Laura Garrigou est étudiante en Master de Géopolitique à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de l’université Paris 8. Cet article reprend son mémoire de recherche de Master 1 : « Le Système de Combat Aérien du Futur : catalyseur de la défense européenne ? ». Ce mémoire fut dirigé par Amaël Cattaruzza, Maître de conférences en géographie et géopolitique, spécialiste des Balkans et du cyberespace.
L’auteure fait solidement la démonstration que « l’avion du futur » ne peut à lui seul engager une convergence vers une culture stratégique commune franco-allemande. Il représente plutôt un pas dans cette direction par les discussions qui en résultent et la compréhension des représentations de l’autre. Cet article illustre brillamment par un exemple précis les ambiguïtés des relations franco-allemandes. De fait, malgré des cultures stratégiques parfois opposées qui entrainent des turbulences dans les négociations sur le SCAF, le couple franco-allemand constitue une forme de moteur en faveur de la défense européenne.
Les autres pays de l’Union européenne sauront ils se saisir de ce moment de bascule ou continueront-ils à se laisser glisser mollement sur le toboggan de l’effacement démographique, économique et stratégique ?
LE SYSTEME de Combat Aérien du Futur (SCAF) est un projet politique, industriel et militaire très ambitieux. Annoncé par le Président Emmanuel Macron et la Chancelière Angela Merkel le 13 juillet 2017, le gouvernement espagnol de Pedro Sánchez rejoint le projet en février 2019. Le SCAF sera un système de systèmes allant bien au-delà du simple avion de combat, pensé comme une inter-connectivité entre tous les composants des armées. L’ambition technique de ce matériel a amené les dirigeants politiques à décrire le SCAF comme le projet structurant de la défense européenne pour les décennies à venir. Si la politique de défense renvoie à la protection du territoire et des citoyens d’un État, la défense européenne fait référence aux outils existants à disposition des gouvernements européens pour agir ensemble dans le domaine de la gestion des crises. À cette définition s’ajoute l’idée d’un « projet politique de faire de l’Union européenne un acteur stratégique, en la dotant de capacités d’actions militaires et civiles propres » [1]. Pourtant, ce projet politique diverge selon les États européens en raison de leur histoire et représentations propres. Le SCAF devient alors le véhicule de deux visions de la défense européenne entre les acteurs français et allemands. L’accent est délibérément mis ici sur la France et l’Allemagne, États à l’initiative du projet et qui concentrent la majorité des négociations sur le sujet. Ainsi, le couple franco-allemand constitue-t-il un moteur ou un frein pour le projet SCAF et plus largement pour la défense européenne ? Après avoir caractérisé les cultures stratégiques franco-allemandes, nous reviendrons sur leurs conséquences lors des négociations pour le SCAF puis sur l’ambition politique en faveur d’une vision commune de la défense européenne.
Considérons successivement la culture stratégique allemande, entre antimilitarisme et lien transatlantique (A), puis la culture stratégique française entre autonomie stratégique et défense européenne (B).
Les rivalités entre les allemands et français sont de longue date et peuvent être expliquées par le concept de culture stratégique. Ce dernier renvoie à un cadre normatif constitué des croyances, valeurs, pratiques et comportements partagés par des individus autour des objectifs et moyens de la politique de défense d’un État. Cet ensemble d’idées est propre à un contexte socio-historique et géographique donné.
Outre Rhin, la fin de la Seconde Guerre mondiale évoque la défaite du IIIe Reich et la division du territoire allemand. Le pays alors affaibli fait face au sentiment de culpabilité de l’Holocauste. C’est dans ce contexte que les dirigeants politiques allemands conduisent une redéfinition des priorités en matière de politique étrangère de la République Fédérale d’Allemagne (RFA). Des valeurs fondamentales sont érigées telles que la démocratie ou les droits de l’Homme. Celles-ci dotent les Allemands d’une nouvelle identité en rupture avec les représentations traditionnelles de la puissance de l’État et du recours légitime à la force. L’antimilitarisme alors prôné entraine une mise à distance de la population avec son armée ainsi qu’une préférence pour les opérations civiles. Dans cette logique, les dirigeants ouest-allemands entreprennent des actions concrètes pour confirmer cette position en renonçant notamment aux armes nucléaires en 1957. De même, l’armée allemande est pensée comme une armée parlementaire dont les engagements extérieurs sont strictement encadrés par la Constitution.
