Chercheur à l’Ifri. Michaël Levystone travaille sur la Russie et l’Asie centrale. Il est l’auteur d’un ouvrage consacré aux relations russo-centrasiatiques : « Russie et Asie centrale à la croisée des chemins. Des survivances soviétiques à l’épreuve de la mondialisation », publié aux éditions L’Harmattan, 2021.
Les relations que la Russie entretient avec les républiques d’Asie centrale subissent depuis plusieurs années des évolutions importantes. La crise au Kazakhstan - suivie d’une intervention russe - est l’occasion de faire un 360° des relations bilatérales russo-centrasiatiques.
EN 1991, l’Union soviétique en plein effondrement voit progressivement lui échapper son plus vaste ensemble régional, l’Asie centrale, dont les cinq républiques proclament l’une après l’autre leur indépendance : le Kirghizstan, le 31 août ; l’Ouzbékistan, le 1er septembre ; le Tadjikistan, le 9 septembre ; le Turkménistan, le 27 octobre ; et enfin le Kazakhstan, le 16 décembre.
Chacun de ces pays s’engage dans une voie qui lui est propre : le Kazakhstan cherche à multiplier ses partenariats internationaux ; l’Ouzbékistan revendique le leadership régional, tout en adoptant une posture agressive envers ses voisins ; le Turkménistan se retranche derrière un isolationnisme jusqu’au-boutiste ; le Kirghizstan opte pour un régime démocratique ; le Tadjikistan se retrouve rapidement confronté à une guerre civile.
Après 1991, la Russie fait face en Asie centrale à des pays coopératifs (Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan), mais aussi à des pays qui lui sont plus hostiles (Ouzbékistan et Turkménistan). Cependant, des évolutions notables se font jour. Trente ans après la chute de l’Union soviétique, où en est la Russie avec chacune des républiques d’Asie centrale ?
Le Kazakhstan est un partenaire incontournable de la Russie. Ce pays participe activement à tous les processus d’intégration entrepris par la Russie en Asie centrale, que ce soit l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) ou encore l’Union économique eurasiatique (UEEA). À l’échelle internationale, le Kazakhstan assume un rôle officieux de passerelle diplomatique vers la Russie sur les dossiers sensibles. Le premier président de la République du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, a personnellement contribué à la sortie de crise en 2016 entre la Russie et la Turquie après l’épisode du Su-34 [1]. Les accords de Minsk II sur la crise du Donbass ont été conclus en février 2015 après un passage éclair de François Hollande à Moscou, au retour d’une visite officielle de deux jours au Kazakhstan, en décembre 2014. Et on n’oubliera pas non plus les cycles de négociation d’Astana (à l’époque où la capitale du Kazakhstan portait ce nom) sur le dossier syrien entre la Russie, l’Iran et la Turquie.
Première économie d’Asie centrale (avec un PIB de 170 milliards de dollars en 2019), le Kazakhstan est le principal partenaire commercial de la Russie dans la région. Les échanges commerciaux russo-kazakhstanais ont représenté près de 20 milliards de dollars en 2019. À la base de cette imbrication russo-kazakhstanaise : une longue dyade de 6 800 km, seule frontière terrestre entre la Russie et un pays d’Asie centrale. Les régions longeant cette frontière concentrent une partie notable de la population kazakhstanaise (30 %) et russe (20 %), et représentent de forts enjeux économiques (20 % du PIB du Kazakhstan et 40 % de celui de la Russie). Cet état de fait a été institutionnalisé à travers la création d’un Forum de coopération interrégionale russo-kazakhstanais, réunissant chaque année les présidents des deux pays.
