De nationalisé hongroise, l’Ambassadeur André Erdős est nommé en 1990 Représentant permanent de la Hongrie auprès des Nations Unies à New York. En 1992 et 1993, il représente son pays au Conseil de Sécurité. Il fait partie d’une délégation du Conseil de Sécurité qui se rend en Bosnie-Herzégovine en 1993.
Au début des années 1990, l’impuissance de l’Europe communautaire face aux guerres balkaniques a été partagée par le Conseil de Sécurité de l’Organisation des Nations Unies. Membre non permanent du Conseil de Sécurité en 1992 et 1993, la Hongrie a pourtant tenté d’attirer l’attention des membres permanents sur les risques de génocide et l’urgence d’une intervention. L’Ambassadeur André Erdős a rédigé en français le récit inédit de cette expérience pour les lecteurs du Diploweb.com.
Ce texte a non seulement valeur de source de première main pour la connaissance des évènements considérés mais il peut nourrir la réflexion pour bien d’autres crises internationales, notamment dans le monde arabe courant 2011.
APRES son admission à l’ONU en 1955, la Hongrie a été élue pour la première fois comme membre non-permanent du Conseil de sécurité pendant la période 1968-1969. L’époque était celle de la confrontation Est-Ouest et, plus particulièrement, de l’intervention militaire des pays du Traité de Varsovie en Tchécoslovaquie. Il a fallu attendre un quart de siècle pour que mon pays, la Hongrie, se retrouve à nouveau parmi les membres élus au Conseil de sécurité pour un mandat de deux ans, en 1992-1993. Or, – mis à part les cinq membres permanents qui y siègent depuis toujours – faire partie de cet organe de première importance de l’organisation mondiale représente pour les Etats membres une occasion particulière et peu habituelle. J’ai eu le privilège d’y représenter la Hongrie pendant cette période extraordinaire et agitée du début des années 1990. Mon pays a dû faire face à un défi unique : après la disparition du monde bipolaire, il était subitement dans la "salle des opérations d’urgence” de l’organisation mondiale, et cela sur une scène internationale méconnaissable par rapport aux conditions mondiales précédentes. Une scène instable et en plein changement qui a enseveli sous les décombres de l’Histoire les paramètres familiers qui nous avaient accompagnés jusqu’alors. De surcroit, la Hongrie a été, pendant cette même période de 1992-93, littéralement terrassée par un conflit dont l’émergence et la gestion malheureuse par l’ONU l’ont profondément affectée. Ce sentiment amer a été renforcé par le fait que, pour des raisons géographiques, historiques et politiques, les Magyars connaissaient bien les circonstances et les conditions particulières à la Yougoslavie. Or, être familier avec la donne géopolitique de ce pays n’était pas caractéristique, c’est le moins qu’on puisse dire, des autres membres, permanents et non-permanents confondus, du Conseil de sécurité de cette période. A une seule exception près : pendant la première année de notre présence au Conseil, parmi les non-permanents figurait aussi l’Autriche que l’histoire des siècles précédents avait également poussée, souvent main dans la main avec la Hongrie, dans la direction des Balkans.
Tout au long des discussions au Conseil de sécurité relatives à la crise dans une Yougoslavie s’effondrant dans le feu et dans le sang, la délégation hongroise s’était efforcée lors des consultations officieuses à huis-clos de critiquer, s’il le fallait, les affirmations et prises de position exprimées essentiellement par des membres permanents et de corriger ou compléter les formules employées dans les projets de résolution et déclarations présidentielles. En fait, les Hongrois étaient devenus les témoins et les acteurs d’un conflit sanglant dans leur voisinage immédiat, d’un enchaînement d’événements sans précédent, unique dans l’histoire de la diplomatie hongroise des dernières décennies. La Hongrie, en sa qualité de membre du Conseil de sécurité, mais aussi comme pays voisin, s’est vue confrontée à un drame humain, sécuritaire, politique et économique qui n’aurait pas pu être plus près de ses propres frontières.
