L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer

L’Europe stratégique de 1989 à 2019 : de l’éclatement du Bloc de l’Est à l’implosion de l’OTAN ?

Par Pierre VERLUISE, le 9 novembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en géopolitique de l’Université de Paris IV – Sorbonne, Pierre Verluise est fondateur du premier site géopolitique francophone, Diploweb.com. Il en est le directeur des publications. Producteur géopolitique (articles, études, livres, conférences, formations, vidéos, etc.). Auteur ou co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages sur la géopolitique de l’Europe et la géopolitique mondiale.

« Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN » déclare le président de la République française Emmanuel Macron le 7 novembre 2019 dans un entretien à l’hebdomadaire The Economist. Il s’inquiète dans ce contexte de la « fragilité extraordinaire de l’Europe (communautaire) ».
Quelles dynamiques conduisent l’Europe stratégique à passer de 1989 à 2019 de l’éclatement du Bloc de l’Est à un risque d’implosion de l’OTAN ? P. Verluise apporte des éléments de réponse précis. Il offre en conclusion quatre scénarios pour les années à venir.

« L’OTAN est mort (…). La Turquie est en sortie, personne n’a réagi et les États-Unis n’ont rien fait pour l’en empêcher », déclare le 19 octobre 2019 Jacques Attali sur l’antenne de France Info. Comme d’autres verdicts de l’ancien conseiller du Président de la République française François Mitterrand, celui-ci reste à vérifier. Il témoigne cependant de la perturbation créée par le jeu de la 2e armée de l’OTAN en nombre de soldats – la Turquie – avec la Russie : achat de missiles russes S-400 et intervention militaire dans le nord de la Syrie sans l’accord d’aucun autre membre l’alliance militaire, sauf peut-être le Président des États-Unis, Donald Trump. Puis c’est la Russie qui obtient de la Turquie la suspension de son intervention militaire contre les Kurdes au nord de la Syrie. Ajoutons que la Russie et la Turquie commencent début novembre 2019 des patrouilles conjointes dans le Nord-Est syrien pour vérifier le retrait des combattants Kurdes. Moscou serait-elle en train de réussir son objectif stratégique majeur depuis des décennies : l’affaiblissement de la cohérence de l’OTAN, voire son implosion ? Le 7 novembre 2019, le président de la République française, Emmanuel Macron (2017 - ) s’inquiète dans un entretien à l’hebdomadaire The Economist de la « fragilité extraordinaire de l’Europe (communautaire) ». Il ajoute : « Ce qu’on est en train de vivre, c’est la mort cérébrale de l’OTAN. »

Pour le trentième anniversaire de l’ouverture du mur de Berlin, à la date du 9 novembre 2019, 22 des 28 pays membres de l’Union européenne misent pourtant encore tout ou partie de leur défense sur l’OTAN. Voilà donc deux diagnostics qui génèrent, à tout le moins, un trouble.

Trois décennies plus tôt, l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) met pourtant un premier genou à terre, avec l’éclatement du Bloc de l’Est. Le mouvement de désatellisation renouvelle profondément la configuration stratégique de l’Europe, entendue ici jusqu’à l’Oural, URSS puis Russie post-soviétique incluses. L’extraordinaire jeu de billard à trois bandes qui met fin à l’emprise directe de l’URSS sur les pays d’Europe de l’Est entre le printemps et l’hiver 1989 se solde deux ans plus tard par l’auto-destruction de son alliance militaire, le Pacte de Varsovie, en 1991. A la fin de cette même année l’URSS éclate le 8 décembre. La Russie post-soviétique met alors un second genou à terre durant la décennie 1990, pendant laquelle l’OTAN amorce un élargissement à d’anciens satellites (1999) puis d’anciennes Républiques de l’URSS (2004). Après avoir gagné la Guerre froide (1947-1991), les États-Unis semblent dominer l’après-Guerre froide. Pourtant, trois décennies plus tard, l’Union européenne – pour partie création des États-Unis – et l’OTAN, dirigée par les États-Unis, vivent un moment d’incertitude.

Quelles dynamiques conduisent de 1989 à 2019 l’Europe stratégique à passer de l’éclatement du Bloc de l’Est à un risque d’implosion de l’OTAN ?

L’éclatement du Bloc de l’Est (I) est suivi d’une extension de l’OTAN (II) qui ne la met pas à l’abri d’une implosion suite à des manœuvres russes… et américaines (III).

L'Europe stratégique de 1989 à 2019 : de l'éclatement du Bloc de l'Est à l'implosion de l'OTAN ?
Pierre Verluise
Pierre Verluise est régulièrement sollicité par les médias pour son expertise qu’il met aussi au service de la formation en institution, entreprise et association.
France24

I. L’éclatement du Bloc de l’Est…

Élu Secrétaire général du Parti Communiste d’Union soviétique en 1985, Mikhaïl Gorbatchev tente de sauver le système soviétique en lançant des mouvements qui lui échappent, sous les noms de « glasnost  » ( plus ou moins bien traduit par transparence) et « perestroïka  » (plus ou moins bien traduit par réforme) [1]. Rapidement méprisé en URSS, il devient une figure idéalisée dans les médias ouest-européens sous l’effet de mesures actives de désinformation puissamment pensées et habilement mises en œuvre. Affaiblie par des dysfonctionnements internes et des stratégies externes comme la relance de la course aux armements par les États-Unis – l’initiative de défense stratégique (IDS) – la superpuissance soviétique accélère cependant son déclin. Elle ne maîtrise pas véritablement ses 22 millions de kilomètres carrés. Les pénuries se multiplient sous l’effet des efforts de défense, aussi bien dans le secteur de la santé que dans celui de l’alimentation. Via un endettement extérieur délibéré auprès des pays d’Europe de l’Ouest, le régime tente de s’ancrer au coffre-fort des pays capitalistes et démocratiques [2]. Contesté en interne, notamment dans les républiques Baltes et du Caucase, le régime soviétique n’arrive plus depuis longtemps à délivrer les fausses promesses faites aux pays satellites intégrés de force au Pacte de Varsovie.

