Quels liens entre la guerre russe en Ukraine depuis 2022 et la relance du conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre 2023 ?

Par Guillaume ANCEL, le 23 août 2024  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Guillaume Ancel est un ancien lieutenant-colonel, saint-cyrien, breveté de l’Ecole de Guerre et de l’Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Il a quitté l’armée de terre en 2005 pour rejoindre le monde des entreprises. Il est aussi chroniqueur radio et TV sur les sujets de sécurité et de défense. Il a publié aux Belles Lettres et chez Flammarion des récits particulièrement réalistes, suscitant de nombreux débats. Il est l’auteur du Blog Ne pas subir.

Une sorte de concurrence médiatique s’est établie entre ces deux conflits depuis le 7 octobre 2023, comme si l’opinion publique ne pouvait en suivre qu’un seul à la fois. Comme si l’opinion publique ne pouvait pas comprendre les interactions. Guillaume Ancel se livre à une intéressante réflexion sur les interactions entre deux conflits, leurs différences et leurs possibles points communs. Voilà qui illustre brillamment l’interdépendance des évènements à la surface de la planète.

JE suis souvent tenté d’associer, ou plutôt de relier ces deux conflits bien qu’ils soient séparés par 2 000 km de distance, des acteurs très différents et des contextes sans comparaison. Et pourtant, ces guerres – celle relancée par la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022 et celle déclenchée par le Hamas contre Israël par une attaque terroriste le 7 octobre 2023 – sont reliées par de nombreux points que je vais essayer de tracer, sans prétendre à l’exhaustivité.

Ces conflits en Ukraine et au Proche-Orient, déclenchés par des actes d’agression (invasion russe et attaque terroriste du Hamas) ont un impact direct sur nos sociétés occidentales et tout spécialement européennes. Le premier parce qu’il menace directement et militairement les pays européens, et particulièrement ceux qui se situent au contact de la Russie et d’une Biélorussie vassalisée par V. Poutine. Pas la peine de discuter longtemps avec nos amis finlandais, baltes ou polonais pour observer que cette guerre n’est pas un sujet virtuel mais une menace directe de leur intégrité.

Le second conflit, au Proche-Orient, concerne nos pays européens indirectement et socialement, puisque comme les nord-Américains, nos sociétés intègrent d’importantes communautés juives dont Israël est l’Etat refuge (qu’il leur faut soutenir) ainsi que de vastes communautés musulmanes qui ressentent une forme de solidarité pour les souffrances infligées au peuple palestinien, dont la bande de Gaza est emblématique.

Pour ces deux guerres, nos sociétés occidentales se sentent donc concernées et observent avec attention leur évolution quand pour beaucoup d’autres conflits malheureusement, elles estiment généralement une forme de détachement, probablement parce que « la paix, c’est quand il y a la guerre ailleurs » (Jacques Prévert).

Quels liens entre la guerre russe en Ukraine depuis 2022 et la relance du conflit israélo-palestinien depuis le 7 octobre 2023 ?
Guillaume Ancel
Ancien lieutenant-colonel, saint-cyrien, breveté de l’Ecole de Guerre et de l’Institut royal supérieur de défense de Bruxelles. Auteur de plusieurs ouvrages.
Ancel

Mais, au-delà de leurs impacts sur nos sociétés, ces guerres sont aussi reliées par certains de leurs acteurs. La Russie de Poutine affiche volontiers sa coopération militaire et politique avec l’Iran et la Corée du Nord. Si cette dernière semble « se contenter » de fournir des munitions que la Russie peine à produire pour bombarder massivement l’Ukraine, l’Iran joue elle un rôle de premier plan au Proche-Orient, en particulier par ses liens forts avec les rebelles Houthis au Yémen, plusieurs groupes armés en Irak, sa quasi-mainmise sur la Syrie d’Assad et le contrôle exercé sur le Hezbollah au sud du Liban.

L’Iran fournit par ailleurs des milliers de drones de combat à la Russie et probablement d’autres munitions qui manquent à Poutine pour sa guerre contre l’Ukraine. Il est étonnant d’observer qu’à ce titre, l’Iran n’ait pas fait l’objet de sanctions économiques et technologiques renforcées alors qu’il joue un rôle de premier plan pour le bombardement de cibles civiles en Ukraine. Tandis que les Occidentaux se torturent le cerveau au sujet de l’emploi des armes qu’ils fournissent à l’Ukraine.

Mais tous ces sujets sont connus, bien documentés et n’étonneront personne. Je vais décrire maintenant des événements moins voyants et qui méritent réflexion, en se rappelant que dans la guerre, ce qui est voyant n’est forcément important.