La frontière entre la Russie et le Kazakhstan est également le reflet d’un héritage soviétique dans le domaine des infrastructures, qui y sont particulièrement enchevêtrées. Tel est le cas des lignes ferroviaires, qui sillonnent les territoires russe et kazakhstanais, donnant lieu à une gestion alternative entre les deux pays [2]. C’est également vrai des infrastructures énergétiques. Le Kazakhstan écoule son pétrole vers la Russie grâce aux oléoducs hérités de la période soviétique : par exemple, depuis Atyraou vers Samara, ou encore, à travers la mer Caspienne, depuis Aktaou vers Makhatchkala, pour rallier Tikhoretsk et Novorossiïsk, sur la mer Noire. La Russie elle-même fait transiter une partie de son pétrole par le Kazakhstan : par exemple, depuis Omsk vers Pavlodar, d’où la ressource peut être soit redirigée vers l’Europe de l’Est, par l’intermédiaire d’Atassou et de l’oléoduc Droujba, soit orientée vers le sud et le Turkménistan, via Chymkent et Türkmenabad. Des synergies énergétiques existent aussi entre la Russie et le Kazakhstan dans le domaine gazier. Les holdings russe Gazprom et kazakhstanaise KazMunaiGaz se sont dotées en 2002 d’une entreprise conjointe, KazRosGaz, chargée d’exporter le gaz naturel extrait du gisement géant de Karatchaganak en mer Caspienne vers l’Usine de traitement gazier d’Orenbourg en Russie, qui réexporte une partie de sa production vers le marché kazakhstanais à des fins de consommation intérieure. Dans le domaine de l’hydro-électricité, le groupe russe Inter RAO détenait jusqu’à récemment la moitié des actions de la deuxième centrale d’Ekibastouz (région de Pavlodar, dans le nord du Kazakhstan), qui destinait la majorité de sa production au marché russe. Dans le domaine du nucléaire civil – pour lequel il existe un partenariat stratégique entre Moscou et Nour-Soultan depuis 2006 –, la société Zaretchnoïe, qui compte des participations russes, kazakhstanaises et kirghizstanaises, met en valeur le gisement uranifère éponyme situé dans la région de Turkestan (dans le sud du Kazakhstan).
Depuis plusieurs années, les relations bilatérales entre la Fédération de Russie et la République du Kazakhstan se sont quelque peu assombries, et ceci pour trois raisons principales : une multiplication de déclarations faites par des responsables politiques russes plus ou moins éminents, perçues par les Kazakhstanais comme une dénégation de leur souveraineté nationale ; un primat accordé à la langue kazakhe sur la langue russe dans la vie politico-administrative au Kazakhstan (et l’annonce de la latinisation de la langue kazakhe – qui s’écrit en cyrillique depuis les années 1940 –, interprétée par Moscou comme le signe supplémentaire d’une volonté d’émancipation) ; enfin, une différence fondamentale d’appréciation quant à l’UEEA [3], strictement économique dans l’esprit des dirigeants kazakhstanais, qui ont par ailleurs fait barrage à l’adoption de contre-sanctions visant les pays occidentaux, avec lesquels Nour-Soultan entretient d’importantes relations commerciales.
L’intervention de janvier 2022 au Kazakhstan permet à la Russie de faire passer un double message (...)
Ces tensions bilatérales (pas davantage, d’ailleurs, qu’un récent rapprochement stratégique entre le Kazakhstan et la Turquie) n’ont pas pesé sur la décision rapidement prise par la Russie de déployer des contingents dans le cadre des Forces de maintien de la paix de l’OTSC, sollicitée par le président Tokaïev au plus fort des manifestations qui ont embrasé l’ouest et le sud du Kazakhstan au début de l’année 2022. Alors que le caractère exogène de la menace pour le régime de Nour-Soultan – qui constitue la condition sine qua non pour activer le mécanisme de solidarité collective inscrit à l’article 4 du Traité de Tachkent, véritable charte de l’organisation – ne saute pas aux yeux dans cette crise, la Russie (qui n’intervient pas seule au Kazakhstan) a clairement défini son rôle : il ne s’agit en aucun cas pour elle d’y mater les manifestants, mais de sécuriser les sites stratégiques, tels que les bâtiments officiels, les aéroports ou encore les hôpitaux. Moscou veut à tout prix éviter d’attiser un sentiment anti-russe dans un pays comptant une importante minorité russe (3,5 millions de personnes), et qui est travaillé par des mouvements nationalistes depuis plusieurs années. Sur fond de tensions accrues avec l’UE et les États-Unis sur le dossier ukrainien, cette intervention au Kazakhstan permet à la Russie de faire passer un double message : d’une part, elle ne laisse pas tomber ses alliés ; de l’autre, elle est la puissance qui préside aux destinées politiques et stratégiques d’un espace courant depuis l’Asie centrale vers le Caucase et l’Europe de l’Est.
