Fatima Moussaoui est Docteur en Sécurité Internationale de l’Instituto Universitario General Gutiérrez Mellado à Madrid, doctorante en sécurité et défense affiliée à la Chaire de l’ESDR3C au Conservatoire National des Arts et Métiers et enseignante à Sciences Po Paris et Saint Germain en Laye. Ses recherches portent sur la projection de puissance militaire et d’influence de l’Iran au Proche et Moyen-Orient, la mer Rouge et les pays du golfe Arabo-Persique.
Tel Aviv a bien atteint des objectifs militaires par ses dernières opérations offensives, mais elle n’a pas encore mis fin à l’influence et à l’apport iranien à ses partenaires « proxys ». Ce conflit s’inscrit dans le temps long. Fatima Moussaoui démontre que, vu de Téhéran, le concept de supériorité spirituelle est une clé pour comprendre la guerre iranienne et la stratégie de guérilla dans sa guerre asymétrique. L’inspiration chiite de la stratégie de Téhéran donne la priorité à la « cause » sur « l’objectif », le résultat militaire d’une action est d’importance secondaire par rapport au simple fait de combattre et d’accomplir son devoir, y compris par le martyr.
EN SEPTEMBRE 2024, le mode opératoire israélien a d’abord consisté à cibler plusieurs centaines de bipeurs et de talkies-walkies du commandement et de l’encadrement intermédiaire du Hezbollah. Ces récepteurs rudimentaires datant des années 1990 ont explosé faisant des morts et des dommages importants au sein de la chaîne du commandement du Hezbollah. Ces appareils étaient pourtant censés prémunir les membres du parti et le commandement du Hezbollah contre tout piratage des services secrets israéliens. Cette opération est d’une grande sophistication, le réseau de bipeurs ayant manifestement été piraté à un moment de la chaine logistique. [1] Cette opération est le résultat d’un travail de renseignement de haut niveau, aboutissant à l’élimination du chef historique du Hezbollah Hassan Nasrallah le 27 septembre 2024. « Sayed » Hassan Nasrallah a été pour les uns un leader charismatique, qui a consolidé les rangs du Hezbollah trouvant des alliés au-delà du camp chiite, et pour les autres un chef « terroriste » coriace, honnis de ses adversaires.
Dès que furent publiées les premières nouvelles de l’offensive israélienne ciblant le commandement du Hezbollah, puis l’annonce de l’élimination de son chef historique Hassan Nasrallah, de nombreuses interrogations ont inondés les médias et réseaux sociaux quant à l’avancement spectaculaire de Tsahal dans sa guerre existentielle contre le Hezbollah. Une question récurrente s’impose : Tel Aviv a-t-elle atteint ses objectifs militaires en affaiblissant l’Iran et ses alliés ? A-t-elle mis fin à l’avancée de la projection militaire et à l’influence de l’Iran dans la région du Moyen-Orient et en mer Rouge ?
Pour répondre à ces questions, il est important de rappeler le contexte : comment Tel Aviv a pu d’abord échouer dans ses calculs stratégiques par rapport à ses voisins arabo-musulmans puis obtenir des gains militaires par la suite. En réponse à l’opération offensive Toufan menée par le Hamas le 7 octobre 2023, la contre-offensive du gouvernement Netanyahu dans la bande de Gaza a d’abord semblé dépourvue de toute stratégie militaire et politique. Cette situation a participé à dégrader l’image internationale de l’État hébreu [2]. L’engagement de Tsahal dans la bande de Gaza n’a débouché jusqu’à présent sur aucun cessez-le-feu, ce qui a remué profondément l’opinion internationale, notamment au sein des générations Y et Z : aux Etats-Unis, ces dernières se sont saisi de la question israélo-palestinienne et de la solution politique à deux États [3].
Bien qu’il fût peu probable que Téhéran s’engage dans une contre-offensive pour venger immédiatement l’élimination de ses leaders alliés, elle a fini par céder aux pressions non équivoques de son entourage, notamment celui de « l’Axe de la résistance ». À la suite de la décision du Conseil suprême de sécurité, le Corps des Gardiens de la révolution a riposté à partir de sept villes iraniennes. Il a lancé environs 181 missiles balistiques vers Israël [4]. Il faut rappeler que le positionnement iranien dans sa stratégie militaire asymétrique reste basé sur « la patience stratégique », lui permettant de saisir des opportunités. Selon l’art de la guerre, la surprise dans l’engagement opérationnel, par la déception a plus d’impact que d’engager une contre-offensive.