L’attaque terroriste du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 est arrivée à point nommé pour Poutine

A la fin de l’été 2023, la contre-offensive ukrainienne s’échinait à percer les lignes russes avec des moyens importants mais insuffisamment concentrés et combinés. En face, l’armée russe craignait de voir rompre cette digue longue de 1 100 km, trop longue pour être suffisamment puissante, un peu comme le mur de l’Atlantique qui avait été conçu pour ralentir un débarquement allié, pas pour l’empêcher. Une percée dans leurs lignes aurait pu être dévastatrice si elle avait créé un effet de débâcle dans une organisation militaire russe qui repose sur une centralisation rigide et l’absence de prise d’initiative.

Les alliés de l’Ukraine retenaient leur souffle mais commençaient à s’inquiéter… quand le Hamas a déclenché le 7 octobre 2023 son raid ultra violent contre Israël.

Les armées de Poutine jouaient à l’été 2023 une course contre la montre tandis que les Ukrainiens s’acharnaient avec l’énergie du désespoir. Début octobre 2023, deux des trois lignes défensives russes étaient déjà enfoncées dans la région de Zaporijia. Les alliés de l’Ukraine retenaient leur souffle mais commençaient à s’inquiéter… quand le Hamas a déclenché le 7 octobre 2023 son raid ultra violent contre Israël, avec une volonté manifeste de terroriser et de le montrer, provoquant stupeur et consternation de l’Etat hébreu mais aussi de son parrain, les Etats-Unis qui garantissent depuis l’origine la survie de cette nation continuellement menacée.

Théoriquement, les Etats-Unis sont capables de gérer plusieurs conflits en même temps, mais celui d’Israël est prioritaire dans leur esprit et leurs stocks de munitions ne sont pas extensifs à l’infini. Les Américains choisissent immédiatement de donner la priorité à la défense d’Israël et réduisent en proportion leurs livraisons militaires à l’Ukraine. Ces derniers voient tarir une source essentielle d’approvisionnement tandis que les Européens sont incapables de prendre véritablement le relais, faute d’avoir réellement mobilisé leurs puissantes industries. La contre-offensive ukrainienne de 2023 est un échec, pour de multiples raisons, mais cette opération du Hamas contre Israël en a été le coup de grâce, au moment où l’armée russe – qu’on croyait essorée – recevait des centaines de milliers d’obus d’artillerie complaisamment fournis par la Corée du Nord.

Pur hasard que l’action terroriste qui va enflammer tout le Proche-Orient se déclenche au moment où Poutine en a le plus besoin dans son « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine qui n’en finit pas de s’enliser ? Rappelons-nous qu’un an auparavant, Sergueï Lavrov, le fidèle ministre des Affaires étrangères de Poutine, rencontrait les chefs du Hamas. Or, d’après les spécialistes des questions militaires dont je fais parfois partie, il a fallu un an au Hamas pour préparer cette action terrifiante qui n’était pas à sa portée. Les services israéliens ont rapporté que le Hamas avait bénéficié de la formation et des conseils d’instructeurs iraniens (dépêchés sur place à Gaza ?) pour préparer l’opération du 7 octobre 2023, en particulier en termes de neutralisation des systèmes de détection et de coordination israéliens.

Il est très probable que l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 contre Israël ait été préparée avec l’aide de l’Iran et sur l’incitation de la Russie de Poutine pour détourner l’attention des Américains du front ukrainien.

A partir du 7 octobre 2023, l’aide militaire américaine à l’Ukraine se réduit de manière drastique jusqu’au mois de mai 2024 où, en pleine campagne électorale présidentielle, le candidat Donald Trump lève enfin son blocage du Congrès pour des raisons non éclaircies à ce jour. Est-ce que certains services américains l’ont menacé de publier des éléments de preuve sur sa relation plus qu’ambiguë avec V. Poutine ? Trump a-t-il craint d’être tenu responsable d’un échec possible de l’Ukraine dans cette période si sensible de la campagne électorale américaine ?

Koursk, un argument dans la concurrence médiatique entre la guerre qui frappe l’Ukraine et celle que mène Israël ?