Postérieur à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (1949), le Pacte de Varsovie est créé en 1955 à la suite de l’adhésion de la République fédérale d’Allemagne à l’OTAN, la France ayant précédemment saboté la Communauté Européenne de Défense (CED) [3]. L’URSS domine largement l’alliance militaire du Pacte de Varsovie qui rassemble à ses côtés six pays : la République démocratique d’Allemagne (RDA, dite Allemagne de l’Est), la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie [4]. Cette alliance militaire met notamment fin au printemps de Prague (Tchécoslovaquie) en 1968. Ces six pays sont également intégrés à une organisation économique régionale organisée au bénéfice de l’URSS : le Conseil d’Aide Economique Mutuelle (CAEM). Voilà qui en fait des pays satellites de l’URSS, rendus dépendants par des liens politiques, stratégiques, économiques, etc.

L’année 1989 marque cependant une césure puisque les pays satellites engagent selon des modalités différentes des processus de désatellisation. Il reste encore bien des archives à ouvrir pour avoir une compréhension documentée des événements de mai à décembre 1989 [5]. Quoi qu’il en soit, les forces des jeux internes et externes coproduisent un mouvement de désatellisation. A la fin de l’année 1989, la République démocratique d’Allemagne, la Bulgarie, la Hongrie, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie échappent à l’emprise directe de l’URSS. Moscou laisse faire – ou fait faire selon les cas, notamment en Roumanie - et n’utilise pas sa force de coercition pour empêcher ce processus [6].

L’ouverture du mur de Berlin, le 9 novembre 1989 prend à contre-pied la présidence de la République française. Durant plusieurs semaines, François Mitterrand (1981-1995) tente de freiner la réunification de l’Allemagne [7]. Le processus de désatellisation suspend six pays dans un vide stratégique. Que faire ?

L’historien Georges-Henri Soutou répond : F. Mitterrand « chercha dans un premier temps à insérer la réunification dans la construction d’une Grande Europe incluant l’URSS : il le dit à Gorbatchev à Kiev le 6 décembre 1989 : ״ Il doit y avoir réunification mais dans le cadre d’une Grande Europe ״. D’où le 31 décembre suivant sa proposition d’une Confédération européenne comprenant l’URSS [8] ; dans le même esprit, il voulait développer les structures de sécurité en Europe entre les deux pactes pour encadrer la réunification, ce qui rejoignait le concept de Maison commune de Gorbatchev, comme il le lui dit en mai 1990 à Moscou. Cette grande Europe aurait été facilitée, dans l’esprit du Président de la République, par la fin du communisme soviétique de type classique et l’apparition en URSS et en Europe de l’Est d’un communisme réformé compatible avec le socialisme démocratique de l’Europe occidentale. C’est dans cet esprit que dans son discours de Valladolid, en octobre 1989, il exhortait les peuples de l’Europe orientale à ne pas rejeter ״ les valeurs du socialisme ״. Cette grande Europe aurait d’autre part permis à la France d’encadrer la réunification allemande en accord discret avec l’URSS ; Paris aurait pu ainsi maintenir son rôle international dans la nouvelle situation, selon la conception d’ensemble rappelée plus haut, l’URSS réformée aidant la France à contrebalancer le poids de l’Allemagne et des États-Unis. » [9]

Manifestement, Paris n’a pas compris que quatre décennies de totalitarisme communiste sous la botte soviétique avaient ôté pour longtemps aux pays récemment désatellisés l’envie de partager une structure de sécurité commune avec l’Union soviétique. Ce qui a – tout comme le blocage de la CED en 1954 – fait ultérieurement le jeu de l’OTAN. OTAN dont la France a quitté le commandement militaire intégré en 1966 pour inventer un jeu qui se veut subtil entre Washington et Moscou. Un jeu français qui génère des perceptions variables dans le monde, notamment auprès des dissidents de pays d’Europe de l’Est.

Les tentatives françaises pour intégrer une URSS moribonde à une architecture de sécurité européenne n’empêchent pas l’unification de l’Allemagne le 3 octobre 1990 dans le cadre de l’OTAN et de la Communauté économique européenne (CEE). Deux élargissements non-dits en une seule seconde, qui sans conteste modifient les rapports de force en Europe communautaire comme au sein de l’Europe géographique. Sur ce point, F. Mitterrand a vu juste.

Après la désatellisation de six pays en 1989, l’année 1991 voit survenir deux évènements que personne n’aurait osé envisager au début de la décennie précédente : la dissolution du Pacte de Varsovie (mars et juillet 1991) et l’éclatement de l’URSS le 8 décembre 1991. En effet, trois des quinze Républiques socialistes soviétiques – Biélorussie, Ukraine et Russie – décident ce jour de mettre fin au régime totalitaire le plus durable de l’histoire [10]. Il importe de noter que la Fédération de Russie, en la personne de son Président, Boris Eltsine, participe à cette décision. Ce qui interdit à la Russie de s’en présenter comme une victime. Sauf à considérer que Boris Eltsine était un traître – ce que la Douma a essayé de faire accepter. Quoi qu’il en soit la Russie perd le contrôle direct sur 14 ex-Républiques soviétiques d’une superficie cumulée de 5 millions de kilomètres carrés. La charge de l’empire était probablement trop lourde. La signature de B. Eltsine peut s’interpréter de plusieurs manières, notamment comme une tentative de réorganisation des relations entre le centre et ses périphéries. Quoi qu’il en soit, la Russie post-soviétique reste – de loin – l’État le plus étendu du monde, avec 17 millions de kilomètres carrés.

Dès l’automne 1991, les stratèges s’inquiètent du devenir de l’important stock de missiles nucléaires dispersé dans plusieurs républiques soviétiques, dont l’Ukraine. L’éclatement de l’URSS se traduira-t-il par l’apparition de nouvelles puissances nucléaires, voire de nouveaux conflits ?

