Diplômé d’un Master 2 de Géopolitique, parcours Territoires et Enjeux de Pouvoir à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’Université Paris VIII. Florian Cazier occupe à cette occasion un poste de chargé d’études au Centre d’Etudes Stratégiques Aérospatiales (CESA) de l’armée de l’air et de l’espace, rédigeant des documents d’intérêt dans les domaines de la puissance aérospatiale, de la stratégie et des relations internationales.
La dégradation de l’environnement stratégique provoqué par la Russie devrait rester le facteur clé dans les politiques de défense des pays nordiques sur le long terme. De l’Arctique à la Baltique, Moscou déploie des capacités aériennes d’attaque et de défense particulièrement imposantes, incluant la construction et la modernisation de bases aériennes, d’aéronefs et de missiles courte, moyenne et longue portée. Dans le contexte de la crise au sujet de l’Ukraine, cette étude élargit la focale. Illustré de deux cartes.
PLUTOT réputés pour leur modèle économique et social que pour leurs capacités militaires, les pays nordiques repensent depuis plusieurs années leur politique de défense et leurs alliances en la matière. En effet, le regain de tensions entre la Russie et l’Occident à la suite de l’intervention russe en Crimée et en Ukraine orientale (2014) a entraîné une nette dégradation de l’environnement stratégique des pays d’Europe du Nord. Les pays nordiques, à savoir le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède forment le premier ensemble géographique de l’Europe du Nord ; cette dernière étant assimilée dans un second temps aux pays baltes, c’est-à-dire l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie.
Aboutissement d’une forte coopération passée et d’enjeux géopolitiques communs, la NORDEFCO (NORdic DEFense COoperation) composée des cinq pays nordiques fut formée en 2009. Elle a pour but d’accroître la coopération militaire et matérielle entre les pays, de conduire des exercices interarmées, de participer aux opérations de maintien de la paix de l’ONU, et d’améliorer le dialogue militaire multilatéral avec des organisations internationales telles l’OTAN ou l’UE. Les pays nordiques font aujourd’hui face à des problématiques majeures telles le contrôle des flux stratégiques en Arctique et en Baltique, ou encore la gestion des frontières en Europe du Nord, dans lesquelles la puissance aérienne occupe une place centrale. En effet, dans ce contexte de tensions croissantes, mais encore loin d’un conflit armé direct, la gestion des espaces aériens, la mise en place de systèmes de défense antiaérienne et les entraînements aéronautiques conjoints, présentent un regain d’intérêt en Europe du Nord.
L’augmentation du budget de défense russe, les évolutions de sa posture en Arctique et dans l’enclave de Kaliningrad, les scénarios sur lesquels reposent ses principaux exercices militaires, les incidents aériens et navals, ou encore les mises en garde répétées contre une adhésion à l’OTAN de la Finlande et la Suède, sont autant de facteurs qui alarment les responsables politiques nordiques. Ils s’accordent ainsi pour tenter de contenir la menace russe dans les régions Baltique et Arctique, en s’appuyant fortement sur les États-Unis et l’OTAN, qui jouent un rôle de premier plan dans la gestion des enjeux en Europe du Nord.
Les pays nordiques, tout en ayant une proximité géographique et culturelle, restent influencés dans leurs politiques de sécurité et de défense par des trajectoires historiques différentes qui ont façonné leurs représentations de la menace russe et leurs relations à l’égard de Moscou. Au sein de cette région charnière sur le plan géostratégique, les jeux d’alliance sont nombreux et les intérêts des grands acteurs internationaux se confrontent. La Russie, qui accroît son influence en Arctique et dans la région Baltique, contraint aujourd’hui les pays nordiques à accentuer leurs coopérations en matière de défense, et confirme l’importance de l’arme aérienne dans la gestion d’un tel conflit.
L’objectif économique affiché par la NORDEFCO a conduit à une spécialisation des forces de défense de chacun de ses membres. Ainsi, la Suède a concentré ses efforts sur son armée de l’air, la Finlande sur son artillerie, la Norvège sur sa marine, et le Danemark sur ses forces expéditionnaires. Par ailleurs, la NORDEFCO s’appuie sur un modèle de « génération conjointe des forces », qui prône l’idée que chaque État conserve son éventail de capacités mais partage une organisation commune de logistique et d’entraînements en soutien des forces [1]. Cependant, derrière la perspective d’une coopération régionale efficace appuyée par une politique basée sur la mise en commun des capacités, la collaboration bi ou multilatérale, et l’entraînement opérationnel permanent, les États nordiques ne partagent pas les mêmes priorités stratégiques.