Parallèlement, les dirigeants politiques allemands œuvrent pour l’intégration de la RFA dans les instances internationales. Cela permet progressivement au pays de sortir de sa position de faiblesse et entraine la normalisation du pays avec les États vainqueurs. Plus tard, la réunification de l’Allemagne en 1989-1990 se déroule elle aussi dans un cadre multilatéral. De fait, en s’appuyant sur l’idée que les organisations internationales permettent un rapprochement en Europe, l’Allemagne fait du multilatéralisme une valeur fondamentale.
La crise des Balkans des années 1990 [2] entraine une désillusion sur la capacité de l’Union européenne (UE) à gérer une crise régionale. Face à la proximité géographique de ce conflit et aux exigences du gouvernement américain, l’armée allemande participe à la force stabilisatrice en 1996. Cette intervention remet en question le principe de non intervention militaire jusqu’alors érigé par les dirigeants allemands.
Par la suite, le débat Review 2014 portant sur le positionnement international de l’Allemagne confirme la prise de conscience des allemands sur leurs capacités en matière de défense. Un consensus en faveur d’une politique internationale plus active émerge de plus en plus. Nommé consensus de Munich, il prend place au sein de la classe politique mais aussi dans la population civile.
De fait, la culture stratégique allemande se caractérise par un renoncement de l’emploi de la force militaire après la Seconde Guerre mondiale. Des valeurs fondamentales sont érigées pour permettre aux allemands d’intégrer les organisations multilatérales et retrouver petit à petit leurs droits. Fidèles à leurs principes, les dirigeants politiques voient dans la diplomatie et les interventions civiles une réponse concrète aux conflits. Pourtant, la proximité avec la crise des Balkans ainsi que la puissance économique du pays remettent en cause le principe de non-intervention militaire. Le récent consensus de Munich illustre un décalage entre les valeurs érigées par l’Allemagne et son statut de puissance économique.
En France, le concept d’autonomie stratégique ainsi que la dimension européenne structurent la vision stratégique du gouvernement. L’autonomie stratégique se définit comme visant « à détenir une capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action » [3] des capacités militaires françaises. En ce sens, l’autonomie stratégique est garante de la souveraineté de l’État. Ce principe émerge en France après la Seconde Guerre mondiale notamment par le choix des dirigeants de la IVème République de développer l’arme nucléaire. L’idée qui en découle est qu’une France nucléaire est plus à même d’engager le dialogue avec l’ennemi soviétique.
Par la suite, le Président de la République Charles de Gaulle condamne la politique étrangère menée par les gouvernements précédents. Selon lui, cette politique aurait conduit à un assujettissement de la France face aux États-Unis, notamment depuis la crise du Canal de Suez de 1956. Ainsi, le retrait progressif de la France du commandement intégré de l’Alliance Atlantique s’achève le 7 mars 1966. Cet événement ne marque pas le renoncement à la solidarité franco-américaine mais illustre la volonté de faire de la France une puissance autonome dans sa prise de décision, ou plutôt, moins dépendante du gouvernement américain.
