Thomas Gomart est directeur de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) et membre du comité scientifique de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (IHEDN). Il est également auteur de nombreux articles et ouvrages comme « L’Affolement du Monde. 10 enjeux géopolitiques », paru en 2019 aux éditions Tallandier, ou encore « Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques » paru en 2021 aux mêmes éditions. Propos recueillis par Joris Dernis, étudiant en Master 2 de géopolitique et cyberstratégie à l’Institut Français de Géopolitique (IFG) de Paris VIII.
Quels sont les fondamentaux de la puissance de demain ? La France et l’Union européenne sont-elles condamnées à n’être que des « proies géopolitiques » ? Quels sont les marqueurs essentiels de la « désoccidentalisation du monde » ? La France peut-elle encore avoir une stratégie autonome ? Thomas Gomart répond aux questions de Joris Dernis pour Diploweb.com.
Thomas Gomart publie « Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques » éd. Tallandier 2021.
Joris Dernis (J. D.) : Qu’est-ce que pour vous l’analyse géopolitique ?
Thomas Gomart (T. G.) : La géopolitique est une notion très débattue, qui a du mal à exister sur le plan universitaire. La définition que j’utilise volontiers est celle proposée par Thierry de Montbrial, c’est-à-dire « l’idéologie relative aux territoires ». C’est à mon avis ce qui dit le plus de choses avec un minimum de mots, et c’est cette idée selon laquelle les représentations spatiales jouent un rôle décisif dans la manière dont on conçoit et on conduit une politique. Cela invite aussi à faire une distinction fondamentale entre la géopolitique - « l’idéologie relative aux territoires » - et la politique internationale que l’on pourrait définir comme l’activité principale des diplomates, des militaires et de certaines parties des appareils d’État.
J. D. : Quels sont les fondamentaux de la puissance de demain ?
T. G. : Commençons par les fondamentaux de la puissance aujourd’hui. Il y a deux choses à relever. Tout d’abord, la puissance, c’est le potentiel et la capacité de passage à l’acte. Ensuite, la notion de puissance a été justement très souvent associée à la géopolitique. Or, il y a tout un enseignement des relations internationales qui au cours des deux ou trois dernières décennies s’est beaucoup construit contre cette notion de puissance. « Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques » est une contribution au retour des questions stratégiques au sens dur du terme dans un contexte de continuation de la mondialisation.
J. D. : La France et l’Union européenne sont-elles -avec le regard actuel- condamnées à n’être que des « proies géopolitiques » ? (« L’Affolement du Monde. 10 enjeux géopolitiques » , Tallandier, 2019)
T. G. : Il faut d’abord rappeler que l’Union européenne est un projet qui n’est pas dans sa conception initiale un projet de puissance. C’est toujours important de le rappeler à un moment où on ne cesse de parler d’Europe puissance. C’est-à-dire que pour la plupart des pays européens, le projet démarré en 1957 avec le traité de Rome est avant tout l’intégration d’un marché commun. En revanche, il n’y a seulement qu’un petit nombre de pays - dont la France - qui considère le projet européen comme un démultiplicateur de puissance, ou de leur puissance nationale. C’est de cette façon que la France a construit une bonne partie de sa politique étrangère. Sur un plan plus général, il est certain que la vision du monde coopérative sur laquelle s’est construit l’Union européenne a la valeur de modèle. Néanmoins, cette vision se heurte aujourd’hui a de très grandes difficultés par rapport à un comportement de puissance revendiqué par certains acteurs. Les deux principaux acteurs sont bien évidemment les États-Unis et la Chine. Dans une moindre mesure, on peut citer des acteurs comme la Russie, la Turquie, l’Iran, … qui sont résolument dans les logiques de puissance. Pour l’Union européenne le principal problème politique est de continuer à construire son modèle, qui est un modèle coopératif, dans un environnement qui l’est de moins en moins.
