Maxime Lefebvre, Ancien ambassadeur, professeur de relations internationales à l’ESCP, directeur scientifique du master « International Business & Diplomacy », auteur du Jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales, PUF Major, 6e édition, 2022.
Pierre Verluise, Docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com. Producteur de trois Masterclass sur Udemy : "Les fondamentaux de la puissance" ; "Pourquoi les données numériques sont-elles géopolitiques ?" par Kévin Limonier ; "C’était quoi l’URSS ?" par Jean-Robert Raviot.
Ce texte inédit est né d’une conversation au sujet de la meilleure manière de qualifier la relance de la guerre russe en Ukraine. Avec beaucoup de générosité – de précision et de nuances – Maxime Lefebvre répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com. Une manière convaincante de faire valoir tout l’intérêt de la 6e réédition de son manuel de référence « Jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales », PUF Major. Puisse cet échange – et ce manuel – apporter des clés de compréhension argumentées de ce « retour de la guerre » dans l’Europe géographique, deux décennies après les guerres de l’ex-Yougoslavie. La relance de la guerre russe en Ukraine a déjà des effets structurants, autant en comprendre la nature.
Pierre Verluise (P.V.) : L’agression russe contre l’Ukraine remet en cause le fondement du système de sécurité collective, en particulier le respect de l’intégrité territoriale et des frontières. Est-ce que les frontières de l’Ukraine étaient garanties par la Russie, par les grandes puissances dans le memorandum de Budapest (1994), par la communauté internationale ? Est-ce que des pays, des organisations internationales, ont reconnu la modification des frontières à la suite des événements de 2014 (l’annexion de la Crimée, l’insurrection du Donbass) et de 2022 (l’agression contre l’Ukraine puis les parodies de référendums d’annexion de certaines régions ukrainiennes) ? Que nous dit cette guerre sur l’état du système de sécurité collective ?
Maxime Lefebvre (M. L.) : Les frontières de l’Ukraine sont devenues des frontières internationales au moment de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991. Comme souvent lorsque de nouveaux Etats se créent au cours de processus de décolonisation ou d’éclatement de fédérations, les frontières peuvent être contestées. Dans le cas de l’Ukraine, par exemple, la Crimée est une région sensible parce qu’elle faisait historiquement partie de la Russie (pas depuis toujours, cela date de la fin du XVIII° siècle), parce qu’elle est peuplée majoritairement de Russes, parce que Sébastopol était le port d’attache de la flotte russe de la mer Noire, et parce qu’elle n’a été rattachée au territoire de la république socialiste soviétique d’Ukraine qu’en 1954 par les dirigeants soviétiques d’alors (qui avaient un jeu classique d’interpénétration des frontières et des populations afin de mieux souder l’empire soviétique).
Le principe établi par le droit international lorsque des territoires deviennent indépendants est la règle « uti possidetis », selon l’adage latin « uti possidetis, ita possideatis » (« comme vous possédez, vous posséderez »). Cela veut dire qu’un territoire garde son intégrité, ses frontières, quand il passe d’une entité administrative (un territoire colonial, ou une entité fédérée) à un Etat au sens du droit international. C’est une règle sage qui évite que les indépendances soient accompagnées de conflits frontaliers sans fin. Prenez les guerres de l’ex-Yougoslavie à partir de 1991 : malgré la contestation des nouvelles frontières par les Serbes qui ont pris les armes, les frontières de toutes les républiques ont été confirmées et sont devenues des frontières internationales – à la seule exception du Kosovo, qui était un territoire autonome de la Serbie mais n’était pas une république constitutive de la Yougoslavie, et qui est pourtant devenu officiellement indépendant en 2008.