Néanmoins, les dirigeants français sont conscients que leur pays a besoin d’alliés pour pouvoir mener cette politique. Le président De Gaulle voit alors dans les pays européens la possibilité de construire une « Europe européenne », c’est-à-dire une union politique, souveraine et capable de peser sur les équilibres internationaux. La construction européenne apparait alors comme la possibilité pour l’Europe Occidentale de peser sur la communauté internationale et d’échapper à l’étau des grandes puissances. Cette politique est aussi à mettre en lien avec la décolonisation enclenchée dès les années 1960. L’indépendance des pays africains a entrainé le rapatriement d’une large partie des forces militaires françaises qui y étaient stationnées [4]. Les dirigeants français vont alors promouvoir une stratégie d’intervention reposant sur une capacité de projection de puissance hors métropole.
Bonus vidéo. Pierre Verluise : France-UE, des relations complexes (CSFRS)
Cette stratégie s’illustre dans les opérations Harmattan en Libye et Serval au Mali de 2011 et 2013 qui proposent une démonstration de la puissance aérienne française. Malgré tout, l’armée française manque de capacités humaines et techniques pour intervenir seule en dehors de son territoire. Par exemple, l’intervention Serval a rapidement nécessité le soutien des forces américaines en termes de logistique et de renseignements. Ces difficultés expliquent pourquoi le Président Macron fait référence à la nécessité « d’une plus grande capacité d’action autonome des européens ». [5] Il voit effectivement en la construction européenne la possibilité pour la France de poursuivre une politique de puissance.
En somme, du fait de leurs histoires et représentations différentes, les divergences entre les Français et Allemands restent fortes et rythment les relations entre ces deux États. Les rapports des dirigeants franco-allemands ont bien souvent été déséquilibrés, au sortir de la guerre avec le schéma opposant les vainqueurs et les vaincus ; aujourd’hui par la prééminence économique de l’Allemagne et la supériorité militaire de la France. Les frises chronologiques suivantes proposent une comparaison de l’évolution des représentations stratégiques franco-allemandes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
De part et d’autre du Rhin, il existe des incompréhensions culturelles (A) entrainant des réactions symboliques (B).
Du fait de leur histoire particulière, les États allemand et français possèdent une organisation différente en matière de politique de défense. La Chambre basse du Parlement allemand, le Bundestag, dispose de plusieurs moyens de contrôle sur l’armée allemande. Ainsi, toute intervention militaire en dehors du territoire d’application de la Loi fondamentale nécessite l’approbation des députés. À l’opposé, la Constitution française dote le Président de la République de nombreux pouvoirs dans la disposition des armées, pouvant décider seul de l’envoi de troupes en opération militaire. L’approbation parlementaire est alors nécessaire uniquement pour la prolongation de l’opération lorsque cette dernière excède quatre mois. Ces deux logiques se retrouvent également dans la production d’armement. Par exemple, le Bundestag doit valider par un vote des membres de sa Commission du budget toutes les dépenses supérieures à 25 millions d’euros concernant les projets d’armement. Ses derniers ont alors la capacité de remettre en cause un accord conclu par la Chancellerie fédérale. Ce fut le cas de l’accord sur la Phase 1A du SCAF conclu entre les ministres A. Kramp-Karrembauer et F. Parly lors du Salon du Bourget de 2019. La Commission du budget du Bundestag valide l’accord le 12 février 2020, soit huit mois après l’accord intergouvernemental, bloquant sur cette période les financements pour les études de développement. Pour obtenir ce vote favorable, le gouvernement allemand a dû satisfaire les demandes des parlementaires. Celles-ci exigeaient un développement parallèle des programmes SCAF et du char du futur en plus de garanties sur la conception, la production et la disponibilité des technologies développées pour l’Allemagne. De fait, en comparant les organisations nationales en matière d’armement, le Bundestag apparait comme un déséquilibre en faveur de l’Allemagne. Les membres de la Commission du budget peuvent revenir sur les décisions prises par les dirigeants allemands en renégociant, selon leurs intérêts propres, les termes des accords passés.