Sous Islam Karimov, l’Ouzbékistan a été un interlocuteur très compliqué pour la Russie en Asie centrale. La politique étrangère menée par le premier président de la République d’Ouzbékistan entre 1991 et 2016 a en effet alterné entre des phases d’alignement sur la Russie et sur la Chine, et des séquences de rapprochement avec les États-Unis. L’attitude de l’Ouzbékistan vis-à-vis de l’OTSC – en faveur de laquelle Tachkent milite en 1992 pour éviter une contagion en Asie centrale de la guerre civile qui ravage alors le Tadjikistan, avant de quitter l’organisation en 1999, pour la réintégrer en 2006, et s’en extraire à nouveau en 2012 – illustre l’instabilité de la ligne politique ouzbékistanaise à l’international.
En 2016, Islam Karimov meurt. Lui succède à la tête de l’État celui qui a été son Premier ministre pendant de longues années, Chavkat Mirzioïev. Le nouveau président ne tarde pas à rompre avec l’autarcie de son prédécesseur, mettant en œuvre une audacieuse politique d’ouverture et de coopération à l’échelle régionale, qui fait souffler un vent de renouveau sur l’ensemble de sa relation bilatérale avec la Russie.
Dans le domaine économique, après une tendance baissière (-30 % entre 2014 et 2016), les échanges russo-ouzbékistanais repartent à la hausse (+35 % entre 2016 et 2018), pour atteindre 6,6 milliards de dollars en 2019. La reprise du partenariat économique entre les deux pays est impulsée par trois temps forts. En avril 2017, le nouveau chef de l’État ouzbékistanais effectue une visite à Moscou, au terme de laquelle sont signés pour 16 milliards de dollars de contrats avec des sociétés russes. En octobre 2018, dans le sillage de la venue de Vladimir Poutine à Tachkent, sont conclus des contrats totalisant 27 milliards de dollars d’investissement, dont 11 milliards pour le seul projet de centrale nucléaire conduit par Rosatom dans la province de Djizak. Enfin, en décembre 2020, l’Ouzbékistan se voit attribuer un statut d’État observateur au sein de l’UEEA, marquant une rupture nette avec la période Karimov, et un rapprochement supplémentaire avec la Russie sur le plan économique.
Dans le domaine militaire, la conclusion entre les deux pays en novembre 2016 d’un accord de coopération militaro-technique permet à l’Ouzbékistan de négocier avec les producteurs russes d’armements et de relancer la formation (suspendue depuis son retrait de l’OTSC en 2012) de ses officiers dans les académies militaires russes. Dès 2017, la Russie livre un certain nombre d’équipements à l’Ouzbékistan (hélicoptères de transport militaire et d’attaque, véhicules blindés, Su-30SM), remet à niveau son parc militaire et organise des exercices conjoints avec ce pays (dernier exemple en date : l’exercice russo-ouzbéko-tadjikistanais organisé sur le polygone de Kharb-Maïdon, au Tadjikistan, du 5 au 10 août 2021). En avril 2021, les deux pays concluent même un programme de partenariat stratégique dans le domaine militaire jusqu’en 2025. Pour autant, on observe une survivance de la ligne Karimov à deux niveaux : le nouveau président s’est, en effet, déclaré hostile à l’implantation d’une base militaire russe sur le territoire national de l’Ouzbékistan, dont il n’est pas non plus question qu’il réintègre l’OTSC.
Dans le domaine diplomatique – et même dans ce que certains auteurs ont pu qualifier de « diplomatie parlementaire » –, alors que les membres des représentations nationales de Russie et d’Ouzbékistan ne se rencontraient quasiment pas sous Islam Karimov, on note une évolution inverse depuis l’élection de Chavkat Mirzioïev. Des commissions intergouvernementales et interparlementaires russo-ouzbékistanaises ont vu le jour, et les réunions de haut rang se sont multipliées entre les deux pays. Ainsi de la rencontre en 2019 à Tachkent des présidents des chambres basses des Parlements ouzbékistanais Nourdinjane Ismaïlov et russe Viatcheslav Volodine, et de celle entre les présidentes des Sénats russe Valentina Matvienko et ouzbékistanais Tanzila Narbieva à Moscou en 2021.