Dans le cas de l’Ukraine, la reconnaissance des nouvelles frontières avait effectivement, comme vous l’indiquez, une signification particulière du fait du « memorandum de Budapest » de 1994, qui avait été conclu par les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la Russie et l’Ukraine dans le cadre de l’OSCE (la Chine et la France prenant des engagements parallèles). La raison est qu’il fallait donner une forme de garantie à l’Ukraine contre un chantage nucléaire alors qu’on lui demandait d’abandonner les armes nucléaires stationnées depuis l’époque soviétique sur son territoire et d’adhérer au traité de non-prolifération nucléaire (TNP) en tant qu’Etat non doté d’armes nucléaires. Des engagements similaires ont été pris à l’égard de la Biélorussie et du Kazakhstan, où étaient également stationnées des armes nucléaires soviétiques. Le seul pays qui a eu le droit de conserver des armes nucléaires a été la Russie, parce qu’elle a été considérée comme l’Etat continuateur de l’Union soviétique et qu’elle entrait donc dans la catégorie très fermée des puissances nucléaires reconnues par le TNP, celles qui ont fait exploser une arme nucléaire avant 1967.
Il faut se souvenir qu’à l’époque l’enjeu nucléaire était considérable. Il s’agissait à la fois de gérer la dénucléarisation de l’ex-Union soviétique au sortir de la guerre froide, en évitant la prolifération, et de proroger et universaliser le TNP qui venait à expiration en 1995. Aujourd’hui encore, le TNP qui réunit la quasi-totalité des pays de la planète (à l’exception de la Corée du Nord, de l’Inde, du Pakistan, et d’Israël, quatre puissances nucléaires « non officielles ») est une pierre angulaire de la stabilité mondiale : c’est lui qui garantit en droit international, avec une vérification assurée par l’Agence internationale de l’énergie atomique, que, hormis les cinq puissances nucléaires reconnues, tous les pays membres du TNP (dont l’Ukraine) sont des Etats non dotés.
La Russie s’est engagée à respecter l’intégrité territoriale (et donc les frontières) de l’Ukraine sur le fondement du droit international, y compris par la Charte de l’ONU, par le traité bilatéral russo-ukrainien de 1997, par les textes de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) et de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), ou par le memorandum de Budapest. Mais il n’y a jamais eu de « garantie » internationale des frontières. Les garanties de sécurité sont données dans un traité ou par une alliance (par exemple, le traité de Locarno de 1925 garantissait les frontières occidentales de l’Allemagne). Or les textes de l’OSCE sont des engagements fragiles, des textes politiques et non juridiques, ce ne sont pas des traités, et ils se contentent de réaffirmer des principes du droit international (le respect de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, l’inviolabilité des frontières, le non-recours à la force, le règlement pacifique des différends). La Russie a toujours refusé de transformer l’OSCE en organisation internationale, qui aurait supposé une charte fondatrice sous la forme d’un traité. Et les pays parties au memorandum de Budapest, comme les Etats-Unis et le Royaume-Uni, n’ont pris aucun engagement de garantir la sécurité de l’Ukraine. Il aurait mieux valu pour cela que l’Ukraine entre dans l’OTAN, mais cela aurait ouvert un conflit avec Moscou. Une autre option aurait été une neutralité garantie de l’Ukraine, comme cela s’est fait en 1815 avec la Suisse, les puissances reconnaissant et garantissant la neutralité et l’intégrité territoriale de la Suisse. Cependant l’Ukraine n’a pas voulu confirmer une politique de neutralité et les pays occidentaux ont toujours insisté sur le droit de l’Ukraine de se rapprocher de l’UE et de l’OTAN.
Tout cela montre la fragilité du droit international dès lors qu’éclate un conflit. La Russie a argumenté que l’Ukraine représentait une menace pour sa sécurité, et s’est prévalue aussi du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui, en principe, n’ouvre pas un droit à la sécession (sauf dans les cas liés à la décolonisation). Le dossier juridique russe est bien faible, même si la Russie s’est abondamment servie du précédent du Kosovo pour justifier la remise en cause des frontières par la force et rejeter la faute sur les Occidentaux (Poutine avait prévenu en 2006, avant l’indépendance, que le Kosovo serait un précédent pour les conflits gelés de l’ex-URSS).
La réalité, lorsque des frontières sont contestées, est que la question devient politique. C’est le jeu du droit et de la puissance, pour reprendre le titre de mon livre (« Jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales », PUF Major, 6e édition, 2022). Le droit international joue contre la Russie, mais la Russie est en mesure de bloquer le Conseil de sécurité de l’ONU par son droit de veto. La grande majorité des pays du monde ont contourné le blocage du Conseil de sécurité par une résolution votée par l’Assemblée générale qui a « déploré » l’agression russe et réaffirmé le soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Déjà en 2014, après l’annexion de la Crimée par Moscou, l’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU) avait adopté, un peu moins largement (100 voix pour, contre 141 pour la résolution de 2022), une résolution soutenant l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’effet pratique de ces résolutions est cependant limité.