De la même manière, la coopération industrielle repose sur deux modèles différents des deux côtés du Rhin. En Allemagne, les partenaires industriels sont associés à un même niveau d’implication et disposent d’une maîtrise d’œuvre commune. Les tâches de travail sont alors réparties de manière égale entre les différentes entreprises. C’est notamment sur ce modèle de coopération qu’a été conçu l’avion Eurofighter Typhoon. En France, la coopération met en avant un maître d’œuvre qui contrôle les risques et qui prend les responsabilités sur le programme. Sa relation avec les autres partenaires se fait alors selon un principe de sous-traitance. Ces différences ont entrainé d’âpres négociations entre les présidents de Dassault Aviation et d’Airbus Defence and Space (DS) qui défendent chacun leur vision de la coopération. Cette situation est aussi à lier avec l’entrée des entreprises espagnoles dans le projet. En effet, en choisissant l’entreprise Airbus DS Espagne pour développer le futur avion, le gouvernement espagnol bouleverse l’organisation préalablement établie entre Dassault et Airbus DS Allemagne. L’entreprise maître d’œuvre Dassault se retrouve alors face à la même entreprise implantée en Allemagne et en Espagne et qui détient donc deux tiers de la charge de travail. Cette situation apparait donc comme inconcevable côté français et entraine de nombreuses tensions entre les acteurs français et allemands.
Les négociations entre industriels et dirigeants politiques franco-allemands ont mené à des réactions symboliques voire passionnées dans les deux espaces nationaux. La situation décrite précédemment entre les entreprises Dassault et Airbus DS a eu une résonance dans la presse française où des voix se levèrent en opposition au projet. Des articles critiquant la coopération industrielle avec les partenaires allemands paraissent, comme la tribune « SCAF, faut-il persévérer dans l’erreur ? » du Groupe de réflexions Mars. Publié le premier mars 2021, cet article illustre une représentation française contre la coopération avec les Allemands dont le but serait exclusivement de rattraper le retard de leur industrie aéronautique. Les médias matérialisent alors une inquiétude envers les partenaires allemands et mettent l’accent sur la capacité des industries françaises à réaliser seules le SCAF. Cette représentation peut être expliquée par le succès du Rafale, avion développé par l’entreprise Dassault suite au retrait du gouvernement français du programme de l’Eurofighter. Cet avion se pose alors comme l’illustration des capacités industrielles et technologiques françaises à concevoir un avion de combat performant. En ce sens, la coopération avec les entreprises n’apparait pas comme nécessaire et même comme un obstacle. Le gouvernement allemand est considéré comme peu fiable, défendant avec force ses industries au détriment du savoir-faire français. Sentant le patrimoine aéronautique français menacé, des critiques virulentes contre les partenaires allemands s’élèvent provoquant un climat conflictuel pour le déroulement des négociations.
Outre-Rhin, des critiques se font également entendre pointant du doigt l’interdépendance entre les dirigeants politiques et les industriels français, capables d’imposer un accord déséquilibré à l’industrie allemande. Effectivement, l’accord tardif du Bundestag en faveur de la Phase 1A témoigne de la peur de voir le gouvernement français peser de tout son poids pour favoriser son industrie nationale. Aussi, la question de la propriété industrielle cristallise le débat en Allemagne. C’est un enjeu symbolique pour les acteurs allemands qui, dans la hiérarchie des priorités, est au-dessus de la vision française. De fait, les allemands voient dans les désaccords sur le sujet un risque de transfert involontaire des compétences allemandes vers la France. De même, peu de temps avant le vote au Bundestag sur la Phase 1B du programme en juin 2021, un rapport de l’Office allemand chargé des armements (BAAiNBW) remet en cause l’accord trouvé. Ce document publié dans la presse entraine, a l’instar de la France, une prise de position contre les partenaires français. Finalement, ce sont les mêmes critiques qui reviennent des deux côtés du Rhin entrainant des réactions symboliques dans la presse et menant parfois même à un rejet de la coopération.
