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La mosaïque des Chrétiens d’Irak

 Par le Recteur Gérard-François Dumont,

Professeur à l'Université de Paris-Sorbonne,

Président de la revue Population & Avenir

 

En Irak, les Chrétiens forment une communauté historique, apostolique et autochtone. Avec leur douzaine d’Eglises, ils témoignent de l’histoire de la théologie chrétienne qui a engendré différentes séparations ecclésiales, avant que des ralliements à Rome créent de nouvelles divisions.

 

Minorité faible et éclatée, la communauté chrétienne d’Irak ne présente pas de risque politique. Mais, pour ceux qui rejettent tout paradigme laïc ou même le paradigme arabe qui a longtemps prédominé, pour y substituer un paradigme radical, cette communauté est un enjeu symbolique. D’où les menaces spécifiques dont elle fait l’objet qui expliquent, après les diverses vagues d’exode depuis l’indépendance de l’Irak, un nouvel exode depuis le chaos qui a suivi le renversement de Saddam Hussein.

 

Le diploweb.com remercie le Recteur Gérard-François Dumont de l'autoriser à mettre ici en ligne son article publié dans le n°6 de la revue Géostratégiques, au 2e trimestre 2005. 

La biographie du Recteur Gérard-Francois Dumont est disponible en ligne.  

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Dans le vaste territoire irakien[i] dont les frontières résultent d’une part, du côté oriental, de celles qui furent établies en 1639 entre l’empire ottoman et l’empire perse, et, d’autre part, des décisions de la décolonisation, s’entremêlent à la fois des diversités ethniques, avec des Arabes, des Assyro-Chaldéens, des Kurdes, des Turkmènes… et religieuses, avec des musulmans chiites, sunnites, alevis ou des Chrétiens[ii]. Ces ensembles religieux justifient des approches différentes. Les chiites sont ethniquement homogènes, généralement chiites et arabes[iii], les sunnites se distinguent principalement en sunnites arabes et sunnites kurdes.

Quant aux Chrétiens, estimés à 650 000 en 2005, ils se caractérisent d’abord par des traits généraux, mais surtout par une grande diversité, puisqu’il ne faut compter pas moins de douze dénominations, issues de l’histoire religieuse et migratoire de la région. Pour comprendre ces différences, il importe de connaître leurs origines. Néanmoins, en dépit de leurs spécificités, les églises chrétiennes d’Irak se trouvent confrontées à des difficultés presque semblables, que ce soit avant la chute de Saddam Hussein comme depuis : elles expliquent des vagues migratoires conduisant à s’interroger sur un risque de disparition de la chrétienté en Irak et, donc, de la diminution de la diversité culturelle du territoire irakien.

 

Trois caractéristiques

La première caractéristique des Chrétiens d’Irak est qu’ils sont les héritiers d’une implantation religieuse très ancienne et, donc, antérieure à la naissance de l’islam au VIIe siècle. La communauté chrétienne est, pour la large majorité de ses fidèles, une communauté historique, composée par des descendants de populations qui vivaient en Mésopotamie antérieurement à l’ère chrétienne. Même si quelques petites églises chrétiennes d’Irak ont une présence s’expliquant par certaines migrations plus récentes ou par le jeu de déplacement des frontières, les Chrétiens d’Irak, dans leur quasi-totalité, sont redevables d’une sorte de « droit du sol » en tant que descendants des Assyro-Chaldéens qui habitaient cette région. Les membres des deux principales églises chrétiennes (chaldéenne et assyrienne d’Orient) peuvent revendiquer une filiation directe avec la terre de Mésopotamie.