Téhéran contrairement à Tel Aviv n’a pas réellement montré de sursaut par une riposte en contre-offensive sans stratégie au préalable, à la suite de cette série d’élimination de personnalités de hauts rangs. Ces dernières sont précieuses dans l’avancement de projection de sa puissance dans la région. Que ce soit pour venger Ismaël Haniyeh, le chef politique du Hamas éliminé au cœur de Téhéran ou le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, Téhéran a retenu son souffle mais elle a fini par céder aux pressions de son entourage.
Nous constatons qu’après cette riposte du 1er octobre 2024 nommé « La promesse sincère numéro deux » [5], l’Iran se retrouve ouvertement entraîné malgré lui vers un engagement plus direct dans sa guerre contre l’État Hébreu. Les imamites [6] sont conscients qu’ils peuvent perdre toute la légitimité construite ces dernières décennies auprès de l’opinion arabo-musulmane, s’ils campent sur un mutisme et se contentent de grandes déclarations politiques, sans action militaire. Il est question de leur crédibilité par rapport à leurs partenaires miliciens. Cette crédibilité leur procure la légitimité à se proclamer une puissance régionale.
La posture iranienne répond à la volonté de patience stratégique et de pragmatisme, pour favoriser son avancement géostratégique. Cet avancement s’appuie sur la promotion d’opérations s’inspirant d’une approche en termes de guerre asymétrique. Téhéran emploie ses proxys contre la présence américaine au Moyen-Orient et, cherche à conquérir la sympathie des opinions des sociétés arabo-musulmanes en s’investissant en faveur de la question palestinienne. L’élimination dans sa capitale du chef politique du Hamas, Ismaël Haniyeh constitue une humiliation pour Téhéran qui a montré l’étendue de l’infiltration des services de renseignement israélien dans son appareil sécuritaire. Le coup dur apporté par la suite au commandement du Hezbollah quelques mois après renseigne sur le niveau de la préparation de Tel Aviv, déterminée à faire face à ses fronts libanais et syrien, en s’investissant moins sur le front gazaoui.
En réalité les deux offensives, celle du Hamas du 7 octobre 2023 puis celle de Tsahal du 17 au 18 septembre 2024 passant par l’élimination du chef historique Hassan Nasrallah ont successivement mis en exergue une partie du théâtre de la guerre frontale du terrain moyen-oriental. Téhéran n’a pas activé l’opération Toufan, bien qu’elle ait participé à remettre les combattants du Hamas à niveau et qu’elle les a aidés à s’insérer dans un « Axe de la résistance » prêt à se battre. La temporalité de cette guerre n’est aucunement déclenchée par Téhéran, mais opportunément, elle lui a permis de percevoir le degré de préparation d’un de ses adversaires. Il y a un changement de paradigme de perception du combat et une nouvelle lecture d’engagement opérationnel à saisir.
Le ciblage est une opération décidée par l’échelon politique, il fait suite à l’analyse de toutes les options disponibles et leurs conséquences. Les éliminations d’Ismaël Haniyeh et de Hassan Nasrallah ont montré de la part de Tel Aviv qu’aucune volonté de négociation n’était possible. Les conséquences sur le terrain sont difficiles : que sortira-t-il de l’anéantissement de la structure de commandement du Hezbollah ? Ces actions pourront permettre à Tsahal de redorer son blason auprès de certaines populations dans le cadre de la guerre informationnelle tout autant que cela pourrait avoir l’effet inverse auprès d’autres populations. Tel Aviv peut célébrer le fait d’avoir infiltré à un niveau historique la structure de commandement du Hezbollah tout en faisant éclater sa supériorité technologique.
La radicalisation des postures.
La déception est grande dans les rangs des combattants du Hezbollah : leur doctrine du combat est basée sur celle des imamites iraniens. Il pourrait en résulter la radicalisation des postures, faisant disparaître toute possibilité de négociation et ce d’autant plus que l’intervention israélienne à Gaza a radicalisé les esprits, les rendant prêts à recourir davantage à l’engagement armé de part et d’autre, la violence engendrant la violence. Ces théâtres d’opération constituent des zones qui cristallisent les énergies hostiles à Tel Aviv, les engagements de part et d’autre étant vécus comme une guerre existentielle.