Si les intérêts et la vision géopolitique des pays membres de la NORDEFCO peuvent parfois différer dans leur propre région géographique, cela n’est pas sans conséquence sur leurs choix de politique étrangère et de défense. La Finlande, inquiète par la démonstration de puissance russe avec laquelle elle partage une frontière terrestre, concentre principalement son attention sur le front oriental et sur la mer Baltique. Le ministre finlandais de la Défense, Jyri Häkämies, identifiait d’ailleurs en 2007 « les trois principaux défis pour la Finlande » comme « Russie, Russie et Russie » [2]. Dans ce cadre, l’envoyé personnel de Vladimir Pourtine, Sergei Markov, déclarait lors d’une interview en juin 2014 qu’une potentielle adhésion de la Finlande à l’OTAN pourrait entraîner la troisième guerre mondiale [3].
Cette représentation finlandaise de la menace est en partie partagée par la Suède, qui se préoccupe avant tout de la situation en mer Baltique et de l’engagement de ses forces à l’étranger. Face à l’agressivité aérienne croissante de Moscou, le pays dispose de matériel de pointe tels les avions de chasse Gripen produits localement, mais manque d’un système de défense solide (missiles sol-air, coordination des forces, logistique…) [4]. À cet effet, Stockholm envisage des investissements conséquents pour sa défense aérienne à moyenne portée et a commandé 60 avions multirôles JAS 39E Gripen en 2014 ; le premier appareil devant être livré en 2022.
La Norvège et l’Islande [5] s’intéressent avant tout à la situation en Arctique. Priorité stratégique pour Oslo, les systèmes de défense aérienne NASAMS II à moyenne portée seront mis à niveau et améliorés grâce à l’ajout de missiles à portée étendue. Ils seront concentrés autour des deux bases aériennes d’Ørland et d’Evenes. Par ailleurs, la Norvège a acquis 52 F-35 Lightning II (remplaçant les F-16) et cinq P-8 Poseidon (remplaçant le P-3 Orion) [6]. Le P-8 Poseidon peut être équipé d’armes offensives incluant des torpilles, des missiles de croisière, des bombes et des mines. Il va donc permettre d’améliorer considérablement la surveillance dans la région GIUK (Greenland, Iceland, United Kingdom) particulièrement stratégique pour le contrôle de l’Atlantique Nord.
Enfin, le Danemark partage ses intérêts entre l’Arctique (le Groenland est sous souveraineté danoise) et la région Baltique, qui concerne directement ses frontières nationales. Nous pouvons donc explicitement constater une inquiétude de ces États face à la menace russe, mais dans des domaines différents. Finalement, comme le résume l’ancien chef d’état-major des armées finlandaises, Gustav Hägglund, l’Islande et la Norvège regardent vers l’ouest, la Finlande vers l’est, le Danemark vers le sud, et la Suède partout dans le monde [7].
Durant l’été 2012, le Général Makarov, chef du « General Staff of the Russian Armed Forces », a déclaré qu’il considérait la NORDEFCO comme une menace pour la Russie [8]. Par la suite, en avril 2015, les quatre ministres nordiques de la Défense (et le ministre islandais des Affaires étrangères) publiaient un communiqué dans lequel ils qualifiaient « l’agression russe contre l’Ukraine et l’annexion illégale de la Crimée » de « défi le plus important pour la sécurité en Europe » [9]. En matière de politique étrangère, de sécurité et de défense, les pays nordiques sont conscients d’être de « petits pays » dont les États-Unis sont l’allié principal, et s’efforcent ainsi de préserver l’engagement américain dans l’architecture de sécurité nordique et européenne.