Deuxième caractéristique qui vaut également pour la quasi-totalité des membres des églises chrétiennes d’Irak : les communautés chrétiennes sont autochtones puisqu’elles sont quasi-exclusivement composées de personnes nées en Irak. En conséquence, personne ne devrait songer à demander ou à contraindre leur départ sous prétexte d’obliger les Chrétiens à retourner dans leur pays, puisque leur pays, leur terre d’héritage, c’est l’Irak, la terre de naissance des actuels Chrétiens d’Irak comme de leurs ancêtres, ou, pour quelques minorités, le Moyen-Orient. Les Chrétiens d’Irak sont pleinement irakiens, descendants d’une longue tradition religieuse, non des convertis de fraîche date.

L’église chrétienne d’Irak comptant le plus de fidèles, l’église chaldéenne, catholique de rite oriental, compte une troisième caractéristique, à savoir d’être apostolique. En effet, l’analyse des sources historiques concorde pour souligner que les Chrétiens d’Irak ont été évangélisés dès le premier siècle par saint Thomas. Il est en effet écrit dans les actes des apôtres, liste cartographique de Luc, dans son récit de Pentecôte : "Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de Mésopotamie..., nous les entendons annoncer dans nos langues les merveilles de Dieu"[iv]. Un texte qui conduit à constater que la lumière de l'apôtre Paul, tourné vers l'Occident, et les aléas de l'histoire ont souvent repoussé dans l'ombre l'annonce de l'Évangile en Orient, d’autant que beaucoup de traces ont été effacées au cours des siècles et qu'il n'est pas facile d'aller fouiller le sol et la mémoire de pays comme l’Irak.

Néanmoins, les Chrétiens de l’Irak contemporain ne peuvent tous revendiquer cet héritage apostolique, en raison de multiples séparations intervenues au fil de l’histoire ou de la présence, faible il est vrai, de quelques églises chrétiennes issues d’apports migratoires. Le fait que l’on ne puisse trouver en Irak pas moins de douze dénominations chrétiennes est l’héritage d’une histoire féconde en séparations, puis en ralliements à Rome provocant de nouvelles divisions. Pour comprendre, il faut se rappeler que les premiers siècles de la chrétienté ont été traversés de nombreuses discussions théologiques visant à fixer une doctrine catholique unique pour l’ensemble des fidèles, mais débouchant sur des séparations, tout particulièrement au Ve siècle.

 

Le siècle des séparations

Les prémices d’un éclatement en diverses églises chrétiennes interviennent en 431, après le concile d’Éphèse où s’opposent Nestorius et Cyrille d’Alexandrie au sujet de l’union dans le Christ des deux natures, divine et humaine. De nombreuses églises d’Orient suivent Nestorius, fondant des églises dites nestoriennes, considérées comme hérétiques et donc détachées de Rome. L’actuelle église assyrienne d’Orient est l’héritage de cette branche nestorienne dont les membres sont des Assyriens chaldéens.

En 451, un nouveau concile écarte une nouvelle branche jugée hérétique : le concile de Chalcédoine (nom de cette ancienne ville d’Asie mineure sur le Bosphore, devenue aujourd’hui un faubourg d’Istanbul) condamne les monophysites, qui ne reconnaissent qu’une nature au Christ. Les Catholiques d’Orient qui refusent cette condamnation constituent, dans la Syrie d’alors, une église chrétienne autonome dénommée jacobite ou, aujourd’hui, syriaque-orthodoxe.

Au cours de ce même Ve siècle, de nouvelles divisions interviennent dans la chrétienté, préparant des différences religieuses futures dans les territoires correspondant à l’Irak actuel. L’église d’Alexandrie prend son indépendance par rapport à Byzance, acceptant mal une autorité au-dessus d’elle alors qu’elle porte dans ses veines l’héritage de la grande civilisation égyptienne et forme cet ensemble religieux dénommé copte. Comme ce mot signifie « égyptien » en égyptien ancien, l’église copte est d’abord essentiellement présente en Égypte, puis, sous l’effet de diverses migrations de population, elle dispose de quelques minorités moyen-orientales. La minorité copte en Irak fut plus importante avant l’envahissement du Koweït par Saddam Hussein en 1990, car l’Irak comptait alors de nombreux immigrants égyptiens satisfaisant aux besoins de main-d’œuvre de l’économie irakienne.

