AB Pictoris est une jeune entreprise française fondée par Blanche Lambert, cartographe indépendante. Passionnée de cartographie et de géopolitique, elle a obtenu un Master en Géopolitique (parcours cyber, IFG, Paris VIII) et en Géostratégie (Sciences Po Aix) après une licence de Géographie et Aménagement du Territoire (Paris I).
C’est dans une région déjà en proie à une lutte d’influence entre deux grandes puissances, la Russie et la Chine que la Turquie entend s’installer durablement. Face à la montée d’un sentiment « anti-russe » d’un côté, et d’une véritable méfiance vis-à-vis de la Chine, Ankara semble inviter les États centre-asiatiques à emprunter une troisième voie d’intégration régionale. Le projet turc, centré autour d’un sentiment pan-turc et islamique, semble adapté à des États à majorité musulmane et aux racines et aux langues turciques, à l’exception du Tadjikistan, qui a des racines perses.
Voici le titre complet de la carte présentée : « Un grand monde turc » en Asie centrale : quand la Turquie ancre son influence dans un espace déjà empreint de rivalités de pouvoirs, vers un agrandissement du nouveau « Grand Jeu » ?
Une carte inédite co-publiée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue et réalisée par Blanche Lambert. Carte JPEG grand format en pied de page, mais aussi au format PDF haute qualité d’impression.
LES affrontements entre le Tadjikistan et le Kirghizistan en septembre 2022 dans la vallée de Ferghana ont vu l’utilisation d’armes lourdes s’intensifier, avec notamment un usage de drones turcs par les deux parties au conflit. La Turquie, s’imposant peu à peu en Asie centrale, avait en effet passé un contrat avec Bichkek et un autre avec Douchanbé en 2021, alors que les tensions entre les deux États ne cessaient de monter, pour des livraisons de drones, par ailleurs aujourd’hui mondialement connus pour leur utilisation massive lors du conflit ukrainien en 2022 et lors de la guerre au Haut-Karabagh (2020, reprise des affrontements en 2022).
Il s’agit d’un phénomène significatif dans un espace pourtant empreint d’héritages soviétiques ayant engendré une forte dépendance à la Russie, et ce, également dans le domaine de la défense. Le Turkménistan, également ex-République socialiste soviétique qui s’est par la suite fortement isolé sur la scène internationale, est d’ailleurs le premier importateur d’armes turques et représente 16% des exportations totales d’armement turc entre 2017 et 2021. Ankara devient ainsi, par sa « diplomatie du drone », un acteur incontournable pour les États d’Asie centrale, qui sont le théâtre d’une lutte d’influence croissante depuis leur indépendance en 1991 entre leur « grands voisins », la Russie et la Chine.
La Russie, ancien pouvoir central du temps de l’URSS, malgré sa perte progressive d’influence due notamment à la montée d’un sentiment « anti-russe » dans cette région fortement empreinte d’un sentiment « national » croissant,reste un acteur de taille en Asie centrale. L’utilisation d’une langue commune, mais aussi le système étatique et politique mis en place dès la formation de l’URSS, permettent à Moscou de garder une place de choix dans les domaines politique, économique et sécuritaire en Asie centrale. C’est notamment dans cette dynamique que se met en place la CEI (Communauté des États indépendants) dès 1991, qui compte les anciennes Républiques socialistes soviétiques à l’exception des pays baltes [1], qui engendre plusieurs organisations avec l’ambition de maintenir une intégration régionale centrée autour de Moscou. C’est le cas de l’Union économique eurasiatique (UEEA) pour l’aspect économique de cette intégration, mais aussi de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) pour son aspect sécuritaire.