Selon Gaëlle Winter, le fait que les dirigeants franco-allemands refusent de débattre sur la finalité de la défense européenne a des conséquences néfastes sur la coopération. Ce silence entraine un manque de confiance entre les partenaires ainsi qu’une superficialité dans les relations franco-allemandes. La confusion entretenue sur le projet européen apparait comme un frein à la coopération entre les deux États qui cherchent alors à modifier les initiatives de l’autre en y insufflant une vision différente.
Il existe pourtant une volonté politique forte pour la souveraineté européenne (A) et l’espoir d’une convergence des cultures stratégiques souhaitée par la France (B).
Malgré les vives oppositions que rencontre le projet du SCAF, les gouvernements partenaires trouvent un accord le 17 mai 2021 pour le lancement de la Phase 1B. Face au risque de voir le parti des écologistes intégrer le Bundestag lors des élections fédérales allemandes de septembre 2021, les discussions s’accélèrent. Effectivement, les sujets liés aux armements létaux étant un enjeu de mobilisation de la société allemande, les candidats politiques ne souhaitent pas se mettre à dos leur électorat et se montrent plus restrictifs. Il apparait donc comme nécessaire aux yeux des exécutifs allemand et français de valider l’accord de la Phase 1B avant le renouvellement du Parlement, c’est-à-dire avant juillet 2021. Ainsi, moins d’un an après l’accord sur la Phase 1A, les négociations entre industriels et dirigeants politiques aboutissent à un accord. Pour Dirk Hoke, président exécutif d’Airbus DS, il n’y a pas d’autre programme international de cette taille qui ait avancé aussi vite. Cette accélération traduit une volonté politique forte en faveur du programme et plus largement dévoile l’ambition commune des dirigeants politiques franco-allemand de construire la souveraineté européenne.
Cette volonté est aussi à replacer dans le contexte de crise que connait la construction européenne. La sortie du Royaume-Uni de l’UE votée en 2016 - effective en 2020 - affaiblit directement les capacités militaires de l’Union. Celle-ci perd non seulement un membre détenteur de l’arme nucléaire, un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies, mais encore le budget le plus important de l’Union européenne alloué à la défense. Parallèlement, la politique isolationniste menée par le président des États-Unis Donald Trump entraine une prise de conscience par les Européens de la nécessité de penser la défense à une échelle européenne.
Ainsi, les dirigeants politiques franco-allemands s’accordent à défendre la souveraineté européenne. Celle-ci passe par une politique industrielle de défense garante de la liberté d’action et de la sécurité d’approvisionnement. En effet, les industries de défense garantissent la souveraineté de leur pays par leurs capacités à produire du matériel adapté aux besoins des armées. Le concept de souveraineté se déplace alors à l’échelle de l’UE. L’idée est de former une base industrielle et technologique de défense européenne dont l’objectif est de permettre aux Européens d’avoir un libre accès à des technologies développées en Europe. Il en résulte une spécialisation par secteur des industries de défense présentent dans un État et, de fait, un degré d’interdépendance consentie. Ainsi, le SCAF porte l’objectif d’être un projet structurant pour la souveraineté européenne, une coopération qui vise à souder les chaînes de production des entreprises de défense à l’échelle de l’UE. C’est bien grâce à cet objectif sous-jacent au projet que celui-ci avance de manière soutenue et ce malgré les critiques de la société civile issues de représentations symboliques profondes.
Prenant le contrepied de G. Winter, Bastian Giegerich affirme que c’est la souplesse d’interprétation de ce que doit être la défense européenne qui permet aux dirigeants politiques français et allemands de construire des projets communs en s’accommodant des priorités nationales parfois divergentes. Le bilatéralisme franco-allemand est, en ce sens, un moteur pour la construction européenne car il est constitué selon une logique descendante, cherchant avant tout à constituer un socle politique fort et symbolique.