Le conflit yougoslave a fini par dominer les travaux du Conseil. A la suite des changements qui s’étaient opérés dans le monde, le nombre de consultations officieuses - où les véritables discussions ont lieu et auxquelles ne participent que les membres du Conseil - qui auparavant s’élevaient à une cinquantaine par an, a atteint les 1 200 réunions annuelles. Derrière ce chiffre se cachait l’enfer engloutissant l’ancienne fédération yougoslave. Il aurait été impensable que les diplomates hongrois restent silencieux et ne s’expriment pas lors des débats relatifs à cette question. On n’aurait pu imaginer scénario plus absurde, plus grotesque et entamant sérieusement l’image du pays, que celui d’une Hongrie élue, fait rarissime, au Conseil, se trouvant ainsi à la première ligne diplomatique des actions politiques et militaires
à mener et qui se serait tue dans cette affaire qui la concernait au plus haut point.
Faisant bon usage des implications de la nouvelle donne internationale à la suite des tremblements de terre géopolitiques de la fin des années 1980 et utilisant le moment exceptionnel de ne plus appartenir à l’Est et de ne pas encore faire partie de l’Ouest, la diplomatie hongroise s’est bien débrouillée. Bénéficiant d’un degré élevé d’autonomie, elle a su, dans cette question délicate et épineuse du conflit yougoslave, se manifester et se faire entendre au sein du Conseil. En participant au processus de prise de décisions internes du Conseil, elle pouvait suivre et observer aux premières loges, minute par minute, la manière dont le monde, et notamment la communauté atlantique et l’Europe s’efforçaient de gérer un foyer de crise comme celui de la Yougoslavie. Il faut dire qu’il était étonnant et extrêmement frustrant pour nous d’être confrontés jour après jour à l’impuissance et au manque de volonté politique d’agir au bon moment qui allaient caractériser le comportement de la communauté internationale, et plus particulièrement du monde euro-atlantique, tout au long de cette crise. Les pays et groupes de pays influents ont tous pris comme point de départ la thèse selon laquelle cette crise ne mettait pas en danger leurs intérêts stratégiques fondamentaux. En plus, ils se sont attelés à traiter ce conflit avec une absence considérable de connaissances indispensables pour la compréhension de la région. Ainsi, lors des débats, il s’est avéré, par exemple, que l’ambassadeur au Conseil d’un pays occidental, membre permanent – faisant écho aux thèses propagées par Belgrade – croyait que la Bosnie était en fait une invention titiste (sic !)…Dans le même ordre d’idées, un magazine américain bien connu, en publiant en 2000 une chronologie des événements majeurs du XXème siècle, indiquait à l’année 1914 l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc yougoslave (sic !) Ferdinand (sic !)… Plus tard, ces mêmes pays et groupes de pays ont cherché à éviter la „confrontation” et les „dangers” éventuels découlant d’actions militaires résolues.
Déjà le 20 septembre 1991, avant son entrée au Conseil de sécurité, la Hongrie avait envoyé au président du Conseil une lettre /S/23057/ demandant une réunion urgente du Conseil „en vue de la détérioration de la situation” en Yougoslavie. Au début de notre participation aux travaux du Conseil, au cours des premiers mois de 1992, cet organe se préoccupait avant tout de la situation en Croatie. Les incertitudes et les égarements apparaissant dans certaines interventions au Conseil présageaient mal d’un traitement convenable dans les années à venir de la crise dans son ensemble. Nous avons pu constater, déjà à ce stade du conflit, que des responsables politiques issus des générations plus anciennes – peut-être en raison des réminiscences toujours vives de l’histoire de la dernière guerre mondiale ou encore sous l’effet d’une propagande venant du clan de S. Milosevic – considéraient les Serbes ipso facto comme des combattants de la liberté, tandis que les Croates étaient bizarrement perçus comme des collaborateurs oustachis. Entre temps, le danger de voir s’étendre les troubles en Croatie, avec toutes leurs implications à la Bosnie voisine, se dessinait à l’horizon, ce dont les Hongrois et les Autrichiens ont fait état lors des consultations officieuses du Conseil, tout en exprimant leur grande préoccupation. Après le référendum sur l’indépendance organisé en mars1992 en Bosnie-Herzégovine, certains membres de cet organe n’ont pas su prendre la mesure, nous semblait-il, de la menace qui guettait ce pays en raison de ses particularités ethniques, religieuses et culturelles. Dès le 6 février 1992, la Hongrie évoque „la possibilité du déploiement du personnel onusien dans des parties de la Yougoslavie autres que les régions croates”, et déclare le 9 avril 1992 que les événements en Bosnie-Herzégovine „n’ont fait que rendre cette demande [celle de Sarajevo concernant l’envoi de casques bleus] encore plus justifiée”. Notons qu’il n’y avait que trois pays membres du Conseil – l’Autriche, la France et la Hongrie – qui, au début de 1992, étaient en faveur de l’envoi des troupes onusiennes ailleurs qu’en Croatie. Il est intéressant de noter aussi que les membres non-alignés du Conseil qui sont devenus plus tard les critiques les plus rigoureux du régime de Belgrade et les défenseurs les plus acharnés du gouvernement de Sarajevo, rechignaient à dépêcher des forces de maintien de la paix dans une Yougoslavie en train de s’effondrer sans l’autorisation du gouvernement fédéral yougoslave déjà tronqué. Ils vacillaient aussi à inclure, dans les résolutions relatives du Conseil, une référence au Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, comportant des mesures contraignantes. Plus tard, ce sont essentiellement la Chine et le Zimbabwe qui se sont distingués parmi les membres du Conseil de sécurité par leurs votes s’écartant de la position de la majorité.