L’Ouzbékistan, qui développe depuis 2016 la diplomatie la plus active de cette région, peut-il servir de relais à l’influence russe ?
Le renouveau est également très perceptible dans le domaine de l’éducation et des sciences, où, jusqu’en 2016, l’Ouzbékistan comptait, en tout et pour tout, quatre antennes locales d’établissements d’enseignement supérieur russes, contre une douzaine aujourd’hui. On peut notamment mentionner l’inauguration à Tachkent en 2019 d’une succursale de l’Université de recherches en physique nucléaire de Moscou, créée dans le cadre du projet de la centrale nucléaire de Djizak. Pays le plus peuplé d’Asie centrale (35 millions d’habitants, dont la moitié a moins de 30 ans), l’Ouzbékistan cherche à former des professionnels qualifiés dans des domaines techniques (ingénierie, industrie, hautes technologies), pour porter sa croissance économique. De son côté, la Russie juge utile de développer son soft power en Ouzbékistan, dans la mesure où cela lui permet de maintenir son influence en plein cœur d’une région où le poids de la diaspora et de la langue russes s’effrite continuellement depuis 1991. Seul pays à partager des frontières communes avec l’intégralité des autres républiques d’Asie centrale, l’Ouzbékistan, qui développe depuis 2016 la diplomatie la plus active de cette région, peut servir de relais à l’influence russe, notamment vers l’État le plus fermé de l’espace postsoviétique – et avec lequel Tachkent a fortement amélioré ses relations : le Turkménistan.
Le Turkménistan est très attaché à son statut de neutralité permanente octroyé par l’ONU le 12 décembre 1995, et qu’il consacre de différentes manières [4]. Cette doctrine de neutralité (« Bitaraplyk ») constitue un frein à l’établissement de relations entre le Turkménistan et le reste du monde. Avec la Russie, cela se concrétise par l’absence du Turkménistan de la plupart des organisations régionales créées sur l’espace postsoviétique. Le Turkménistan n’est ainsi membre ni de l’OTSC, ni de l’UEEA, ni même de l’OCS, et depuis 2005, le pays est passé (à sa demande) du statut de membre à celui d’observateur auprès de la Communauté des États indépendants (CEI).
La brouille gazière entre la Russie et le Turkménistan a constitué un autre facteur de blocage. En 2003, les gouvernements des deux pays concluent un accord relatif à la livraison de gaz naturel turkménistanais à la Russie pour une période de vingt-cinq ans. Les relations bilatérales se tendent fortement au lendemain de la crise des subprimes, entre 2009 et 2010 : le Turkménistan veut rehausser le prix de vente de son gaz pour augmenter ses revenus budgétaires, ce à quoi la Russie répond par une diminution de ses importations. En 2015, Gazprom assigne Türkmengaz en paiement d’une indemnité de 5 milliards de dollars, un montant correspondant, selon la holding russe, aux versements qu’elle a réalisés pour faire l’acquisition du gaz naturel turkménistanais depuis 2010. En 2016, Gazprom suspend ses importations gazières en provenance du Turkménistan, dont la Chine s’impose entretemps comme le nouveau client monopolistique de son or bleu.
Ce contexte n’a toutefois pas empêché la Russie et le Turkménistan d’opérer un net rapprochement depuis plusieurs années. En janvier 2016, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est venu inaugurer une nouvelle ambassade à Achkhabad. Le Turkménistan a ensuite reçu la visite, en juin 2016, de Sergueï Choïgou – premier déplacement d’un ministre russe de la Défense dans ce pays avec lequel il est extrêmement délicat d’aborder des questions de sécurité. Cette évolution aboutit à la conclusion d’un traité de partenariat stratégique par les présidents Berdymoukhamedov et Poutine à Achkhabad le 2 octobre 2017, ainsi qu’à une reprise substantielle des ventes d’armes russes au Turkménistan à partir de 2019. C’est également en 2019 que Gazprom passe de nouvelles commandes gazières au Turkménistan, quoique dans des proportions bien moindres que durant les années 2000. La pénurie de produits de base que subit le Turkménistan, suite à la fermeture de sa frontière avec son principal fournisseur alimentaire, l’Iran, décidée par les autorités afin d’éviter une propagation de l’épidémie de coronavirus dans le pays, fournit même à la Russie l’occasion de tripler ses exportations agricoles vers ce marché en 2020.