L’Europe de la défense ne signifie pas la défense de l’Europe. En effet, son objectif, plus limité, semble actuellement d’être en mesure de construire une capacité d’ intervention de l’UE dans la gestion de crises internationales. Aujourd’hui, pour de nombreux pays, la défense de l’Europe fait plutôt référence à l’OTAN, responsable de la défense collective de la plupart des États-membres de l’UE. D’ailleurs, 21 des 27 États membres de l’UE sont aussi membres de l’Alliance atlantique [10]. Les pays nordiques ne sont pas seulement engagés au sein de la NORDEFCO, mais participent à plusieurs structures de coopération qui leur apparaissent complémentaires par les domaines qu’elles recouvrent (Conseil Arctique), par la garantie sécuritaire (OTAN), ou par les valeurs (OTAN, ONU, UE) qu’elles représentent. Cette relation précieuse avec les partenaires stratégiques en Europe et outre-Atlantique, est renforcée par la synchronisation d’exercices et d’événements de formation afin d’améliorer l’interopérabilité. Dans ce contexte, la NORDEFCO n’est aucunement perçue comme une alternative à une politique de sécurité mais plutôt comme un soutien à l’OTAN, à l’UE et aux étroites relations avec les États-Unis. Le renforcement du partenariat nordique-transatlantique est d’ailleurs un objectif stratégique de la NORDEFCO, qui encourage les pays militairement non-alignés à se rapprocher de telles institutions.
Depuis les années 1990, la Finlande et la Suède ne se disent en effet plus neutres, mais revendiquent une position « militairement non-alignée » ou « militairement non-alliée ». Reflet de ces nouveaux enjeux, les deux pays ont participé au « Baltic Region Training Events » (BRTEs) en 2014 et 2015, au cours desquels ils se sont entraînés avec les forces aériennes de l’OTAN, déployée dans le cadre de la « Baltic Air Policing » (BAP). Nous assistons donc à une accélération d’un processus engagé depuis près de 20 ans, à savoir l’entrée de l’ensemble du monde nordique, États neutres compris, dans la sphère de défense atlantiste.
De la Seconde Guerre mondiale à 2006, l’Islande s’est appuyée sur la présence américaine pour assurer la protection de son territoire. Depuis, les pays de l’OTAN se relaient pour mener des missions de surveillance aérienne régulières [11]. Pour le Danemark, l’appartenance à l’OTAN, tout comme la volonté de maintenir une étroite relation bilatérale avec les Etats-Unis, sont les axes principaux de sa politique de défense. Il s’agit du seul pays nordique qui appartienne à la fois à l’OTAN et à l’UE. Cependant, en matière de politique de sécurité et de défense, Copenhague a choisi de se tenir à l’écart de l’Union en invoquant la clause de opt-out (dérogation) lors du Traité de Maastricht en 1993 [12]. Enfin, la Norvège, allié historique de l’OTAN, entretient une relation plus que privilégiée avec les États-Unis.
Globalement, les pays nordiques ont pris part à d’importantes actions internationales, en participant à des opérations militaires dans les Balkans, en Afghanistan, au Moyen-Orient et en Afrique, ou encore en soutenant des réfugiés de guerre [13]. Ces implications dans les opérations internationales confirment les ambitions nordiques d’accroître les efforts de coopération, en évitant de s’enfermer dans un modèle régional davantage limité économiquement.
D’après une étude américaine récente, les missiles de précision longue portée, l’intégration de systèmes de défenses aériennes et antimissiles, les guerres cyber et électroniques, et la puissance nucléaire sont les quatre domaines de préoccupations majeurs relatifs à la puissance aérienne [14]. Aujourd’hui, la stratégie russe visant à établir une capacité anti-access / aera-denial (A2/AD) allant de l’Arctique à la Méditerranée et alliant ces quatre enjeux militaires est particulièrement inquiétante pour l’OTAN, et confirme l’importance stratégique des territoires nordiques dans la gestion des menaces aériennes en Europe du Nord.
La région Baltique, dont le territoire n’est pas sujet à des affrontements militaires directs, s’élève aujourd’hui comme une nouvelle ligne de démarcation entre les pays de l’UE, membres ou non de l’OTAN à l’ouest, et la sphère d’influence russe à l’est. Modernisation et disposition stratégique des capacités, exercices militaires à grande échelle et tentatives d’intimidation par l’arme aérienne sont autant de facteurs à considérer pour prévenir et garantir la sécurité dans la région.
L’intensité de la coopération entre les pays nordiques et baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) depuis la fin de la Guerre froide, et leurs nombreux intérêts communs permettent de parler de région et de coopération « nordico-baltique » [15]. À ce sujet, fut créé en 1992 le Nordic Baltic 8 (NB8), regroupant les pays nordiques et les pays baltes à des fins politiques. Par la suite, l’adhésion des pays Baltes à l’OTAN et l’UE en 2004 permit de mettre fin à une décennie d’instabilité et d’incertitude stratégiques dans cette région.