Toujours en avril 1992, nous avons déclaré, au cours d’une discussion informelle du Conseil, qu’en Bosnie „nous sommes tous témoins d’une conquête territoriale non déguisée dont le but est de rassembler par la force en un Etat-nation tous les membres d’un même groupe ethnique”. Nous avons ajouté que „si tout le monde suivait cette logique, toute l’Europe centrale et orientale deviendrait assez vite la scène d’une nouvelle apocalypse”. Nous avons donc appelé à ne pas retarder le déploiement des casques bleus en Bosnie. Lorsque, au cours d’une discussion informelle du Conseil sur une déclaration présidentielle, les délégations autrichienne et hongroise avaient proposé d’y insérer une référence à la nécessité du respect de l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine, cette idée a provoqué un véritable débat parmi les membres du Conseil. La Chine et l’Inde y étaient farouchement opposées, mais il y a eu d’autres délégations aussi qui voulaient supprimer du projet de texte les phrases évoquant l’indépendance de la Bosnie. Finalement, la déclaration du président du Conseil du 24 avril 1992 /S/23842/ a appelé à la cessation sans tarder de l’intervention étrangère dans les affaires intérieures de la Bosnie-Herzégovine. Le même jour, la Hongrie et l’Autriche ont envoyé une lettre au président du Conseil de sécurité /S/23840/ qui contenait une déclaration commune des deux pays, ainsi que de la Croatie et de la Slovénie, exhortant le Conseil à „prendre des actions appropriées” en Bosnie-Herzégovine. Le 26 avril 1992, la Hongrie a transmis au président du Conseil une lettre sur le même sujet /S/23845/.
Durant l’été 1992, la situation continuait à s’aggraver en Bosnie, les combats devenant de plus en plus acharnés Le 8 juin 1992, lors d’une séance officielle, nous avons rappelé „les dangers non pas imaginaires, mais très concrets” qui y guettaient „la cohabitation pacifique des peuples et des minorités nationales”. Nous avons souligné que, face „à la passivité et à l’inaction”, la seule alternative était une opération de maintien de la paix efficace. Pourtant, le Conseil continuait à produire inlassablement des déclarations présidentielles exprimant son „inquiétude” concernant la situation en Bosnie. Cela a fini par amener les casques-bleus envoyés sur place à se protéger et à se tenir à l’écart des violences au lieu d’offrir une protection à la population civile et à s’interposer pour arrêter les violations graves des droits de l’homme. L’attitude d’une sorte de „neutralité” reflétant la vision selon laquelle „toutes les parties sont responsables de la situation” était devenue de plus en plus caractéristique de l’approche générale du Conseil pour la période qui allait suivre. [1]
La Hongrie a également dû faire face, dans le contexte de la crise yougoslave, à un problème particulier qui l’a lourdement affectée en raison de sa proximité géographique : le blocus économique contre Belgrade mis en place puis étendu en 1992 par les résolutions 757 du 30 mai (co-parrainée par Budapest) et 787 du 16 novembre du Conseil. Le comité spécial du Conseil de sécurité chargé de vérifier l’application du régime des sanctions avait noté lui-même en décembre 1992 que le blocus avait des répercussions sérieuses sur les économies des pays frontaliers de l’ex- Yougoslavie. Dans une communication adressée en février 1993 aux ambassadeurs des Etats-Unis, de Grande Bretagne et de France, la partie hongroise a exprimé sa conviction que si ces mesures n’étaient pas accompagnées d’autres moyens contraignants, elles ne seraient pas suffisantes pour changer la politique serbe et pour faire respecter par Belgrade les résolutions du Conseil de sécurité en la matière.