J. D. : Quels sont pour vous les marqueurs essentiels de la « désoccidentalisation du monde » ?
T. G. : Dans un premier temps, il faut considérer le poids relatif des pays européens et dans un deuxième temps l’évolution de la relation transatlantique. L’Union européenne représente aujourd’hui moins de 6% de la population mondiale. Quand vous regardez la richesse mondiale en 2010, elle est à 56% entre les mains des États-Unis, l’U.E et la Chine. Selon les projections, qu’il faut prendre avec précaution même si elle donne un ordre de grandeur, en 2030 ces trois acteurs représenteront encore 54% de la richesse mondiale. Mais entre-temps la Chine sera passée de 11% à presque 30% de l’ensemble. Le deuxième point, c’est que l’occidentalisation est souvent associée à l’universalisme de valeurs qui seraient propres à l’Occident et qui auraient vocation à être reprises par les autres. Or nous sommes dans un moment de récusation des valeurs occidentales - pas partout ni de la même manière. Par ailleurs, le récit des Occidentaux est de plus en plus contesté. L’Occident est de plus en plus contesté à la fois sur le plan idéologique et sur le plan politique. La relation transatlantique à deux axes principaux de rotation. Ce sont d’abord les échanges financiers et l’intrication très étroite entre la finance européenne et la finance américaine. Le deuxième axe est, lui, le numérique. Si en 2020 les échanges de marchandises entre l’UE et la Chine sont devenus supérieurs à ceux entre l’UE et les États-Unis, lorsqu’on ajoute les services – ce qui est en partie proposé par les technologies de l’information et de la communication – alors les échanges entre l’Union européenne et les États-Unis deviennent de 45% supérieurs aux échanges entre l’UE et la Chine. Autrement dit, ces deux axes de rotation créent quelque chose de très spécifique entre les États-Unis et l’Europe auxquels s’ajoutent les liens historiques. Il faut notamment noter que l’ensemble fait partie d’une même alliance militaire construite et dominée par les États-Unis.
J. D. : Au vu de vos recherches, quelles sont les idées fausses qui peuvent être diffusées dans le débat public à propos de l’affrontement sino-américain ? Cela ne masque-t-il pas la rivalité sino-indienne notamment ?
T. G. : Tout dépend de l’effort fait pour trouver les bonnes informations et bonnes analyses. Il faut comprendre un point important dans cette rivalité sino-américaine - et c’est une des raisons principales de la publication de « Guerres invisibles » – ces deux pays sont en train de subordonner leurs politiques climatiques et leurs politiques numériques à leur rivalité stratégique. Cela sous-entend qu’il faut se rappeler que l’économie américaine et l’économie chinoise produisent 45% des émissions mondiales de CO2. Par ailleurs, ces deux pays sont les principales dépenses militaires mondiales, très loin devant toutes les autres. Ce sont les deux pays les plus avancés technologiquement et ce sont deux pays qui ont construit des plateformes systémiques – les GAFAM pour les États – Unis et puis les BATX côté chinois – qui sont en train de drainer une bonne partie de la valeur produite et en particulier de la valeur produite par les Européens. C’est un drainage qui se produit par différents mécanismes que j’essaie de décrire dans le livre. Autrement dit, cette relation sino-américaine a aujourd’hui un caractère systémique qui n’est pas comparable à ce qui pouvait exister durant la Guerre froide. S’il y a plusieurs raisons pour lesquelles cette comparaison me semble peu pertinente, la principale c’est que pendant la Guerre froide les principaux alliés des États-Unis étaient leurs principaux partenaires commerciaux. On rentre dans une situation de confrontation multi-domaines entre la Chine et les États-Unis. Ces « guerres invisibles » décrivent le fait que la Chine est en train de modifier la manière de concevoir la conflictualité. Le livre se veut une réponse au livre publié en 1999 par deux officiers chinois, Qiao Liang et Wang Xiangsui, « La guerre hors limites ». Ce livre explique qu’il y a 24 types de conflits qui vont de la guerre nucléaire à la guerre médiatique en passant par la guerre financière, etc… Ce qui montre bien que la manière de concevoir le conflit est en train de changer.