De par la multiplication de ces coopérations politiques, industrielles et militaires entre les Français et Allemands, une convergence des représentations stratégiques nationales pourrait être amorcée. C’est le souhait du Président Macron dont les discours prônent la constitution d’une culture stratégique commune. Cette dernière est définie par Samuel B.H. Faure comme : « l’ensemble des représentations sociales propres aux agents de la PESD/PSDC qui n’est pas réductible à leurs préférences nationales, et qui fait référence au rôle des institutions politico-militaires et à l’usage de la force ». [6] Théoriquement, cette convergence pourrait-être le fruit d’une concurrence entre les cultures stratégiques nationales. En effet, dans une logique réaliste, les dirigeants politiques à une échelle nationale pourraient chercher à influencer l’élaboration de cette culture stratégique européenne. Cette dernière serait alors en adéquation avec leur culture stratégique nationale. Ainsi, le gouvernement « influenceur » pourrait multiplier son pouvoir d’influence dans les institutions européennes. Avoir la capacité de façonner ce domaine politique au niveau de l’Union est un moyen non négligeable pour les dirigeants politiques d’accepter de transférer des prérogatives régaliennes à l’échelon européen. En ce sens, l’influence de la culture stratégique commune est un enjeu pour les dirigeants des États européens.
Par conséquent, il est possible que les dirigeants français cherchent à rapprocher les représentations stratégiques des allemands qui possèdent la culture stratégique la plus opposée à la leur en Europe. Cela passe notamment par les mécanismes communautaires comme l’Initiative Européenne d’Intervention (2018) ou le Fonds Européen de la Défense (2021) [7], en plus des programmes industriels. De fait, le SCAF se pose comme un outil pour renforcer une vision stratégique commune aux européens. Cependant, un projet industriel ne peut à lui seul modifier la culture stratégique profondément ancrée des acteurs allemands. L’exemple de l’Eurofigther est en ce sens significatif de l’échec d’une européanisation du matériel des armées européennes grâce à un avion dont la dimension européenne est pourtant très forte. Cette option européenne qui avait pour vocation de séduire les autres gouvernements européens n’a pas rencontré le succès escompté en Europe, seul le gouvernement autrichien ayant acheté cet avion.
De fait, influencer les représentations stratégiques allemandes est une volonté du gouvernement français mais un projet industriel seul ne peut avoir cet effet. La culture stratégique européenne est un processus à voir sur le long terme. Elle se construit par des projets en coopération, des opérations militaires européennes et une compréhension du point de vue de l’autre par la discussion. De fait, les Français ne cherchent pas à imposer leur vision de la défense européenne de force aux allemands mais bien entrainer un rapprochement progressif des représentations stratégiques franco-allemandes.
Les élections allemandes de septembre 2021 peuvent être perçues comme un risque de régression pour la vision française de la défense européenne.
Ces stratégies d’influence constituent une action ciblée des dirigeants politiques français, notamment du Président E. Macron, mais s’inscrivent également dans le temps long, comme le montrent les frises chronologiques précédentes. En ce sens, certains dirigeants politiques se posent comme des accélérateurs d’un mouvement déjà présent mais bien plus lent. Face à la possibilité de voir des partis politiques affichant un antimilitarisme fort entrer au Bundestag, les élections allemandes de septembre 2021 peuvent être perçues comme un risque de régression pour la vision française de la défense européenne. Néanmoins, le consensus de Munich se retrouve de plus en plus dans les débats et témoigne d’une évolution des représentations stratégiques allemandes.
Pour conclure, les cultures stratégiques allemande et française, constituées des événements du passé et des représentations majoritaires dans la société sur les questions de défense, s’opposent sur plusieurs points. Alors que l’Allemagne réaffirme avec force son lien avec l’Alliance Atlantique, la France met en avant l’autonomie stratégique et la défense européenne. De même, sur l’usage de la force, les deux États ont des positions opposées, même si le consensus de Munich fait évoluer la position allemande. Ces divergences profondes se retrouvent alors dans les négociations malgré le caractère industriel du programme. Les exportations, la maîtrise d’œuvre ou la propriété industrielle sont autant de sujets qui multiplient les incompréhensions de l’autre. À cela s’ajoutent des organisations nationales différentes donnant plus de poids soit au Parlement, soit au Président, ce qui entraine des craintes chez l’autre partenaire.
