William Leday est un ancien fonctionnaire du ministère de la défense et conseiller parlementaire, auditeur de la 29ème session de la FMES, il diplômé de Sciences Po Aix-en-Provence et titulaire d’un DEA en histoire. Il fut un ancien élève de Bruno Etienne dont il a suivi les enseignements en anthropologie et en science politique. Spécialisé en affaires stratégiques et en communication politique, il a publié une soixantaine de contributions et de tribunes (Libération, Le Monde, Hérodote, Revue de la Défense nationale…) relatives à ces questions, notamment dans le cadre de la fondation Terra Nova, dont il a accompagné le développement entre 2008 et 2015 en qualité de membre du bureau et de responsable du pôle affaires étrangères et défense. Il est actuellement enseignant en relations internationales à Sciences Po Paris et à Sciences Po Aix. Propos recueillis par Antonin Dacos pour Diploweb.com
Quelle est la trajectoire du concept de sécurité collective ? Comment se traduit-elle dans le système onusien ? Pourquoi et comment ce système de sécurité collective s’est-il délité ? L’ONU est-elle réformable ? William Leday répond avec précision et sans langue de bois aux question d’Antonin Dacos pour Diploweb.com.
Antonin Dacos (A. D.) : Qu’est-ce que la sécurité collective ? Comment a-t-elle émergé ? Quelle est la trajectoire de ce concept ?
William Leday (W. L.) : La sécurité collective est une construction intellectuelle dont les premiers contours se dessinent durant la période moderne avec notamment le Duc de Sully, William Penn, Jean-Jacques Rousseau, ou encore Emmanuel Kant avec son fameux dessein de « paix perpétuelle » [1]. Ces projets, au contenu très différent, sont pensés par des hommes marqués par les guerres de leur temps. Leur postulat commun se fonde sur l’idée qu’il est possible d’organiser rationnellement la paix sur le fondement de deux présupposés : le premier étant le principe que le commerce entre les peuples tend à neutraliser, ou amoindrir, les probabilité de belligérance – c’est l’idée de « doux » commerce chère à Montesquieu –, pour peu, et c’est le second présupposé, qu’un système organise l’entente entre les systèmes politiques continentaux qui doivent être homogènes, que ce soit les monarchies avec William Penn ou les républiques d’Emmanuel Kant.
Il s’agit donc d’un système où la paix est assurée par tous les États au bénéfice de tous. Les acteurs évoluent au sein d’un cadre collectif, le multilatéralisme, selon des règles de droit. Comme le souligne Maxime Lefebvre [2], cela suppose d’abandonner l’idée que la sécurité puisse être le seul fait des moyens de défense individuelle ou collective (les alliances) au profit d’un système global.
La sécurité collective est donc une construction éminemment occidentale, fondée sur un acteur unique : l’État. Cela a son importance à l’aune de la désoccidentalisation qui travaille la scène internationale. Cette idée va s’imposer au XXème siècle avec la mise en œuvre d’un système ayant vocation à se substituer à tout ou partie à ce qu’on appelle l’ordre westphalien dont la Première Guerre mondiale symbolise le naufrage.
Pour rappel, le système westphalien découle des paix et traités de Münster et d’Osnabrück qui concluent la Guerre de 30 ans et celle entre le royaume d’Espagne et les Provinces-Unies. Outre les éléments classiques d’ordre territoriaux et autres conventions, les protagonistes s’accordent sur un certain nombre de règles de conduite afin de prévenir les guerres. Ainsi, apparaissent les principes d’inviolabilité des souverainetés nationales et de facto de non-ingérence. L’autre élément inhérent à ce système est le souci d’équilibre entre les puissances continentales, la fameuse « balance of power » théorisée par les penseurs réalistes afin de contrer les prétentions hégémoniques de certaines puissances, dont la France napoléonienne et l’Allemagne hitlérienne furent les avatars.