La région centre-asiatique est très vulnérable face aux risques de radicalisation, d’implantation de cellules djihadistes, mais aussi de passages clandestins de combattants réfugiés dans les zones tribales pakistanaises et dans les hautes montagnes de l’Afghanistan. La guerre civile tadjike (1992-1995) qui a découlé de la dissolution de l’Union soviétique, a vu des groupes islamistes, dont certains soutenus par Al Qaida tels que le Mouvement islamiste d’Ouzbékistan (MIO), se battre pour le contrôle de l’État tadjik nouvellement indépendant. Ces mouvements islamistes existent toujours, même si une division s’est effectuée depuis la scission entre l’État islamique et Al Qaida, et souhaitent encore instaurer un Grand Califat islamique dans la région. La vallée de Ferghana, divisée (et disputée) entre l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kirghizistan, mais aussi les hauts plateaux tadjiks, restent des zones prisées par les cellules dormantes de ces mouvements. Elles sont d’ailleurs alimentées par le trafic de drogues en provenance de l’Afghanistan (opium), mais aussi par le trafic d’armes. Les frontières entre l’Afghanistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan étant particulièrement poreuses du fait du relief, de nombreux passages s’effectuent, représentant une vive menace pour les États centre-asiatiques, mais aussi pour la Russie, qui a intérêt à stabiliser son « ventre mou ».
Ces menaces sécuritaires représentent également un risque pour la Chine, qui partage une partie de sa frontière avec le Tadjikistan, le Kirghizistan et le Kazakhstan. Sa région autonome du Xinjiang majoritairement peuplée de Ouïghours et de Kazakhs ethniques musulmans, qui borde l’Asie centrale, est la cible d’une vive politique répressive de la part de Pékin, qui voit en cette région une source de « séparatisme, de terrorisme et d’extrémisme ». La lutte contre ces « trois fléaux » est d’ailleurs le point de départ de la construction de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), qui représente également un nouveau projet d’intégration régionale élargie, centrée autour de Pékin et qui compte la Russie, les républiques centre-asiatiques à l’exception du Turkménistan, l’Iran, l’Inde et le Pakistan parmi ses membres. Ces risques sécuritaires doivent être combattus, selon la Chine, par le développement économique.
C’est notamment dans cette idée de développement économique que les États centre-asiatiques, bordant la région chinoise du Xinjiang mais aussi comptant de grands producteurs d’hydrocarbures, ont une place de choix dans la Belt and Road Initiative (BRI) de la Chine, lancée en 2013 à Astana, capitale du Kazakhstan. Le développement économique de la région permettrait ainsi le maintien d’une certaine stabilité régionale, et améliorerait ainsi la lutte contre les « trois fléaux » dans le Xinjiang. Il est important de noter qu’un volet numérique de ces Routes de la Soie se met en place, qui compte améliorer la sécurité des États souhaitant ce transfert de technologie. C’est notamment dans ce cadre que la Chine exporte son modèle de « Safe City », qui s’installe peu à peu dans la région [2], faisant craindre l’ancrage d’un autoritarisme numérique par les républiques centre-asiatiques aux régimes politiques déjà autoritaires. Par ailleurs, le projet BRI, malgré son attractivité pour des États centre-asiatiques en manque d’investissements étrangers et aux faibles revenus [3], installe au Kirghizistan et au Tadjikistan, pays les plus vulnérables de la région, un véritable « piège de la dette ». Cela contribue à la montée d’un véritable sentiment « anti-chinois » dans toutes les républiques centre-asiatiques et d’une méfiance vis-à-vis des projets mis en oeuvre par la Chine.
Face à la montée d’un sentiment « anti-russe » d’un côté, et d’une véritable méfiance vis-à-vis de la Chine, Ankara semble inviter les États centre-asiatiques à emprunter une troisième voie d’intégration régionale.
