Cyril Gloaguen, ancien attaché naval et militaire en Russie et au Turkménistan, ancien collaborateur des Nations Unies en Abkhazie/Géorgie, docteur en géopolitique (IFG, Paris VIII).
Que dire d’un missile dont on ne connaît rien, sinon le nom et une mauvaise vidéo montrant, en pleine nuit, des projectiles de nature inconnue retombant au sol à très grande vitesse ?
En réintroduisant ce type de missile dans son arsenal stratégique, la Russie a ouvert une porte par laquelle les autres États dotés de l’arme nucléaire, Etats-Unis en tête, mais aussi la France et la Grande-Bretagne, pourraient être tentés de s’introduire (phénomène SS-20 vs Pershing) au risque - alors que les grands accords internationaux stratégiques sont à terre - de relancer la course aux armements, singulièrement sur le théâtre européen, plus de trente ans après la fin de la Guerre froide.
LE 21 novembre 2024, deux jours après avoir rendue publique la dernière mouture de sa doctrine nucléaire (19 novembre 2024), l’armée russe tirait contre le complexe industriel ukrainien de PivdenMash/YuzhMash (ex-usine 586), près de la ville de Dnipro, un missile inconnu auquel la propagande du Kremlin a donné le nom d’Oreshnik et qu’elle a présenté comme un missile à moyenne portée (MRBM) ou à portée intermédiaire (IRBM), c’est-à-dire ne portant pas au-delà des 5500 km [1] fixés par le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire de 1987 (FNI). Rappelons que cette usine construisait sous l’URSS, puis encore, jusqu’au mitan des années 2010, des missiles intercontinentaux (SS-24, SS-N-20, SS-19, SS-18, etc.) et des lanceurs spatiaux russes (Rokot, Zenit…), avant de participer à divers programmes internationaux (Etats-Unis, Arabie-Saoudite… et même Corée du Nord).
Le 21 novembre 2024, l’Oreshnik n’était pas seul à frapper Dnipro. Il était, selon le ministère ukrainien de la Défense, accompagné d’au moins un Kinzhal et de sept Kh-101 (missiles air-sol), signe probable que l’usine est toujours en activité et continue à produire pour l’armée ukrainienne. Les dégâts infligés au sol n’étant pas connus à l’heure où ces lignes sont écrites, il est trop tôt pour dire si la charge utile de l’Oreshnik (a priori six corps de rentrée, emportant chacune six sous-munitions) était en configuration opérationnelle [2] ou si ce tir (cas de corps de rentrée inertes/démilitarisés) n’avait pas d’autre but que l’envoi d’un avertissement d’ordre politique aux alliés de l’OTAN dans un contexte international chargé, voire tendu : nouvelle doctrine nucléaire russe, retrait de la Russie du TICEN, arrivée prochaine de D. Trump [3] à la Maison blanche, autorisation faite par Joe Biden à l’Ukraine de tirer ses ATACMS contre le territoire russe, crise politico-économique en France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, pays où Olaf Scholz pourrait, dans les semaines à venir, céder la place à un chancelier favorable à la livraison de missiles de croisière Taurus à Kyiv.
Quelle que soit la réponse à ces questions, il reste que les capacités opérationnelles de ce missile inconnu auront été démontrées.
Le Kremlin n’a, le fait est assez rare pour être souligné, laissé fuiter aucune image, vidéo, montages ou données techniques sur ce « nouveau missile ». Quant aux articles en russe qui lui sont consacrés, ils ne font que reprendre, dans leur immense majorité – signe, sans doute, du poids terrible de la censure – des données piochées, ici et là, dans la presse occidentale et relayer les éléments de propagande du Kremlin (« missile hypersonique et indestructible, chaleur du soleil, bulle de plasma, effet d’un météorite, mach 10, mach 20 », etc.), propagande avant tout destinée aux opinions publiques occidentales (effet négatif) et russe (effet positif). Partant, fautes de données ou de références techniques précises sur le système, les remarques et réflexions qui suivent seront écrites au conditionnel.
Que dire d’un missile dont on ne connaît rien, sinon le nom et une mauvaise vidéo montrant, en pleine nuit, des projectiles de nature inconnue retombant au sol à très grande vitesse ?
