Professeur honoraire de géographie de Paris 4 Sorbonne, Raymond Woessner a été directeur du Master Transports, Logistique, Environnement et Territoires de 2011 à 2017. Aux éditions Atlande, il a notamment dirigé l’ouvrage « Déprogrammer l’apocalypse, COP 21, pour l’échelle globale en 2015, et il a rédigé l’Atlas de l’Alsace, enjeux et émergences, pour une approche régionale en 2018. Raymond Woessner publie, « La crise du transport aérien. Vers une autre planète ? » , éd. Atlande, juin 2020. Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en géopolitique, fondateur du Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages.
Il est important de saisir les dynamiques et les césures du chaos du monde. Par la place qu’il occupe dans la mondialisation, le transport aérien civil est un point d’entrée très significatif. Voici pourquoi le Diploweb.com s’est tourné vers Raymond Woessner qui publie, « La crise du transport aérien. Vers une autre planète ? » , éd. Atlande, juin 2020. Raymond Woessner répond avec beaucoup de précision et de générosité. Entretien enrichi de plusieurs illustrations.
Pierre Verluise (P. V. ) : Avant la crise Covid-19, quels étaient depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale les faits et les lieux les plus emblématiques de l’aviation civile , les dynamiques, les concepts repères et les acteurs décisifs des relations entre l’aviation civile, les changements climatiques et (dys)fonctionnements économiques ?
Raymond Woessner (R. W. ) : Il est encore trop tôt pour l’affirmer, mais il semble bien que nous pourrons retenir une période qui va de l’après-guerre, et même de la fin de la guerre, jusqu’à 2020. Une période de croissance, entrecoupée de hauts et de bas, et qui a changé le monde.
L’histoire du transport aérien de masse commence dès 1944 avec la création de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI), une agence dépendant de l’Organisation des Nations Unies. Elle a pour rôle d’élaborer les normes qui régissent le transport aérien international à partir des 19 annexes de la Convention de Chicago. Ces normes organisent et garantissent la liberté du ciel au niveau international. En 1945, l’International Air Transport Association (IATA) est créée à La Havane ; depuis, elle représente les intérêts des compagnies aériennes. Notons que l’OACI comme l’IATA ont toutes les deux leur siège à Montréal (Canada, Québec). Dans une atmosphère propice à l’ouverture des frontières et au libéralisme économique, le monde aérien a pu devenir un porte-drapeau de la liberté d’aller et de venir, de la modernité, du prestige et du luxe, dont le Concorde (1976-2003) avait constitué le symbole ultime en son temps. Et l’aviation commerciale a d’emblée joui de privilèges qui, dans le contexte contemporain, posent désormais problème, comme nous le verrons plus loin.
La croissance de l’activité aérienne a été spectaculaire avec trois moments forts qui ont fait glisser son centre de gravité des États-Unis et de l’Europe vers l’Asie. L’aviation commerciale a connu un premier bond quantitatif et qualitatif dans les années 1960 avec l’arrivée des jets, devenus au fil du temps de plus en plus sûrs et capacitaires. Puis les années 1980 ont introduit de nouveaux modèles économiques permettant une accélération de la croissance. Les privatisations ont sonné le glas pour des compagnies alors prestigieuses, comme la Pan Am et la TWA aux États-Unis. En Europe, ce sont plutôt les compagnies de petits pays - Sabena en Belgique, Swissair en Suisse – qui ont disparu, alors qu’elles comptaient tellement pour les imaginaires nationaux concernés. Les compagnies se sont regroupées dans trois grandes alliances permettant le partage des codes, c’est-à-dire de voyager en plusieurs étapes avec différentes compagnies et un seul billet. En même temps sont arrivées les compagnies low cost. Elles se flattent d’avoir « démocratisé » le transport aérien avec, il est vrai, une massification qui a sonné le glas du luxe pour les passagers et, souvent, des conditions de travail médiocres pour les salariés, en vol comme au sol. Championnes de l’ultralibéralisme, elles ne rechignent pas pour autant à exiger des subventions régionales pour les petits aéroports qu’elles sortent de l’anonymat. Enfin, les hubs – dont ne veulent pas les compagnies low cost – permettent de mieux remplir les avions au prix d’une correspondance ; de nombreux entrants, comme Turkish Airways et Emirates, s’en sont fait les champions.