En 491, c’est au tour des Arméniens de s’opposer aux conclusions du concile de Chalcédoine. Ils forment alors une église chrétienne séparée, appelée également arménienne orthodoxe. En raison des vicissitudes de l’histoire, et notamment du génocide arménien de 1915, l’exode de populations explique la présence en Irak de deux petites communautés arméniennes, distinguant les orthodoxes et ceux restés sous l’autorité de Rome, dans l’église  arménienne catholique.

Mais ce Ve siècle ne marque pas la fin des divisions. Quatre siècles plus tard, une nouvelle séparation intervient avec la création de la branche orthodoxe de la chrétienté en 1054. Cette séparation explique aujourd’hui la présence en Irak d’une église grecque orthodoxe de rite byzantin.

 

Le premier ralliement à Rome

Dans la seconde moitié du deuxième millénaire, de nombreuses démarches sont entreprises pour effacer les effets du Ve siècle. Mais elles ne convainquent dans chaque église qu’une partie des fidèles. Il en résulte de nouvelles divisions entre des églises chrétiennes séparées de Rome et celles qui réunissent les Chrétiens souhaitant se rallier à l’église catholique romaine, à condition de conserver leurs traditions liturgiques. Les premiers fidèles à effectuer une démarche vers Rome relèvent de l’église assyrienne d’Orient, qui forme en 1552 une église réunie à Rome dénommée l’église chaldéenne : c’est une église catholique de rite oriental qui réunit aujourd’hui les deux tiers des Chrétiens d’Irak.

Cette dernière ne parvenant pas à regrouper tous les anciens fidèles de l’église assyrienne d’Orient, celle-ci conserve son autonomie, ce qui conduit à augmenter la palette des églises chrétiennes en Irak. Un scénario semblable se déroule un siècle plus tard avec d’autres églises chrétiennes. Quant à ceux qui décident de suivre le rite latin, ils créent de leur côté une petite église catholique de rite latin.

 

Le siècle des retrouvailles crée de nouvelles divisions

En effet, au XVIIe siècle, des fidèles de l’église syriaque orthodoxe, dite jacobite, souhaitent le rattachement à l’église catholique romaine. Fidèles à leur histoire et à leur tradition, et n’envisageant pas de rejoindre une église catholique unique – donc, celle formée par les Chaldéens – ils composent alors une église syriaque-catholique unie à Rome.

 

En 1709, c’est au tour de fidèles de l’église grecque orthodoxe de rite byzantin de souhaiter le ralliement à Rome. Ils créent alors une église grecque-catholique (ou melkite), tandis que subsiste une église grecque-orthodoxe de rite byzantin avec ceux qui n’approuvent pas cette démarche.

Dans ce même XVIIIe siècle, en 1740, l’Asie occidentale est à nouveau touchée par le souci d’un rapprochement avec Rome parmi les Arméniens grégoriens. Naît alors une église arménienne catholique dont la présence en Irak s’explique par diverses migrations. Enfin, en 1742, c’est au tour des certains coptes de pencher en faveur d’un ralliement partiel à Rome : se crée alors une église copte catholique qui n’a pratiquement pas de fidèles dans l’Irak actuel.