II. … est suivi d’une extension de l’OTAN…

Après avoir mis de larges parties de la planète à feu et à sang durant deux Guerres mondiales, des Européens – et des Américains – pensent la construction européenne comme un moyen de bâtir la paix en Europe de l’Ouest. Résultat, la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA, mise en service en 1952) puis la Communauté Économique Européenne (CEE, mise en service en 1958) sont des institutions conçues pour construire la paix – et c’est vertueux – notamment par les échanges économiques. En revanche, la CEE n’a pas dans son ADN une capacité à vivre et à penser le conflit, voire à construire de la puissance autrement que par la voie commerciale. Et encore, l’idéologie du libéralisme et de la concurrence se retourne parfois contre ses intérêts, par exemple dans le domaine de l’énergie ou de la technologie, au bénéfice d’acteurs extérieurs, notamment les GAFA. En cas de conflit ou de guerre, l’UE préfère le dialogue, le compromis et la recherche d’un consensus par les procédés du multilatéralisme. La construction européenne et la puissance européenne apparaissent donc à bien des égards comme des expressions antinomiques, jusqu’à ce jour.

Preuve en est faite, dans le sang, pendant la décennie 1990 durant les guerres de démantèlement de la Yougoslavie. Au cœur de l’Europe géographique, aux frontières de l’Europe communautaire (Italie, Grèce puis Autriche à partir de 1995), ses pays membres assistent impuissants au retour de pratiques génocidaires. C’est l’OTAN qui intervient, sous la direction des États-Unis, notamment par des bombardements aériens qui laissent des traces dans les cimetières et les représentations.

Pourtant, après l’auto-dissolution du Pacte de Varsovie et de l’éclatement de l’URSS, la survie de l’OTAN peut faire débat. D’abord, bien sûr, les Russes ne comprennent pas que l’alliance militaire qui a gagné la Guerre froide survive à la disparition de son adversaire, alors que la Russie prétend ne plus incarner de menace pour quiconque. Ensuite en France, où de bons esprits argumentent de manière cartésienne, en trois temps : « L’OTAN était le fruit de la Guerre froide. La Guerre froide est terminée. L’OTAN n’a plus sa raison d’être. » Un raisonnement brillant mais qui ne convainc guère au-delà des quais de la Seine. Enfin, aux États-Unis, des experts considèrent que l’OTAN a rempli sa mission et que ses contraintes d’emploi – qui reposent sur le consensus – et la répartition de la charge financière aux dépens de Washington justifieraient sa dissolution. En moyenne, une alliance militaire dure généralement une quinzaine d’années…

Cependant, l’inertie des représentations et des structures, les incertitudes voire les craintes à l’égard de la Russie et surtout la demande d’OTAN de la part des anciens satellites ou de même de composantes de l’ex-URSS (Baltes) co-produisent la pérennité de l’OTAN post-Guerre froide.

Signalons que pour abandonner à la Russie les missiles nucléaires soviétiques présents sur son sol, l’Ukraine voit ses frontières internationales – Crimée incluse depuis 1954 - garanties par le mémorandum de Budapest, signé en 1994 par la Russie, les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et la Chine. A l’extrémité de la péninsule de Crimée, la base navale de Sébastopol reste louée par l’Ukraine à la Russie. Le mémorandum de Budapest permet donc d’éviter l’apparition d’un nouvel État doté de l’arme nucléaire sur l’espace de l’Europe géographique.

Après la réunification de l’Allemagne dans le cadre l’OTAN (3 octobre 1990), l’OTAN procède le 12 mars 1999 à son premier élargissement post-Guerre froide. Elle intègre avant même le dixième anniversaire de l’ouverture du rideau de fer trois anciens satellites de l’URSS : Pologne, Hongrie et République tchèque, née de la partition de la Tchécoslovaquie (1993).

Le deuxième élargissement post-Guerre froide de l’OTAN a lieu le 29 mars 2004 au bénéfice de sept pays précédemment communistes : Estonie, Lettonie et Lituanie (ex-URSS, Baltes) ; Slovaquie, Roumanie et Bulgarie (ex-satellites) ; Slovénie (ex-Yougoslavie). Les six premiers territoires mentionnés ont été composantes du Pacte de Varsovie comme du CAEM. Les intégrations à l’OTAN de la Pologne (1999) et de la Lituanie (2004) ont pour résultat que l’enclave russe de Kaliningrad se retrouve « encerclée » par deux pays de l’alliance militaire honnie à Moscou.

Carte. L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à 30 Etats membres
Cliquer sur la vignette pour agrandir la carte de L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) à 30 Etats membres. Conception de la carte et de sa légende : Pierre Verluise. Réalisation Charlotte Bezamat-Mantes pour Diploweb.com
Bezamat-Mantes/Diploweb.com

Ajoutons qu’un troisième élargissement post-Guerre froide se fait en 2009 au bénéfice de la Croatie et de l’Albanie ; suivi d’un quatrième en 2017 avec le Monténégro. Ce qui porte à cette date le nombre d’états membres de l’OTAN à 29… en attendant le cinquième élargissement post-Guerre froide de l’OTAN avec l’adhésion effective de la Macédoine du Nord. Celui-ci porte à 30 le nombre de pays membres de l’OTAN. Vu de Moscou, ces élargissements sont autant de provocations dans sa périphérie proche ou éloignée.

Cette chronologie des élargissements de l’OTAN post-Guerre froide fait prendre conscience d’un impensé géopolitique et stratégique : c’est l’OTAN qui donne le rythme et l’UE court derrière. Pour le dire brutalement, ce sont les États-Unis qui décident d’une stratégie dans l’Europe géographique jusqu’aux marges de la Russie et l’UE qui s’adapte. L’UE joue parfois la montre – par exemple en faisant attendre la Roumanie et la Bulgarie trois ans de plus – mais elle colle le plus souvent à la culotte des États-Unis. Tout se passe comme si une répartition non dite des rôles avait été conçue : à l’OTAN la défense – sous la direction de Washington – à l’UE le financement de la mise à niveau d’économies ruinées par quatre décennies d’économie planifiée. Sans exception, il s’agit de pays significativement plus pauvres que la moyenne de l’UE (PIB par habitant en SPA, UE base 100), ce qui a pour effet statistique d’appauvrir l’UE de manière relative. Plus grave, tous ces pays sont-ils véritablement en mesure de devenir un État de droit et une démocratie, de respecter la séparation des pouvoirs et le pluralisme des médias ? Bien malin qui aurait été capable de répondre sans se tromper durant les années 1990 et 2000. L’expérience historique a démontré que la réponse est parfois négative, notamment en Hongrie depuis 2010 et en Pologne depuis 2015, mais aussi en République tchèque et Slovaquie [11]. L’UE fait depuis preuve d’une incapacité sidérante à les ramener dans le chemin de l’État de droit.