Dans le cadre de cette coopération « nordico-baltique », les huit pays se sont engagés en 2015 à renforcer leur collaboration en matière de cybersécurité et d’opérations militaires, tout en développant des acquisitions d’armements bilatérales ou multilatérales afin de renforcer la sécurité régionale [16]. En 2010, le Groupe Nordique fut créé sur une initiative britannique. Il inclut les cinq pays nordiques, les trois pays baltes, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Pologne. Il apparaît ainsi comme une extension intéressante regroupant l’ensemble des pays riverains de la mer Baltique, à l’exception notable de la Russie. D’autre part, sous l’égide de l’UE, un groupement tactique nordique a été créé avec la Suède, la Norvège, la Finlande, ainsi que l’Estonie et l’Irlande [17]. Ces diverses coopérations dans la région, en plus de la présence otanienne, témoignent de l’importance stratégique du contrôle de la Baltique pour la stabilité en Europe du Nord.
Helsinki et Stockholm s’accordent facilement sur leur priorité stratégique, à savoir assurer leur sécurité en Baltique et en Laponie, face à la Russie. En effet, la protection de la frontière de 1 300 km, qui sépare la Russie de la Finlande, ainsi que la sécurité aérienne et maritime en Baltique répondent des mêmes priorités stratégiques. D’autre part, l’île danoise de Bornholm, l’île suédoise de Gotland et les îles finlandaises Åland sont des territoires stratégiques essentiels pour le contrôle de la mer Baltique. Relativement proches de l’enclave russe de Kaliningrad, ces îles pourraient devenir, si les tensions s’accroissent, des bases pour le déploiement de systèmes de défenses sol-air moyenne portée. En effet, la Suède a récemment choisi de remilitariser l’île de Gotland, qui constitue un verrou stratégique de la mer Baltique au large de la Lettonie. Cette décision a naturellement engendré des menaces de ripostes militaires de la part de la Russie en cas d’adhésion de la Suède à l’OTAN.
En cas de conflit de haute intensité entre les deux sous-ensembles, le contrôle de la région Baltique serait crucial. En effet, le territoire concentre actuellement l’essentiel des activités de l’OTAN sur le continent. Par conséquent, les questions relatives à l’accès et aux libertés d’actions des troupes de l’Alliance deviennent un facteur déterminant de réussite. Cela place donc les questions de déni d’accès au cœur des réflexions stratégiques. Quoi qu’il en soit, l’élargissement de l’OTAN aux pays Baltes dans les années 2000 a renforcé la perception russe d’un encerclement autour de ses frontières, marquée par l’adhésion croissante des pays de son « étranger proche » aux institutions occidentales.
L’activité militaire russe dans la région Baltique s’est intensifiée au cours des dernières années avec des exercices (Zapad), le déploiement de nouveaux systèmes d’armes et des simulations d’attaques aériennes. La défense antiaérienne russe est renforcée à la frontière avec l’OTAN, par le remplacement des missiles balistiques OTR-21 Tochka par les Iskander, et le déploiement des systèmes antiaériens S-400 dans l’enclave de Kaliningrad et Saint-Pétersbourg. En 2014, la Russie a également déployé dans l’enclave des bombardiers tactiques Sukhoï Su-34 avec des capacités de lutte antinavire (missiles Kh-35).
Quatre types de missiles illustrent la stratégie A2/AD de la Russie. En premier lieu, Moscou a installé des missiles S-400 Triumf (portée de 250 à 400 km) antiaériens à proximité des frontières norvégiennes et de l’Europe du Nord. Cette menace risque de s’aggraver avec l’introduction de systèmes comme le S-500 Prometey (55R6M), qui a la précision, la vitesse et la portée pour intercepter et détruire des missiles balistiques intercontinentaux, des missiles de croisières hypersoniques, et des aéronefs. En second lieu, les missiles tactiques Iskander sont précis, avec une portée de 400 à 500 km. Ils peuvent porter des ogives conventionnelles et nucléaires, être transportés via des missiles balistiques ou de croisières, et sont principalement déployés dans l’enceinte de Kaliningrad. De plus, le missile Kalibr 3M-54 est un missile modulaire avec des variantes antinavires, antis sous-marins, et d’attaques terrestres. Il a une portée de 2 500 km et peut utiliser des ogives à la fois conventionnelles et nucléaires. Enfin, la Russie possède une capacité grandissante de missiles de croisières longue portée sol-air. L’arme conventionnelle Kh-101 a probablement une portée supérieure à 4 000 km. Ses capacités furtives, et à vitesse subsonique à basse altitude rendent la défense contre ces missiles très difficile [18]. Ces systèmes d’armes, en plus du développement d’une nouvelle génération d’avions de chasse de combat, peuvent être vus comme une « reconnaissance-strike complex » russe, similaire au concept américain de « second offset strategy » [19].
