La défense sera un thème central du Conseil européen des 19 et 20 décembre 2013. Mais avec quel armement l’Union européenne pourra-t-elle assurer sa sécurité demain ? Le moment est critique explique M. Lahoud (EADS). Il y a bien une industrie d’armement en Europe mais il n’y a pas d’Europe de l’armement et encore moins d’Europe de la Défense. Voici pourquoi.
LA MISE EN PLACE d’une Europe de l’armement est l’illustration parfaite d’un beau projet inabouti. Alors que nous parlons depuis des décennies de construire un espace commun pour accroître l’efficacité de la dépense publique et favoriser une consolidation de la base industrielle, force est de constater que la montagne a accouché d’une souris. Malgré la création de nombreuses institutions pour porter les enjeux à la bonne échelle, celle de l’Europe, et surtout l’expression d’innombrables bonnes volontés, il y a eu peu d’avancées notables.
Consolidation industrielle quasi impossible et programmes en coopération souvent inefficaces sont deux obstacles majeurs à franchir.
Or le statu quo de l’organisation de l’industrie de défense est difficilement tenable. Nous sommes confrontés aujourd’hui à de nouveaux paradigmes imposés notamment par la baisse des budgets de défense, qui est particulièrement sensible en Europe. Pour autant, il n’est pas certain que les conditions d’une consolidation des bases industrielles nationales soient réellement réunies, voire souhaitées en Europe.
Consolidation industrielle quasi impossible et programmes en coopération souvent inefficaces sont deux obstacles majeurs à franchir.
L’industrie de défense française se trouve à un moment critique, car la taille de son marché national est trop limitée pour permettre une bonne santé de son industrie. D’ailleurs, une stratégie de consolidation purement franco-française face à la réduction des budgets semble vouée à l’échec. Deux solutions sont possibles : rationaliser l’industrie entre plusieurs pays, sous forme par exemple de régions en Europe, ou partager les coûts entre différents clients pour élargir le marché et la répartition industrielle des programmes.
La première solution apparaît d’emblée très difficile. Pour illustrer cette situation, le projet de fusion entre EADS et BAE Systems est un cas d’école. Cette fusion de deux acteurs européens majeurs aurait permis de créer un leader mondial capable d’affronter les nouveaux défis de demain avec plus d’atouts et de force tout en rationalisant les compétences industrielles entre les trois principaux pays producteurs en Europe : la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne.
Malgré la démarche volontariste des deux industriels et la pertinence incontestée du projet industriel, le manque d’adhésion des gouvernements européens n’a pas permis de concrétiser cette ambition. L’échec du rapprochement entre deux groupes majeurs conduit à s’interroger sur les marges de manœuvre dont disposent les entreprises du secteur de la défense pour s’adapter à la nouvelle donne. Les réactions ont montré que les gouvernements n’étaient pas prêts à accepter une consolidation qui, selon eux, aboutirait à une perte de contrôle des Etats sur l’avenir de leur industrie nationale de défense.
Si la première solution semble être une impasse, tout du moins à court terme, que dire des programmes en coopération ? Il s’agit là d’une solution adoptée par les pays européens depuis les années 1970 pour conjuguer maintien de leur autonomie stratégique et accessibilité aux capacités militaires. En effet ces programmes peuvent combiner une préservation de l’industrie nationale et une spécialisation des entreprises.
Cependant, les effets attendus de tels programmes sur l’intégration des bases industrielles ou sur l’efficacité de la dépense de défense ne sont pas nécessairement au rendez-vous. Les programmes en coopération ont plutôt favorisé les duplications soit par des produits in fine différents entre clients (NH90, FREMM), soit par l’absence de mutualisation des fournisseurs (chacun gardant les siens) et des outils de production (chacun ayant sa propre ligne d’assemblage ou ses propres capacités de formation et de maintien en condition opérationnelle).
Plus qu’une « voie royale » telle que beaucoup l’ont espéré d’un point de vue conceptuel, ces programmes se sont révélés être des chemins de croix. Dans la mise en œuvre de ces programmes, nous avons rencontré des difficultés très importantes et très coûteuses.
La coopération autour de l’hélicoptère de transport militaire NH90 n’a livré quasiment aucun des bénéfices attendus.
Un exemple éloquent est celui de l’hélicoptère de transport militaire NH90. Alors que ce programme a réuni neuf pays européens et pas des moindres (l’Allemagne, la France, l’Italie, le Portugal, la Belgique auxquels se sont ajoutés ultérieurement la Suède, la Finlande, la Grèce et l’Espagne), la coopération n’a livré quasiment aucun des bénéfices attendus. Au lieu d’avoir une spécialisation des acteurs industriels et d’indéniables économies d’échelle pour un carnet de commandes de 563 NH90, nous nous retrouvons in fine avec 23 versions différentes de cet hélicoptère. Coopération, ici, a rimé avec duplications !
Sans juger de la pertinence des spécifications demandées par chaque client national, on prend conscience du cauchemar industriel que les ingénieurs ont vécu ! Il devient alors presque impossible de réduire significativement le coût unitaire des programmes en dépit d’une mutualisation apparente. De plus, la compétitivité à l’exportation du NH90 s’en ressent et pénalise l’hélicoptère européen face à une offre américaine qui produit l’hélicoptère concurrent Black Hawk en série à plus de 1000 exemplaires.