L’intégrité territoriale est un principe sacrosaint auquel les Etats sont attachés, et qui est un principe de stabilité. Même les Etats qui n’ont pas voulu voter la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant la Russie n’en ont pas pour autant reconnu les annexions russes. La Russie aura le plus grand mal à faire admettre un changement de ses frontières par la force. Néanmoins, si l’Ukraine n’était pas en mesure de reconquérir par la force tous les territoires qu’elle a perdus, la situation pourrait se terminer par une forme de conflit gelé, comme il y en a sur de nombreux points frontaliers de la planète, qui sont en fait des points de non droit : au Cachemire, au Sahara occidental, à Chypre, entre les deux Corée, entre Israël et la Palestine ou la Syrie, entre l’Iran et l’Irak, entre le Japon et la Russie (îles Kouriles), dans plusieurs pays de l’ex-URSS (Géorgie et Moldavie par exemple), etc. Même le Kosovo qui a arraché son indépendance avec toute la force du camp occidental n’est reconnu que par un peu plus de cent pays dans le monde et n’est pas membre de l’ONU, et des pays de l’UE (Espagne, Slovaquie, Roumanie, Grèce, Chypre) refusent de le reconnaître par attachement, précisément, à l’intégrité territoriale.
La stratégie « occidentale » se compose de trois volets.
P.V. : Même si le droit international et l’ONU n’ont pu protéger l’intégrité territoriale de l’Ukraine, il y a quand même eu des sanctions qui ont été prises en particulier par les pays dits « occidentaux ». Comment ces sanctions ont-elles été décidées ? Comment l’UE se concerte-t-elle avec les Etats-Unis et le Royaume-Uni ? A quoi servent-elles, ne viennent-elles pas trop tard, sont-elles efficaces ?
M. L. : Les sanctions sont une riposte à la politique de force menée par la Russie et une alternative à l’échec du système onusien. Elles sont aussi une alternative à un engagement militaire direct, qui entraînerait un risque d’escalade militaire, donc nucléaire, entre la Russie et les pays qui soutiennent l’Ukraine. En vérité, la stratégie « occidentale » se compose de trois volets : une aide économique et militaire à l’Ukraine en évitant la cobelligérance (ce qui implique une autolimitation dans la livraison d’armements offensifs, par exemple) ; des sanctions pour frapper l’économie russe et entraver l’effort de guerre russe ; et une stratégie diplomatique pour isoler la Russie, par exemple dans les résolutions votées par l’Assemblée générale de l’ONU ou dans la négociation du communiqué du G20 à Bali en novembre 2022.
Les sanctions ont été préparées et concertées par les pays occidentaux, et en particulier par les Etats-Unis et l’Union européenne. Mais ce sont des sanctions « autonomes », c’est-à-dire unilatérales, chaque partenaire décide et calibre ses propres sanctions, il n’y a pas d’organe international ou occidental qui décide les sanctions. Le seul organe multilatéral qui a joué un rôle de concertation a été le G7, club des puissances occidentales, constamment mobilisé. Dans l’Union européenne, les sanctions doivent être proposées par la Commission (avec le Service européen pour l’action extérieure, SEAE) et agréées par les Etats membres au Conseil des ministres. Dans le cas des sanctions interdisant les principales banques russes d’accès au système de paiement international SWIFT, il est évident qu’une telle mesure n’aurait pu être prise sans une concertation étroite entre Européens et Américains. Dans le cas des sanctions visant les importations d’énergie russe, les mesures impactent directement l’économie européenne et ont été calibrées par les Européens eux-mêmes, dans un sens d’ailleurs de plus en plus restrictif, mais encore aujourd’hui les Européens continuent d’acheter du gaz russe en janvier 2023. Le Royaume-Uni a perdu avec le Brexit un facteur d’influence au sein de l’UE, mais fait partie des pays qui ont poussé aux sanctions maximales, par exemple au sein du G7. Le Japon ou la Corée du Sud, qui appliquent aussi des sanctions, sont davantage suivistes.
