Amaël Cattaruzza est maître de conférence (HDR) aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, président de la Commission de géographie politique et de géopolitique du CNFG, et membre du centre de recherche et de formation géopolitique de la datasphère Geode. Estelle Ménard est diplômée en Relations internationales (MRIAE) de Paris I Panthéon-Sorbonne (Paris I) et en Géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII).
Notre entrée dans l’ère du numérique est souvent perçue comme une avancée, du moins d’un point de vue technologique. Or, les citoyens sont-ils encore souverains si leurs données sont contrôlées et exploitées par d’autres ? Autrement dit, les données numériques peuvent-elles faire reculer la démocratie ? Estelle Ménard s’est entretenue avec Amaël Cattaruzza. Cet entretien est disponible sous deux formats : audio et retranscription de l’entretien.
Audio
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Retranscription de l’entretien
Pour les enseignants d’HGGSP en première, ce document sera très précieux puisqu’il est à la croisée des thèmes 1, 2 et 4.
Estelle Ménard (E. M. ) : Qu’est-ce qu’une donnée numérique ?
Amaël Cattaruzza (A. C. ) : Une donnée numérique est une observation faite sur une population ou un phénomène. Elle peut prendre la forme d’un chiffre ou d’une information qualitative. En ce sens, les données ne sont pas nouvelles : elles existent depuis l’Antiquité. Ce qui change, c’est cette numérisation des données et la production exponentielle qu’on en fait. Aujourd’hui, tout devient objet de mise en données (« datafication », dans le jargon technologique).
E. M. : Les citoyens sont de plus en plus dépendants à Internet. On pense d’abord aux réseaux sociaux, mais aussi aux services publics et à la consommation, notamment via le site Amazon. C’est bien souvent vu comme un avantage, si l’on pense par exemple à la dématérialisation des démarches administratives, ou même aux applications pour compter ses pas ou pour inspecter son sommeil… En contrepartie, on donne à ces plateformes une quantité énorme de données personnelles. En quoi les données sont-elles une matière première pour l’industrie de la technologie ?
A. C. : Il faut d’abord comprendre ce qu’est une donnée en termes de pouvoir. Une donnée en tant que telle, pour un industriel, si elle était unique, elle n’aurait que peu de valeur. Ce qui fait la valeur pour un acteur industriel, c’est la quantité de données. Plus on a de données, plus on pourra faire de corrélations entre données, ce qui crée des possibilités de profilage et de pouvoir. Dans le cas d’Amazon, selon la manière dont on navigue sur le site, l’entreprise pourra collecter plusieurs données et faire des profils de publics, afin de personnaliser son offre par rapport à un public cible. Ainsi, plus on a de données, plus on a de pouvoir.
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La numérisation de pans entiers de l’activité humaine est aujourd’hui une évidence. De moins en moins d’actes du quotidien échappent aux réseaux sur lesquels on les pratique, a fortiori en temps de pandémie : passer un coup de fil à des proches, suivre un cours, se déplacer dans la rue avec un smartphone … Toutes ces activités anodines génèrent des données numériques qui font l’objet de bien des convoitises, qu’elles soient commerciales, politiques ou stratégiques.
Parce qu’elles circulent à la surface du globe via un maillage complexe de câbles, de protocoles et de plateformes, nos données sont géopolitiques. A la fois objet et source de pouvoir, elles sont au cœur d’un nombre croissant de conflits, tandis que plus aucune guerre n’échappe au numérique. C’est d’ailleurs cette réalité qui est au centre du concept de Datasphère.
En réalité, les acteurs qui ont la possibilité de collecter énormément de données vont avoir, sur la scène internationale, un pouvoir de plus en plus important, avec un effet exponentiel. Dans le cas des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ces acteurs qui ont été les premiers à cumuler les données, il y a eu un effet boule de neige qui fait qu’ils ont aujourd’hui une place presque impossible à concurrencer. En effet, ils continuent à générer de nouvelles données sur la base de corrélations faites à partir de stocks qu’ils possèdent depuis des années. Grâce à cette « matière première », ces acteurs ont aujourd’hui un avantage sur la scène internationale que pourraient donner d’autres types de matière première. Si les hydrocarbures donnent à la Russie un pouvoir sur la scène internationale, les acteurs que sont les GAFAM vont avoir un pouvoir grâce aux données parce qu’ils pourront générer à partir de celles-ci des profils de population, cibler des individus plutôt que d’autres à des fins commerciales, mais parfois à des fins politiques et électorales.
E. M. : Grâce à l’intelligence artificielle, les données sont utilisées par des entreprises privées pour prédire des comportements. Ce qui peut être vu comme une façon de nous faciliter la vie, par exemple avec des applications qui nous renseignent sur des restaurants ou des hôtels à proximité a aussi eu pour effet de cibler des gens afin d’influencer leur comportement électoral. Est-ce ce qui s’est passé avec Cambridge Analytica en 2018 ?