Les années 2000 sont celles du boom asiatique avec d’abord la Chine, mais aussi l’Asie du Sud-Est et l’Inde. Le tout a été porté par la mondialisation : clientèle d’affaires, touristes, et même travailleurs immigrés dans le cas du low cost. Mais dans un monde ouvert et concurrentiel, les aléas sont nombreux et difficiles à maîtriser. Les variations du cours du pétrole constituent un souci permanent pour les compagnies, obligées d’anticiper leur évolution et éventuellement de revoir le prix des billets à la hausse. Les crises financières réduisent fortement la clientèle : crise asiatique en 1997-1998, crise des subprimes (2007) et ses effets en 2008-2011. Les crises sanitaires comme du celle du SRAS en 2002-2003 ont été contenues à un niveau raisonnable. Si les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis ont été dévastateurs pour les compagnies aériennes américaines, elles sont néanmoins sauvées par l’État fédéral. Enfin, l’échec technologique est aussi une hypothèse de travail. L’Airbus A380 n’a pas trouvé son marché et sa production est en train d’être stoppée ; si Emirates n’avait pas acheté 123 machines, le programme industriel de l’A380 aurait été une gabegie. Quant au Boeing 737 MAX, il a connu deux crashs faisant 346 victimes en 2018-2019 . La commission des transports du Congrès de Washington a jugé que l’avion était « fondamentalement défectueux et dangereux » (6 mars 2020). Dès lors, le chaos s’est emparé du premier constructeur mondial, entraînant de nombreux fournisseurs dans une spirale de crise.
Les progrès du "lean management" permettaient de remplir de mieux en mieux des avions de plus en plus grands.
Ainsi, vaille que vaille durant soixante-dix ans, il apparaissait que les profits des compagnies aériennes étaient versatiles et aléatoires, mais que, finalement, les progrès du lean management permettaient de remplir de mieux en mieux des avions de plus en plus grands. En outre, les fonds d’investissement se sont progressivement intéressés à l’aviation civile. Leurs exigences de rentabilité ont poussé les compagnies, ainsi que les aéroports progressivement privatisés, à réduire leurs coûts et à augmenter le prix des billets. Enfin, l’accidentologie semblait en passe d’être totalement maîtrisée, si l’on excepte les crashs dans les montagnes tropicales ou à proximité des aéroports des pays les plus pauvres de la planète. C’est ainsi que la fin de la décennie 2010 a vu les profits des compagnies augmenter significativement. Du point de vue de l’activité comme des profits, 2019 aura été historiquement la meilleure année du transport aérien. Et 2020 sera la pire de toutes.
Enfin, la problématique climatique n’était pas un sujet jusqu’au surgissement de Greta Thunberg à l’automne 2018. Soutenue par l’ONU, la lutte de la jeune activiste suédoise contre le dérèglement climatique a popularisé le flygskam, la honte de prendre l’avion. Grâce à la Convention de Chicago, les « soutes internationales », c’est-à-dire le carburant, sont détaxées. Mais désormais, l’idée de taxer au moins les vols intérieurs progresse un peu partout dans le monde. Il est difficile de dire quelle est au juste la part des émissions de gaz à effet de serre due à l’aviation civile. Mais l’idée que tous les secteurs d’activité sans exception doivent prendre leur part face à l’urgence climatique chemine elle aussi dans les esprits.
P. V. : Pendant la crise Covid-19 - dont le début remonte approximativement au dernier trimestre 2019 pour la Chine mais dontl’issue n’est pas encore en vue – quels ont été les faits et les lieux les plus emblématiques de la crise de l’aviation civile sous l’effet de la pandémie ; les dynamiques, les concepts repères et les acteurs décisifs des relations entre l’aviation civile, les changements climatiques et (dys)fonctionnements économiques ?
R. W. : Distinguons le choc du Covid-19, aux effets immédiats mais aussi lointains, mais également la tendance de fond qui, même sans la crise, commençait à poser problème. De fait, avant la tempête effroyable du Covid-19, de petits nuages noirs annonçaient déjà des difficultés structurelles. Dans la dimension politique populiste, les rodomontades de Donald Trump, élu en novembre 2016, allaient dans le sens d’une relocalisation des activités. Suite aux nouvelles taxes douanières américaines, le fret avionné chinois avait d’ailleurs amorcé une décrue dès 2019, et la croissance du nombre de passagers avait pris la même pente. À l’autre extrémité du champ politique, la question de la mondialisation et de ses excès ne constituait qu’une problématique de militant depuis les forums altermondialistes d’il y a une vingtaine d’années, mais avec la pandémie, elle est désormais devenue une question socialement vive.