C’est donc dans une région déjà en proie à une lutte d’influence entre deux grandes puissances, la Russie et la Chine, que la Turquie entend s’installer durablement. Face à la montée d’un sentiment « anti-russe » d’un côté, et d’une véritable méfiance vis-à-vis de la Chine, Ankara semble inviter les États centre-asiatiques à emprunter une troisième voie d’intégration régionale. Le projet turc, centré autour d’un sentiment pan-turc et islamique [4], semble parfaitement taillé pour des États à majorité musulmane et aux racines et aux langues turciques [5]. Le renforcement des relations bilatérales avec les républiques de la région depuis une dizaine d’années, la mise en place de partenariats stratégiques, l’intensification des investissements turcs et désormais les exportations d’armement turc illustrent parfaitement l’ancrage de l’influence d’Ankara dans le paysage centre-asiatique. La création d’une Organisation des États turciques (OET) en 2009, comptant parmi ses membres l’Azerbaïdjan (soutenu par Ankara dans sa guerre contre l’Arménie), le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, dont le prochain sommet se déroulera d’ailleurs le 11 novembre 2022, démontre également la volonté turque de s’imposer comme un leader turcique et islamique dans la région. Le Turkménistan, jusque-là observateur de l’Organisation, devrait participer à ce sommet en tant que membre à part entière de l’OET : il s’agirait d’un fait historique, l’État, pourtant neutre, n’avait jusqu’alors adhéré à aucune organisation internationale en tant que membre pleinement participant [6].
L’arrivée de la Turquie dans une région considérée comme faisant partie de « l’étranger proche » de Moscou est également très intéressante, tant les relations entre Moscou et Ankara sont ambiguës. Après la Syrie et la Libye, où les deux États combattent dans des camps opposés, l’Ukraine, où la Turquie joue un jeu plus que trouble [7], ou encore le conflit au Haut-Karabagh, où la Turquie soutient Bakou et où Moscou est l’allié de Erevan, l’Asie centrale deviendrait-elle un nouveau terrain de confrontation entre ces deux États ?
Commentaire rédigé par Blanche Lambert, AB Pictoris. Copyright texte et carte 26 octobre 2022-AB Pictoris-Lambert-Diploweb.com
Bonus : la carte au format PDF pour une impression haute qualité
Titre du document : Carte. « Un grand monde turc » en Asie centrale : quand la Turquie ancre son influence dans un espace déjà empreint de rivalités de pouvoirs, vers un agrandissement du nouveau « Grand Jeu » ? Cliquer sur la vignette pour agrandir cette carte inédite co-publiée sur le Diploweb.com et AB Pictoris, conçue et réalisée par Blanche Lambert. Cliquer ici pour avoir accès la carte au format PDF haute qualité d’impression Document ajouté le 26 octobre 2022 Document JPEG ; 741981 ko Taille : 1600 x 1196 px Visualiser le document |
Face à la montée d’un sentiment « anti-russe » et d’une véritable méfiance vis-à-vis de la Chine, la Turquie semble inviter les États centre-asiatiques à emprunter une 3e voie d’intégration régionale.
[1] Les adhésions à la CEI ont changé entre temps, le Turkménistan n’est plus qu’un État associé compte tenu de sa neutralité, et l’Ukraine et la Géorgie en sont sortis respectivement en 2018 et 2009.
[2] Le Kazakhstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan bénéficient de cette technologie. Le contrat de Huawei pour la ville de Bichkek au Kirghizistan a été annulé.
[3] Surtout le Kirghizistan et le Tadjikistan ; le Kazakhstan et le Turkménistan sont des grands exportateurs de gaz et de pétrole, et le Kazakhstan est un des plus grands producteurs d’uranium. L’Ouzbékistan, quant à lui, est un grand exportateurs de denrées alimentaires, son climat et ses plaines fertiles lui étant favorable, par rapport aux steppes kazakhes, aux hautes montagnes kirghizes et tadjikes et au désert turkmène.
[4] La Turquie utilise le terme islamique pour se définir elle-même, par exemple dans l’expression « leader du monde islamique ».
[5] A l’exception du Tadjikistan, qui a des racines perses.
[6] A l’exception de la CEI, dont le pays s’est retiré en 1993 en tant que membre à part entière. Il est à ce jour un État associé de la CEI.
[7] La Turquie condamne l’invasion russe de l’Ukraine et continue ses livraisons de drones, sans toutefois participer aux sanctions contre Moscou et en servant plutôt de « moyen de contournement » de ces mêmes sanctions
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