C’est bien la gouvernance du programme NH90 qui est en cause. Un projet industriel ne peut pas fonctionner quand il n’y a pas un maître d’œuvre disposant de tous les leviers et ayant face à lui un maître d’ouvrage unique et légitime. Ce programme n’est qu’un exemple des multiples travers, pourtant bien connus, que nous trouvons dans les coopérations telles qu’elles ont été conduites jusqu’à présent. Et ce, même si les produits livrés in fine ont prouvé leur efficacité opérationnelle.
Face aux dysfonctionnements ou aux limites des programmes en coopération (duplications industrielles, principe de « juste retour », partage du « workshare » sans prise en compte des centres d’excellence existant,…), il n’est pas étonnant que les pays européens ne partagent que le cinquième de leurs achats d’équipement. Comment dépasser cette situation ?
Il faut une remise à plat des règles de gouvernance des programmes qui donne envie aux pays d’en lancer de nouveaux et qui donne aux industriels les bons leviers pour conduire ces programmes dans une réelle logique industrielle. Il faut aussi et surtout que l’intérêt collectif prenne le pas sur des réflexes nationaux.
Il y a bien une industrie d’armement en Europe mais il n’y a pas d’Europe de l’armement, encore moins d’Europe de la Défense. L’industrie reste structurée sur des bases nationales, à l’exception notable de MBDA. Or ce n’est pas par un manque de volonté de la part des industriels : il suffit de voir la réorganisation industrielle qu’EADS a accomplie depuis la naissance du groupe dans ses activités civiles. Cependant cet exemple reste isolé et sa déclinaison quotidienne est parfois compliquée.
Il est donc nécessaire de changer les règles pour que les programmes en coopération soient non seulement efficace budgétairement, mais qu’ils servent de catalyseur à une réorganisation de l’industrie entre pays européens. C’est la condition pour avoir une industrie plus compétitive et pérenne.
La coordination d’un projet porté par plusieurs nations est compliquée. Nous devons donc harmoniser en amont les besoins, rationaliser et mieux coordonner les chaînes de décision. Le particularisme national est l’ennemi de l’intérêt collectif, de l’intérêt européen !
Pour permettre de nouveaux projets industriels communs, notamment dans le domaine des drones, il faut des règles de gouvernance saines et intelligibles. La structuration d’un programme ne peut pas être le résultat d’une conférence diplomatique. Pour tout programme, il est indispensable de désigner un donneur d’ordre unique et fort ainsi qu’un seul maître d’œuvre pleinement responsable. De plus, il faut partager des objectifs communs entre pays clients et s’y tenir, ce qui suppose d’ajuster le nombre des partenaires en fonction de leurs attentes capacitaires.
Les programmes en coopération fonctionnent bien quand ces bonnes pratiques sont appliquées ! Il suffit de regarder ce que les pays européens ont accompli dans les missiles avec le SCALP/Storm Shadow et, plus récemment, le Meteor pour s’en convaincre. Quand un programme se déroule bien grâce à des règles saines, ceci ouvre aussi la voie à une intégration industrielle plus poussée entre pays partenaires, même dans un domaine aussi sensible que les missiles.
Ne regrouper que les pays qui ont réellement la volonté et l’ambition.
Il faut que l’on soit en mesure de lancer de nouveaux programmes en coopération en Europe. Et leur réussite requiert de ne regrouper que les pays qui en ont réellement la volonté et l’ambition.
A cet égard, je peux mentionner deux domaines porteurs d’avenir, la cyber-sécurité et les systèmes de drones.
Les Européens ont aujourd’hui pris conscience de la vulnérabilité de nos systèmes informatiques. Dans ce secteur émergent et stratégique à évolution très rapide, il faut se positionner rapidement. Les entreprises européennes peuvent créer une nouvelle filière porteuse d’emplois et d’exportations. Sachons saisir cette opportunité en réagissant de manière collective !
De même, l’avenir de l’aviation repose indéniablement sur la maîtrise des technologies de rupture comme celles liées aux systèmes de drones. Cela va bien plus loin que les drones pour la défense, même s’il s’agit d’une des applications possibles. Demain, le fret aérien sera certainement automatisé : il n’y a pas que les voitures sans pilote de Google. D’ailleurs, Amazon envisage déjà de livrer ses colis à l’aide de drones… Il y aura aussi des applications induites sur les avions pilotés dans la gestion des vols et du trafic aérien qui permettront une plus grande fiabilité et une sécurité maximale.
Dans ces deux domaines-clés, tout projet d’envergure ne peut se faire qu’à l’échelle de plusieurs pays compte tenu des risques et des investissements requis.
Face à une situation budgétaire aujourd’hui difficile et certainement durable, il est indispensable – si ce n’est vital pour nos entreprises en Europe – de nous adapter à une nouvelle donne qui impose de sortir des schémas traditionnels. Ceci est possible en mettant en place de bonnes règles de gouvernance permettant aux industriels de jouer leur rôle d’architectes industriels tout en préservant les intérêts légitimes des États.
Indéniablement, l’Europe ne manque pas de projets. Toutefois, ils ne pourront être mis en œuvre que si l’addition de politiques nationales isolées ne vient pas condamner cette ambition européenne que nous appelons de nos vœux.
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