J. D. : Face aux mutations de la guerre (militaire stricto sensu comme justement les guerres moins « conventionnelles »), qui mène la guerre du futur ? Où en sont la France et l’UE ?
T. G. : Un des objectifs de « Guerres invisibles » est d’essayer d’expliquer pourquoi on est en train de changer de registre stratégique et qu’il est nécessaire pour les Européens, et un pays comme la France en particulier, d’adapter leurs outils de compréhension de ces évolutions. C’est une tentative pour aussi sortir des débats souvent un peu vains sur la tonalité de la politique étrangère française et montrer qu’en réalité les transformations à l’œuvre sont beaucoup plus profondes et rapides que des énièmes débats sur l’OTAN ou la relation à la Russie. Non pas que ces débats ne soient pas importants mais il faut les remettre dans leur contexte global. Il est important aussi de s’intéresser aux effets de latéralités, c’est-à-dire à la manière dont on passe d’un champ à un autre. « Guerres invisibles » insistent là-dessus, c’est-à-dire que le livre est construit en deux parties, la partie visible – les conflits, l’environnement, le commerce, les inégalités – et la partie invisible qui retranscrit des processus plus sous-jacent – numériser, innover, dissimuler, contrôler – cela permet d’attirer l’attention sur la partie immergée de l’iceberg. Il s’agit de comprendre les sous-jacents.
J. D. : Vous énoncez dans votre livre que la France est en quête d’une « grande stratégie » qui lui permettrait de changer son rapport au monde. La France peut-elle encore avoir une stratégie autonome ? Quelle stratégie la France peut-elle encore avoir pour garder la maîtrise de son destin ?
T. G. : Il faut rappeler que la France bénéficie d’une autonomie plus importante que l’ensemble des autres pays européens. La matrice de la Vème République est politico-militaire. C’est le résultat d’une très longue construction qui est une des raisons de la singularité de la France sur le plan international. La notion de « grande stratégie » revient dans le débat, et le livre a aussi pour ambition de proposer cette notion dans le débat public, parce que c’est une manière de sortir du calendrier électoral. C’est une manière de réfléchir à l’échelle d’une ou deux générations. Il faut être capable d’avoir une compréhension du monde la plus partagée possible, c’est la grande force des systèmes ouverts et démocratiques. Cette vision du monde étant partagée (ou travaillant à ce qu’elle le soit), c’est aussi une tentative de mise en cohérence des efforts militaires, diplomatiques, économiques, technologiques, culturels dans une perspective de long terme. C’est donc de travailler à maintenir la paix tout en préparant la guerre et à se donner les moyens de pouvoir la remporter si elle advenait. « Guerres invisibles » n’est absolument pas un horizon de temps car nous sommes d’ores et déjà plongés dans ces guerres invisibles. La notion de « grande stratégie » n’est pas du tout une forme de nostalgie passéiste, c’est au contraire un outil pour essayer de construire une vision d’avenir partagée.
J. D. : Est-il possible, souhaitable, voire nécessaire d’envisager un rapprochement stratégique entre la France, l’UE, et la Fédération de Russie dans le cadre des bouleversements géopolitiques mondiaux ?
T. G. : Aujourd’hui, l’UE est un interlocuteur qui a de moins en moins d’importance pour Moscou. Il suffit de regarder l’accueil réservé à Josep Borrell dans la capitale russe en mars 2021. Moscou préfère travailler directement avec les capitales européennes. Par ailleurs, l’UE a aussi, dans son rapport à la Russie, connu une évolution après l’élargissement de 2004 qui était concomitant de l’élargissement de l’OTAN. Ce sont des choses que l’on connait très bien. Il faut aussi rappeler qu’il y a un changement de pied de la Russie avec la guerre en Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée (2014 - ) et la déstabilisation du Donbass, l’intervention de la Russie en Syrie, etc… La Russie a fait un choix de contestation du système international construit post-1945. Elle considère que ce système ne lui est pas bénéfique. L’UE et la Russie ont une certaine complémentarité économique, on peut mentionner l’énergie, une forme de proximité culturelle assez évidente. En revanche, il y a des choses sur lesquelles les relations grippent fortement. C’est, d’une part, la culture politique, il n’y a pas cette culture politique basée sur la séparation des pouvoirs, le principe d’élection et les principes de la reconnaissance de l’opposition. D’autre part, il y a aussi des relations stratégiques qui se sont tendues, l’UE ne cesse de vouloir maintenir un dialogue avec la Russie, et la Russie n’a de cesse de rappeler que ce dialogue ne l’intéresse guère. La Russie existe sur la scène internationale à travers l’importance que lui accordent les États-Unis.