Les lendemains de la Guerre froide sont donc marqués par une extension significative de l’OTAN et de l’UE en Europe géographique, mais aussi par deux renforcements des relations entre l’Union européenne et l’OTAN.

Le premier renforcement des relations entre l’UE et l’OTAN se fait à la faveur du traité de Nice (2001, effectif en 2004) conçu pour préparer l’élargissement de l’UE du 1er mai 2004.

L’article 17 du traité sur l’Union européenne (TUE), modifié par le traité de Nice, encadre le champ des possibles. L’alinéa 1 débute ainsi : « La politique étrangère et de sécurité commune (PESC) inclut l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union, y compris la définition progressive d’une politique de défense commune, si le Conseil en décide ainsi. Il recommande, dans ce cas, aux États membres d’adopter une décision dans ce sens conformément à leurs exigences constitutionnelles respectives. »

Ce même alinéa pose aussitôt les limites : « La politique de l’Union au sens du présent article n’affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres, elle respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre. »

Autrement dit, la PESC ne peut en aucune façon être « incompatible » avec les intérêts de l’OTAN. Il en va de même pour la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD). Soigneusement sabotée par le Royaume-Uni – relais des États-Unis – et quelques autres pays membres, la PESD n’a jamais véritablement décollé.

Le deuxième renforcement des relations entre l’UE et l’OTAN se fait à la faveur du traité de Lisbonne (2007). Le 1er décembre 2009, le traité de Lisbonne devient effectif avec un nouveau concept : la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) qui remplace la PESD. L’UE apparaît dans une relation encore resserrée avec l’OTAN. Elle doit, en effet, respecter les obligations découlant du traité de l’Atlantique nord qui reste, pour les États qui en sont membres, « le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ». L’usage répété du singulier (« le fondement », « l’instance ») retient l’attention. En février 2008, le général Michel Fennebresque écrit à ce sujet dans la revue Défense nationale : « Ces derniers mots, qui avaient été ajoutés dans le projet de traité constitutionnel par la CIG de 2004, sont très restrictifs car, pris au pied de la lettre, ils pourraient interdire toute initiative européenne en matière de défense, toute action autonome de l’Union en ce domaine. »

Ce même traité de Lisbonne ouvre cependant la possibilité d’une avancée en matière de défense avec la procédure de « coopération structurée permanente. » Prévue pour qu’un noyau de quelques pays puisse avancer plus vite et plus loin, cette procédure reste longtemps négligée. C’est la Russie qui contribue indirectement à l’activation de cette opportunité, en sortant de ses frontières une deuxième fois (2014), comme nous le verrons.

Les élargissements de l’OTAN et de l’UE comme le renforcement des liens entre l’UE et l’OTAN ne mettent pas à l’abri d’une évolution du contexte stratégique.

III … qui ne la met pas à l’abri d’une implosion suite à des manœuvres russes… et américaines

Après de tels résultats voire « succès », comment Jacques Attali peut-il en arriver à diagnostiquer le 19 octobre 2019 : « L’OTAN est mort (…). » ? Pour le mettre en perspective il faut remonter à la fin du XXe siècle, mais le lecteur pressé pourra glisser directement jusqu’à 2015, année de bascule qui accélère le processus.

Après avoir été désigné président par intérim de Russie par un Boris Eltsine épuisé, Vladimir Poutine est élu Président de la Fédération de Russie en 2000. Les attentats d’Al Qaida aux États-Unis le 11 septembre 2001 sont l’occasion d’un rapprochement avec les États-Unis de G. W. Bush, autour de la thématique de la lutte contre le terrorisme. Les États-Unis – et l’OTAN – lancent bientôt une guerre en Afghanistan pour éradiquer Al Qaida et les talibans. En 2002 et 2003, la Russie s’oppose – avec la France et l’Allemagne – à la guerre conduite par les États-Unis et une coalition ad hoc contre l’Irak de S. Hussein. Cette opération amorce des dynamiques mortifères au Moyen-Orient et jusqu’en Europe, via des attentats. Pendant quelques années cependant, la Russie de V. Poutine profite indirectement de la hausse des prix des hydrocarbures provoquée par la guerre en Irak, puisque ce pays-continent demeure une économie de rente. Les Russes découvrent les apparences d’une société de consommation. Pendant ce temps, l’État reprend en main directement ou indirectement les ressources de la rente.

Cette même année 2003, la Géorgie amorce aux frontières de la Russie une dynamique libératrice de la périphérie à l’égard de l’ancien centre. La « révolution des roses » est suivie en Ukraine par la « révolution orange », en 2004. Certains envisagent d’amorcer des dynamiques d’intégration de ces deux pays à l’OTAN.