C’est aux lendemains de la Première Guerre mondiale que cette idée de sécurité collective se précise et se traduit à travers une première construction juridique. Ainsi, le président Woodrow Wilson au Palais du Luxembourg à la salle des conférences énonce dans ses quatorze la nécessité « (…) qu’une association générale des nations soit constituée en vertu de conventions formelles ayant pour objet d’offrir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale aux petits comme grands États. » Il blâme au passage la diplomatie secrète ayant conduit à la Grande guerre, altérant ainsi en partie le système westphalien dans sa version originelle. Cette volonté politique donne naissance à la Société des Nations (SDN). On connaît la suite. Viciée dès l’origine par l’absence des États-Unis dont la participation fut empêchée par le refus du Congrès de ratifier le Traité de Versailles, cette première expérience, qui n’est pas aussi négative qu’on a pu l’écrire, fait malgré tout naufrage avec les crises en Éthiopie et en Mandchourie. Mais l’idée de sécurité collective est présente dans le texte du Pacte, avec la paix mondiale comme objectif principal, de même que l’interdiction de la belligérance, le respect du droit international et des intégrités territoriales [3].
A. D. : A quel moment se cristallise la sécurité collective dans son acception actuelle ?
W. L. : Pendant la Seconde Guerre mondiale et en dépit de l’échec de la SDN, l’idée d’instaurer une sécurité collective à travers une organisation reste au cœur des réflexions sur l’après-guerre initiées par le président américain, Franklin Roosevelt, et le premier ministre du Royaume-Uni, Winston Churchill. Notons au passage que l’objectif du président Roosevelt était aussi d’affranchir les États-Unis de ses pulsions isolationnistes dont la non-participation a lourdement affaibli la SDN. Ainsi, la Charte de l’Atlantique (1941) contient d’ores et déjà la terminologie de Nations unies désignant l’alliance des États en guerre contre les puissances de l’Axe. En 1942, vingt-six pays signent une Déclaration des Nations unies, et les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union soviétique jettent les fondements de cette nouvelle architecture.
Plusieurs conférences, d’abord celle de Dumbarton Oaks (octobre 1944) puis celle de Yalta (février 1945), permettent de régler les différends entre les puissances, à savoir : la question du droit de véto conférée à certaines d’entre-elles, celle du nombre de républiques soviétiques siégeant ainsi que le statut des colonies. Rappelons au passage que c’est ce dernier point qui permet à la France de devenir membre permanent du futur Conseil de sécurité. Elle le devient grâce à l’appui de Winston Churchill qui ne souhaitait pas que le Royaume-Uni se retrouve seule puissance coloniale dans un tête-à-tête lancinant avec les États-Unis et l’Union soviétique qui défendaient le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A San Francisco, le 25 avril 1945, 47 États signent la Charte des Nations unies.
Le nouveau système repose sur deux grandes idées : les valeurs partagées par le camp allié qui se trouvent consignées au sein de la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948) et la sécurité collective (SC), puisque la paix est le but premier des Nations unies.
Ainsi, comme l’écrit Serge Sur, la sécurité collective devient « (…) le système officiel de référence de la société internationale sur la base de la Charte des Nations unies. Elle est une vision globale de la sécurité internationale, qui vise à assurer la sécurité pour tous sur la base de l’égalité de chacun en termes de sécurité. [Elle] a été systématiquement pensée et volontairement organisée. Sa conception précède sa mise en œuvre, même si le concept actuel ne s’est dégagé que progressivement à travers plusieurs étapes historiques. [4] »
Traduction concrète de l’un des 14 points de la déclaration du président Woodrow Wilson, la création des Nations Unies sanctionne le passage de l’ordre westphalien au système onusien de sécurité collective. Ainsi, la sécurité devient : « le système officiel de référence de la société internationale sur la base de la Charte des Nations unies. Elle est une vision globale de la sécurité internationale, qui vise à assurer la sécurité pour tous sur la base de l’égalité de chacun en termes de sécurité. La SC a été systématiquement pensée et volontairement organisée. Sa conception précède sa mise en œuvre, même si le concept actuel ne s’est dégagé que progressivement à travers plusieurs étapes historiques. [5] » (Serge Sur)
Certains vont considérer que la sécurité collective dans sa forme actuelle se substitue à l’ordre westphalien. Dans les faits, on va plutôt assister à une hybridation comme en témoignent la persistance d’éléments de continuité.
A. D. : Comment la sécurité collective se traduit-elle dans le système onusien ? Quelles en sont les modalités ? Comment ce système évolue-t-il dans le temps ?