À la suite de l’élimination de Nasrallah, les services du renseignement des Gardiens de la révolution ont affirmé que : « l’Axe de la résistance vengera Nasrallah par la libération de Jérusalem et la destruction de l’entité sioniste » [7]. Ce type de déclaration avait également été identifié à la suite de l’élimination du Général Qassem Soleimani : plusieurs des personnalités politiques et militaires iraniennes avaient alors déclaré qu’elles vengeraient la mort du Général en expulsant les forces armées américaines d’Iraq.
Le fait de parler de libération de Jérusalem, et d’entité sioniste plutôt que de nommer directement Israël est révélateur de la façon d’ont Téhéran perçoit son adversaire, considéré comme secondaire après les Etats-Unis. Dans la perception de Téhéran, sans le soutien des Etats-Unis, Israël ne serait pas aussi audacieux.
Tel Aviv a essuyé une défaite historique, il y a un an avec l’opération offensive Toufan conduite par le Hamas, et a enfoncé le clou de sa défaite, par l’absence de stratégie politique et militaire à gérer l’impact de cette offensive, par l’engagement d’une contre-offensive terrestre et aérienne dans la bande de Gaza suivi d’une guerre informationnelle inédite. En revanche, Tel Aviv a réussi à gagner la bataille sur le front libanais face à son ennemi existentiel le Hezbollah par un travail de longue haleine porté par une stratégie militaire performante. Il est évident que Tsahal a atteint des objectifs militaires matériels importants à l’égard de ses adversaires, le Hezbollah et Téhéran.
Le Hezbollah exerce le Commandement et le contrôle (C2) sur « l’Axe de la résistance », en langage militaire cela représente l’unité du champ opérationnel des divers partenaires proxys de Téhéran. Sa force de structuration et sa doctrine idéologique militaire sont alignées sur celle des imamites iraniens et calquées sur le fonctionnement opérationnel du Corps des Gardiens de la révolution. La décision de détruire cette chaîne structurante du commandement, et d’éliminer le cerveau exécuteur a permis à Israël de marquer un avancement sur le plan de l’engagement, et marque le début d’une nouvelle bataille sur un nouveau front. Enfin, le Hezbollah est affaibli dans sa performance de coordination de plusieurs partenaires proxys sur le terrain, donc, l’unité des fronts est perturbée pour un moment. Cela dit, elle n’est pas complétement anéantie.
Par ailleurs, l’affaiblissement de Téhéran à la suite de cette offensive d’envergure est observé par la réaction de l’opinion de masse et l’incompréhension du positionnement de l’Iran par rapport à ce développement désavantageux pour ses partenaires (proxys). Ce phénomène se trouve amplifié bien entendu par les médias et une volonté de réagir rapidement étant donné le poids du contexte humanitaire aggravé des gazaouis dans la bande de Gaza.
Ce positionnement de Téhéran - éviter d’être embarquée dans une guerre ouverte - est certainement dû à ses expériences du passé comme celle avec l’Iraq dans les années 1980. Cependant, elle est plus armée et expérimentée qu’auparavant, d’où sa patience stratégique. Ses choix d’engagement restent dans l’attente stratégique et, non dans la réaction passionnée. Cette réponse lui fait défaut aujourd’hui, et est incomprise par la masse populaire des communautés arabo-musulmanes. L’objectif de Tel Aviv est donc atteint momentanément sur la perception de la République islamique et sa crédibilité à être aussi fort qu’elle le prétend, à défendre ses partenaires proxys et œuvrer pour la cause palestinienne.
Tel Aviv a donné le ton et a ouvert plusieurs champs de bataille et se prépare en conséquence sur le temps long. Elle est consciente du poids de son adversaire perse. A cet effet, ses prouesses technologiques et les performances d’infiltration sont à prendre avec beaucoup de sérieux sur le plan militaire, mais sa faiblesse reste son positionnement politique en décalage avec l’évolution de la realpolitik dans la région dans laquelle, elle est enracinée. D’où le questionnement est de savoir : la guerre devient-elle un mode de vie dans l’état d’esprit de la population israélienne ?