Cette amélioration des capacités A2/AD russes, combinée au contexte politique, ont provoqué des réactions considérables chez les pays nordiques, avec notamment la multiplication d’exercices de défense. En effet, afin d’anticiper les menaces futures, l’entraînement reste une solution efficace de long terme, et permet par ailleurs d’améliorer l’interopérabilité. Des exercices nationaux comme le Norway’s Cold Response [20] ou l’exercice suédois Aurora 17 témoignent de ces enjeux. Dans le cadre du renforcement des liens transatlantiques, nous constatons une participation accrue des États-Unis aux exercices nordiques, notamment à l’Arctic Challenge Exercice (ACE), l’un des plus grands exercices aériens en Europe. Tous les deux ans, l’ACE se déroule entre trois bases aériennes, en Norvège, Suède et Finlande : Bodø, Luleå et Rovaniemi [21]. Compte tenu de la situation stratégique actuelle, les pays nordiques soulignent l’importance de convier davantage d’alliés au sein de leurs exercices. Dans ce contexte, la Norvège organisait en 2018 l’exercice Trident Juncture, un des plus grands de l’OTAN mobilisant 45 000 hommes et 150 avions et hélicoptères. Il s’est déroulé selon un scénario « où un pays de l’OTAN demande de l’aide en vertu de l’article 5 du Traité de Washington fondateur de l’OTAN, qui consacre le principe de la défense collective ». En réponse, compte-tenu de leur ressenti de provocation, les Russes ont eux-mêmes développé un important dispositif du nom de Vostok 2018, mobilisant 1 000 avions et hélicoptères. Ces exercices illustrent les tensions actuelles, chacun accusant l’autre d’accentuer la crise.
En 1998, le BALTNET (Baltic Air Surveillance Network) est mis en place. Financé en grande partie par les États-Unis, ce dispositif a pour objectif de permettre aux États baltes d’assurer la surveillance et le contrôle de leurs espaces aériens civils et militaires. Le BALTNET est intégré au système de défense aérienne de l’OTAN en 2004. Désormais, le NATO Integrated Air Defense System (NATINADS) est responsable de la surveillance des frontières aériennes de la région de la mer Baltique. Pour souligner l’importance stratégique des pays baltes pour la sécurité dans la région Baltique, Barack Obama a fait référence, durant une visite en Estonie en septembre 2014, à l’article 5 de l’OTAN en déclarant : « la défense de Tallinn, Riga et Vilnius est aussi importante que la défense de Berlin, Paris et Londres » [22].
Aujourd’hui, en raison des liens étroits entre les zones Arctique et Baltique, les tensions régionales entre la Russie et l’Occident se répercutent sur les territoires polaires, en particulier dans les domaines sécuritaire et militaire. Néanmoins, à la différence de la région Baltique, il s’agit de tensions de basse intensité. La région n’est en effet pas perçue comme un foyer potentiel d’affrontement militaire direct mais pourrait constituer un théâtre de confrontation en cas de déclenchement d’un conflit russo-occidental ailleurs dans le monde.
En dépit de la dégradation de ses relations avec les pays occidentaux et des contraintes économiques limitant sa capacité d’action, la Russie continue d’afficher une politique ambitieuse pour la région Arctique en mettant en œuvre des stratégies cohérentes de développement. La remilitarisation de sa frontière arctique et le développement de la péninsule de Yamal témoignent entre autres de ces enjeux. Sur le plan international, la Russie considère la région Arctique comme un moyen de réaffirmer son prestige et son statut de grande puissance. Elle déclare à cet effet préférer le dialogue et la coopération internationale à la confrontation, contraste notable avec la situation dans la région Baltique. Sa posture militaire régionale est donc plus défensive qu’offensive, bien qu’elle représente également des risques d’escalade. Pour l’heure, les risques sécuritaires dans la région Arctique sont principalement liés à l’engrenage des tensions entre l’OTAN et la Russie dans d’autres contextes, notamment la crise ukrainienne. [23].