Alors même que l’OTAN vient de réaliser l’élargissement du 29 mars 2004 au bénéfice de sept pays précédemment communistes : Estonie, Lettonie et Lituanie (ex-URSS) ; Slovaquie, Roumanie et Bulgarie (ex-satellites) ; Slovénie (ex-Yougoslavie). Alors même que l’Union européenne vient d’annoncer - peu après son élargissement du 1er mai 2004 à huit anciens pays communistes et deux îles méditerranéennes – le lancement d’une Politique Européenne de Voisinage (PEV). Celle-ci vise à stabiliser la périphérie méridionale et orientale de l’UE, notamment à travers l’exportation d’une partie de ses normes. Refusée par la Russie, la PEV se développe bientôt sur son « étranger proche », dont la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie, et dans le Caucase l’Arménie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. Inspirée par les candidats devenus membres de l’UE parmi les plus critiques à l’égard de la Russie, il s’agit de repousser la menace russe, voire de transformer ces pays en « états-tampons ». Il y a de la part de l’Union européenne un mélange d’audace et de naïveté à aller chercher la Russie dans ce qu’elle considère à tort ou à raison comme sa zone d’intérêts privilégiés. Certes le dirigeant soviétique Léonid Brejnev meurt en 1982, mais la doctrine Brejnev de la « souveraineté limitée » des satellites de l’Europe de l’Est est-elle véritablement oubliée à Moscou quand il s’agit de sa périphérie ? V. Poutine n’apprécie pas le jeu unipolaire des États-Unis et le fait clairement savoir, notamment en 2007 lors d’un discours à Munich. Et il annonce que ce système « se détruira de l’intérieur. »

Cette même année 2007 débute aux États-Unis une crise financière aux origines criminelles [12] - la crise des crédits immobiliers pourris (subprimes) - qui se transforme en crise économique quasi-mondiale à partir de 2008. Les États de l’Union européenne – le plus souvent membres de l’OTAN – utilisent des fonds publics pour se porter au secours de banques qui ont acheté avec une incompétence remarquable des produits financiers supposés innovants cachant en réalité des créances sans valeur titrisées pour s’en débarrasser lâchement. Résultats, leurs dépenses de défense se trouvent entamées pour tenter de réduire l’explosion des déficits publics. Ce qu’aucun président des États-Unis n’a jamais reconnu. Ce qui limite un peu la portée morale de leurs remontrances aux membres européens de l’OTAN, mais comme personne ne fait jamais le lien, peu importe.

En février 2008, le Kosovo déclare son indépendance, aux dépens de la Serbie. Cette déclaration d’indépendance heurte de front les Serbes et leurs alliés Russes, mais les États-Unis et une partie des États membres de l’UE et de l’OTAN passent outre.

En avril 2008, la France et l’Allemagne s’opposent à la possibilité d’amorcer avec la Géorgie et l’Ukraine une dynamique qui pourrait les conduire à une adhésion à l’OTAN, sous prétexte de ne pas froisser la Russie. Il y aurait matière à s’interroger sur la combinaison des analyses et des réseaux russes à Paris comme à Berlin à l’origine de ces vetos qui laissent le champ libre à Moscou. Puisque s’en prendre à un État en cours d’adhésion à l’OTAN n’est pas comparable à attaquer ou déstabiliser un pays auquel cette organisation a fermé une porte.

Durant l’été 2008, la Russie post-soviétique sort une première fois de ses frontières après avoir piégé le gouvernement géorgien qui s’est laissé aller à ouvrir les hostilités, pensant les séparatistes lâchés. Moscou met deux couteaux dans le dos du gouvernement géorgien puisque la Russie occupe deux régions géorgiennes, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, soit 20% de la superficie du territoire national. Les pays de l’OTAN et de l’UE dénoncent, bien sûr, cette violation de la souveraineté géorgienne, sans obtenir de retrait russe à la date du 9 novembre 2019.

L’entrée de Barak Obama à la Maison blanche (2009-2017) se fait notamment sur l’annonce d’un « reset » des relations avec la Russie, mais assez rapidement les relations se dégradent, notamment autour de la question ukrainienne.

En 2009, la Politique Européenne de Voisinage est réorganisée en deux volets et devient pour la zone qui nous intéresse le Partenariat oriental. Les mêmes six anciennes républiques socialistes soviétiques de l’étranger proche russe en font partie : Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan. Des démarches sont bientôt engagées pour négocier avec certains des accords d’association avec l’UE, sans qu’il soit officiellement question d’une forme de candidature et encore moins d’adhésion. Ce qui n’empêche pas les uns de rêver, les autres de cauchemarder.

En 2010, l’Ukraine retrouve un président plutôt favorable à la Russie, V. Ianoukovitch. Ce qui conduit le Kremlin à imaginer un plan d’union douanière qui intégrerait la Biélorussie, l’Ukraine, l’Arménie et les républiques d’Asie centrale. Il existe donc bien une concurrence entre l’UE voire l’OTAN et la Russie sur les zones situées entre l’Union européenne et la Russie. La Russie y voit sa zone d’intérêts privilégiés, quand l’UE voire l’OTAN – à moins que ce ne soit l’inverse – y voient des espaces à stabiliser, ou même à intégrer. Le gros morceau est l’Ukraine, État tampon sur lequel la Pologne comme la Russie prétendent avoir des intérêts « légitimés » par l’histoire. Ajoutons à cela des problématiques énergétiques, tant entre la Russie et l’Ukraine, qu’entre la Russie et l’Union européenne qui remplit les caisses du Kremlin depuis des lustres par des achats d’hydrocarbures qui passent longtemps par l’Ukraine. Jusqu’à ce que devienne effectif le gazoduc né d’un accord signé par le chancelier Gerhard Schröder avec la Russie pour la construction d’un gazoduc sous-marin de la Russie vers l’Allemagne à travers la mer Baltique (Nord Stream 1), démonétisant indirectement la position stratégique de l’Ukraine. Peu après la signature, l’ex-chancelier rejoint la direction de la société russe Gazprom en charge de la construction du gazoduc… Un sens des affaires qui devrait logiquement conduire à une relecture de sa diplomatie à l’égard de la Russie.

En novembre 2013, le président ukrainien V. Ianoukovitch refuse de signer l’accord d’association préparé avec l’Union européenne, à la suite de pressions de V. Poutine qui tient à intégrer l’Ukraine à son union douanière. Ce qui déclenche des contestations durant des semaines en Ukraine, de nombreux Ukrainiens mettant leurs espoirs dans un rapprochement avec l’UE, jusqu’à provoquer la fuite du président ukrainien pro-russe V. Ianoukovitch en Russie.