W. L. :
Dans la continuité de l’ordre westphalien, la sécurité collective reconnaît la souveraineté des États comme fondement des relations internationales. La nuance réside dans une renonciation au moins partielle du recours à la force dans le cadre du règlement des différends. Partielle parce que subsiste le droit à la légitime défense (individuelle et collective) à travers l’article 51 de la Charte. Pour Maxime Lefebvre, il s’agit d’abandonner l’idée que la sécurité puisse être le seul fait des moyens de défense individuelle ou collective au profit d’un système global.Si la finalité première des Nations unies qui est de « maintenir la paix et la sécurité internationales » se retrouve logiquement dans l’article 1, le système de sécurité collective se concrétise dans l’article 2, avec notamment le paragraphe 4 qui dispose que les États membres s’abstiennent de recourir à la force. La force des mesures coercitives décidées par le Conseil de sécurité, unique instance décisionnaire en ce domaine, puisent leur force dans le chapitre 7. Ce dernier inclut tout un ensemble de mesures qui vont des sanctions individuelles et collectives aux actions coercitives.
Sans entrer dans le détail des mécanismes qui se sont mis en place sur le fondement de la Charte et avec l’usage, notons d’emblée que la sécurité collective a connu plusieurs moments tributaires des équilibres et des contextes stratégiques. On peut en distinguer trois principaux.
Le premier moment va de la mise en place du système onusien jusqu’à la fin du système bipolaire au début des années 1990. L’équilibre stratégique qui se met en place entre les deux blocs repose alors largement sur une forme de condominium entre les États-Unis et l’Union soviétique et une parité nucléaire entre les deux acteurs. Par une volonté de gagner en autonomie et des marges stratégiques, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité deviennent progressivement des puissances nucléaires autonomes (à l’exception du Royaume Uni qui acquiert clef en main les composantes nucléaires auprès des États-Unis). La mise en place de l’Agence internationale à l’énergie atomique (AIEA, 1956) et du Traité de non-prolifération nucléaire (1968) verrouille les équilibres en limitant ce club des puissances nucléaires au P5 et structure l’équilibre par la terreur que viennent réguler les premiers traités de maîtrise de désarmement SALT 1, 2... D’emblée, dès après la guerre de Corée, première crise majeure opposant les deux blocs en gestation, le Conseil de sécurité se trouve paralysé de façon structurelle au point de n’être devenu qu’une enceinte de discussion entre les puissances. En effet, après avoir pratiqué la politique de la chaise vide - qui a rendu possible la première opération sous l’égide de l’ONU en Corée –, l’URSS revient au sein du Conseil de sécurité. Cela n’empêche pas l’ONU de s’étoffer puisque le mouvement de décolonisation augmente rapidement le nombre d’États-membres jusqu’à atteindre 99 en 1960 (127 en 1970, 154 en 1980…), provoquant la première (et seule) réforme majeure du Conseil de sécurité en 1963, qui a consisté à faire passer le nombre de membres non-permanents de 6 à 10 par un amendement de la Charte via une résolution. L’autre élément majeur d’évolution tient à la composition de cet organe avec l’entrée de la Chine populaire en lieu et place de la Chine nationaliste, évincée par un vote de l’Assemblée générale en 1971.
L’équilibre de la terreur et la volonté des deux superpuissances de réguler le rapport de force met quasiment hors-jeu les Nations unies et la sécurité collective. Cette dernière est au mieux balbutiante, au pire mise entre parenthèses. Hormis l’opération des Nations unies en Corée, rendue possible par la politique de la chaise vide pratiquée un temps par l’Union soviétique, seules des missions d’observation (Inde-Pakistan en 1965, Canal du Suez en 1973…) sont possibles, et certaines l’ont été parce que la résolution 377 de Dean Acheson de 1950 a autorisé l’Assemblée générale à se substituer au Conseil de sécurité en cas de manquement de ce dernier en matière de sécurité collective. Cela a été le cas pour les crises du Liban en 1958, du Congo en 1960 ou du Pakistan orientale de 1971. L’ONU joue un rôle donc somme toute marginal en matière de maintien de la paix.
Il est à noter que faute de volonté politique de la part des États-membres, l’organisation n’a pas créé les état-major et unités militaires prévus par la Charte (article 43 à 47) qui auraient été les éléments indispensables pour que la sécurité collective devienne un concept opérationnel. Les instances, sous les auspices du secrétariat général, ont trouvé des artifices pour permettre à l’organisation d’agir. C’est ainsi que naissent les opérations de maintien de la paix (OMP), rebaptisées dans les années 2000 opérations de paix, appelées à se développer. Elles deviennent rapidement l’expression de l’effectivité de l’action des Nations unies sur le terrain, mais aussi des limites de cette dernière comme on le voit dans les années 1990.
