libre. Elle est une source de lumière et d’espoir pour les quelques trente millions de Kurdes opprimés par 4 Etats. Ne laissons pas tuer l’espoir. Comme l’a dit Jose Marti, le héros de l’indépendance cubaine : " il faut absolument éteindre la nuit ! ".

Bernard Dorin, Ambassadeur de France

Manuscrit clos le 18 mars 2003

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  Date de la mise en ligne: avril 2003
    Biographie de Bernard Dorin, Ambassadeur de France    
    . 1950 : Diplôme de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

. 1953 : Admis à l'Ecole Nationale d'Administration

. 1963 - 1964 : Adjoint au Secrétaire Général du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1964 - 1966 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre de l'Information. Directeur Adjoint du "Service de Liaison Interministériel pour l'Information".

. 1966 - 1967 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre Délégué chargé de la Recherche Scientifique et des Questions Atomiques et Spatiales.

. 1967 - 1968 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre de l'Education Nationale, chargé en particulier des relations avec les universités africaines.

. 1968 - 1969 : Conseiller Technique - pour les affaires diplomatiques - au cabinet du Ministre chargé de la Recherche Scientifique et Conseiller technique "officieux" au Cabinet du Ministre de l'Education Nationale.

. 1969 - 1970 : Année sabbatique à l'Université de Harward, au Center for International Affairs.

. 1970 - 1972 : Chargé de mission auprès du Directeur du Personnel du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1972 - 1975 : Ambassadeur en Haïti. Plus jeune Ambassadeur du corps diplomatique français.

. 1975 - 1978 : Créateur et chef du Service des Affaires Francophones du Ministère des Affaires Etrangères.

. 1978 - 1981 : Ambassadeur en République d'Afrique du Sud.

. 1981 - 1984 : Directeur d'Amérique au Ministère des Affaires Etrangères (Etats-Unis, Canada et Amérique Latine).

. 1984 - 1987 : Ambassadeur au Brésil.

. 1987 - 1990 : Ambassadeur au Japon.

. 1991 - 1993 : Ambassadeur en Grande-Bretagne.

. 1er janvier 1992 : Elevé à la dignité d'Ambassadeur de France.

. 1993 - 1997 : Conseiller d'Etat en service extraordinaire.

. Juin 2001 : "Appelez-moi Excellence. Un ambassadeur parle", éd. Stanké.

Officier de la Légion d'Honneur.

Grand-Croix de l'Ordre de Victoria (G.C.V.O.)

Membre fondateur de l'Association France-Québec.

Président des Amitiés francophones, 39 Avenue de Saxe, 75007, Paris, France.

   
         

 

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