La pression sur le Conseil à prendre des mesures plus efficaces ne cessait de s’accentuer. Lors des consultations officieuses le 16 juin, la Hongrie a déclaré que „il n’est pas inutile de rappeler que les évolutions actuelles en Bosnie-Herzégovine sont le résultat d’une certaine politique qui a mis à feu et à sang le pays s’étendant des Alpes jusqu’au lac d’Ohride, politique qui a réussi, magistralement d’ailleurs, à dépecer la fédération" yougoslave „et qui a mis en marche la machine infernale des pires passions chauvines d’un nationalisme à outrance”. Nous avons ajouté que „cette contagion extrêmement dangereuse représente une menace non seulement pour les peuples de l’ex-Yougoslavie, mais aussi … pour toutes les nations de l’Europe centrale et orientale… Ce sont les plaies psychologiques qui seront … les plus difficiles à guérir et à oublier”, avons-nous ajouté, en exprimant l’opinion qu’il importait de „combattre partout avec la plus grande vigueur ce venin répandu par des nationalistes de tous bords”.
Au cours de l’été 1992, nous avons maintenu cette ligne de conduite mais les propos prononcés par les représentants du Vénézuela, de l’Autriche, de la Hongrie, du Cap Vert et d’autres membres du Conseil n’ont pas eu l’effet escompté et des mesures effectives n’ont pas été prises pour endiguer et arrêter le conflit, malgré le déploiement des forces de la FORPRONU intervenu entre temps en Bosnie. Le 13 août plusieurs pays islamiques ont fait savoir, dans une lettre envoyée au président du Conseil, leur position en faveur de l’exonération de la Bosnie de l’embargo sur les armes introduit en 1991 pour toute l’ex-Yougoslavie. Le 22 septembre 1992, dans un discours prononcé devant l’Assemblée générale de l’ONU, nous avons rappelé que „nombre de résolutions du Conseil de sécurité reflètent le point de vue que la responsabilité première dans les événements sanglants qui ravagent l’ex-Yougoslavie depuis un an et demi revient incontestablement aux autorités de Belgrade” et qu’il est difficile d’échapper aux sentiments d’amertume, de frustration et de déception devant les atrocités et les destructions perpétrées. Et d’ajouter que nous étions du côté de ceux dans l’ex-Yougoslavie, dont la Serbie, „qui ne ménagent pas leurs efforts afin que les forces obscures de la haine, de l’exclusion et du nettoyage ethnique soient éliminées”. Le 6 octobre la Hongrie est parmi les co-auteurs de la résolution 780 du Conseil de sécurité relative aux violations graves de la loi humanitaire en Bosnie. Notons que le 12 octobre le Groupe de contact de l’Organisation de la Conférence Islamique, dans une lettre au président du Conseil /S/24678/, exige de nouveau la levée pour la Bosnie de l’embargo sur les armes.
Le 16 novembre 1992, lors d’une séance officielle du Conseil, nous avons dit que „la façon dont les organisations internationales réagissent à ce foyer de crise revêt de plus en plus le caractère d’un précédent crucial ” susceptible „ d’envoyer un message plus qu’ambigüe et lourd de conséquences aux fauteurs de troubles à travers le monde … Un bon nombre de résolutions importantes du Conseil n’en est pas moins resté lettre morte… Dans une région comme celle de l’Europe centrale et de l’Est, c’est la manifestation d’une ignorance inouïe ou bien la preuve d’une irresponsabilité criminelle que de vouloir poursuivre l’objectif de créer par la force des territoires ethniquement purs”. Lors d’un débat à l’Assemblée générale le 14 décembre 1992, nous avons déclaré que „la tragédie de la Bosnie-Herzégovine est une tâche sur l’honneur de l’Europe et du monde entier”.