Enfin, la chrétienté d’Irak a légèrement élargi son éventail du fait de la colonisation britannique. Cette dernière a laissé en héritage l’existence d’une petite communauté anglicane, comptant environ 200 personnes, et qui vient ajouter à la diversité chrétienne irakienne. (Voir tableau: La mosaïque des Chrétiens d'Irak)

La mosaïque des chrétiens d'Irak

 

 

 

 

Intitulé des différentes églises chrétiennes

séparée de Rome

unie à Rome

Estimation

Proportion

Eglise chaldéenne, catholique de rite oriental

 

R

425 000

66,8%

Eglise assyrienne d'Orient (autrefois appelée nestorienne)

S

 

50 000

7,9%

Eglise syriaque catholique unie à Rome

 

R

60 000

9,4%

Eglise syriaque orthodoxe dite jacobite

S

 

70 000

11,0%

Eglise arménienne Orthodoxe

S

 

17 000

2,7%

église arménienne catholique

 

R

3 000

0,5%

Eglise catholique de rite latin

 

R

4 000

0,6%

Eglises protestantes

S

 

6 000

0,9%

Eglise grecque-orthodoxe (de rite byzantin)

S

 

500

0,1%

Eglise grecque-catholique (ou melkite)

 

R

350

0,1%

Coptes

S

 

200

0,0%

Anglicans

S

 

200

0,0%

TOTAL

 

 

636 250

100%

© Gérard-François Dumont, 2005.

 

 

 

 

 

De faibles minorités ne présentant pas de risque politique…

Il résulte de cette histoire une douzaine d’églises chrétiennes en Irak au début du XXIe siècle, avec leurs particularités propres.

D’abord, il est clair que, même si le nombre de leurs fidèles était élevé, la chrétienté d’Irak pourrait difficilement représenter une force politique significative, compte tenu de ses divisions gravées dans l’histoire. D’ailleurs, ces divisions semblent pérennes, les efforts effectués par certains pour favoriser les rapprochements se heurtant aux traditions.

Ensuite, aux divisions historiques s’ajoute souvent une dispersion géographique, l’implantation de chaque église chrétienne s’inscrivant dans des espaces différenciés. En effet, les Chrétiens se trouvent répartis du Nord, des frontières avec la Turquie et l’Arménie, à la région de Bassora, au Sud, en passant par Mossoul et Bagdad.

Troisième élément, le nombre de fidèles de ces églises est fort peu élevé : les Chrétiens d’Irak sont environ 636 000 en 2005, toutes confessions comprises, soit environ 2% de la population. Leur relative dispersion géographique citée ci-dessus ne leur donne, dans aucune des seize provinces, un poids significatif. Cette division s’est d’ailleurs confirmée lors des élections du 30 janvier 2005, où se sont exprimés huit partis chrétiens, dont certains regroupés dans deux coalitions chrétiennes et trois dans une coalition menée par les Kurdes.

Néanmoins, on peut se demander comment ces Églises ont pu se pérenniser malgré un contexte peu favorable. D’une part, pour survivre, les Églises d'Irak ont toujours joué dans l'histoire un rôle de médiateur. D'autre part, en l'absence de liberté, et faute d’autre possibilité, les institutions ecclésiales ont été contraintes de composer avec les pouvoirs politiques pour sauver leurs communautés. Cette stratégie faite en permanence de compromis, voire de compromission, explique sans doute que les Chrétiens n’aient pas totalement disparu du paysage mésopotamien, malgré une situation peu enviable, y compris sous Saddam Hussein.

 

Voir une carte La population et la densité des pays du Moyen-Orient

…et pourtant menacées

En effet, sous ce régime dictatorial, les communautés chrétiennes étaient, comme les autres, soumises à un fort contrôle policier pour prévenir tout ce qui pourrait remettre en cause le pouvoir en place. Mais, en même temps, les Chrétiens étaient considérés comme devant s’intégrer à l’ambition initiale du parti Baas consistant à promouvoir le nationalisme arabe en premier, ce nationalisme étant une valeur supérieure à toutes les autres appartenances, y compris religieuses. Au nom de ce nationalisme, les Chrétiens étaient dans une certaine mesure considérés comme les autres Irakiens, et le caractère non religieux du régime excluait en particulier de les traiter en dhimmis, donc en citoyens de seconde zone, ce qui se faisait au temps du califat.