Ce questionnement est légitime, puisque les engagements entrepris par Tel Aviv bien qu’ils aient affaibli ses adversaires n’ont pas pu les réduire au silence. Les arguments sont nombreux, puisque la République islamique d’Iran a réussi à créer un « deep state » c’est-à-dire, un état profond par la responsabilisation du Hezbollah, qui a dépassé sa mission militaire et s’est imposé comme un parti politique au Liban. Le parti de Dieu a bien entendu redoré son blason avec sa guerre contre Israël en 2006, mais il a eu un revers de la médaille après la guerre en Syrie et son soutien à Bachar al-Assad. Son positionnement au sein du Liban a été affaibli, mais compensé par une ascension certaine. Il a continué son ascension à l’extérieur du Liban, cette fois-ci par la participation à la responsabilisation des autres partenaires dans « l’Axe de la résistance » comme Ansar Allah au Yémen, et « la résistance islamique » en Iraq.
Ce concept de « deep state » prend ses racines dans les objectifs de Téhéran ; c’est-à-dire, l’installation d’une assise populaire permettant de porter la formation des groupes armés (proxys). Certes, cette assise populaire n’a pas forcément les tenants et les aboutissants du « deep state » définit selon la pensée de Fukuyama mais, cette base populaire est la condition sine qua non dans la création milicienne sur le long terme. Cette assise populaire lui permet de continuer à évoluer, voire à dépasser sa fonction première d’un groupe armé pour devenir une organisation plus structurée, un mini-État dans l’Etat.
Cet effort de construire ce « deep state » repose sur une volonté populaire comme Téhéran l’appui avec ce verset « Allah ne change pas l’état d’un peuple tant qu’il n’a pas changé son état d’esprit » [8]. Cette phrase emblématique est au cœur de l’esprit de la révolution iranienne. Le changement du peuple est une condition sine qua non au changement de son état d’esprit ou, en d’autres termes, de sa vision du monde. Il y a certes un retour aux sources islamiques dans le sens où cet héritage est le garant de la justice sociale, qui est une bénédiction divine au-delà de la conception de ce que les hommes peuvent créer. D’ailleurs, lorsque les Iraniens parlent de l’Islam, ils disent « al Haq » en persan, qui signifie « justice » et qui a un double sens en arabe, non seulement de justice mais aussi de « vérité ». Il y a donc une concrétisation de l’influence non seulement par une réponse politique ou religieuse, ou les deux, à une demande populaire, mais il y a aussi une concordance avec une légitimité revendiquée et réalisée par le travail de cette base sociétale de l’imamat.
En outre, le Corps des Gardiens de la révolution islamique s’appuie sur les fondements du pragmatisme rationnel et de la foi dans la lignée du courant chiite avec Wilayat e-Faqih pour mettre en œuvre sa stratégie de guerre asymétrique-irrégulière. A cette fin, la foi chiite se concrétise dans le domaine du combat avec deux conditions sine qua non : perspicacité et patience. Cet engagement guerrier des Gardiens dans la poursuite de cet idéal chiite est prescrit dans un manuel de combat codifié dans « Les Secrets de l’imamat » [9]. Cet enseignement prépare le terrain à une bataille sur le plan psychologique, renforçant la posture physique des Gardiens et donnant un sens à leurs sacrifices. Cette préparation psychologique avec un enseignement spirituel renforce les jeunes soldats dans leur engagement face à l’ennemi. L’idée de la supériorité du croyant sur le non-croyant dans une bataille au sens propre ou figuré domine la philosophie de l’art de la guerre dans l’Islam en général. Cette philosophie codifie et enrichit ce raisonnement et surtout justifie non seulement le choix de l’engagement mais le légitime également pour atteindre des objectifs bien définis.
La mort est considérée comme une délivrance et non une fin en soi.
Cette philosophie se nourrit de l’histoire du sacrifice du petit-fils du prophète « Hussein », tant vénéré par les chiites. Ce choix d’intégrer la dimension spirituelle dans la guerre asymétrique et ses différents moyens de combat n’est pas anodin. Il a déjà été prouvé que cette approche produit des résultats importants, comme ce fut le cas lors de la guerre Iran-Iraq (1980-1988). En effet, lors de la guerre entre Iraniens et Iraquiens, les premières lignes de combat furent ouvertes par le sacrifice guerrier de plusieurs jeunes et moins jeunes Pasdarans sous les drapeaux des martyrs au symbole de la bataille de Karbala. La foi est un élément essentiel pour produire des guerriers infatigables, désireux de retourner à leur Dieu, puisque la mort est considérée comme une délivrance et non une fin en soi. Le concept de mort et la valeur de cette autre vie après la mort sont deux éléments importants sur lesquels les adeptes de l’imamat en général. Le Corps des Gardiens en particulier se concentrent dans leur enseignement de l’art de la guerre inspiré non seulement du Coran mais aussi de la tradition chiite [10] .