Le 18 décembre 1992, l’Assemblée générale a adopté la résolution A/RES/47/121 invitant le Conseil de sécurité à considérer la levée pour la Bosnie-Herzégovine de l’embargo sur les armes qu’il avait décrété dans sa résolution 713 du 25 septembre 1991 sur l’ensemble de la Yougoslavie, considération qui devait avoir lieu jusqu’au 15 janvier 1993. En fait, le gouvernement de Sarajevo devait faire face à des attaques de plus en plus virulentes de la part de groupes armés serbes ou croates bénéficiant des complicités transfrontières. L’objectif de la levée de l’embargo était de permettre au gouvernement de la Bosnie-Herzégovine de se prévaloir du droit à l’autodéfense inscrit dans la Charte de l’ONU. La Hongrie, se trouvant dans une situation géopolitique délicate face à ce conflit faisant rage le long de ses frontières sud, s’est décidée de voter en faveur de cette résolution. Cependant, le Conseil – en raison de l’opposition de certains de ses membres permanents – n’a pas donné suite à cette prise de position de l’Assemblée générale, celle-ci n’ayant qu’un caractère de recommandation.
Au début de l’année 1993, la situation prévalant au Conseil ne donnait toujours pas de signe d’un quelconque changement d’attitude. Les mauvaises approches, la crainte de prendre des risques, les mandats défaillants, les occasions manquées, les différents plans de paix échoués ont accompagné le quotidien du Conseil pendant cette période. Nous, Hongrois, nous attendions en vain une attitude „salutaire” venant particulièrement de la part de ceux qui, à notre avis, auraient pu faire quelque chose de tangible pour changer la donne sur le terrain. Et, évidemment, ce n’est pas à nos collègues du Cap Vert ou de Djibouti, présents à nos côtés autour de la table du Conseil, que nous pensions… Lors d’une conversation en tête à tête avec un de mes collègues représentant un membre permanent occidental, je lui ai fait remarquer que, le hasard ayant voulu que la Hongrie soit présente au Conseil et qu’elle avait probablement plus d’expériences directes concernant la Yougoslavie que la plupart des autres membres qui y siégeaient, pourquoi nos amis occidentaux, les pays membres de l’OTAN et de l’Union européenne présents au Conseil, ne nous consultaient pas avant de prendre des initiatives dans ce domaine ? En raison de nos liens historiques et de notre proximité géographique, nos connaissances pourraient contribuer à bien orienter les idées et propositions occidentales. Hélas ! Nous étions obligés de constater que l’Ouest ne savait que faire de ses „nouveaux amis”. D’autant plus que, dans la gestion de la crise yougoslave, une concordance d’idées quant à la ligne à suivre faisait parfois défaut même parmi les trois membres permanents occidentaux du Conseil.
Il était plus qu’évident que la méthode américaine consistant à faire larguer la nuit, par des avions de transport survolant la Bosnie meurtrie, des vivres et des couvertures à l’intention de la population civile - au lieu d’envoyer sur place des casques bleus américains, aux côtés des forces de maintien de la paix qui s’y trouvaient déjà en bon nombre - était peu adaptée, c’est le moins qu’on puisse dire, à traiter, voire à résoudre une telle crise. Quand, malgré les avertissements du Conseil qui – dans une déclaration présidentielle proposée par les délégations du Vénézuela et de la Hongrie - avait exigé fin février 1993 l’arrêt des attaques contre Cerska par des groupes armés serbes, cette ville était tombée le 3 mars 1993, un nouveau projet de déclaration présidentielle soumis le même jour par la délégation des Etats-Unis, avec l’appui britannique, français et russe /S/25361/, ne contenait même pas une référence à la prise de la ville par les forces serbes et se contentait d’appeler toutes les parties à cesser immédiatement leurs activités militaires dans toute la Bosnie-Herzégovine. Lors des débats sur ce projet, la Hongrie a fait noter que le document en question parlait de tout sauf des circonstances qui avaient provoqué la présentation même du texte. Ce qui y manque, avons-nous souligné, c’est précisément ce qui s’était passé en Bosnie orientale : la chute de la ville et l’activité des forces serbes paramilitaires qui étaient à l’origine de la prise de Cerska. Dans notre intervention, nous avons mis en exergue qu’il y avait un fossé de plus en plus profond qui se creusait entre les exigences de la situation du moment et les mesures que nous aurions du prendre plus tôt. Dans son reportage sur ce sujet, le journal Le Monde notait, entre autres, que les discours des représentants de la Hongrie et du Vénézuela ont mis les membres permanents du Conseil dans l’embarras, lesquels ont accepté d’apporter une modification substantielle à leur texte.