A. C. : Cambridge Analytica était une entreprise privée qui utilisait les données que les utilisateurs laissaient en libre accès sur Facebook. Très rapidement, cette société s’est spécialisée dans l’usage de ces données à des fins politiques. Elle a notamment travaillé aux États-Unis avec le Parti républicain dès 2015-2016, et même si une partie de ses contrats étaient à l’étranger, c’est l’élection de Donald Trump qui a mis cette entreprise sur le devant de la scène. On a vu que les données sur Facebook permettaient de profiler des publics cibles pour le discours des Républicains, indiquant les thématiques à actionner pour capter différents types d’électeurs. Il y eut une vraie prise de conscience : ces données pouvaient être utilisées à des fins politiques. Ceci eut un impact sur les démocraties occidentales, puisque désormais on imagine bien la possibilité de « manipuler » des populations, ou du moins que les données puissent permettre à des politiciens d’instrumentaliser, de manipuler ou de changer leur discours en fonctions de ces informations.
E. M. : En septembre 2019, plusieurs associations, dont la Ligue des Droits de l’Homme, ont lancé la campagne Technopolis. Au cœur de cette campagne, il y a une plateforme en ligne pour documenter les dispositifs de surveillance dans différentes villes en France. L’objectif de Technopolis est de lutter contre les dérives de l’État dans sa collecte et son utilisation des données citoyennes. On aurait pourtant tendance à croire qu’en démocratie, la surveillance ne constitue pas une menace pour le citoyen lorsque celui-ci n’a rien à se reprocher, qu’elle est sans risque, et que, finalement, elle nous protège. Est-ce un raisonnement fallacieux, et est-ce qu’on ne toucherait pas ici justement à une limite de la démocratie ?
A. C. : Avant de parler de surveillance, il faut se pencher sur la question de la sécurité. Des acteurs de la sécurité jouent un rôle non-négligeable dans la société, il ne faut pas l’oublier. L’usage qui est fait des données dans le cadre, par exemple, d’activités anti-terroristes, aurait donc une finalité qui serait « bénéfique » à la société. La question devient plus complexe lorsque ces données sont captées à des fins utilitaires mais justifiées par des arguments de sécurité, c’est-à-dire lorsqu’on fait un usage des données qui est différent des raisons pour lesquelles elles ont été captées. Dans le cas des villes, on parle aujourd’hui de « smart cities » (villes intelligentes), où la numérisation permet de gérer la ville de la manière la plus fluide possible. On peut gérer, par exemple, la dépense énergétique : on produit de l’énergie en fonction de la consommation, par rapport à des pics d’énergie qu’on connaît. Ce sont des données qui sont collectées à des fins a priori utiles.
Toutefois, on commence à parler aujourd’hui de logiciels qui permettraient d’utiliser ces données à des fins de sécurité. La manière dont on va transformer les usages va avoir des impacts sur la démocratie. Le vrai problème pour la démocratie, c’est moins le fait que les données soient utilisées pour gérer les sociétés que celui que des individus ne soient ni conscients, ni informés de l’usage que l’on fait de leurs données. Ils ne pourraient donc pas donner leur consentement pour des usages qui n’auraient pas été planifiés dès le départ. Le problème de ces données est qu’elles restent disponibles : une fois que la donnée a été captée, on n’a pas la possibilité de l’effacer ou d’en être propriétaire. La propriété de la donnée ne nous appartient plus, et l’usage dérivé qu’on va pouvoir en faire sera hors de contrôle des sociétés.
E. M. : Y a-t-il des gestes simples que les citoyens puissent adopter pour protéger leurs données ?
A. C. : En réalité, la question se pose à trois niveaux : au niveau du citoyen, certes, mais aussi au niveau de l’État et au niveau des acteurs privés. La première protection du citoyen va devoir être posée en termes de répartition des pouvoirs et de droits. On a déjà commencé à essayer de générer du droit pour protéger les citoyens, comme le droit à l’oubli qu’on a imposé à Google en Europe, qui permet d’effacer un certain nombre de données d’Internet dans le cas où elles pourraient porter préjudice aux citoyens. Par ailleurs, en tant que citoyen, il faudra prendre conscience de tous les usages possibles que l’on fait des données. On commence aujourd’hui à prendre conscience que ces données peuvent avoir une répercussion négative sur les individus car certains usages peuvent être faits à leur encontre, mais cette éducation est assez récente. Encore aujourd’hui, on n’a pas de vue intégrale des conséquences de cette « société des données ». Il y a donc aussi un geste à faire dans la production de connaissances sur les questions juridiques, éthiques et géopolitiques que pose cette génération de données, car on ne sait pas encore quels seront les écueils démocratiques de demain.
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