La guérilla imamite est composée non pas de guérilleros mais de « soldats », les Gardiens, car ils sont aussi soldats de l’Imam Mahdi, ce qui a un double sens : rationnel et temporel. Ce double engagement est renforcé par l’enseignement coranique et sa dimension chiite. Ce dernier cultive la conviction du sens de la « justice » indispensable pour lutter et de la « patience » comme moyen d’y parvenir. La patience selon l’art coranique est la force extraordinaire de l’endurance, qui resserre la résolution, atténue les difficultés, rapproche les lointains, comble l’espoir et désespère les ennemis, avec elle le nombre de certains se multiplie, et sans elle la multitude s’effondre, comme l’atteste ce verset coranique d’al-Anfal : « S’il y en a vingt parmi vous qui sont patients, ils en vaincront deux cents » [11]. Par ailleurs, la question de l’obéissance totale au Guide suprême est indispensable au succès de la lutte contre l’ennemi. Cet enseignement est étayé par le récit de la perte de la bataille de l’Imam Ali en 657 contre Muawiyah, le premier calife de l’empire omeyyade, car ses soldats n’avaient pas fait preuve de loyauté envers leur chef [12]. Il est important de souligner que le concept de supériorité spirituelle est une clé pour comprendre la guerre iranienne et la stratégie de guérilla dans sa guerre asymétrique, ainsi que les moyens déployés à l’implantation milicienne et les mécanismes engagés à la maintenir sans forcément avoir un contrôle absolu sur cette force en devenir.
Ce principe de guérilla est composé de soldats à un nombre réduit et efficace. Ce modèle capacitaire et humain de combat fait écho à la théorie Downsizing développée par l’auteur Olivier Entraygues dans son ouvrage Regards sur la Guerre : « cette tendance au petit nombre pourrait avoir comme Small number, micro-trends, big impact ! Elle devient une tendance lourde de notre société depuis les chocs pétroliers de 1974 et 1979 et a été renforcée par la suppression de la conscription dans la quasi-totalité des membres de l’OTAN. Il faut diminuer les formats, downsizing, et rendre ainsi plus efficient l’outil militaire. » [13]
Les soldats doivent réagir et être actifs, même s’ils sont conscients qu’ils ne pourront pas atteindre un objectif.
La phrase suivante de l’ayatollah Khomeini apporte un éclairage très important sur le rapport entre la foi religieuse et l’engagement dans la guerre : « Nous sommes obligés de faire notre devoir et non d’atteindre des objectifs » [14]. Il n’y a pas d’objectifs préalables que chacun doit atteindre, mais les soldats doivent réagir et être actifs, même s’ils sont conscients qu’ils ne pourront pas atteindre un objectif. Cette conviction du devoir envers Dieu est accomplie par la volonté de mise en œuvre. En d’autres termes, le résultat militaire d’une action est d’importance secondaire par rapport au simple fait de combattre et d’accomplir son devoir, y compris par le martyr.
Le Corps des Gardiens de la révolution islamique a intégré ce concept dans ses plans opérationnels en donnant aux jeunes Basij idéologiquement engagés un rôle plus important dans la conduite d’attaques en masse. Cette culture du martyr, selon les commandants des Gardiens, est l’arme la plus redoutable de l’Iran, même si elle conduit souvent à des résultats discutables du point de vue des valeurs religieuses et nationales en utilisant des combattants psychologiquement préparés à se battre jusqu’à la mort si nécessaire, et qui ont la capacité morale de persévérer militairement. Ce concept d’inspiration chiite donne la priorité à la « cause » sur « l’objectif ».