La Russie s’est rapprochée du fils du président turkménistanais – et à n’en pas douter prochain homme fort du régime d’Achkhabad (...)
L’invitation adressée par le ministre turkménistanais des Affaires étrangères, Rachid Meredov, à ses homologues des pays membres de la CEI à une réunion à Achkhabad sur la lutte contre le terrorisme en 2019, ainsi que la participation du Turkménistan au Conseil interparlementaire de l’UEEA à Kazan et au sommet de l’OCS à Douchanbé en 2021 témoignent d’un rapprochement russo-turkménistanais sur le plan institutionnel. Autre signe du dégel à l’œuvre entre Achkhabad et Moscou, et non des moindres : le Service migratoire du Turkménistan aurait lancé en 2019 une procédure en vue de délivrer des passeports turkménistanais aux binationaux ayant obtenu la citoyenneté russe après 2003 [5].
En parallèle, la Russie s’est rapprochée du fils du président turkménistanais – et à n’en pas douter prochain homme fort du régime d’Achkhabad : Serdar Berdymoukhamedov. En effet, celui-ci a été reçu ces derniers mois par des personnalités politiques russes de tout premier plan : Mikhaïl Michoustine (Premier ministre) et Valentina Matvienko (présidente du Conseil de la Fédération, le Sénat russe), à l’échelle fédérale ; Roustam Minnikhanov (président de la République du Tatarstan, qui entretient des liens économiques assez forts avec le Turkménistan) et Alexandre Beglov (maire de Saint-Pétersbourg, dont Serdar Berdymoukhamedov était l’invité d’honneur du Forum économique international de juin 2021), au niveau régional.
La volonté affichée par le Turkménistan de mettre en valeur la mer Caspienne pourrait toutefois constituer une source de tensions avec la Russie à l’avenir. Géographiquement devancé par l’Ouzbékistan dans la chaîne d’approvisionnement en gaz naturel du Kirghizstan et du Tadjikistan – ses deux seuls clients potentiels en Asie centrale –, le Turkménistan cherche à écouler cette ressource en dehors de la région (et de la Chine). Gourbangouly Berdymoukhamedov, qui a présidé la première édition du Forum économique caspien, tenu dans la station balnéaire d’Avaza en 2019, ne fait aucun mystère de son intérêt pour le bassin caspien. D’autant qu’avec la signature d’une convention sur le statut de la mer Caspienne en août 2018 à Aktaou entre les cinq États riverains (Azerbaïdjan, Iran, Kazakhstan, Russie et Turkménistan) et la conclusion d’un accord turkméno-azerbaïdjanais pour l’exploitation conjointe du gisement onshore de Dostluk en janvier 2021, les obstacles juridiques et diplomatiques à la réalisation d’infrastructures énergétiques transcaspiennes semblent avoir été levés. Si de nombreuses incertitudes demeurent – financement et faisabilité technique du « Gazoduc transcaspien », inclinaison de l’UE à fermer les yeux sur la nature du régime d’Achkhabad pour acheter son gaz, délai pour imposer l’hydrogène comme source énergétique de référence sur le Vieux Continent –, il n’est pas non plus forcément à exclure que le Turkménistan fasse concurrence à la Russie sur le marché du gaz européen.
Les multiples similitudes existant entre le Kirghizstan et le Tadjikistan justifient une approche comparative de ces deux États, y compris dans les relations qu’ils entretiennent chacun avec la Russie, dont on peut déjà dire que Bichkek comme Douchanbé sont fortement alignés sur sa politique d’intégration en Asie centrale. Le Kirghizstan et le Tadjikistan siègent en effet au sein de l’OCS et de l’OTSC, et, s’agissant de l’UEEA, le Kirghizstan en est membre, et le Tadjikistan, candidat.