Les sanctions expriment un unilatéralisme occidental plutôt qu’une réaction du système de sécurité collective ou un isolement de la Russie.
Les sanctions expriment un unilatéralisme occidental plutôt qu’une réaction du système de sécurité collective ou un isolement de la Russie. Cela limite forcément leur efficacité. Même si les pays tiers sont prudents et ne veulent pas être accusés de contourner les sanctions occidentales, on constate un accroissement des livraisons d’hydrocarbures russes à la Chine et à l’Inde, et un accroissement des relations économiques de la Russie avec ses voisins non européens. Les sanctions provoquent aussi des stratégies d’adaptation qui sont des stratégies parfaitement humaines – l’homme est programmé pour s’adapter. Le calcul occidental est que la Russie est beaucoup plus dépendante des échanges avec l’Occident que l’inverse (même dans le domaine énergétique, les pays européens étant en train de démontrer qu’ils peuvent se passer des hydrocarbures russes), et que la Russie souffrira fortement d’être privée des technologies occidentales et de l’argent de son pétrole et de son gaz. Pour le moment, les sanctions occidentales n’ont pas mis par terre le système financier et monétaire russe et leur effet sur l’économie russe a été moins fort qu’annoncé, mais on répète que l’effet doit s’apprécier sur le long terme.
On ne peut pas dire que ces sanctions soient venues trop tard, dans la mesure où des premières sanctions avaient déjà été adoptées en 2014 après l’annexion de la Crimée et l’insurrection du Donbass : un embargo sur les ventes d’armes, l’interdiction des investissements technologiques dans le secteur énergétique, la restriction de l’accès des principales banques russes aux marchés financiers occidentaux. Mais elles n’ont pas suffi à affaiblir la Russie et à la rendre plus souple. D’ailleurs, celle-ci a riposté en appliquant un embargo sur les produits agro-alimentaires occidentaux : le résultat est que la Russie est devenue autosuffisante dans ce domaine, ce qui n’était pas le cas jusqu’en 2014.
Si elles sont vraiment efficaces, les sanctions économiques peuvent-elles aboutir à modifier un comportement politique ? Cette question est abondamment discutée par les experts, et la réponse est loin d’être évidente. Il y a eu des exemples où les sanctions ont eu un effet certain : par exemple les sanctions contre l’Afrique du Sud ont contribué à la fin de l’apartheid, et les sanctions contre l’Iran ont été un facteur essentiel pour appuyer la négociation sur le dossier nucléaire et aboutir à un accord en 2015 (malheureusement remis en question depuis le retrait des Etats-Unis sous Donald Trump). C’est moins évident dans le cas de l’ex-Yougoslavie : on dit que les sanctions ont contribué à assouplir la position de Milosevic à la fin de la guerre de Bosnie, mais c’est aussi parce que les positions serbes étaient en difficulté face aux frappes de l’OTAN ; et dans le conflit du Kosovo, ce sont les bombardements de l’OTAN et non les sanctions économiques qui ont fait plier la Serbie. Personnellement, je pense que des sanctions économiques peuvent difficilement faire céder un pays ou un dirigeant quand l’affaire touche à des intérêts politiques fondamentaux : elles peuvent même souder la population avec ses dirigeants en alimentant la rhétorique nationaliste. Dans le cas de Cuba ou de la Corée du Nord, les sanctions n’ont pas obtenu l’effet recherché.
Cela ne veut pas dire que les sanctions occidentales ne sont pas utiles et nécessaires. Il y a une dimension de politique intérieure : face au comportement brutal des dirigeants russes, et à défaut de pouvoir faire la guerre à la Russie, c’est une réaction de fermeté. Et il est incompréhensible de financer l’effort de guerre russe alors qu’on doit aider l’Ukraine à se défendre. Mais pour conclure ce point, l’outil des sanctions doit être remis en perspective d’un triple de point de vue. Premièrement, il faut éviter ou limiter leurs effets négatifs : la question de la sécurité alimentaire est un bon exemple qui a abouti à des accords entre les parties pour autoriser l’exportation de céréales ukrainiennes et d’engrais russes. Deuxièmement, il faut qu’elles soient adoptées le plus largement possible et, si elles ne sont pas adoptées par toute la « communauté internationale », être conscient de leurs limites : c’est un élément de guerre économique, une capacité mutuelle de nuisance, et rien de plus. Troisièmement, les sanctions ne sont qu’un volet d’une stratégie qui doit comprendre aussi un volet d’aide militaire à l’Ukraine et un volet de négociation diplomatique.