Au moment du renforcement des sanctions aériennes au-dessus de la Bosnie-Herzégovine à la suite d’attaques contre plusieurs localités de Bosnie, nous avons également tenu à déclarer, lors d’une séance officielle du Conseil le 31 mars 1993, que „ce n’est pas la communauté serbe en tant que telle, mais une pratique politique nocive sans précédent, une contagion politique extrêmement dangereuse et ceux qui en sont les responsables que le monde souhaite voir punis”.
La résolution 820 du Conseil en date du 17 avril 1993 a décrêté, entre autres, l’arrêt total de la circulation fluviale de transit sur le tronçon yougoslave du Danube, sauf autorisation, délivrée au cas par cas, par le comité spécial des sanctions du Conseil. Inutile de dire que cette décision n’a fait qu’aggraver encore davantage la situation économique et commerciale de la Hongrie voisine, mais nous avons voté en sa faveur. Dans un discours lors d’une réunion officielle du Conseil le même jour, la Hongrie a, une fois de plus, répété que „la communauté internationale n’a pas su prendre la véritable mesure des processus en cours dans l’ex-Yougoslavie, elle a manqué plusieurs occasions uniques et précieuses de se mobiliser dès le début, avant que le carnage n’entame sa spirale infernale”. La manière dont notre monde avait réagi à la crise yougoslave ne fera pas partie „des pages brillantes de l’histoire contemporaine, mais de celles du deuil, de la destruction, de la complaisance et de l’impuissance”.
Le nom de Srebrenica a fait, non sans raison, le tour du monde. En avril 1993, la situation autour de cette ville de la Bosnie orientale était devenue intenable. Des discussions passionnées ont eu lieu au Conseil à huis-clos concernant les mesures à prendre face aux attaques répétées des éléments armés serbes contre Srebrenica. Illustration des différences dans le jugement des uns et des autres : tandis que du côté français on estimait que la situation a revêtu des dimensions tragiques, les Russes déclaraient qu’il n’y avait aucun développement dramatique sur place qui exigerait la hâte du Conseil. Du côté hongrois, nous avons exprimé notre sentiment que les discussions au sein du Conseil étaient depuis fort longtemps caractérisées par la lenteur et les hésitations permanentes. Suite à ces discussions, la résolution 819 du Conseil adoptée le 16 avril 1993 a créé une mission d’établissement des faits sous la conduite du Vénézuela et composée des représentants de la France, de la Hongrie, de la Nouvelle-Zélande, du Pakistan et de la Russie. Elle s’était rendue dans la région du 22 à 27 avril 1993 et avait eu des entretiens sur place avec les présidents Tudjman et Izetbegovic de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine, respectivement, ainsi qu’avec Boban, le chef des Croates, et Karadzic, le chef des Serbes de Bosnie. Ce voyage réservait des expériences dramatiques : le spectacle de maisons détruites, de corps carbonisés gisant par terre, de lieux religieux délibérément dynamités et, enfin, ce vol en hélicoptère à Srebrenica déjà encerclée et harcelée par les forces serbes, dont la population, en raison de l’afflux de réfugiés, a grimpé de 10 000 résidents en temps ordinaire à 70 000 personnes ! La délégation du Conseil a vu sur place les centres d’accueil de fortune pour les personnes déplacées venues des alentours, les conditions de vie misérables des familles entassées dans des salles de classe d’une école, des malades qui attendaient en vain des médecins et des médicaments. J’ai ressenti profondément cet effrayant contraste entre la splendeur du printemps d’avril et le spectacle de chars et de canons dissimulés entre les arbres sur les hauteurs entourant la ville.
En rentrant de Srebrenica, nous avons dû faire escale – comme à l’aller - une nouvelle fois à Zvornik pour un „contrôle de routine” où les militaires serbes nous ont pratiquement pris en otage pour une bonne demi-heure jusqu’à l’arrivée de Srebrenica d’un autre hélicoptère avec, à son bord, des officiers serbes. On a eu beau expliquer au personnel sur place qu’il s’agissait d’une délégation d’ambassadeurs du Conseil de Sécurité, cela ne les a pas intéressés… Plus tard, lors de notre déplacement en Bosnie, près de Kobiljaca, le convoi de voitures transportant la délégation du Conseil a été arrêté à un poste de contrôle serbe. En face de nous, dans le sens inverse, était immobilisé un contingent de la FORPRONU composé de véhicules blindés de transport de troupes qui, comme on l’a appris sur place, avait été stoppé par la main levée d’une personne armée, postée au milieu de la route… Les casques bleus nous ont raconté qu’ils étaient bloqués depuis plus de quinze heures, car ils n’avaient pas l’autorisation de la part de l’administration onusienne de se frayer un chemin pour contourner les cinq militaires serbes et leur chars qui s’y trouvaient… Et lorsque le commandant des Serbes a aperçu un appareil photo dans les mains du chef de la délégation, l’ambassadeur du Vénézuela, il a bloqué les voitures de la délégation et a voulu faire sortir l’ambassadeur de sa voiture par la force en exigeant, sur un ton élevé, la remise de l’appareil. Un „échange de vues” d’une heure et demie s’en était suivi avant que, sous la menace d’un fusil-mitrailleur pointée sur nous pendant toute cette tractation, on nous laisse partir.