Ces pays montagneux, dépourvus d’hydrocarbures mais ayant la main sur les principaux fleuves d’Asie centrale – le Syr-Daria pour le Kirghizstan, l’Amou-Daria pour le Tadjikistan –, sont également les plus pauvres de la région (8-8,5 milliards de dollars de PIB en 2019). Le Kirghizstan et le Tadjikistan ont par ailleurs connu les plus graves crises de l’histoire de l’Asie centrale indépendante. Le premier a vécu trois révolutions (en 2005, 2010 et 2020) et été dirigé par six présidents – dont une femme, Roza Otounbaïeva –, dans une région où les pouvoirs sont extrêmement pérennes. Le second a été ravagé par une terrible guerre civile entre 1992 et 1997, opposant principalement les ethnies koulabie et gharmie, et qui aurait fait au minimum 100 000 morts. Fin avril 2021, le Kirghizstan et le Tadjikistan se sont même directement affrontés pour un différend frontalier, dans ce qui reste à ce jour comme la seule guerre interétatique d’Asie centrale.
Le Kirghizstan et le Tadjikistan hébergent les seules bases militaires russes actuellement opérationnelles en Asie centrale (...)
Le Kirghizstan et le Tadjikistan sont doublement dépendants vis-à-vis de la Russie. Dans le domaine économique, la Russie figure parmi les principaux partenaires du Kirghizstan et du Tadjikistan, avec lesquels elle réalise respectivement 2 et 1 milliard(s) de dollars d’échanges commerciaux en 2019. Bichkek et Douchanbé sont fortement tributaires des aides allouées par la Russie, notamment dans le domaine énergétique. Moscou leur livre ainsi du carburant et du pétrole à prix réduit. Au Tadjikistan, 90 % du carburant utilisé dans le pays en 2014 aurait été importé de Russie. Au Kirghizstan, et toujours en 2014, Gazprom a racheté le groupe Kyrgyzgaz, avant d’éponger ses dettes et d’investir 600 millions de dollars dans le développement des infrastructures gazières dans le sud du pays. Autre levier russe d’influence économique sur ces pays, et non des moindres : les transferts de fonds réalisés par la main-d’œuvre kirghizstanaise et tadjikistanaise expatriée en Russie, et qui ont pu contribuer jusqu’à un tiers du PIB de Bichkek et de Douchanbé durant les années ante-COVID-19.
Le Kirghizstan et le Tadjikistan, qui hébergent les seules bases militaires russes actuellement opérationnelles en Asie centrale – la 999e Base aérienne à Kant pour le premier, et la 201e Division d’infanterie motorisée à Douchanbé et à Kourgan-Tioubé pour le second – se trouvent également dans un lien de subordination militaire à l’égard de la Russie. Leur appartenance commune à l’OTSC, alliance militaire échafaudée par Moscou en Asie centrale en 1992, leur permet de bénéficier d’appréciables aides militaires russes : vente de matériels à tarif préférentiel, programmes de formation des officiers kirghizstanais et tadjikistanais dans les académies militaires russes, ou même directement sur place [6].
La Russie perçoit le Kirghizstan, et surtout le Tadjikistan depuis le retour au pouvoir des Taliban [7] à Kaboul le 15 août 2021, comme les principales sources de déstabilisation potentielle de son « étranger proche » centrasiatique. Elle maintient à flot le régime d’Emomali Rakhmon au Tadjikistan, qui est en première ligne face aux menaces plurielles (terrorisme djihadiste, trafics d’armes et de drogue, explosion des flux migratoires) en provenance d’Afghanistan, pays avec lequel il partage une longue frontière de 1 357 km. La Russie rééquipe le Tadjikistan ainsi que la base militaire qu’elle y exploite, et mène des exercices militaires conjoints, principalement dans le cadre de l’OTSC (exercices « Poïsk », « Echelon », « Vzaïmodeïstvie » et « Kobalt », planifiés pour l’automne 2021). Cet activisme militaire russe au Tadjikistan suscite de vives inquiétudes au Kirghizstan, qui redoute que cela ne lui nuise, en cas de nouvelle explosion de violences à la frontière kirghizo-tadjikistanaise, d’autant que les deux États ne sont toujours pas parvenus à s’entendre sur la démarcation de leur frontière commune. Le Kirghizstan a lui aussi récemment bénéficié de l’expertise militaire russe, à l’occasion d’un exercice conjoint organisé dans le cadre de l’OTSC en septembre 2021, pour renforcer sa sécurité frontalière (« Roubej »). Les Russes n’auront pas oublié que le Kirghizstan – dont la ville d’Och sert au transbordement pour les narco-trafics au départ d’Afghanistan et à destination du Kazakhstan et de la Russie – avait été infiltré par des Taliban en provenance d’Afghanistan, entre 1999 et 2000.