Depuis la reprise en main de sa présence militaire dans l’Arctique en 2007, Moscou a relancé les patrouilles de ses bombardiers stratégiques aux frontières de l’OTAN. Des bombardiers tactiques avec des capacités de lutte antinavire Su-34 et des avions intercepteurs MiG-31 patrouillent régulièrement aux frontières des pays membres de l’OTAN. En mai 2010, deux bombardiers stratégiques Tu-160 russes, qui menaient une mission de surveillance au-dessus de l’Arctique et de l’océan Atlantique ont été pris en chasse par quatre aéronefs de l’OTAN, deux F-16 Flighting Falcons de l’armée de l’air norvégienne et deux Tornados de la Royal Air Force [24]. Plus récemment, le 14 février 2018, 11 avions de chasse Su-24 se sont mis en formation de combat pour simuler une attaque sur les radars de Vardø, financés par les États-Unis, en territoire norvégien. Heather A. Conley, vice-présidente du pôle Europe, Eurasie et Arctique au Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS), explique que l’OTAN « émerge comme un candidat naturel pour fournir la structure de sécurité dont l’Arctique a besoin » [25]. 50% de la région Arctique est couverte par des membres de l’OTAN et quatre des cinq pays ayant un littoral sur l’Arctique en sont également membres. L’Alliance participe à des exercices militaires en Arctique, qui ne représentent pas une menace directe pour la stabilité régionale mais contribuent à la montée des tensions et à l’escalade potentielle d’un conflit.
La remilitarisation russe de l’Arctique continue donc à s’inscrire dans une conception fondamentalement défensive, mais ouvertement destinée à dissuader de potentielles velléités d’influence des pays voisins, tous membres de l’OTAN.
Quatre enjeux principaux définissent l’importance de la zone Arctique : la modification des routes maritimes à cause du réchauffement climatique, l’intérêt croissant pour les ressources, la contestation des limites territoriales et, la réaction de la Russie à la présence de l’OTAN. En effet, l’Arctique est une zone dont l’importance stratégique a grandi en lien avec la fonte des glaces induite par le changement climatique, à l’origine de la création de nouvelles voies navigables entre l’Arctique et le Pacifique. Seulement, l’intérêt de l’Arctique ne se restreint pas à ces nouvelles voies navigables d’intérêt commercial, touristique et militaire. La Russie, le Canada, le Danemark et la Norvège, revendiquent le Lomonosov Ridge, une chaîne montagneuse sous-marine traversant le pôle Nord géographique et donnant potentiellement accès à de vastes ressources énergétiques. Avec plus de 80% de sa zone économique exclusive (ZEE) située au-dessus du cercle Arctique, la Norvège est un acteur clé pour maintenir la paix, la stabilité et la sécurité dans le nord [26]. Alors qu’elle est le seul pays de l’OTAN à partager à la fois une frontière terrestre et maritime avec la Russie, son territoire est vital pour la surveillance, le renseignement et une présence militaire stratégique dans l’Arctique.
La Russie doit conserver le contrôle de l’un de ses principaux bastions stratégiques qui couvre la région occidentale de l’Arctique, celle de la péninsule de Kola, les bordures de la mer de Barents et de la mer Blanche, jusqu’au « goulot d’étranglement » du GIUK Gap. La péninsule de Kola accueille l’arsenal russe de défense antiaérienne et antinavire (systèmes de défense mobile de longue distance S-300 et S-400, ou de moyenne distance P-800 Oniks et Kalibr-NK).
La Russie construit actuellement dix stations radars de défense antiaérienne et a annoncé qu’elle voulait installer des missiles antiaériens S-400 dans l’archipel Novaya Zemlya et dans le port de Tiksi. Depuis 2014, la Russie a réouvert quatorze bases aériennes (la plupart étaient hors d’usage depuis la chute de l’URSS), dont six nouvelles bases militaires le long de la route maritime du Nord. Parmi celles-ci, trois sont entièrement autonomes et équipées de missiles de longue, moyenne et courte portées. La principale est la base aérienne de Nagourskoye, l’installation militaire la plus septentrionale du monde. Depuis 2015, Sur l’archipel François-Joseph, de nouveaux bâtiments peuvent accueillir des MiG-31 et Su-34, rendant les côtes américaines plus accessibles aux bombardiers russes. La base de Temp, sur l’île de Kotelny, est aussi opérationnelle depuis 2015 pour accueillir des avions à fuselage large comme les Iliouchine Il-76, tout comme celle de Rogatchevo, sur l’archipel de Nouvelle-Zemble. Les autres bases de Cape Schmidt et de Zvyodny sur l’île de Wrangel sont sur le point d’être finalisées. Plusieurs de ces bases aériennes sont capables de déployer des aéronefs tels les bombardiers Tu-95MS et Tu-160 par-delà l’Arctique et les côtes européennes. Ces missions sont souvent accompagnées par des vols plus courts de bombardiers tactiques comme le Tu-22M3 et le Su-24 [27]. Fin 2017, le ministre de la Défense russe, Sergueï Choïgou annonçait que le processus de création d’infrastructures militaires dans l’Arctique était « quasiment accompli ».