De retour à New York, la délégation a présenté le 6 mai 1993 son rapport au Conseil /S/25700/ caractérisant les conditions à Srebrenica comme „un processus de génocide au ralenti”. Mais les hésitations ont continué. Le comportement impitoyable des forces assiégeant Srebrenica et d’autres villes de la Bosnie, un Conseil de sécurité se transformant progressivement en un tigre de papier et le fait que la FORPRONU n’ait pas reçu les moyens militaires et un mandat adéquat nécessaires à l’établissement d’une véritable zone de sécurité autour de Srebrenica, exigée par la résolution 824 du 6 mai 1993 du Conseil, ont mené, quelques années plus tard, en 1995, à la fin apocalyptique du calvaire de cette malheureuse localité de Bosnie orientale. Le rapport du Secrétaire général sur la tragédie dans l’ex-Yougoslavie, mentionné ci-dessus, pointe avec une franchise brutale, peu commune à l’ONU, les erreurs commises par l’organisation mondiale suite à la mauvaise appréciation de la situation, aux conclusions erronées et aux manquements dans la gestion pratique de la crise. Aujourd’hui, ajoutons-le, le prix et les retombées de cette attitude sont bien connus dont l’aspect le plus inquiétant est d’avoir provoqué sur plusieurs générations des effets psychologiques destructeurs incommensurables. Dans ce rapport, M. Kofi Annan a déclaré que „la tragédie de Srebrenica hantera à jamais notre histoire” et a également remis en question des principes de base qui paraîssaient jusque-là intouchables, lorsqu’il a déclaré qu’il fallait mettre de côté le principe de la souveraineté nationale lorsque ce dernier entravait la mise en oeuvre de l’obligation du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales. Il a également souligné que les préoccupations internationales concernant les droits de l’homme avaient la priorité face au principe de non-intervention.
L’escalade des accrochages armés en Bosnie et les souffrances de la population civile devenant intolérables, le Conseil a décidé, dans sa résolution 836 du 4 juin 1993, d’étendre les zones de sécurité, où s’entassaient les populations bosniaques fuyant les attaques des milices serbes, à d’autres villes et localités de la région. Le délégué hongrois a fait à cette occasion plusieurs observations en séance officielle du Conseil, en exprimant notamment le souhait que „la création des zones de sécurité ne signifie en aucune manière une quelconque reconnaissance et une légitimation des résultats des nettoyages ethniques”. Il a ajouté que „cette résolution ne fournit pas une réponse pleinement convaincante à la question-clé du conflit, celle de l’élimination des conséquences de l’agression qui se poursuit impunément dans ce pays.”. Il a réitéré une nouvelle fois que l’action de la communauté internationale était trop insuffisante et trop tardive, et que „la passivité du Conseil équivaudrait à une complicité avec l’arrogance et l’agression”. Néanmoins, la Hongrie, „bien que tourmentée et angoissée”, a décidé de voter en faveur de cette résolution, car – nous le disions lors d’une autre intervention le 18 juin 1993– nous avons dû nous rendre à l’évidence „que la communauté internationale, dans les circonstances présentes, n’est pas en mesure, n’est pas dans l’état d’esprit de faire davantage”. Les consultations au sein du Conseil et les documents relatifs „nous ont malheureusement convaincus qu’il n’y a simplement pas de perspectives réelles pour la prise de mesures d’envergure plus importantes, plus efficaces et moins contradictoires”.
