Hervé Théry, Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, Professeur à l’Universidade de São Paulo (USP-PPGH). Co-directeur de revue Confins (http://journals.openedition.org/confins/ ) Membre du Conseil scientifique du Diploweb.com.
La Russie est-elle un pays « belliqueux » ? Quels paramètres permettent de l’établir par comparaison avec d’autres pays ? En croissant des données variées, H. Théry produit quatre planisphères qui apportent une réponse documentée. Il va sans dire que l’histoire et l’actualité apportent des éléments complémentaires.
NOUS AVONS beaucoup entendu dire, depuis le début de la guerre en Ukraine, que la Russie n’est pas si redoutable qu’elle le paraît. D’une part parce que son armée est peut-être « une puissance militaire fantasmée à l’épreuve », selon la formule employée dans une tribune publiée dans Le Monde par Isabelle Facon, directrice adjointe à la Fondation pour la recherche stratégique [1]. D’autre part parce qu’elle n’est pas une grande puissance économique, en donnant pour preuve que son produit intérieur brut (PIB) est à peu près du même ordre de grandeur que celui de l’Espagne. Cela nous a paru mériter vérification, mais aussi de chercher d’autres indices qui mesurent aussi objectivement que possible la puissance militaire, puis de comparer les deux approches, et l’écart entre les deux. Cet article est construit autour de trois planisphères.
Pour le PIB, l’une des sources les plus sérieuses se trouve dans les bases de données de la Banque mondiale : elle nous a permis de construire la figure 1, qui indique à la fois le volume global du PIB (par la taille des cercles), sa composition entre PIB agricole, industriel et des services (par la couleur des secteurs) et enfin le PIB par tête (par la couleur de fond attribuée aux pays), le tout pour 2019, avant les perturbations introduites par la pandémie de COVID.
De fait, sur cette carte la Russie apparaît en position moyenne, tant par le volume global de son PIB que par sa composition, et pour le PIB par tête elle figure dans un groupe intermédiaire entre les pays riches d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale (plus l’Arabie saoudite, l’Australie et la Nouvelle-Zélande) et les pays réellement pauvres d’Afrique et d’Asie (plus la Bolivie, le Venezuela et quelques pays d’Amérique centrale).
Pour la puissance militaire nous avons eu recours un indice élaboré par GlobalFirePower,
Son Power Index ou « indice de puissance [militaire] » tente, selon ses auteurs [2] « de déterminer la capacité des forces armées d’un État donné en recourant à l’analyse de plus de 50 indicateurs relatifs à la défense nationale. L’indice de puissance militaire maximum est de 0,00, un score théorique impossible à atteindre dans le cadre de la formule actuelle. Ainsi, plus la valeur de l’indice est faible et plus la puissance militaire potentielle est élevée. Quelques précisions concernant le calcul de l’indice de puissance militaire :
. L’indice ne repose pas uniquement sur le nombre total d’armes disponibles d’un pays donné, l’accent est également mis sur la diversité de la force de frappe disponible ;
. Si les stocks d’armes nucléaires ne sont pas pris en compte, les puissances nucléaires reconnues ou soupçonnées reçoivent toutefois un « bonus » ;
. Le développement économique des États est intégré à l’analyse ;
. Les facteurs géographiques, la fiabilité logistique, les ressources naturelles et l’industrie locale sont déterminants ;
. La main-d’œuvre totale disponible est un facteur clé car influençant de nombreux autres indicateurs :
. Les États sans littoral ne sont pas pénalisés par l’absence d’une marine militaire, en revanche les forces navales existantes sont pénalisées en cas de manque de diversité des moyens disponibles ;
. Les États membres d’une alliance militaire (par exemple l’OTAN) reçoivent un bonus en raison du partage théorique des ressources ;
. La stabilité financière des États est prise en compte ;
. L’influence diplomatique n’est pas intégrée à l’analyse. [3]
À noter que la méthodologie relative au calcul du Power Index est quasiment revue chaque année afin de prendre en considération les différentes avancées/évolutions technologiques en matière de défense nationale. Aussi, il convient d’appréhender avec précaution toute comparaison de cet indicateur d’une année à l’autre ou durant une période donnée ».