À sa prise de pouvoir, Saddam Hussein assure en effet la promotion officielle de la liberté religieuse, sous contrôle strict du pouvoir, et à condition de ne pas se mêler de politique, sous peine d'une répression sévère. Les non-musulmans jouissent officiellement de la plénitude des droits civiques, étant électeurs et éligibles. Des Chrétiens participent à la vie intellectuelle, culturelle et politique du pays. Certains s'engagent dans le Parti communiste. Tous sont, bien sûr, redevables des mêmes charges, dont le service militaire, ce qui explique ces cimetières, où sont enterrés les morts de guerre, remplis non seulement de croissants, mais aussi de croix[v]. Mais la politique d’étatisation dépossède les communautés chrétiennes de leurs écoles privées comme de leurs établissements hospitaliers.

Puis, en 1970, bien que se disant république laïque, l’article 4 de la Constitution reconnaît l’Islam comme religion d’État, ce qui va au-delà des dispositions adoptées en Syrie, où seule est mentionnée la nécessité, pour le chef de l’État, d’être de religion musulmane. De façon générale, les cultes chrétiens ne bénéficient pas des aides allant au culte islamique, tandis que le droit irakien, puisant nombre de ses dispositions aux sources de la charia, marque nettement des différences religieuses. Par exemple, une Chrétienne peut se marier avec un musulman, auquel cas les enfants issus de leur union devront être élevés dans la religion musulmane, mais non un Chrétien épouser une musulmane. Le mariage religieux musulman est valide pour l’état civil, alors que le mariage chrétien ne dispense pas d’un passage devant l’autorité administrative. La donation d’un Chrétien à un musulman est licite, mais non l’inverse[vi].

À partir de 1991, le régime baasiste recule considérablement sur la laïcité, changeant d'orientation, et fait de nouvelles concessions aux autorités de l’Islam. Par exemple, une loi interdit les prénoms chrétiens. L'alcool est prohibé, mais seuls les Chrétiens ont le droit de le fabriquer et de le vendre. Progressivement, Saddam Hussein change de paradigme au Moyen-Orient, substituant la priorité donnée au nationalisme arabe par un discours religieux qui influence le droit et les comportements, tandis que Ben Laden assure dans le monde la promotion d’une idéologie islamiste radicale[vii], dont le projet est de combattre « les croisés et les juifs », quels que soient les dommages collatéraux subis par des musulmans n’adhérant pas à cette vision nihiliste.

 

Un enjeu symbolique dans le nouveau paradigme idéologique

Il convient de préciser que le combat des islamistes radicaux n’est pas plus masqué que ne l’était celui de Hitler, dont le livre Mein Kampf, et les discours antérieurs à sa prise de pouvoir, annonçaient clairement les horreurs qui allaient suivre. Selon l’idéologie islamiste radicale, la diversité n’est pas de mise et l’occupation de la terre doit être homogène ; l’islamiste est à Ben Laden ce qu’était l’Aryen pour Hitler et il faut aux islamistes un « espace vital » comme il le fallait pour les Aryens. Toute personne habitant un territoire faisant partie de cet « espace vital » théorisé, et risquant de ne jamais adhérer à l’idéologie benladeniste, doit être combattu, y compris les Chrétiens d’Irak.

Bien qu’elles n’excluent nullement d’autres actions terroristes contre des musulmans, celles contre les Chrétiens ont donc une double utilité, idéologique et pratique. D’une part, elles visent à pousser les Chrétiens à disparaître, par exemple par l’émigration, et donc à supprimer des territoires tout ce qui peut donner l’impression qu’ils sont des terres de diversité. Autrement dit, il faut « faire table rase du passé » qui enseigne que le Moyen-Orient n’a jamais été composé d’une homogénéité religieuse, pour faire croire qu’au contraire, ce serait celle-ci qui est la règle. Il faut faire oublier que les périodes historiques les plus fastes du Moyen-Orient sont celles où les régimes politiques ont su s’enrichir de la diversité de leurs peuples.