Dans ce contexte, la Russie post-soviétique sort une deuxième fois de ses frontières. En mars 2014, en pleine révolution politique en Ukraine, les forces russes prennent possession de la péninsule de Crimée en violant les frontières de l’Ukraine. Les États-Unis et l’UE décident de sanctions contre la Russie, pour violation du droit international (mémorandum de Budapest). Peu d’États reconnaissent la souveraineté russe sur la Crimée. Puis la Russie soutient des combattants dans une région située à l’est de l’Ukraine, le Donbass, une région minière frontalière de la Russie. Fin 2019, cette guerre a fait plus de 13 000 morts. Au-delà de l’enjeu territorial et de la dimension symbolique, la Russie cherche à gêner le jeu diplomatique ukrainien à l’égard de l’UE et de l’OTAN. Dans les mois suivants l’occupation de la Crimée, des États de l’UE augmentent leur effort de défense, et les États-Unis augmentent symboliquement via l’OTAN leur présence militaire en Pologne et dans les pays Baltes, tout en critiquant certains pays membres européens pour leur effort insuffisant en matière de défense. Une pratique significative de l’ambivalence des États-Unis à l’égard de l’OTAN, avant même l’arrivée de D. Trump à la présidence.

L’année 2015 est une année de bascule. D’une part, l’union douanière portée par la Russie devient effective au 1er janvier 2015 – sans l’Ukraine – sous le nom d’Union économique eurasiatique (UEEA). Autour de Moscou se rassemblent la Biélorussie, le Kazakhstan et l’Arménie, puis un peu plus tard dans l’année le Kirghizistan. D’autre part, dans le cadre de la campagne pour l’élection présidentielle aux États-Unis, une candidate démocrate connue pour ses positions critiques à l’égard de la Russie – Hillary Clinton – voit éclater une affaire qui la met en difficulté. Durant la campagne électorale, des personnes en lien avec le gouvernement russe ont transmis à Wikileaks des milliers de courriels piratés du parti démocrate et du directeur de campagne d’Hillary Clinton, a fait savoir la Central Intelligence Agency (CIA) en décembre 2016. En se basant sur le fait que les ordinateurs du comité national républicain ont également été piratés, des personnes travaillant pour des services de renseignement considèrent que l’objectif de la Russie a été d’avantager le candidat Trump au détriment du candidat Clinton. Donald Trump que les services russes connaissent bien puisqu’il s’est rendu plusieurs fois en Russie pour ses affaires. Donald Trump dont les innombrables frasques sexuelles ont fait la Une des médias aurait-il poursuivi ses pratiques durant ses déplacements, au risque de contribuer à documenter dans la meilleure tradition un dossier compromettant destiné à le fragiliser afin de pouvoir exercer des pressions sur lui ? Ce ne serait pas le premier, ni le dernier, les vieilles méthodes ayant fait leurs preuves. Quoi qu’il en soit, Donald Trump déclare pendant sa campagne que l’OTAN est « obsolète ». Une sortie qui verbalise la position russe depuis la fin de la Guerre froide. Ce qui inquiète les pays européens membres de l’OTAN, mais ils se rassurent en pariant qu’Hillary Clinton l’emportera. Surprise, le système électoral américain donne la victoire à Donald Trump en novembre 2016. Il entre à la Maison Blanche le 20 janvier 2017. Et reçoit rapidement la Première ministre britannique Theresa May pour l’assurer de son soutien dans la perspective du Brexit. Alors que le Brexit se traduirait en une seconde par une dégradation significative des classements relatifs de l’UE en matière démographique, économique et stratégique.

D. Trump engage sans tarder le combat contre le multilatéralisme, pourtant largement formaté à leur avantage par les États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, il menace l’UE d’une guerre commerciale. Et répète que l’OTAN est obsolète et coûte trop cher aux États-Unis pendant que les autres pays membres ne dépenseraient pas assez pour leur défense. Des stratèges américains, cherchent à lui faire comprendre que les États-Unis tirent quand même des bénéfices de cette alliance – liens de clientélisme, ventes d’armes – mais les « adultes » restent peu de temps en poste aux côtés de D. Trump. Et ce dernier voudrait surtout transformer l’OTAN en une alliance militaire pour faire face à la Chine en qui il voit – non sans raison – le véritable compétiteur économique et stratégique des États-Unis. Les Européens membres de l’OTAN craignent quant à eux de se retrouver engagés dans un potentiel conflit éloigné sans partager nécessairement la même lecture ni les mêmes intérêts que les États-Unis. Sans toujours se concerter avec les experts et les services américains, D. Trump génère régulièrement de l’incertitude de tweets en tweets. La confiance se transforme alors parfois en défiance, ce qui semble peu favorable à une alliance militaire.

Les États-Unis deviennent des alliés incertains, pour ne pas dire inquiétants. D. Trump sort le 8 mai 2018 de l’accord au sujet du nucléaire iranien que l’Union européenne considère comme l’alpha et l’oméga du multilatéralisme qu’elle soutient. Par ailleurs, des forces venues des États-Unis comme de Russie soutiennent plus ou moins discrètement l’essor de mouvements populistes et eurosceptiques dans les pays de l’Union européenne. Certes, les États-Unis ont presque toujours préféré une « Europe marché » à une « Europe puissance », mais ils changent de braquet lorsqu’ils soutiennent par divers biais une entreprise de démolition de l’UE. La Russie ne peut que s’en satisfaire, puisque la stratégie de la « Maison commune » de M. Gorbatchev – voire son consentement à l’ouverture du rideau de fer – visait à se rapprocher de l’Europe communautaire identifiée à un coffre-fort. Plus l’UE est politiquement affaiblie, mieux c’est pour Moscou.