À Hong Kong, dès le début du mois de février 2020, Cathay Pacific était en grande difficulté ; elle a imposé un congé sans solde de trois semaines à ses 27 000 salariés, congé à prendre entre mars et juin 2020 ; mais le milieu financier de Hong Kong s’est serré les coudes : en deux mois, l’action de la compagnie a chuté de 20 % seulement. En Chine continentale, les compagnies aériennes ont mis à pied, toujours sans solde, les pilotes étrangers qui leur coûtent le plus cher. Le 4 mars 2020, Lufthansa a cloué au sol 150 de ses 750 avions ; la compagnie allemande a introduit le levier de la Kurzarbeit, le travail à temps partiel, comme l’Allemagne le fait souvent en période de crise économique.
En Grande-Bretagne, le 5 mars 2020, le virus a brutalement mis fin à la compagnie britannique low cost Flybe qui venait à peine d’être sauvée par un groupe d’investisseurs. Très active en Grande-Bretagne, Flybe employait 2 000 salariés et transportait 8 millions de passagers par an. Quant à Norwegian Air International, basée en Irlande, elle a licencié des employés en leur annonçant une réembauche après la crise ; et sa maison-mère implantée en Norvège a pu compter sur l’aide de l’État.
De manière générale, le concept de base des dernières décennies aura été de laisser faire le marché, de réduire l’action publique en réduisant le nombre de fonctionnaires, en privatisant et en défiscalisant les entreprises tout en les subventionnant en cas de marasme. En tant qu’activité principalement internationale, le monde aérien était parfaitement à l’aise dans ce contexte. Il avait d’ailleurs ouvert la voie. Il avait démontré qu’un monde avec très peu d’État peut être prospère, tout en réalisant la mission de rapprocher les hommes, comme se plaisent à le rappeler l’AOCI et l’Office Mondial du Tourisme (OMT). Les acteurs économiques n’ont ainsi besoin des États que pour déblayer le terrain, notamment dans la lutte contre le terrorisme et dans le musellement des opposants écologistes.
Cela étant, les analyses prospectives venues des Pays-Bas méritent que l’on s’y arrête. Depuis plusieurs décennies, ce petit pays avait mis les activités de transport international au premier plan de ses préoccupations, notamment avec l’expansion du port de Rotterdam, la ligne de la Betuwe pour le fret ferroviaire et bien évidemment l’aéroport de Schiphol (71,7 millions de passagers en 2019). Le concept était que les infrastructures tireraient la croissance économique du pays, ce qui avait été effectivement le cas ; des zones d’activités étaient construites en conséquence, et l’exemple du marché aux fleurs d’Aalsmeer, accolé à Schiphol, est typique : on produit de moins en moins de fleurs, mais on les importe par avion avant de les coter « à la criée » et de les distribuer en Europe en général par la route. Or, depuis quelques années, les documents de la planification néerlandaise ont changé leur fusil d’épaule. Ils insistent désormais sur les nuisances provoquées par les grandes infrastructures de transport, ils estiment que le transport et la logistique consomment trop de terrains pour un retour sur investissement trop faible. En conséquence de quoi, les planificateurs mettent l’accent sur l’économie numérique et la construction de bâtiments ad hoc. L’aéroport est reconnu comme une nécessité, mais il n’est plus qu’un élément parmi d’autres pour la promotion du dispositif métropolitain de la Ranstad Holland. On pourrait penser qu’il s’agit d’un cas particulier, d’un pays tracé au cordeau suite à la pénurie foncière et au risque d’inondation. Il n’en est rien. Les 50 plus grands aéroports transportent environ 75 % des passagers du monde. Ils se situent dans des régions métropolitaines où l’espace disponible constitue toujours une forme de rareté. Du reste, en France, le projet Europacity proche de Roissy a été abandonné sur décision de l’Elysée. Ainsi, une nouvelle question devient légitime : le modèle de l’aérotropolis, la ville construite autour de l’aéroport, avait le vent en poupe, mais ne serait-il pas à bout de souffle parce que les concepts de la durabilité pourraient désormais devenir la forme de référence de la croissance économique ?