La figure 2 associe une carte produite à partir de cet indice (en inversant la gamme de couleurs pour faire ressortir les pays où l’index est le plus faible, et donc la puissance militaire la plus forte), et une carte avec un autre indicateur tiré lui aussi des bases de données de la Banque mondiale, le pourcentage des dépenses militaires dans le PIB en 2019.
Dans les deux cas, la Russie figure simultanément dans le groupe de tête des pays du monde, alors que d’autres sont dans des catégories différentes sur les deux cartes. La Chine est déjà parmi les principales puissances militaires bien que consacrant une moindre part de son PIB aux dépenses militaires, alors que d’autres pays, bien que dépensant beaucoup dans ce domaine, n’obtiennent pas en échange une puissance militaire notable. C’est le cas de pays où les dépenses militaires se dissipent dans des guerres civiles, comme en Libye ou en Colombie, ou des conflits régionaux, comme celui où est engagée l’Arabie saoudite.
Pour mettre en rapport puissance économique (mesurée par le PIB par tête) et la puissance militaire (mesurée par le Power Index) on a adopté la méthode statistique des résidus de régression linéaire qui est la base de la figure 3. Elle repose sur le principe de l’écart à la relation linéaire entre les deux variables (les pays y sont proches de la moyenne mondiale), en distinguant par le jeu des gradation de couleurs les pays où la puissance économique est supérieure à la puissance militaire (en bleu clair ou foncé sur la carte) et ceux où c’est l’inverse (en jaune, orange et rouge sur la carte).
Le résultat classe la Russie dans le groupe de pays les plus « belliqueux » (qui ont une puissance militaire supérieure à ce que l’on pourrait attendre au vu de leur PIB) qui la rapproche de l’Égypte, du Pakistan, de l’Algérie et du Congo. À l’inverse, le groupe des pays les plus « pacifiques » (qui ont une puissance militaire inférieure à ce que l’on pourrait attendre au vu de leur PIB) associe l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas, le Mexique, le Canada, l’Allemagne et le Japon. On pourrait s’étonner d’y trouver aussi les États-Unis, mais leur PIB est tellement au-dessus de ceux de tous les autres pays du monde qu’ils peuvent être à la fois la principale puissance économique et la principale puissance militaire de la planète.
Copyright 18 mars 2022-Thery-pour la version en FR/Diploweb.com
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Bonus
[1] Isabelle Facon : « L’armée russe, une puissance militaire fantasmée à l’épreuve », Le Monde, 17 mars 2022. L’auteure écrit notamment : « … l’armée russe, dont la réforme n’a été véritablement engagée qu’après 2008, partait de loin : dix à quinze ans de sous-financement conduisant à une attrition irréversible des capacités héritées de l’URSS. » https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/17/isabelle-facon-l-armee-russe-une-puissance-militaire-fantasmee-a-l-epreuve_6117836_3232.html
[2] Atlasocio, Atlas sociologique mondial, Classement des Etats par puissance militaire, mise à jour 28 février 2022, https://atlasocio.com/classements/defense/puissance-militaire/classement-etats-par-puissance-militaire-monde.php
[3] NDLR : Il serait intéressant d’intégrer à la conception des indices de puissance le « consentement au prix du sang ». Dans un pays comme la France, une centaine voire une dizaine de soldats tués dans une attaque suffit à fragiliser la légitimité d’une opération extérieure auprès d’une part de l’opinion publique. Dans le cas de la Russie, en 2022, plusieurs milliers de soldats tués ne suffisent pas à déstabiliser le gouvernement, jusqu’à preuve du contraire. Or ce paramètre compte dans la durée et les formes de la guerre.
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