Apparemment bien moins préparées aux enjeux stratégiques en Arctique, les deux bases de l’USAF en Alaska, et de Thulé au Groenland, sont les seuls points d’ancrage aérien américains dans la région Arctique. Elles sont toutes intégrées au Global Ballistic Missile Defense System (BMDS) des États-Unis. Par ailleurs, la base aérienne de Thulé participe au Balltistic Early Warning System (BMWES), qui fournit un contrôle satellitaire et une conscience de la situation spatiale (space situational awareness) de l’Arctique. Les États-Unis et le Canada ont maintenu leur système d’alerte avancée sous commandement unifié : le North American Aerospace Defense Command (NORAD). Dans ce contexte, l’OTAN doit agir avec prudence, réalisme et retenue pour protéger ses intérêts fondamentaux dans l’Arctique et gérer soigneusement la concurrence avec la Russie pour éviter des conséquences déstabilisantes.
De leur côté, face à la militarisation croissante de l’Arctique par Moscou, les pays nordiques doivent davantage renforcer la coopération avec l’OTAN et les États-Unis. Simulations d’attaques, violation de l’espace aérien et sorties stratégiques multiples, sont aujourd’hui de simples provocations, mais pourraient à l’avenir devenir réalité.
La dégradation de l’environnement stratégique provoqué par la Russie devrait rester le facteur clé dans les politiques de défense des pays nordiques sur le long terme. De l’Arctique à la Baltique, Moscou déploie des capacités aériennes d’attaque et de défense particulièrement imposantes, incluant la construction et modernisation de bases aériennes, d’aéronefs et de missiles courte, moyenne et longue portée. Dans ce contexte, même si le partenaire américain reste central, tout comme l’approche de l’OTAN reste structurante pour la majeure partie des politiques de défense nordiques, la NORDEFCO doit se mobiliser et organiser sa propre réponse.
Par le biais d’entraînements conjoints, de mise en commun d’équipements, et de renforcement de la coopération avec les grandes instances internationales, les pays nordiques apportent aujourd’hui une réelle solution aérienne. Cette puissance aérienne doit être entretenue pour la poursuite de leurs intérêts, la défense de leur territoire, et la crédibilité de leur réaction face à la menace russe.
Les problématiques auxquelles sont actuellement confrontés les pays nordiques dans les régions baltique et arctique s’inscrivent dans des enjeux plus larges, impliquant l’Europe toute entière. À l’image de la coopération nordique, l’Europe de la défense souffre de l’absence d’une vision géopolitique commune, ce qui constitue aujourd’hui un frein majeur pour la défense de ses intérêts stratégiques. Finalement, comme le résume le général Jean-Paul Thonier : « l’Europe découvre actuellement qu’elle est dans la situation d’un nain militaire dans un monde qui réarme » [28].
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[1] Tore Nyhamar, « A future Nordic alliance ? – prerequisites and possible operations », Norwegian Defence Research Establishment, 26 février 2019, pp. 33.
[2] Hakon Lunde Saxi, « Nordic Defence Cooperation (NORDEFCO) : Balancing Efficiency and Sovereignty NATO and Nonalignement », Norwegian Institute for Defence Studies, 2013
[3] Stephanie Pezard, Abbie Tingstad, Kristin Van Abel, Scott Stephenson, « Maintaining Arctic Cooperation with Russia », National Defense Research Institute, 2017, p. 56.
[4] Charly Salonius-Pasternak, « L’ombre russe plane sur la Baltique », Diploweb, https://www.diploweb.com/L-ombre-russe-plane-sur-la.html, 16 octobre 2015.