Il faut donc attendre la fin de la Guerre froide, avec l’effondrement de l’URSS, pour que la sécurité collective devienne tangible. L’intervention d’une coalition internationale en 1991 visant la libération du Koweït de l’emprise irakienne en sera l’expression la plus achevée. S’instaure alors une cogestion de la sécurité mondiale, précaire mais bien réelle, entre les États-Unis et les Nations unies, cogestion qui vole en éclat en 2003, avec l’intervention illégale des États-Unis en Irak. Force est de constater que l’action des Nations unies en matière de sécurité collective monte alors en puissance, en témoignent l’accroissement de l’activité du Conseil de sécurité (680 résolutions adoptées pour la période allant de 1945 à 1990, 1500 de 1990 à 2005…) ainsi que du nombre d’opérations déployées de par le monde [6] dont certaines connaîtront des issues tragiques comme en témoignent celles en Somalie, en Bosnie-Herzégovine et au Rwanda. Ces échecs incitent l’ONU à les faire évoluer. En ce sens, le rapport de l’ancien ministre des affaires algériens, Lakhdar Brahimi, sera décisif. Pointant les limites de cet instrument devenu privilégié, les opérations de paix vont devenir multidimensionnelles, et l’ONU va embrasser au mieux les crises dans leur complexité, notamment la sortie de celles-ci. Néanmoins, cette volonté de prendre en charge les différentes dimensions d’une crise – comme la reconstruction de l’État, les processus de transition politique ou les élections - se confondra avec les logiques de « Nation building » promues par les Occidentaux, semant de la confusion et prêtant ainsi le flanc à une critique fondée sur la supposée nature néocolonialiste des OMP.
Notons que si l’ONU est l’incarnation de la sécurité collective « de jure » et en acte, cette architecture est complétée par les différents régimes de non-prolifération et de limitation des armements. Si le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) et la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC) en représentent les instruments les plus achevés, les autres, tel que le régime de non-prolifération contre les armes biologiques ou les dispositifs visant à lutter contre la prolifération des armes légères, progressent peu. De façon générale, ces régimes sont aujourd’hui menacés par la volonté de certains États d’acquérir l’arme nucléaire. De surcroît, leur extension est dépendante de la volonté politique des puissances, aujourd’hui quasi-absentes. Nonobstant, à la fin des années 2000, certains spécialistes estiment que nous ne sommes pas parvenus totalement à la sécurité collective, et que nous évoluons dans un système hybride.
Sur le plan géographique, l’ONU peut s’appuyer sur les organisations régionales et sous-régionales dont les relations sont régulées par le Chapitre 8 de la Charte. Ces dernières peuvent, sur le fondement d’une résolution du Conseil de sécurité, mettre en œuvre des OMP. La Communauté économiques des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) déploie ainsi des casques blancs au Sierra Léone, au Libéria ou en Côte d’Ivoire, l’Union africaine le fait au Darfour (avec le soutien de l’OTAN) puis en Somalie (opération toujours en cours en 2021).
En dépit des difficultés, la sécurité collective a pu donc s’affirmer dans les années 1990 et dans 2000 comme un élément essentiel de régulation des conflits armés. Elle suppose un cadre multilatéral fluide, un intérêt bien compris des puissances au règlement des crises et un respect du droit international. Or, force est de constater que ces trois éléments s’étiolent depuis le début des années 2000. On entre progressivement dans un troisième temps qui est un moment de crise pour les Nations unies.
Si la question du droit d’ingérence semble avoir été réglée au moyen de l’intégration du principe de responsabilité de protéger dans le droit onusien, c’est ce principe, ou du moins, la violation de la résolution 1793 par ses propres promoteurs, qui fait entrer l’ONU dans une crise structurelle, nous y reviendrons. Pour rappel, le principe de responsabilité de protéger qu’on appelle aussi « droit d’intervention humanitaire » avait vocation à résoudre l’épineux problème de l’intervention dans des crises où les crimes de masse sont commis, à l’image du Rwanda ou de la Bosnie-Herzégovine (massacre de Srebrenica, 1995). Ainsi, en 2000, le secrétaire général, Kofi Annan, mandate le gouvernement canadien, dont la politique extérieure est adossée au principe de sécurité humaine, à la tête d’une commission indépendante internationale de l’intervention et de la souveraineté des États. La commission fait évoluer le contenu de la souveraineté en conférant à l’État la responsabilité de protéger les personnes vivant sur son territoire, faisant glisser la souveraineté de contrôle territoriale vers une souveraineté de responsabilité – responsabilité de la sécurité physique, du bien-être économique et social, du respect des droits individuels et des libertés fondamentales incombant à l’État. Le franchissement de seuils en matière de violation devant provoquer l’intervention de la communauté internationale.