P.V. : On parle de sanctions « occidentales », mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Des pays comme la Hongrie traînent les pieds. D’autres pays d’Europe centrale et orientale en veulent toujours plus. Le moteur franco-allemand semble grippé. Les Etats-Unis eux-mêmes à l’époque de Trump remettaient en question la solidarité occidentale. Le Japon est en Orient, fait-il partie de l’Occident ? Parler d’Occident n’est-il pas une facilité de langage et un piège plutôt qu’un concept éclairant, face à la montée des pays émergents ? L’UE et la France ne soutiennent-elles pas plutôt le multilatéralisme, afin de peser davantage que leur poids relatif ?
M. L. : Vous avez raison de souligner que le camp occidental est aussi traversé par des divergences d’intérêts et d’analyses. Néanmoins, il y a à mes yeux une très forte unité occidentale fondée sur des valeurs communes et sur la puissance du leadership américain. Je pense qu’on peut parler d’un « système occidental » ou d’un « système américain » qui est très soudé face aux puissances hostiles que sont la Chine ou la Russie. Certes, Donald Trump a été un président disruptif à beaucoup d’égards, mais finalement il a été bien contenu par le système durant son mandat, et il était même parfois à l’unisson du système (par exemple contre la Chine). A l’inverse, Joe Biden a parfaitement réactivé l’unité du camp occidental. La Hongrie d’Orban a beau traîner les pieds, elle ne bloque pas les sanctions, pas plus que l’Italie de Meloni.
Les frontières du camp « occidental » sont très claires
Les frontières du camp « occidental » sont très claires : en font partie les Etats-Unis (le cœur du système), le premier cercle de « l’anglosphère » (Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), l’Europe (l’ensemble « euro-atlantique », couvrant l’UE et l’OTAN), le Japon et la Corée du Sud (sous protection stratégique américaine), Taiwan, Israël. Ce sont à peu près les contours de l’OCDE (38 pays), même si l’OCDE est une organisation uniquement économique (elle a été créée sous l’impulsion américaine, c’était à l’époque l’OECE en 1948), et du système d’alliance américain (y compris l’OTAN). Globalement ce camp occidental recouvre la civilisation « occidentale » au sens que lui donne par exemple Samuel Huntington (l’origine « judéo-chrétienne » et « blanche », l’individualisme, l’état de droit et les valeurs démocratiques) mais comprend aussi quelques pays de culture asiatique qui, pour des raisons historiques, idéologiques et stratégiques, sont arrimés à « l’Occident ».
L’affaire ukrainienne montre très bien comment le monde se répartit entre quatre catégories, comme l’illustrent les cartes réalisées par le Grand continent ou l’IRIS. Le camp occidental condamne la Russie et engage le rapport de forces en prenant des sanctions unilatérales (« autonomes »). Une autre partie du monde suit l’Occident en condamnant la Russie mais sans prendre de sanctions : c’est le cas de la Turquie (dont la position par rapport au camp occidental est ambiguë, malgré son appartenance à l’OTAN), des pays de l’ASEAN, d’une partie de l’Afrique et de l’Amérique latine. Un troisième groupe adopte une position de neutralité, avec les puissances des BRICS par exemple. Et enfin il y a le « groupe des parias » qui se solidarise avec la Russie (Biélorussie, Corée du Nord, Erythrée, Syrie) et qui rappelle le groupe des « postes avancés de la tyrannie » stigmatisés par Condeleeza Rice en 2005 (avec aussi, à l’époque, la Birmanie, Cuba, l’Iran, le Zimbabwe, qui ont cette fois préféré être prudents).