En tout état de cause, depuis octobre 2023 avec l’opération « Netanyahou » particulièrement violente contre Gaza et qui menace tout le Proche-Orient, l’Ukraine ne parvient plus réellement à attirer et retenir l’attention des médias et du grand public, même lorsqu’elle reçoit enfin des avions F16. La destinée de la guerre en Ukraine ressemble à la chronique d’un échec annoncé (dans le Donbass)… jusqu’au 6 août 2024, lorsque l’armée ukrainienne lance une opération particulièrement audacieuse d’invasion de la région russe de Koursk. Tout le monde est surpris par son ampleur et sa durée, y compris les décideurs ukrainiens alors que l’attention internationale était monopolisée par le risque de riposte Iranienne contre Israël après l’élimination d’Ismael Haniyeh, le chef du Hamas en visite officielle à Téhéran.

De fait, une sorte de concurrence médiatique s’est établie entre ces deux conflits, comme si l’opinion publique ne pouvait en suivre qu’un seul à la fois. Comme si l’opinion publique ne pouvait pas comprendre les interactions. Pour l’Ukraine, la perte d’attention fait peser un risque existentiel en affaiblissant l’effort consenti par les cinquante nations du « groupe de Ramstein » qui la soutiennent. Pour Israël, l’aide américaine est la condition sine qua non de sa survie, Tsahal ne disposant même pas des stocks de munitions qui lui permettrait de mener un conflit en toute autonomie. Les deux guerres semblent presque en compétition.

Concrètement, les Américains, qui sont déterminants dans l’approvisionnement en armes et surtout en munitions d’Israël comme de l’Ukraine, opèrent des choix drastiques entre ces deux conflits, notamment en fonction de la perception qu’ils ont de leur issue.

Pour Israël, il apparaît de plus en plus urgent de stopper l’offensive Netanyahou contre Gaza dont le bilan est désastreux, avec un accord de cessez-le-feu.

Pour l’Ukraine, les Américains ont désormais conscience qu’aucun des deux belligérants ne peut l’emporter « en l’état ». Les Ukrainiens n’ont pas les moyens de chasser l’armée de Poutine de l’intégralité de leur territoire, tandis que celle-ci ne peut espérer plus que conquérir le Donbass à défaut de soumettre son impétueux voisin. Il leur faut donc aussi trouver une voie de sortie, probablement dans une négociation, à condition que les Ukrainiens n’arrivent pas sans cartes à la table de discussion qui ne serait plus alors qu’une capitulation.

L’offensive commencée le 6 août 2024 dans la région de Koursk constitue donc une étape sur le chemin d’une négociation, ainsi que dans l’élargissement de « la marge de manœuvre » accordée à l’Ukraine. Là où les Israéliens ne semblent soumis à aucune contrainte dans l’utilisation de l’armement américain, y compris contre leurs voisins les plus éloignés (l’Iran à 1 500 km), les Ukrainiens doivent jusqu’ici se restreindre à ne pas attaquer de cibles (même militaires) en territoire russe au-delà de leur périmètre de défense élargi à 30-40 km de la frontière comme dans l’opération contre Koursk.

A ce sujet, il est assez étonnant de constater le « deux poids, deux mesures » qui prévaut pour ces belligérants. L’Ukraine doit se tenir à carreau et éviter tout bombardement intempestif qui ferait des dommages collatéraux importants, tandis qu’Israël – tout du moins leur premier ministre Benyamin Netanyahou – ne semble connaître aucune limite à la dévastation de la bande Gaza qui n’est pourtant pas peuplée que de miliciens du Hamas…

Cette affaire du « deux poids, deux mesures » pollue considérablement la gestion de ces crises, une large partie des pays musulmans qui soutiennent l’Ukraine – comme la Tunisie ou la Turquie – n’admettent pas que Netanyahou puisse ravager la bande de Gaza quand l’Ukraine n’en a pas le droit : un droit qui serait différent selon les environnements et les pays ?

Cette question de l’utilisation de l’armement fourni et de la manière de procéder sépare clairement ces deux guerres puisque les réponses apportées sont diamétralement opposées.

Un dernier point commun entre ces deux guerres est enfin l’importance de l’élection présidentielle américaine, le 5 novembre 2024. Poutine comme Netanyahou misaient gros sur l’élection de Trump et c’est une terrible déconvenue pour ces deux dirigeants – qui entretiennent par ailleurs une relation d’une proximité malvenue – que Joe Biden se soit retiré (par surprise aussi) de la course à la Maison Blanche au profit d’une candidate bien plus jeune et dynamique. Parions qu’elle ne s’en laissera pas compter par ces vieux crocodiles qui se complaisent dans la guerre et qu’elle pèsera efficacement pour leur trouver une issue.

Manuscrit clos le 21 août 2024

Août 2024-Ancel/Diploweb.com


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