Ce principe vient atténuer considérablement la garantie de non-intervention dont bénéficie les États au paragraphe 7 de l’article 2 de la Charte.
Ce principe novateur s’est retrouvé pour la première fois dans la résolution 1674 sur le Darfour ainsi que d’autres, mais c’est la résolution 1973 sur la Libye qui en est la plus emblématique par les conséquences qu’elle engendre, c’est le troisième moment, celui de la crise de la sécurité collective.
A. D. : Pourquoi et comment ce système de sécurité collective s’est-il délité ?
W. L. : Dans les faits, le système de sécurité collective se grippe en 2011 avec l’intervention de la coalition occidentale en Libye qui est l’élément déclencheur de cette crise généralisée que traverse l’ONU. En effet, c’est bien parce qu’en 2011 la coalition internationale, menée par la France et le Royaume-Uni, soutenue par l’OTAN et les États-Unis, viole l’esprit du mandat conféré par la résolution 1973 de l’ONU que le système dysfonctionne gravement. Cette résolution se trouvait justement motivée par le principe de responsabilité de protéger les populations dont l’avenir était prometteur pour peu qu’on en fasse un usage prudent.
C’est à ce moment que l’ONU est entrée dans une crise durable dont elle n’est toujours pas sortie.
Dès le vote de la résolution, la chute du régime de Mouammar Kadhafi a été affichée comme un objectif de l’intervention occidentale par le président Nicolas Sarkozy et le premier ministre britannique David Cameron. Pékin et Moscou, qui s’étaient alors abstenus au moment du vote de la résolution 1973 par le Conseil de sécurité, se sont sentis « ipso facto » trahis. Or, la finalité de cette résolution n’était aucunement la chute du régime libyen, mais l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne afin de protéger les populations civiles et inciter les parties à un processus de sortie de crise [7].
C’est à ce moment que l’ONU est entrée dans une crise durable dont elle n’est toujours pas sortie. En témoigne l’incapacité du Conseil de sécurité à prendre des sanctions à l’encontre du régime syrien de Bachar Al Assad pourtant coupable de crimes contre l’humanité pendant ces dix dernières années. Échaudés par l’expérience libyenne, Moscou et Pékin opposent ou menacent d’opposer un veto dès lors que le principe de responsabilité de protéger fonde une résolution.
Cette situation de blocage est semblable, tout en étant plus complexe, à celle que les institutions onusiennes ont connues durant la Guerre froide. Nous assistons donc à la fin d’un modèle de régulation des conflits dont les Occidentaux, la France au premier chef, ont été à la fois les promoteurs puis, paradoxalement, les fossoyeurs.
Ainsi, il s’agit d’une régression de la sécurité collective dans la mesure où la diplomatie des conférences et des sommets – où les rapports de forces bruts sur le terrain et des intérêts des États priment – a résolument pris le pas sur le droit international et les organisations multilatérales. Si l’ONU continue à jouer un rôle comme enceinte de possible discussions, elle se trouve dans l’incapacité de résoudre un conflit internationalisé comme la Syrie ou la Libye. C’est l’une des marques de cette nouvelle ère, mais pas la seule. A l’aune de ce constat, le système onusien doit être réformé en profondeur dans son fonctionnement, et un élargissement du Conseil de sécurité à de nouveaux membres permanents ne suffira pas.