Il est également nécessaire de donner un sens à la rationalité pratiquée par le Corps des Gardiens dans son parcours de guerriers spirituels. Ceci est basé sur l’évaluation et la connaissance de l’ennemi ainsi que sur une croyance absolue dans le rôle du destin dans ses choix de combat. La victoire ne peut être obtenue qu’avec ce don de perspicacité par la foi. Cette vision permet aux dirigeants des Gardiens de prendre les bonnes décisions sur le champ de bataille. À cette fin, le Corps des Gardiens travaille par l’intermédiaire du Centre de doctrine militaire de l’imamat pour institutionnaliser « Les Secrets de l’imamat » dans la guerre asymétrique-irrégulière tout en développant le concept de guérilla. A cet effet, ces mêmes directives dans l’art de la guerre imamite sont transmises à ceux du Hezbollah, qui est complétement alignée sur Wilayet e-Faqih contrairement aux autres partenaires proxys, moins marqués par cet enseignement guerrier.
Un autre point important à soulever est l’une des caractéristiques les plus frappantes des alternatives de transfert des stratégies d’exportation de l’imamat par Téhéran dans les pays du Moyen-Orient est le soutien militaire sous la forme d’un transfert de connaissances militaires sans aucune condition préalable. Ce positionnement ne répond à aucune des politiques occidentales dans ses ventes d’armes et dans l’industrie de la défense en général. La nomenclature de défense occidentale répond à une position de domination et à des accords stratégiques liant des pays entre eux sous certaines conditions. Téhéran renverse cette doctrine du commerce des capacités militaires en créant la possibilité d’accès aux armes pour les pauvres. Ce faisant, il bouleverse complètement l’échiquier international et l’équilibre des forces pour introduire une stratégie de guerre asymétrique. Ces armes des pauvres sont limitées, comme les missiles à bas prix, mais elles permettent de faire à moindre coût des dégâts significatifs.
Il faut noter que cette aide à l’apprentissage de la défense en termes de formation, de stratégie opérationnelle de combat et de capacité à produire son propre arsenal, sur le plan psychologique, pour des groupes longtemps délaissés et humiliés, est indéniablement une victoire. Ces mécanismes de positionnement ont été élaborés en Iraq auprès des milices pro-iraniennes, notamment le Front de Mobilisation Populaire. Le cas d’Ansar Allah mérite d’être soulevé et représente un exemple par excellence des capacités d’anticipation de stratégie militaire employées par Téhéran dans la création et le renforcement de son « Axe de la résistance ». L’un des dirigeants du mouvement Ansar Allah s’est exprimé sur la position de l’Arabie saoudite : « L’Arabie saoudite est là depuis 100 ans, mais nous sommes là depuis avant les Romains. Ils ont gaspillé tous leurs trésors pour assassiner quelques pauvres familles dans les montagnes. Par Dieu, dans cent ans, nous serons encore là et ils auront disparu » [15].
De plus, ce choix iranien a favorisé le transfert de connaissances militaires à ses alliés. Ce transfert d’armes est certes dû à la situation économique iranienne et aux sanctions d’embargo qui pèsent sur elle ; mais cette politique est avant tout tirée de la doctrine de l’imamat. L’un des généraux du Corps des Gardiens de la révolution islamique a mis en avant un adage bien connu qui résume le choix stratégique de Téhéran vis-à-vis des minorités en quête de reconnaissance dans leur pays : « Nous n’offrons pas de poisson à nos alliés (proxies), nous leur apprenons à pêcher » [16]. Cette position est très intéressante pour comprendre la politique de l’imamat qui consiste à maintenir l’aide tout en laissant le bénéficiaire libre de ses actes.
Cette vision stratégique en termes de capacité militaire a été le fruit de l’expérience iranienne menée dans sa guerre contre Saddam Hussein entre 1980 et 1988. Effectivement, Téhéran s’est retrouvée seule devant l’armée iraquienne. À la suite de cet isolement, Téhéran s’est engagée dans l’industrie de défense puis a fait bénéficier de son expérience ses différents partenaires miliciens à travers le Moyen-Orient, notamment le Front de Mobilisation Populaire en Iraq.