Ces cartes montrent en réalité la superposition de deux lignes. Sur le plan diplomatique, la Russie est extrêmement isolée, et la réunion du G20 à Bali en novembre 2022 l’a parfaitement montré. Malgré l’ « amitié sans limite » et « solide comme un roc » jurée par la Chine dans la déclaration du 4 février 2022, juste avant la guerre, Pékin n’est pas prêt à trop se brouiller avec les Occidentaux pour les intérêts de Moscou, et la déclaration de Bali a rappelé la résolution « déplorant » l’agression russe (une grosse couleuvre à avaler pour la Russie, qui n’a pas voulu s’isoler !) et a pris position contre l’usage de la menace nucléaire et pour le maintien de la sécurité alimentaire (ce qui constitue une contrainte pour l’action russe, mais force aussi les pays occidentaux à tenir compte de la question de la sécurité alimentaire mondiale dans leurs sanctions). S’agissant des sanctions, la ligne est différente car elles sont prises par un ensemble de pays qui pèsent moins de la moitié de l’économie mondiale et seulement 1 milliard d’habitants sur les 8 qui habitent la planète.
Il est vrai que l’UE et la France soutiennent le multilatéralisme, mais leur politique est très largement déterminée par leur appartenance au camp occidental. On se retrouve ainsi avec la superposition de deux ordres juridiques : un ordre juridique occidental fondé sur des valeurs communes et des organisations propres (G7, OCDE, OTAN, UE) et un ordre juridique universel qui est beaucoup plus faible parce que bloqué par les rivalités entre les puissances occidentales et les puissances hostiles (cf. les carences de l’ONU, de l’OMC dans le commerce international, de l’OMS dans la crise du COVID, etc.). Ce n’est pas nouveau, puisqu’il y avait déjà au temps de la Guerre froide un système occidental cohérent et un multilatéralisme global assez faible. On est en train de retrouver cette césure avec la montée des tensions géopolitiques, dont les événements en Ukraine sont une tragique illustration.
P.V. : Le droit international, c’est aussi le droit de la guerre, la punition des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes d’agression. Est-il envisageable que les crimes commis en Ukraine soient documentés et punis, que les crimes qui ont commencé en 2014 ne restent pas des « crimes sans châtiment », que cesse l’impunité, alors que les crimes du stalinisme n’ont pas fait l’objet d’un tribunal comparable à celui de Nuremberg pour les crimes du nazisme ?
M.L. : C’est une question complexe. Sur un plan moral et politique, il est souhaitable que la justice fasse partie d’une sortie de la guerre en Ukraine. Il s’agit non seulement de punir les criminels, mais aussi de réparer et de fonder une paix juste. Cela a été possible après les guerres de Yougoslavie et après le génocide au Rwanda, à travers deux juridictions pénales internationales mises spécialement sur pied par décision du Conseil de sécurité de l’ONU.
Il y a eu l’espoir, dans la foulée de ces expériences ponctuelles, de généraliser ce principe de justice par la création d’une Cour pénale internationale, à travers le statut de Rome signé en 1998 et entré en vigueur en 2002. Mais si le statut de Rome a été ratifié par environ 120 pays, un grand nombre de puissances ont refusé de devenir parties : les Etats-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, Israël, et beaucoup d’autres pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie. Certains pays s’en sont même retirés récemment, comme les Philippines. La vérité est que la justice pénale internationale est essentiellement soutenue par des pays défenseurs du multilatéralisme comme l’Union européenne, les pays d’Amérique latine ou des pays occidentaux comme le Canada ou l’Australie. L’absence des Etats-Unis montre que, sur ce dossier, le camp occidental n’est pas complètement uni. Les Etats-Unis, première puissance mondiale, ne veulent pas se laisser contraindre par le droit notamment dans des affaires qui pourraient mettre en cause leurs dirigeants (on pense par exemple à l’administration de G. W. Bush dans l’invasion de l’Irak en 2003) ou leurs soldats. Le fait d’être « une force au service du bien » les amène à se placer au-dessus du droit, quitte à miner leurs principes moraux aux yeux des autres.