Vue l’escalade de la violence en Bosnie, les pays non-alignés ont décidé en juin 1993 d’exiger, une fois de plus, que le Conseil de sécurité exempte la Bosnie-Herzégovine de l’embargo sur les armes imposé en 1991 sur toute l’étendue de l’ex-Yougoslavie. A la séance officielle consacrée à ce sujet le 29 juin 1993, la Hongrie a indiqué „qu’il est intenable que l’une des parties au conflit … continue à être alimentée en armes à partir de sources extérieures, tandis qu’une autre partie, le gouvernement du pays qui est la victime de l’agression, soit privée de telles facilités.” La Hongrie n’écartait pas l’option de la levée de l’embargo sur les armes qui frappait le gouvernement de Bosnie. „Toutefois,…dans les conditions présentes …[cette mesure] n’aurait pas un effet nécessairement positif sur les évolutions ultérieures dans ce pays”. L’intervention hongroise mentionnait comme possibles conséquences, entre autres, la recrudescence des offensives militaires, de nouvelles souffrances pour la population civile, la fin des opérations humanitaires internationales et l’échec irréversible des efforts pour une solution négociée du conflit. „Avant de recourir à l’ultime outil … la Hongrie souhaite donner une dernière possibilité aux efforts qui visent à aboutir à une solution …dignes des valeurs de notre civilisation. Ce sont les motivations qui amènent la Hongrie à s’abstenir”, a déclaré son représentant. Le projet a été rejeté lors de sa mise au voix, le Cap-Vert, Djibouti, les Etats-Unis, le Maroc, le Pakistan et le Vénézuela ayant voté en faveur, le Brésil, la Chine, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Hongrie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Russie s’abstenant. Notons qu’il n’y a pas eu de vote contre.
C’est le 20 décembre 1993 que la Hongrie a pris la parole à l’Assemblée générale des Nations Unies pour la dernière fois en tant que membre du Conseil de sécurité. C’était, pour elle, une sorte de bilan de l’expérience des deux années passées au Conseil. Le sujet de la séance étant la situation en Bosnie-Herzégovine, nous avons déclaré qu’„il est pénible de s’y résigner, mais il n’en reste pas moins vrai que la communauté internationale s’était montrée jusqu’à présent incapable de traiter cette crise en fonction de ses véritables dimensions et de la résoudre… Cette constatation s’applique aussi bien aux organisations internationales ou régionales concernées qu’aux Etats individuels qui les composent”. La fourniture d’aide humanitaire n’est qu’ „un traitement de surface et ne saurait en aucune manière se substituer au traitement politique du conflit”. On ne saurait non plus ignorer la distinction entre agresseur et agressé. „Il serait faux de se bercer de l’illusion qu’on puisse contenir les résonnances de ce drame et de les circonscrire et prétendre mettre ainsi à l’abri le reste du monde. Il serait tout aussi erroné de penser pouvoir combattre de cette façon la démagogie à outrance, les nationalismes agressifs, les revanchismes virulents… Les manquements graves de la communauté internationale dans la mise en oeuvre de ses propres décisions et résolutions sont à l’origine de la situation tragique qui prévaut actuellement dans ce pays … Nous estimons cependant à ce stade que notre objectif essentiel doit être l’arrêt immédiat de l’effusion de sang”.
Le carillon de minuit du 31 décembre 1993 signifiait pour la Mission permanente de Hongrie non seulement le début d’une nouvelle année, mais également la fin d’une période épuisante de deux ans, d’un état de combat diplomatique permanent. Tous mes compatriotes à New York qui y avaient participé éprouvaient un sentiment mitigé. D’une part, nous étions conscients qu’une étape unique dans notre vie professionnelle se terminait. D’autre part, nous étions soulagés, car prenait fin pour nous le cauchemar que représentait la gestion tragique et mal comprise de la crise dans l’ex-Yougoslavie. Mais au-delà de ces sentiments, sur le terrain, le drame continuait…
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. Voir un article d’Odile Perrot, "UE-OTAN Balkans occidentaux : la ressource euro-atlantique" publié sur le Diploweb.com le 17 octobre 2012 Voir
[1] Notons que, quelques années plus tard, M. Kofi Annan, devenu Secrétaire général de l’ONU, dans son rapport A/54/549 en date du 15 novembre 1999 sur la crise yougoslave allait sévèrement critiquer la neutralité sans réflexion (”unthinking neutrality”) qui avait caractérisé l’attitude des forces onusiennes de maintien de la paix dans ce conflit.
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