D’autre part, le terrorisme contre les Chrétiens vise aussi à assimiler les Chrétiens de l’Irak aux « croisés », alors que ces communautés n’ont rien à voir avec les « croisés »_puisqu’elles sont historiques et autochtones. On notera d’ailleurs que les Chrétiens sont visés sans distinction d’appartenance ou d’importance de leurs communautés. Le discours islamiste ne distingue nullement entre Chaldéens, Assyriens, Syriens, Latins ou Arméniens qui, tous, subissent lettres de menaces, attentats, assassinats ou enlèvements.

Certes, le paradigme religieux  avait déjà été utilisé par Saddam Hussein à la fin de son règne et une église de rite syrien avait été attaquée en septembre 2002, certainement par des mouvements islamistes. Mais, depuis la guerre et le chaos qui s’en est suivi, l’amalgame idéologique entre les Chrétiens historiques d’Irak et la nation à dominante chrétienne que sont les États-Unis est fréquemment utilisé. En août 2004, c’est l’attentat quasi-simultané contre cinq églises à Mossoul, Kirkouk et Bagdad, en quelques jours. Le 7 décembre 2004, deux attentats simultanés frappent des églises chaldéennes et arméniennes. S’ajoutent des dizaines d’enlèvements, des pressions en tout genre, comme les menaces de conversion forcée ou les appels, via des tracts distribués à l’université, à asperger d’acide les femmes non voilées. De nombreux musulmans sont opposés à de telles actions mais, s’ils protestent, ils sont qualifiés de traîtres et risquent de subir des violences. Car, pour les islamistes radicaux, l’Irak n’est pas un objectif en soi, ce n’est qu’un territoire favorable à leur combat idéologique en raison de la présence militaire américaine.

 

Un exode irrépressible ?

Les islamistes radicaux et la situation créée par la guerre d’Irak ne peuvent que provoquer de nouveaux exodes des Chrétiens. Certes, ces derniers ont déjà dans le passé connu des périodes d’émigration, car, pour eux, l'histoire a oscillé entre des moments calmes et des périodes d'inquiétude. Dès août 1933, sous la royauté, les Chrétiens assyro-chaldéens subissent un massacre dans l'Irak indépendant, suivi d'une vague nationaliste préjudiciable à l'ensemble de la communauté chrétienne. Dans les années 1950 et 1960, tenus à l’écart dans leur propre pays, nombre de Chrétiens choisissent l’émigration vers l’Europe de l’Ouest, les États-Unis et le Canada[viii]. Deux nouvelles vagues d’exode s’effectuent en 1980 et à partir de mai-juin 1991, au lendemain du soulèvement kurde en Irak, quand la situation devint dramatique pour les Chrétiens. La guerre du 20 mars 2003 a paradoxalement accentué ce phénomène migratoire. En effet, soulagés par la chute d'un régime tyrannique, les Chrétiens souffrent tout particulièrement de la désintégration du pays. Bagdad est une cité sans loi. Certes, Les Chrétiens s'activent en Irak et en diaspora par le biais de leurs représentants religieux, civils et politiques, auprès des autorités américaines et britanniques. Pour sa part, le Vatican déploie des activités diplomatiques pour la reconstruction de l'Irak et la défense des Chrétiens. Mais le pays est livré au pillage non seulement de ses biens matériels, mais de son âme par la mise à sac d'édifices religieux auxquels les Chrétiens sont très attachés. On a contraint des magasins à fermer à Bassorah, à Bagdad ou à Mossoul ; certains ont été pillés. Quelques Chrétiens sont portés disparus dans les zones kurdes au nord, deux ont été tués à Bassorah en mai. Des femmes ont été insultées, voire agressées à coups de pierres dans les rues. Certaines hésitent à aller à l'église. L'évêque chaldéen catholique Shlimon Wardouni a déclaré : "J'ai peur pour mon peuple. Des fanatiques veulent qu'on quitte ce pays". À Baquba (au nord de Bagdad), des fabriques de liqueurs tenues par des Chrétiens ont été attaquées par des militants armés. Et lorsque le propriétaire s'est plaint auprès des autorités américaines à Bagdad, il s'est vu répondre : "Il va falloir vous protéger vous-mêmes". La seule issue qui nous reste, conclut ce Chrétien, c'est de prendre le chemin de l'exil. Pour la seule année 2004, environ 60 000 Chrétiens d’Irak ont fui, soit près de 10% de l’ensemble. Facteur aggravant, ce sont les personnes les plus jeunes et les plus éduquées qui partent.