Cette crise institutionnelle se trouve aggravée par l’évolution de nature et de la mécanique des conflits. Relativement circonscrite, la dimension internationale des conflits s’est indéniablement accrue, faisant écho au concept de « Guerres civiles internationalisées » de Pascal Boniface. Si un conflit a rarement épargné une sous-région, le degré d’internationalisation que connaissent certaines crises est sans précédent depuis la fin de la Guerre froide, et en lien avec la déstructuration que connaît le système de sécurité collective que nous venons d’évoquer. En ce sens, la crise libyenne illustre de façon archétypale cette évolution avec un jeu de vases communicants, puisque cette internationalisation est à double sens. L’immixtion de puissances étrangères favorise et accélère l’exportation du conflit au-delà des frontières. Dans le cas de la Libye, les conséquences géostratégiques ont été directes et immédiates puisque la chute de Mouammar El Kadhafi consécutive à l’intervention occidentale est l’une des causes de la déstabilisation de l’État malien – notamment avec le retour avec armes et bagages des mercenaires touareg employés par le guide libyen – et de toute la bande sahélo-saharienne. L’absence de contrôle territorial par la Jamahiriya libyenne, qui misait sur des logiques d’alliance clanique, a facilité cette dynamique. De même, la Turquie qui soutenait le gouvernement de Fayez El Sarraj, avait transféré en Libye jusqu’à 2000 combattants de l’ex-Armée libre syrienne… Cette circulation ressemble à s’y méprendre à celle des combattants djihadistes d’Afghanistan que l’on a retrouvés dans la guerre civile algérienne puis en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990.
En outre, on assiste à l’affaiblissement de l’autre grande idée sur laquelle s’adosse l’organisation. En effet, les droits humains et les libertés fondamentales (tels que consignés dans la Convention de 1948), expression des valeurs partagées des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, sont aujourd’hui pointés comme trop occidentales alors qu’ils étaient jusqu’alors l’étalon de mesure de la conduite des États. Les guerres conduites par les Occidentaux, les États-Unis au premier chef, au Moyen-Orient et en Afghanistan ont porté un discrédit sur les valeurs véhiculées par l’ONU (affaire Abou Graïb, détentions sans procès, torture, Guantanamo…) et accrédite l’idée que nous assistons à une désoccidentalisation du monde [8].
Il en résulte une incapacité des Nations unies à régler des crises majeures, notamment dès lors qu’une puissance du P5 y est partie directement ou indirectement partie prenante. C’est tout autant le cas de la crise ukrainienne (2013-2014) dans laquelle la Russie a violé les fondements les plus élémentaires du droit international ainsi que l’ensemble des traités touchant à la sécurité collective de l’Europe. Cet affaiblissement du principe de sécurité collective fait dire à des observateurs que, près de trois décennies après la fin de la Guerre froide, la sortie du système bipolaire a échoué.
A. D. : Quel avenir peut-on envisager pour le système onusien ? L’ONU est-elle réformable ?
W. L. : La réforme de l’ONU est un serpent de mer tant les conditions sont drastiques aussi bien sur le plan juridique que politique. Sur le plan juridique, la Charte dispose dans ses articles 108 et 109 qu’une réforme du Conseil de sécurité suppose une majorité des deux tiers des membres de l’Assemblée générale mais également l’assentiment des cinq membres permanents. Comment alors imaginer que les cinq membres permanents renoncent à un affaiblissement de leurs prérogatives ?
Pourtant du point de vue institutionnel, l’ONU a su se mettre au diapason de certaines réalités des relations internationales. En effet, afin de prendre en compte l’augmentation du nombre d’États consécutive aux décolonisations, l’ONU avait accru le nombre de membres non-permanents au sein du Conseil de sécurité (de 6 à 10) afin d’en améliorer la représentativité, et la République de Chine populaire a fini par prendre la place de Taïwan au sein de cette même instance à la suite d’un vote à l’Assemblée générale.
Au-delà, une réforme du Conseil de sécurité présume une atténuation du droit de veto dont disposent les cinq membres permanents (le P5) du Conseil de sécurité ou, à défaut, son extension à de nouveaux membres, ce qui présume d’étendre ce statut de membre permanent afin d’en améliorer la représentativité. Depuis 2005, quatre puissances prétendantes à un statut de membres permanents de ce conseil se sont associées afin de faire bouger les lignes. Il s’agit du Japon, de l’Inde, du Brésil et de l’Allemagne (dit le P4). Constatons d’emblée que l’absence d’une puissance africaine vicie la démarche et vide toute prétention à la représentativité. Au-delà, chacun de ces États trouve des détracteurs au sein de son aire géographique : le Japon et l’Inde suscitent évidemment l’opposition de la Chine, elle-même membre permanent, l’intégration de l’Allemagne ferait de l’Italie la seule grande puissance européenne non membre du Conseil de sécurité, et la candidature du Brésil est challengée par celle de l’Argentine et du Mexique. Reste que pour l’Afrique, plusieurs candidats potentiels sont en lice, à commencer par le Nigéria et l’Égypte. On voit bien que les conditions pour une réforme du Conseil de sécurité qui se trouve être le cœur du système sont loin d’être réunies à ce jour [9].