Malgré tout, chacun se rend compte de l’importance de la défense européenne à sa manière. Même si les finalités et moyens sont différents, les Français et Allemands se rassemblent pour construire ensemble la souveraineté européenne. Ce concept, soutenu par les dirigeants politiques français depuis la IVème République prend progressivement place dans le débat politique allemand. Les visions stratégiques des Européens sont donc influencées par les mécanismes de l’Union européenne mais aussi les projets d’armements en coopération comme le Système de Combat Aérien du Futur.
Le rapprochement des représentations franco-allemandes passe donc par ces outils et s’inscrit dans le temps long. Ainsi, il est possible que l’idée que les militaires allemands prennent part plus lourdement aux opérations françaises grâce à un appareil commun qui est le New Generation Fighter ait germé dans l’esprit des dirigeants français. Cependant, l’avion du futur ne peut à lui seul engager une convergence vers une culture stratégique commune. Il représente plutôt un pas dans cette direction par les discussions qui en résultent et la compréhension des représentations de l’autre. De fait, malgré des cultures stratégiques parfois opposées qui entrainent des turbulences dans les négociations sur le SCAF, le couple franco-allemand constitue un véritable moteur en faveur de la défense européenne.
Copyright Septembre 2021-Garrigou/Diploweb.com
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DESCHAUX-DUTARD Delphine, « La coopération militaire franco-allemande et la défense européenne après le Brexit », Les Champs de Mars, 2019/1 (N° 32), p. 53-76
FAURE Samuel B.H., Avec ou sans l’Europe. Le dilemme de la politique française d’armement., Bruxelles, Édition de l’Université de Bruxelles, 2020
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GIEGERICH Bastian, « Coopération franco-allemande de sécurité et de défense et autonomie stratégique européenne », Revue Défense Nationale, 2019/6 (N° 821), p. 43-49
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MEYER Christoph, « Convergence Towards a European Strategic Culture ? A Constructivist Framework for Explaining Changing Norms », European Consortium for Political Research, 2005, (Vol. 11), p. 523-549
RIECKE Henning, « La culture stratégique de la politique étrangère allemande », Note du Cerfa, Ifri, 2011, p. 1-29
WINTER Gaëlle, « Garantir l’ambition d’une relation franco-allemande de défense plus étroite », Défense&Industrie, 2017/12 (N° 10), p. 2-6
[1] Samuel B.H. FAURE, Défense européenne. Émergence d’une culture stratégique commune, Québec, Athéna, 2016, p. 19.
[2] NDLR Il existe un débat sur les responsabilités allemandes – et accessoirement du Vatican – dans les dynamiques du début de crise finale de la Yougoslavie, au sujet du processus de reconnaissance de la Croatie.
[3] Didier DANET, Alix DESFORGES, « Souveraineté numérique et autonomie stratégique en Europe : du concept aux réalités géopolitiques », Hérodote, 2020/2 (N° 177-178), p. 184.
[4] NDLR : En 2021, il subsiste cependant de nombreux accords de défense entre la France et des pays africains, dont les termes sont souvent secrets.
[5] RÉPUBLIQUE FRANÇAISE, « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale », 2017, p. 14.
[6] Samuel B. H. FAURE, Défense européenne. Émergence d’une culture stratégique commune, Québec, Athéna, 2016, p. 131.
[7] La Commission européenne a doté le FED d’un budget de 7,9 milliards d’euros sur la période 2021-2027... contre les 13 milliards proposés en 2018.
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