La justice pénale internationale est, encore moins que le système de sécurité collective, soutenue par une coopération des puissances mondiales, en tout cas s’il s’agit de poser un principe de justice et un système judiciaire au plan supranational, au-dessus de leurs têtes. Il en va de même avec la Cour internationale de justice. C’est triste, mais c’est ainsi, et le soutien européen à la Cour pénale internationale n’y change pas grand-chose.
Cela ne veut pas dire que la Cour pénale internationale ne puisse rien faire. Même si ni la Russie ni l’Ukraine n’ont ratifié son statut, l’Ukraine a accepté sa juridiction depuis 2014. Les crimes potentiels se déroulant sur le territoire ukrainien, la Cour a ouvert une enquête préliminaire en 2014 puis à nouveau en 2022 et accumule les éléments de preuve. Quatre types de crimes pourraient ainsi être punis.
Crime d’agression, crime de génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité
Le crime d’agression est caractérisé selon la définition donnée par l’amendement de Kampala au statut de la Cour [1] (2010), mais la Cour n’est pas compétente pour les nationaux dont le pays n’a pas ratifié le statut et son amendement, ce qui exclut une comparution des dirigeants russes.
Le crime de génocide (contre un groupe national, ethnique, racial ou religieux) n’est pas caractérisé pour le moment, même si la Russie a prétendu que l’Ukraine commettait un génocide à l’égard des populations russes.
Les crimes de guerre (des violations graves du droit de la guerre) sont manifestes, et probablement pas uniquement du côté russe.
Des crimes contre l’humanité (des attaques généralisées et systématiques contre des populations civiles) pourraient aussi être caractérisés.
Le problème est de pouvoir poursuivre ces crimes et organiser des procès dès lors que la Russie n’est pas défaite, refuse la Cour pénale internationale et peut bloquer toute décision du Conseil de sécurité de l’ONU qui viserait à la contraindre. Au mieux, il pourrait y avoir des procès en Ukraine, ou ailleurs (par exemple sur la base de la compétence universelle pour les cas de torture), ou devant la CPI à La Haye, si des criminels sont attrapés en dehors de la Russie. Mais il y a un risque que toute cette affaire se termine comme la guerre en Syrie, où les innombrables crimes de toutes sortes sont restés impunis. Il est possible que ces crimes restent comme des tâches et empêchent une normalisation avec la Russie de Poutine, et peut-être aussi avec ses successeurs – ce qui serait sa pire victoire.
L’idée a aussi été avancée de créer une juridiction spéciale pour juger le crime d’agression contre l’Ukraine. Elle est poussée par les dirigeants ukrainiens, par les Américains, et elle a été soutenue par la Commission européenne. Mais elle est « piégeuse politiquement et incertaine judiciairement », comme l’a expliqué le professeur Julian Fernandez, qui préconise au contraire de laisser la Cour pénale internationale en première ligne (Le Monde, 26 décembre 2022). La juridiction spéciale créée par les Occidentaux serait en réalité l’application à la justice d’un ordre juridique à deux vitesses, et, si elle était créée, il n’est pas sûr qu’elle fasse beaucoup pour la promotion du principe de justice comme composante essentielle de la paix mondiale.
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Mise en ligne initiale 15 janvier 2023
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. Maxime Lefebvre, « Jeu du droit et de la puissance. Précis de relations internationales, » PUF Major, 6e édition, 2022.
4e de couverture
Après la fin de la guerre froide et le développement de la mondialisation, les relations internationales apparaissaient de moins en moins le domaine réservé des États et de plus en plus celui des institutions, des entreprises et des individus. Mais le monde connaît aujourd’hui un retour de la géopolitique et des conflits. La paix et la stabilité mondiales sont mises en péril : rivalité entre les États-Unis et la Chine, guerre entre la Russie et l’Ukraine, conflits en Afrique ou au Moyen-Orient, terrorisme, prolifération, crises sanitaires et économiques. Si le droit international aspire à encadrer l’action des puissances, ces dernières cherchent à instrumentaliser le droit au service de leurs intérêts.
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[1] « la planification, la préparation, le lancement ou l’exécution par une personne effectivement en mesure de contrôler ou de diriger l’action politique ou militaire d’un État, d’un acte d’agression qui, par sa nature, sa gravité et son ampleur, constitue une violation manifeste de la Charte des Nations Unies »
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