La France – revenue dans le commandement militaire intégré de l’OTAN depuis les années Sarkozy - tente d’amadouer, de temporiser et de faire des contre-propositions, par exemple avec le Forum de Paris sur la paix (novembre 2018), boudé par D. Trump. Paris tente de transformer l’incertitude en opportunité. Une formule élégante qui peut faire mouche en société mais difficile à transformer en réalité tant les autres pays membres sont pusillanimes, voire travaillés par d’autres dynamiques. Certes, un projet de « coopération structurée permanente » est enfin lancé, avec l’espoir de former à quelques pays motivés une forme de petite avant-garde sur les questions de défense… mais 25 pays se déclarent intéressés. Ce qui est la meilleure manière de saboter l’initiative. La Commission européenne annonce de son côté la création d’un fonds pour financer des recherches en matière d’armement, mais il reste à évaluer son fonctionnement effectif. Ira-t-on au-delà d’un comportement opportuniste des industries de défense pour récupérer quelques millions d’euros des caisses de l’UE ? « Trois ans après le vote de 2016, la perspective du Brexit n’a pas encore suffit à relancer la défense européenne », confie un diplomate.

Pendant ce temps, l’OTAN semble se déliter à grande vitesse. La Turquie est le premier pays membre de l’OTAN à briser un tabou, en achetant des armes à la Russie. Elle se comporte comme un « membre voyou » de l’alliance militaire. Dans les réunions otaniennes, Ankara défend depuis longtemps qu’il faut « travailler avec Moscou » qui devient une force structurante, notamment en Méditerranée. Lorsque que le président Trump annonce par un tweet en octobre 2019 qu’il retire les forces américaines du nord de la Syrie, la Turquie attaque immédiatement les forces kurdes qui ont combattus Daech aux côtés de l’OTAN. Ce qui s’apparente à une trahison. Et c’est la Russie qui finit par obtenir la suspension de l’avancée de la Turquie en Syrie. Pendant ce temps, les capitales des pays membres de l’OTAN et de l’UE qui comptent parfois des centaines de djihadistes dans les murs de prisons tenues par des Kurdes s’inquiètent subitement de leur possible dissémination. Et préparent les opinions publiques à leur possible retour… dans des prisons déjà surpeuplées, transformées depuis plusieurs années en « université du djihad ».

Voilà pourquoi, le 19 octobre 2019 Jacques Attali poursuit sur l’antenne de France Info : « Si l’OTAN est mort et si les États-Unis ne nous défendent plus, il ne reste qu’une chose à faire pour les Européens c’est à s’unir pour se défendre eux-mêmes. » D’autant que nous vivons le détricotage par la Russie et les États-Unis des systèmes de contrôle des armements nucléaires. Les pays de l’UE demeurent des spectateurs passifs devant le démantèlement des capacités de contrôle de missiles nucléaires pointés sur leurs têtes… Bel exemple d’une impuissance que nous pourrions définir comme une incapacité - incapacité de faire ; incapacité de faire faire ; incapacité d’empêcher de faire ; incapacité de refuser de faire [13].

Le 7 novembre 2019, le président E. Macron enfonce le clou. Il déclare que si les Européens n’ont « pas un réveil, une prise de conscience de cette situation et une décision de s’en saisir, le risque est grand, à terme, que géopolitiquement nous disparaissions, ou en tous cas que nous ne soyons plus les maîtres de notre destin [14]. »

*

Quelles dynamiques conduisent de 1989 à 2019 l’Europe stratégique à passer de l’éclatement du Bloc de l’Est à un risque d’implosion de l’OTAN ?

Au terme de trois décennies, il appert que l’extension de l’OTAN ne la protège pas d’une crise majeure, en partie jouée depuis la Russie. Ceux qui auraient oublié que les Russes sont des joueurs d’échec sont rappelés à la réalité.

Alors que le Brexit consomme une énergie politique excessive depuis 2016, les pays membres de l’Union européenne sont-ils en capacité de mettre en œuvre une autonomie stratégique plus que jamais nécessaire ? Si D. Trump survit à la procédure d’impeachment et gagne un deuxième mandat, que restera-t-il de l’OTAN ?

Amoindris par le Brexit, vieillis, divisés sur les questions migratoires, souvent insuffisamment innovants, généralement en déficit commercial, rarement portés sur les questions géopolitiques et stratégiques [15], les pays de l’Union européenne souhaiteraient que le train de l’histoire s’arrête avant qu’ils ne touchent le fond. Jusqu’où doivent-ils tomber pour se réinventer ?

Les pays membres de l’Union européenne sont suspendus aux résultats des élections présidentielles de novembre 2020… aux États-Unis, ce qui est signe de leur impuissance relative.

Quels sont les scénarios possibles ? Sans prétendre à l’exhaustivité, en voici quatre. Un point commun, dans tous les scénarios, les États-Unis, la Russie – et la Chine – sont des acteurs attentifs et plus dynamiques que nous l’imaginons, y compris dans les domaines de l’influence et du renseignement.

Scénario 1 : la dégradation continue de l’OTAN, possiblement accélérée en cas de réélection de D. Trump. Pour sa part, V. Poutine est encore en place pour quelque temps et son successeur aura très probablement des intentions identiques à l’égard de l’OTAN.

Scénario 2 : l’implosion de l’OTAN, à travers la survenue d’une ou plusieurs crises durant lesquelles les divergences d’intérêts entre des membres dépasseraient la taille des couleuvres précédentes. Ce scénario pourrait – ou non – se combiner à une implosion de l’Union européenne, soumise à des forces divergentes internes et à des jeux externes manœuvrés depuis Moscou, Washington ou Pékin.

Scénario 3 : une énième réinvention de l’OTAN qui a déjà fait depuis trois décennies la preuve de sa capacité à mettre en avant de nouvelles menaces pour justifier la pérennité d’un outil finalement utile pour étirer dans le temps la domination des États-Unis. Si les pays membres européens acceptent les pressions des États-Unis pour tourner l’OTAN vers la Chine, cela semble possible, avec le risque de se trouver engagés dans les conflits qui nous dépassent.

Scénario 4 : l’Union européenne – recomposée – se donnerait les moyens d’une autonomie stratégique. Cela passerait par le renforcement de la capacité d’analyse, la mise en cohérence des approches, la levée des tabous sur la question de la puissance, l’identification des alliés et des ennemis, la juste compréhension des menaces et des opportunités. Il importe d’être en mesure de répondre aux questions suivantes : qui sommes-nous ? Quelles sont vraiment nos valeurs ? Quels sont véritablement nos intérêts ? Quels sont nos objectifs stratégiques et quels moyens y consacrons-nous ? Quel leadership ?