Les relations que la Russie entretient avec les républiques d’Asie centrale subissent depuis plusieurs années des évolutions importantes, à l’exception de ses coopérations militaires et économiques avec le Kirghizstan et le Tadjikistan, toujours fortement dominées par Moscou. L’arrivée d’un nouveau président en Ouzbékistan en 2016 et la sortie de l’impasse gazière avec le Turkménistan en 2019 ont permis à la Russie d’opérer un rapprochement significatif envers les deux pays qui lui étaient les plus défavorables dans la région depuis la chute de l’Union soviétique. À l’inverse, la Russie voit son dialogue se tendre avec son plus proche allié (diplomatique, économique, militaire) en Asie centrale, le Kazakhstan, désireux, à l’évidence, de s’affirmer en dehors du patronage de Moscou.
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. Michaël Levystone, « Russie et Asie centrale à la croisée des chemins. Des survivances soviétiques à l’épreuve de la mondialisation », éditions L’Harmattan, 2021. Sur Amazon
4e de couverture
La Russie et l’Asie centrale se trouvent à une croisée des chemins. La mondialisation a ouvert ces pays au monde, avec son lot de promesses et d’incertitudes. Si la Russie, pour maintenir son influence dans une région qu’elle a longtemps dominée, affirme son ascendant sur les plans militaire, politique et économique, de nouveaux enjeux s’imposent : comment les canaux préférentiels d’échanges et de communication russo-centrasiatiques s’adaptent-ils ? De même, les « survivances » de l’ère soviétique font-elles toujours sens au regard des défis de ce début de XXIe siècle et des trajectoires propres à chacune des Républiques d’Asie centrale ? Enfin, la crise du coronavirus peut-elle redéfinir les rapports de force dans la région ?
[1] Le 24 novembre 2015, la Turquie abat un avion militaire russe accusé d’avoir violé son espace aérien au retour d’une mission en Syrie. S’ensuit une crise diplomatique et commerciale entre Moscou et Ankara, finalement résolue le 29 juin 2016.
[2] Ainsi, le tronçon reliant les villes kazakhstanaises d’Oural et d’Aktioubé, à travers le territoire russe, est opéré par Kazakhstan Temir Zholy (KTZ). Le tronçon assurant la jonction entre les villes russes d’Omsk et Ekaterinbourg via le territoire kazakhstanais est géré par Rossiïskie Zheleznye Dorogui (RZD).
[3] Union économique eurasiatique.
[4] Deux rameaux d’olivier entrecroisés sont insérés sur le drapeau national en 1997, et une imposante Arche de la Neutralité est érigée dans le centre-ville de la capitale Achkhabad en 1998 (avant d’être déplacée vers le sud de la ville en 2010).
[5] La question du sort des binationaux russo-turkménistanais constitue depuis longtemps un point d’achoppement majeur entre les deux pays. En 1994, Moscou et Achkhabad concluent un accord sur la double nationalité. En 2003, le président Saparmourat Niazov dénonce cet accord, ce qui signifie que le Turkménistan ne reconnaît pas la nationalité russe de ses binationaux à naître. En 2008, le successeur de Niazov, Gourbangouly Berdymoukhamedov, fait adopter une nouvelle Constitution, qui prohibe la double nationalité. La démarche entreprise en 2019 au Turkménistan sonne donc comme une concession faite à la Russie. Voir : V. Panfilova, « Rousskikh v Tourkmenii legalizouïout » [Le Turkménistan légalise ses Russes], Nezavissimaïa Gazeta, 7 juillet 2019, disponible sur : www.ng.ru.
[6] La 201e Division d’infanterie motorisée formerait chaque année un millier d’officiers pour le compte de l’armée nationale du Tadjikistan.
[7] Cette appellation est le pluriel de « taleb » (instruit, dans le sens coranique) et ne prend donc jamais de « s ».
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