En ce sens, la lutte contre le bruit, et les conflits âpres qu’elle a générés, apparait comme un phénomène précurseur. La plupart des aéroports ont ainsi rencontré l’hostilité des riverains. L’OACI avait adopté dès 1968 une annexe intitulée « Protection de l’environnement » et qui comprend un volume 1, « Bruit des aéronefs ». C’est aujourd’hui la réglementation officielle. Il faut être conscient du fait que cette réglementation a été établie par les industriels du transport aérien et de la construction aéronautique pour la promotion de leurs activités ; et non par les autorités pour diminuer les nuisances sonores, aujourd’hui officiellement reconnues, et pour protéger la qualité de l’air, comme étant un véritable problème de santé publique. Concrètement, chaque type d’appareil doit obtenir un certificat acoustique en passant des tests (EPNdB, Effective Perceived Noise, ou niveau effectif de bruit perçu en décibels) dans des conditions de vol bien précises et décourageantes sinon impossibles à comprendre pour un néophyte. Les constructeurs d’avions et les motoristes proposent certes des aéronefs de moins en moins bruyants, mais de plus en plus nombreux. Et pour les riverains, la gêne sonore perçue ne sera pas la même au milieu de la nuit ou de l’après-midi.
C’est pourquoi les militants associatifs se battent d’abord pour l’interdiction des vols de nuit, ce qui touche beaucoup les hubs de fret, et contre l’extension des aéroports, donc du trafic et de la pollution en général. Non sans succès, puisque Notre-Dame-des-Landes restera un bocage, et Mexico Texcoco une lagune... Ou encore à Berlin, où le nouvel aéroport de Schönefeld sera inauguré fin 2020. Le projet datait de 1991, il avait été revu plusieurs fois pour répondre à des préoccupations environnementales grandissantes, il aurait dû voir le jour en 2015 et il n’a finalement servi qu’à quelques compagnies low cost rejetées dans des bâtiments si peu amènes qu’un hard discounter allemand n’en aurait pas voulu. Face aux situations conflictuelles qui s’éternisent devant les tribunaux, de nouveaux aéroports sont construits à l’écart des grandes agglomérations, comme en 2019 celui de Daxing situé à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Pékin. Il est calibré pour 72 millions de passagers en 2025, puis 100 millions de passagers annuels, ce qui permettra de doubler le trafic aérien de la capitale chinoise. Des transports lourds sont alors nécessaires pour rejoindre la métropole avec des trains régionaux ou à grande vitesse, ainsi que les inévitables autoroutes, ce qui constitue une nouvelle source de nuisances et de conflits.
Désormais, le changement climatique vient mettre le monde aérien dans une impasse.
Il apparaît que le monde aérien fait système entre les entreprises, les citoyens et l’action publique. Mais qui gouverne ce système ? Jusqu’à présent, les acteurs économiques ont eu la partie relativement facile en obtenant quitus grâce à une politique habile de communication et de lobbying. Mais avec l’augmentation des nuisances, la pression ne cesse d’augmenter. Et désormais, le changement climatique vient mettre le monde aérien dans une impasse.
En effet, si chaque passager ou colis transporté pollue de moins en moins par kilomètre parcouru, le boom de l’activité efface ce progrès en polluant finalement de plus en plus. Voyant monter ce péril, les 191 membres de l’OACI ont créé en 2016 un mécanisme intitulé CORSIA (Carbon Offsetting and Reduction Scheme for International Aviation). Concrètement, les compagnies aériennes peuvent acheter des crédits carbone auprès d’autres secteurs pour compenser leurs émissions, via une bourse d’échange. Des programmes de reforestation sont ainsi mis à contribution, ainsi que l’utilisation d’agrocarburants (l’IATA garantit qu’elle veillera à ce que ces carburants ne soient pas produits en lieu et place de cultures alimentaires). Le système est graduel : il se fera sur une base pilote volontaire de 2021 à 2026, puis il deviendra obligatoire pour la période 2027-2035. Seuls les vols internationaux sont pris en compte, ce qui laisse songeur quand on voit l’importance des marchés intérieurs des États-Unis, de la Chine et de l’Inde ; et l’outre-mer français n’est pas concerné non plus. En outre, la mesure même des effets compensatoires est loin d’être une évidence scientifique, alors que de nombreux sites internet proposent des calculs faciles et rapides à ce sujet…
Les acteurs économiques ont bien compris que l’avion propre est la seule solution acceptable à long terme. Il s’agirait donc de renoncer aux émissions fossiles et de passer à l’alimentation électrique obtenue à partir de centrales de production propres elles aussi. Des prototypes intéressants sont en cours d’élaboration ; ils concernent de petits aéronefs voués à de courtes distances qui seront placés en concurrence frontale avec les trains à grande vitesse. Fondamentalement, le défi technologique consiste à alléger considérablement le poids des batteries, ce qui nécessitera plusieurs décennies d’études et de mise au point.