L’intérêt de ces scénarios est de nous mettre en activité mentale, mais ce sera probablement un cinquième qui émergera des convergences et divergences du monde de demain. Raison de plus pour se mettre au travail…

Copyright 7 novembre 2019-Verluise/Diploweb.com

Mise en ligne initiale, 7 novembre 2019
Mise à jour pour la carte de l’OTAN en décembre 2021


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[1HELLER, Michel, « URSS - 8 décembre 1991, pourquoi l’éclatement du système soviétique ? » Entretien avec VERLUISE, Pierre, publié le 13 décembre 1991 dans Le Quotidien de Paris. Disponible sur le site Diploweb.com à l’adresse https://www.diploweb.com/URSS-8-decembre-1991-pourquoi-l.html

[2VERLUISE, Pierre, Le nouvel emprunt russe, préface du général P.-M Gallois, Paris, éd. Odilon Média, 1996.

[3HAROCHE, Pierre, « L’Union européenne, combien de divisions ? », IRSEM, Le Collimateur, entretien audio avec Alexandre JUBELIN, 26 mars 2019. Disponible sur le site de l’IRSEM à l’adresse https://www.irsem.fr/publications-de-l-irsem/le-collimateur/l-union-europeenne-combien-de-divisions-26-03-2019.html L’échec de la CED a longtemps été « un passé qui ne passe pas » pour des générations de pro-européens, référence au livre de ROUSSO, Henri et CONAN, Eric, Vichy, un passé qui ne passe pas, éd. Gallimard.

[4L’Albanie et la Yougoslavie partagent l’idéologie communiste mais sont en rupture avec Moscou depuis longtemps.

[5Le cas roumain est particulièrement intriguant. Lire à ce sujet DURANDIN, Catherine, HOEDTS, Guy « Roumanie, vingt ans après : la "révolution revisitée" », un livre PDF rassemble des communications présentées au colloque 1989 en Europe médiane : vingt ans après organisé à Paris, en l’Hôtel National des Invalides, éd. Diploweb.com, 2010. Disponible à l’adresse sur le site Diploweb.com à l’adresse https://www.diploweb.com/Roumanie-vingt-ans-apres-la.html

[6Quelques mois plus tôt, en juin 1989, la République populaire de Chine (RPC) a fait usage de la force à Pékin pour mettre fin aux manifestations de la place Tian’anmen.

[7VERLUISE, Pierre, « 20 ans après la chute du Mur. L’Europe recomposée », préface de Jean-Dominique Giuliani, Président de la Fondation Robert Schuman, Paris, éd. Choiseul, 2009. Publié en roumain, VERLUISE, Pierre, « Dupa douazeci de ani de la cadera zidului », préface de DURANDIN, Catherine, Chisinau, Moldavie, éd. Cartier, 2009.

[8Le 4 janvier 1990, lors d’une conférence de presse conjointe avec le chancelier Helmut Kohl, le président François Mitterrand déclare : « Je pense à partir de là au sort des pays qui ne sont pas membres de la Communauté, mais dont la marche vers la démocratie est évidente. Quand ils y seront parvenus, que feront-ils ? Avec qui traiteront-ils ? Lorsqu’il y aura la Communauté des Douze d’un côté, n’y aurait-il rien pour eux de l’autre, aucune perspective européenne ? Et quand je dis cela, j’englobe aussi bien l’Union soviétique que tous les pays du continent. Bien entendu, c’est une idée à long terme : il faut organiser une perspective pour tous les pays qui adhéreront à la démocratie, et qui ne pourront pas, pour une raison ou pour une autre, adhérer à la Communauté européenne qui ne peut s’enfler indéfiniment. » Documents d’actualité internationale (DAI), ministère des Affaires étrangères / Documentation française, n°5, 1er mars 1990, pp. 95-96.

[9Georges-Henri Soutou (dir.), et al., La Pologne et l’Europe du partage à l’élargissement (XVIIIe-XXIe siècles, PUPS, 2007, p. 272.

[10KO debout, M. Gorbatchev met deux semaines à réaliser qu’il est le président d’une structure qui n’existe plus, et démissionne le 25 décembre 1991.

[11Cf. GNESOTTO, Nicole, « Union européenne : de l’illusion à la Résistance démocratique ? », entretien avec VERLUISE, Pierre, publié sur le Diploweb.com le 7 avril 2019 à l’adresse https://www.diploweb.com/Union-europeenne-de-l-illusion-a-la-Resistance-democratique.html ; et KAHN, Sylvain, « 1989-2019 vu de la « Mitteleuropa » Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, République tchèque, Slovaquie » publié sur le Diploweb.com le 13 octobre 2019 à l’adresse https://www.diploweb.com/1989-2019-vu-de-la-Mitteleuropa.html

[12Cf. GAYRAUD, Jean-François, « Le nouveau capitalisme criminel », entretien avec VERLUISE, Pierre, publié sur le site Diploweb.com le 30 mars 2014 à l’adresse https://www.diploweb.com/Le-nouveau-capitalisme-criminel.html

[13Chacun aura reconnu une référence à la définition de la puissance par Serge Sur. S’inspirant de Raymond Aron, Serge Sur a écrit : « On définira la puissance comme une capacité - capacité de faire ; capacité de faire faire ; capacité d’empêcher de faire ; capacité de refuser de faire. » SUR, Serge, Relations internationales, Paris, 2000, éd. Montchrestien, p. 229.

[14Le Monde, 7 novembre 2019, « Macron juge l’Europe au « bord du précipice » et l’OTAN en état de « mort cérébrale ». Le chef de l’État s’alarme de la fragilité de l’Europe entre le désalignement de la politique américaine et l’émergence de la puissance chinoise, dans un entretien à « The Economist ».

[15Des initiatives sont cependant prises pour faire évoluer les esprits, comme La Fabrique Défense qui compte une dimension européenne (17 et 18 janvier 2019, Paris).

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