J. D. : Quels sont, pour vous, dans les six prochains mois les éléments auxquels il faudra être attentif concernant ces rivalités sino-américano-russo-européennes ?
T. G. : Je pense qu’il faut être également très attentif à ce qui se passe au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Là aussi, le livre est une tentative pour articuler les différents champs et différents théâtres. Dans les six mois qui viennent, c’est très clairement l’évolution des relations sino-américaines. C’est le cadre général, et ce cadre-là, va, à mon avis, avoir des conséquences immédiates pour les Européens.
J. D. : Comment se positionnent l’U.E et la France sur ces deux points d’avenir, comme vous le décrivez « Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques » (éditions Tallandier), que sont l’environnement et le numérique ?
T. G. : Le livre insiste sur la convergence entre la dégradation environnementale et la propagation technologique. L’UE aborde cette convergence sous l’angle de la régulation parce que c’est ce qu’elle sait faire. Effectivement l’UE insiste beaucoup sur la mise en place de la RGPD qui est au fond une réponse politique à l’affaire Snowden. Il y a une dépendance à une organisation de la relation transatlantique par ces plateformes systémiques, que je mentionnais, qui est aujourd’hui structurante. C’est-à-dire que tout le débat sur la fiscalité des plateformes systémiques n’est là aussi que la partie émergée par rapport à un combat industriel qui va de plus en plus porter sur ce qu’on appelle les données industrielles. L’Europe est capable, à mon sens, d’être présente dans cette bataille des données industrielles. Elle a un certain nombre d’acteurs industriels de premier plan lui permettant d’exister. La deuxième chose c’est évidemment le rythme de la transition énergétique et son coût, transition qui doit se faire dans un contexte économique très sévèrement altéré par la crise sanitaire que nous traversons. Sur le plan environnemental, il faut espérer déjà une plus grande cohérence des Européens entre eux en termes de politique énergétique.
Le texte de cet entretien a été relu et validé par T. Gomart. Manuscrit clos en juin 2021.
Copyright Septembre 2021-Gomart-Dernis/Diploweb.com
. Thomas Gomart publie « Guerres invisibles : Nos prochains défis géopolitiques » éd. Tallandier, 2021. Sur Amazon
Quels sont les prochains défis géopolitiques du siècle ? La pandémie mondiale a modifié les équilibres entre Asie et Occident et scellé la rupture entre la Chine et les États-Unis, accentuant le basculement du monde vers l’Est. Sur cet échiquier polarisé, deux lignes de fracture convergent : la dégradation environnementale et la propagation technologique où se jouent désormais les principales rivalités stratégiques et économiques.
Dans cet essai captivant, Thomas Gomart décrit les grands mouvements qui se déroulent sous nos yeux : le retour d’une compétition agressive des puissances, une accentuation des inégalités et des échanges débridés. Il met également en lumière les mécanismes invisibles qui transforment notre planète en profondeur : marchés financiers, paradis fiscaux, mafias, incubateurs technologiques, plateformes numériques, multinationales, services de renseignement…
Pour nous aider à mieux comprendre le monde qui surgit, il analyse enfin pour chaque sujet les « intentions cachées » des États-Unis, de la Chine et de l’Europe, et réfléchit au rôle que la France pourrait jouer dans ces nouvelles « guerres invisibles ».
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