Cette analyse permet de remettre en question l’hypothèse de Gilles Kepel déclarant sur l’antenne d’Europe 1 : « Ce que fait Netanyahu de manière très systématique est de liquider autant que possible le Hezbollah. C’est en attaquant le Hezbollah, qu’ils affaiblissent l’Iran. » Puis, G. Kepel compare le régime iranien à celui de l’ex-URSS en ajoutant : « Les US n’avaient pas attaqué le territoire soviétique, ils avaient fait en sorte, que l’armée rouge en Afghanistan s’effondre, et quittent Kaboul en février 1989 ; six mois plus tard le mur de Berlin s’effondre ». Certainement le jeu d’échec inventé par les perses se transpose dans leur élan militaire sur la scène internationale. Bien qu’ils soient perçus comme étant passifs et avec aucune force d’élan sur le long terme ; il reste à savoir, que la guerre ne se gagne pas sur le résultat d’une bataille. Tel Aviv a bien atteint ses objectifs militaires par ces dernières opérations offensives, mais elle n’a pas encore mis fin à l’influence et à l’apport iranien à ses partenaires proxys. Le régime imamite iranien est loin d’être une copie du modèle de l’ex-URSS et repose sur un dogme religieux enraciné dans la formation identitaire iranienne et se nourrie de son propre contexte. L’affaiblissement du Hezbollah n’est pas suffisant pour mettre fin à la stratégie de guerre asymétrique engagée par l’Iran dans son proche voisinage et donc loin d’être assez puissant pour faire plier le régime de Téhéran. Le volet politique semble totalement négligé dans la stratégie de l’administration Netanyahu vis-à-vis de ses voisins arabo-musulmans. Et comme l’histoire l’enseigne, une stratégie militaire ne peut pas atteindre ses succès finaux sans des objectifs politiques bien déterminés en accord avec la realpolitik.
Manuscrit clos le 8 octobre 2024
Copyright 10 octobre 2024-Moussaoui/Diploweb.com
[1] Sheera FRANKEL, Ronen BERGMAN,17th Sept. 2024, Israel Planted Explosives in Pagers Sold to Hezbollah, Officials Say, The New York Times.
[2] RTS,11 mars 2024, La guerre à Gaza dégrade l’image d’Israël.
[3] Jordan MUCHNICK & Elaine KARMARCK, NOV 9, 2023, The Generation Gap in Opinions Toward Israel, Brookings.
[4] Interview Olivier Dujardin sur l’évaluation capacitaire de la riposte iranienne du 1er octobre 2024.
[5] La promesse sincère numéro 2 est l’opération de riposte menée par Téhéran en réponse aux offensives israéliennes contre les leaders de son « Axe de la résistance ».
[6] Les imamites sont en grande partie les ultra-conservateurs iraniens dans la lignée de l’Imam Khomeiny.
[7] Al Jazeera en Arabe, 29 septembre 2024.
[8] Coran, Verset 11/Le Tonnerre.
[9] Fatima MOUSSAOUI (2017-2023), Imamate’s Asymmetrical Strategies Influence & the Empowerment of Ansar Allah, IUGM, Madrid.
[10] Fatima MOUSSAOUI (2017-2023), Imamate’s Asymmetrical Strategies Influence & the Empowerment of Ansar Allah, IUGM, Madrid.
[11] Al-Anfal, V. 65, Coran.
[12] Fatima MOUSSAOUI (2017-2023), Imamate’s Asymmetrical Strategies Influence & the Empowerment of Ansar Allah, IUGM, Madrid.
[13] Olivier ENTRAYGUES, (2020) Regards sur la Guerre, Editions Astrée.
[14] Pierre PAHLAVI (2011), Guerre irrégulière et analyse institutionnelle, Le cas de la stratégie asymétrique des Gardiens de la révolution en Iran, Etudes Internationales, Erudit.
[15] Arron MERRAT (2021), How Iran’s Missile Strategy Has Rewritten the Rules of Middle Eastern Wars, Report, New/Lines Magazine.
[16] Fatima MOUSSAOUI (2017-2023), Imamate’s Asymmetrical Strategies Influence & the Empowerment of Ansar Allah, IUGM, Madrid.
SAS Expertise géopolitique - Diploweb, au capital de 3000 euros. Mentions légales.
Directeur des publications, P. Verluise - 1 avenue Lamartine, 94300 Vincennes, France - Présenter le site© Diploweb (sauf mentions contraires) | ISSN 2111-4307 | Déclaration CNIL N°854004 | Droits de reproduction et de diffusion réservés
| Dernière mise à jour le mercredi 18 décembre 2024 |