Toutes les réformes du monde ne résoudront pas l’actuelle absence de volonté politique d’aller vers un système qui contraindrait les grandes puissances à se soumettre au droit international et aux traités.
Sur son fonctionnement et les opérations de paix, les Nations unies ont connu des périodes de doute qu’elles ont su dépasser. Lors de la crise traversée dans les années 1990 consécutive aux échecs en Somalie (1992), au Rwanda (1994) ou en Bosnie-Herzégovine (massacre de Srebrenica en 1995), l’ONU avait su réformer les modalités de ses interventions en impliquant d’autres institutions (celles de Bretton Woods, OCDE, organisations régionales…), en devenant multidimensionnelles (reconstruction, gestion post-conflit) suivant en cela les préconisations du rapport Brahimi (2000). Par ailleurs, la multiplication des résolutions sur des thématiques transversales telles les femmes et la guerre (résolution 1325), l’emploi des enfants dans les conflits armées (Résolution 2068) ou la lutte contre les armes de destruction massive (résolution 1373) permettent d’engager des actions qui à défaut d’être médiatisées ont une effectivité dans les agendas politiques à travers des résolutions dites « normatives » [10].
Reste que toutes les réformes du monde ne résoudront pas l’actuelle absence de volonté politique d’aller vers un système qui contraindrait les grandes puissances à se soumettre au droit international et aux traités. Le retour des États-puissances tel que la Russie, tout comme la parenthèse de la présidence Trump, la rivalité stratégique désormais assumée entre la Chine et les États-Unis ... et au-delà, la reconfiguration des équilibres stratégiques laissent présager une poursuite de l’affaiblissement de la sécurité collective onusienne au point que l’on peut considérer celle-ci comme inopérante à partir du moment qu’une crise atteint un certain degré de gravité (crise ukrainienne, crise syrienne, crise libyenne ou plus classiquement les crises israélo-palestinienne).
Tout comme la crise de la COVID-19 (2019 - ) n’a pas provoqué une rupture laissant espérer une stratégie sanitaire à l’échelle internationale, il n’y a pas lieu de penser qu’à moyen terme la sécurité collective retrouve une centralité comme système du fait de l’exacerbation des rivalités stratégiques. L’histoire des relations internationales montre toutefois que c’est dans les moments les moins favorables et les plus improbables que des ruptures positives peuvent survenir pour peu qu’une prise de conscience collective voie le jour.
Juin 2021-Leday-Dacos/Diploweb.com
Bonus vidéo. R. Perron et A. Le Roy Puissance, guerre et paix : quels rôles pour le multilatéralisme ? 2 décembre 2019
Superbonus : le résumé de la vidéo
[1] Delphine Deschaux-Dutard, Introduction à la sécurité internationale, 2018, PUG, Grenoble.
[2] Maxime Lefevbre, Le jeu du droit et de la puissance, 5ème édition, 2018, Collection Major, PUF, Paris.
[3] « Les hautes parties contractantes,
Considérant que, pour développer la coopération entre les nations et pour leur garantir la paix et la sûreté, il importe
D’accepter certaines obligations de ne pas recourir à la guerre,
D’entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l’honneur,
D’observer rigoureusement les prescriptions du droit international, reconnues désormais comme règle de conduite effective des gouvernements,
De faire régner la justice et de respecter scrupuleusement toutes les obligations des traités dans les rapports mutuels des peuples organisés, Adoptent le présent pacte qui institue la Société des Nations »
[4] Serge Sur, Relations internationales, 2009, 5ème édition, LGDJ, Paris. NDLR : la 7e édition refondue de cet ouvrage de référence est publiée en 2021.
[5] Ibid.
[7] https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/12/06/les-paradoxes-de-l-intervention-militaire-en-libye_1613633_3232.html
[8] Jean-Baptiste Vilmer, « La fin des droits de l’homme », in Etudes (mars 2015).
[10] Sous la direction d’Alexandra Novosseloff, Le Conseil de sécurité des Nations Unies. Entre impuissance et toute puissance, 2016, CNRS Editions, Paris.
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