P. V. : Tentons avec prudence une réflexion prospective sur l’après Covid-19, à l’horizon fin 2020 - 2021, voire plus, quels pourraient être les faits et les lieux les plus emblématiques des évolutions l’aviation civile : les dynamiques, les concepts repères et les acteurs décisifs des relations entre l’aviation civile, les changements climatiques et (dys)fonctionnements économiques ?
R. W. : La crise du Covid-19 devrait renforcer les compagnies aériennes les plus solides, qui pourront racheter des victimes en faillite. Dans le détail, les entreprises subissent différemment la crise en fonction de leur contexte national, c’est-à-dire selon les relations qu’elles entretiennent avec les milieux d’affaires et l’importance relative de l’interventionnisme étatique. Un réflexe national tend à protéger l’opérateur historique de chaque pays. L’Italie, par exemple, s’est engagée à nationaliser Alitalia. Air France peut compter sur un prêt de 7 milliards d’euros mais elle « doit devenir la compagnie aérienne la plus respectueuse de l’environnement de la planète », selon le ministre de l’Économie Bruno Lemaire, le 23 avril 2020. Qu’arrivera-t-il aux compagnies low cost qui vivent cyniquement le libéralisme économique ? Les plus importantes d’entre elles, telles RyanAir et EasyJet en Europe, Indigo en Inde, Lion Air en Indonésie, sont riches, ou adossées à une compagnie elle-même soutenue par le prince, comme dans le Golfe, mais la plupart de ces entreprises sont relativement petites et leur trésorerie est structurellement vacillante.
Nos sociétés vont-elles se fracturer entre les tenants du consumérisme et les alternatifs qui s’engagent dans l’usage d’un autre monde ?
D’ici 2023, quelles conséquences aura la crise Covid-19 ? Ira-t-on vers un « retour à la normale » où l’on se dépêchera d’oublier la pandémie ? Ou bien l’évolution des mentalités va-t-elle s’accélérer pour aller vers davantage de résilience environnementale et sociale ? Ou bien encore, nos sociétés vont-elles se fracturer entre les tenants du consumérisme et les alternatifs qui s’engagent dans l’usage d’un autre monde ?
Une question de fond se pose pour l’aviation civile. Continuera-t-elle à évoluer dans son monde à elle, en prenant des décisions souveraines et l’emportant finalement sur les décisions publiques, nationales ou internationales ? Ou bien va-t-elle rentrer dans le rang en prenant réellement sa part du fardeau ? Il est possible de trancher le nœud gordien de cette incertitude en évoquant cinq scénarios possibles.
Premier scénario, le pire de tous. À gouvernance globale constante, il n’existe aucune raison pour qu’une catastrophe pandémique ne se reproduise pas dans les années sinon les décennies à venir. Ce scénario au fil de l’eau implique des périodes de croissance du marché aérien qui seront brisées par des récessions mettant en péril la plupart des entreprises, aériennes ou non. Souffrances et tragédies pourront ainsi contenter les adeptes du darwinisme social qui disposeront d’un laboratoire géant pour établir qui sera le plus apte à survivre, humains comme entreprises.
Mais si nous voulons imaginer un autre avenir, croisons deux axes, celui des choix économiques et celui des choix politiques.
Il faudrait que les « joueurs » viennent d’horizons aussi divers que possible, en âge, en genre, cultures, qualifications…
Deuxième scénario : l’utopie. En associant la coopération internationale et la transition écologique s’imposerait un monde aérien décarboné et silencieux. Celui-ci s’inscrirait dans un schéma général, celui de l’abandon des énergies fossiles et du réenchantement du monde par le respect de la biodiversité. On voyagerait et on transporterait des marchandises dans le monde entier, mais sans nuire à Gaïa, écosystème autorégulé à la surface de la Terre et somme de tous les autres écosystèmes en interaction. Comme la consommation d’énergie fossile est le carburant du monde industriel depuis le XVIIIe siècle, cet objectif reste utopique. Il ne sera atteignable que dans la durée. 2050 est une date qui revient ici et là dans les publications et déclarations pour un monde carboneutre ; il n’est pas sûr que ce sera suffisant.