Sur sans doute un million de Chrétiens dans les années 1980, environ le quart a d'ores et déjà pris le chemin de l'exil à destination de l'Europe occidentale (y compris la France), les États-Unis, le Canada, l'Australie ou la Nouvelle-Zélande. Des villes comme Chicago et Detroit comptent chacune 80 000 Assyro-Chaldéens venus pour la plupart d'Irak, mais aussi de Syrie, du Liban, d'Iran et de Turquie. L’Europe compte en 2005 environ 200 000 Chrétiens assyro-chaldéens, dont seize mille en France, et 30% environ d’origine irakienne. Plus de 150 000 Chrétiens irakiens vivent désormais aux États-Unis, plus de 50 000 au Canada et plus de 30 000 en Australie.

Il faut donc bien constater que la guerre d’Irak de 2003 a relancé une sorte de processus de « purification ethnique », comme ce pays en avait déjà connu, et dont les Chrétiens semblent les premières victimes. Une telle évolution conduit à s’interroger sur l’avenir de la nation irakienne. En effet, si l’on considère que « la diversité est créatrice »[ix], le risque existe en Irak de perdre certains traits de cette diversité, et donc de rendre encore plus difficiles les équilibres futurs.

Recteur Gérard-François Dumont

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir www.population-demographie.org 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris  tél/fax #33(0)6 65 74 48 51. Courriel - e-mail : Gerard-Francois.Dumont@paris4.sorbonne.fr  

Notes:


[i] 439 000 km2, soit davantage que l’Allemagne, l’Italie ou le Royaume-Uni. Cf. les chiffres pour tous les pays du monde in : Population et Avenir, n° 670, novembre-décembre 2004, p. 19-22.

[ii] Dumont, Gérard-François, Montenay, Yves, « L’Irak, géopolitique et populations », Population & Avenir, n° 660, novembre-décembre 2002.

[iii] Même si les kurdes compte une minorité chiite, les Yézidis.

[iv] Ac. 2,10-11, Traduction œcuménique de la Bible, p. 2 619.

[v] Rance, Didier, Chrétiens du Moyen-Orient, Paris, Éditions AED, 1990.

[vi] Valognes, Jean-Pierre, Vie et mort des Chrétiens d’Orient, Paris, Fayard, 1994.

[vii] Cette dénomination, généralement utilisée, consistant à distinguer les islamiques, c’est-à-dire les musulmans, et les islamistes, c’est-à-dire une frange radicale, peut prêter à confusion. D’ailleurs les imams d’Espagne ont rédigé le 11 mars 2005, un an après les attentats de Madrid, une fatwa décrétant que Ben Laden n’était pas musulman.

[viii] Yacoub, Joseph, Menaces sur les Chrétiens d’Irak, Coédition CLD et Témoignage Chrétien, 2003, et Babylone chrétienne. Géopolitique de l’Église de Mésopotamie, Paris, Desclée de Brouwer,  1996;

[ix] Dumont, Gérard-François, « Unité du genre humain et diversité des civilisations », Panoramiques, 3e trimestre 2004, n° 68.

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Date de la mise en ligne: décembre  2005

 

 

 

   

 

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