[5] L’Islande est le seul pays nordique qui ne dispose pas de forces armées.
[6] Tore Nyhamar, « A future Nordic alliance ? – prerequisites and possible operations », Norwegian Defence Research Establishment, 26 février 2019, pp. 16.
[7] Capitaine Coralie Felblinger, « La coopération régionale depuis la fin de la Guerre Froide : une coopération régionale européenne réussie ? », Ecole de Guerre, 2015-2016, pp. 43.
[8] Ann-Sofie Dahl, « NORDEFCO and NATO : « Smart Defence in the North ? » », Research Division – NATO Defense College, mai 2014, pp. 8.
[9] Barbara Kunz, « L’Europe du Nord face au défi stratégique russe – quelles réponses politiques et militaires ? », IFRI, octobre 2018, p. 6.
[10] Kirsikka Lehto-Asikainen, « L’Europe de la défense dans le contexte de crise économique – le volet capacités militaires – Quels enjeux, moyens et perspectives à travers la coopération », Edition Universitaires Européennes, 2013, pp. 50.
[11] Dans le cadre du renforcement de leur coopération avec l’OTAN, Stockholm et Helsinki se sont également engagés à surveiller l’espace aérien islandais.
[12] Charly Salonius-Pasternak, « L’ombre russe plane sur la Baltique », Diploweb, https://www.diploweb.com/L-ombre-russe-plane-sur-la.html, 16 octobre 2015.
[13] John Andreas Olsen, « Security in Northern Europe – Deterrence, Defence and Dialogue », RUSI, 2018, pp. 2-3.
[14] John Andreas Olsen, « Security in Northern Europe – Deterrence, Defence and Dialogue », RUSI, 2018, p. 4.
[15] Capitaine Coralie Felblinger, « La coopération régionale depuis la fin de la Guerre Froide : une coopération régionale européenne réussie ? », Ecole de Guerre, 2015-2016, p. 14.
[16] Leo-Paul Jacob, « The NORDEFCO and the Future of Defense Organizations », NATO Association, https://natoassociation.ca/the-nordefco-and-the-future-of-defence-organizations/, 3 janvier 2017
[17] Pauli Järvenpää, « Love in a Cold Climate ? », International Centre for Defence and Security, avril 2017, p. 4.
[18] John Andreas Olsen, « NATO and the North Atlantic – Revitalising collective defence » - Chapitre 1 : Rolf Tamnes, « The Significance of the North Atlantic and the Norwegian Contribution », RUSI, 2017, pp. 101.
[19] Ann-Sofie Dahl, « Strategic Challenges in the Baltic Sea Region – Russia, Deterrence and Reassurance », Georgetown University Press, 2018, pp. 171.
[20] Le prochain exercice Norway’s Cold Response se déroulera en 2022. Il sera d’une importance stratégique puisqu’il aura lieu dans la région d’Ofoten, à environ 600 kilomètres de la péninsule de Kola où sont basés les sous-marins nucléaires de la Flotte du Nord.
[21] « NORDEFCO Annual Report 2019 », Government Offices of Sweden – Ministry of Defence, 2019, 28. pp.
[22] John Andreas Olsen, « Security in Northern Europe – Deterrence, Defence and Dialogue » - Chapitre 2 : Tomas Jermalavičius, Eerik Marmei, « The Baltic Region », RUSI, 2018, p. 26.
[23] Marlène Laruelle, « La politique arctique de la Russie – une stratégie de puissance et ses limites », IFRI, mars 2020, pp. 32.
[24] Ann-Sofie Dahl, Pauli Järvenpää, « Northern Security and Global Politics », Routledge, 2014, p. 56.
[25] Capitaine Coralie Felblinger, « La coopération régionale depuis la fin de la Guerre Froide : une coopération régionale européenne réussie ? », Ecole de Guerre, 2015-2016, p. 35.
[26] John Andreas Olsen, « NATO and the North Atlantic – Revitalising collective defence », RUSI, 2017, p. 6.
[27] John Andreas Olsen, « NATO and the North Atlantic – Revitalising collective defence » - Chapitre 1 : Rolf Tamnes, « The Significance of the North Atlantic and the Norwegian Contribution », RUSI, 2017, pp. 101.
[28] NDLR : Thonier Jean-Paul, le séminaire sur la Politique de sécurité et défense commune, à l’ENA, le 7 mai 2013.
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