Troisième scénario : le catastrophisme éclairé. La combinaison du statu quo économique et de la coopération politique ne changerait pas la donne pour le marché aérien en temps « normal ». Grâce à une capacité de réaction immédiate et coordonnée, le catastrophisme éclairé pourrait clouer les avions au sol en cas de pandémie. Un mécanisme financier international mettrait les compagnies aériennes, les aéroports, les fournisseurs et les prestataires de service sous protection financière jusqu’à ce que les affaires reprennent. Pour accepter ce scénario, le monde aérien devrait se faire violence car il n’est pas dans son habitus de voir la puissance publique le contrôler ou l’encadrer. Le libéralisme économique tel que nous le connaissons aurait vécu.
Quatrième scénario : le retour du rail. L’association de la transition écologique et du repli sur soi conduirait à un primat du TGV, sinon des trains en général. Ceux-ci constituent dès à présent le moyen de transport le plus propre qui existe. Dans le cadre d’un marché ramené à sa dimension nationale ou intermétropolitaine proche (Paris et la Dorsale européenne, les mégalopolis du monde en général), la grande vitesse ferroviaire deviendrait primatiale. Les trains de nuit deviennent une nouvelle piste à explorer, tous types de clientèles confondus. Les ÖBB, chemins de fer autrichiens, commencent à obtenir des résultats intéressants en ce sens. Les vols long courriers existeraient toujours, mais ils seraient réduits à la portion congrue parce que les économies se relocaliseraient, qu’il s’agisse d’industrie ou de tourisme.
Enfin, cinquième scénario : le populisme autocentré. Un repli sur soi associé au statu quo libéral provoquerait une concurrence débridée entre l’avion, le train et la route au sein d’une zone économique restreinte. L’achat d’un billet au prix le plus bas possible primerait sur toute autre considération, notamment du fait de l’appauvrissement général de la population, avec une dégradation de la condition des travailleurs comme de l’environnement en général. Les vols intérieurs low cost auraient la partie belle pour celles et ceux disposant encore un peu de pouvoir d’achat.
À l’exclusion du premier scénario, les quatre propositions prospectives ne s’excluent pas sur tous les points. En tout cas, ils mettent l’humanité au défi de l’intelligence collective, qui ne repose ni sur la « main invisible » du marché, ni sur des décisions prises par un club fermé de politiciens et de financiers via des think tanks qui ont pignon sur rue. Mais il faudrait que les « joueurs » viennent d’horizons aussi divers que possible, en âge, en genre, cultures, qualifications… Et que le sens à donner à l’histoire ne se résume pas à l’accumulation de richesses matérielles au prix de la destruction des patrimoines.
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. Raymond Woessner, La crise du transport aérien. Vers une autre planète ? , éd. Atlande, juin 2020
4e de couverture
Jusqu’à la crise du Covid-19, la croissance structurelle du transport aérien était une évidence. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, les règles établies par les Conventions de Montréal et de Chicago ont garanti la liberté du ciel que la mondialisation libérale et les progrès techniques ont transformé en boom spectaculaire qui semblait appelé à se prolonger dans les décennies à venir. De ce point de vue, le problème principal de l’aviation civile aura été de pouvoir répondre à la demande et d’éviter la surchauffe économique.
Le Covid-19 a provoqué la pire crise de l’histoire de l’aviation civile. Il semble impensable de revenir à la « normale », c’est-à-dire à un monde dérégulé et financiarisé, du reste responsable des accidents tragiques de deux Boeing 737 MAX. Un autre modèle de croissance – ou de décroissance ? tresserait le destin de l’aviation civile avec la problématique du changement climatique. En 2015, la COP 21 avait affiché des ambitions claires en matière de limitation de la hausse des températures. Or, par rapport aux autres secteurs économiques, le monde aérien jouit de privilèges qui le placent en porte-à-faux.
L’histoire n’est pas écrite. Les avions vont-ils rester un monde à part ou vont-ils rejoindre la dynamique de la transition écologique ? Qui peut-on croire dans un univers où la communication remplace les faits ? Quels sont les acteurs qui feront pencher la balance d’un côté ou de l’autre : les compagnies aériennes, les industriels, les États, les institutions internationales, ou les citoyens ?
L’auteur : Raymond Woessner, professeur honoraire de géographie de Paris 4 Sorbonne, a été directeur du Master Transports, Logistique, Environnement et Territoires de 2011 à 2017. Aux éditions Atlande, il a notamment dirigé l’ouvrage « Déprogrammer l’apocalypse, COP 21, pour l’échelle globale en 2015, et il a rédigé l’Atlas de l’Alsace, enjeux et émergences, pour une approche régionale en 2018.
Voir le livre de Raymond Woessner, La crise du transport aérien. Vers une autre planète ? , sur le site des éd. Atlande, mi-juin 2020
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