Commençons par examiner la propagande russe : l’Oreshnik serait un missile balistique de portée moyenne ou intermédiaire, dual, c’est-à-dire qu’il emporterait, selon la mission fixée, une charge militaire nucléaire (comme jadis le Pioner/SS-20 de la crise des Euromissiles) ou conventionnelle. Le tir contre Dnipro confirme cette hypothèse. Les images des débris, récemment diffusées par l’armée ukrainienne, montrent ce qui pourrait être les débris du bloc propulsion du conteneur des sous-munitions, bloc qui serait donc tombé au même endroit que ces dernières. Dès lors, se pose la question de savoir s’il existe en Russie un programme récent de développement de MRBM/IRBM ? Officiellement, la réponse à cette question est négative – quoi qu’ambiguë comme on va le voir – mais le retrait russe du traité FNI (2019) et les tensions géopolitiques liées au conflit ukrainien rendent la chose possible. Reste à savoir à quel programme l’Oreshnik pourrait se rattacher.
Ecartons d’emblée, la piste d’un missile foncièrement nouveau, qui ne fait pas sens d’un point technologique et économique, pour étudier d’autres pistes plus crédibles. La première qui vient à l’esprit est celle du RS-26 Rubezh, avant tout parce que ce missile, issu du RS-24 Yars, a été, dès le début de son programme en 2008, spécifiquement développé et testé en version MRBM/IRBM (sans charge militaire), tout en étant déclaré au New Start comme ICBM.
En 2018, le programme est officiellement suspendu jusqu’en 2027 – probablement pour donner la priorité au développement de l’énorme RS-28 Sarmat (10 à 15 têtes) – mais le système était, semble-t-il, mature puisque que le commandant des RVSN (Troupes de missiles stratégiques) l’avait déclaré opérationnel en mars 2015 avant d’annoncer son déploiement sur la base d’Irkoutsk. Loin du théâtre européen, face à la Chine et en violation des clauses du FNI, notons-le ! Le RS-26 aurait donc été développé, initialement avec la plateforme/bus du RS-24 Yars (4 Mirv), pour contrer la menace des IRBM chinois de type DF-21/26, menace qui aurait conduit la Russie à quitter le traité FNI, même si l’existence du programme ABM/CPS américain en demeure la raison officielle. Après le retrait russe du FNI en 2019, le RS-26 serait ressorti de son cocon ou des cartons sous le nom d’Oreshnik, mais doté, cette fois, d’une charge militaire spécifique, adaptée aux frappes conventionnelles depuis la haute atmosphère (voir infra), et dirigé, cette fois, vers le théâtre européen.
Selon les renseignements militaires ukrainiens (GUR), Oreshnik (noisetier) serait le nom du projet expérimental, le système lui-même prenant le nom de Kedr (cèdre) [4]. La Russie n’en possèderait pas plus de deux. L’Oreshnik/Kedr, toujours selon le GUR, aurait été testé (comprendre probablement en version définitive MRBM/IRBM avec sa charge militaire spécifique) au centre d’expérimentation Mayak du 4ème polygone central d’Etat de Kapustin Yar en octobre 2023 et en juin 2024. A ma connaissance, si un tir raté de missile a bien eu lieu en octobre 2023 il concernait, par recoupement de sources, un RS-28 Sarmat. Quant au tir de juin 2023, aucune documentation spécialisée n’en fait, sauf erreur de ma part, mention. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas eu lieu, noyé, peut-être, dans la masse des lancements spatiaux et autres essais/lancements d’ICBM.
Plusieurs autres systèmes d’armes ont été présentés comme pouvant se cacher derrière l’Oreshnik. Passons sur l’article récent [5] du New York Times qui confond, semble-t-il, le système de missiles côtier Rubezh-ME (quatre missiles antinavires de 260 km de portée montés sur camion léger) avec son homonyme, l’IRBM RS-26 Rubezh, et venons-en directement au système sol-sol Iskander, cité par plusieurs sources, notamment par l’expert russe Dmitri Kornev [6], rédacteur en chef du magazine MilitaryRussia.ru. Celui-ci estime que l’Oreshnik serait une évolution d’un des missiles du système Iskander, doté, notamment, d’un moteur à combustible solide de nouvelle génération. Plus qu’à la classique version M, dont le missile a une portée inférieure à 500 km, Kornev pense sans doute à la version Iskander-K, montée sur TEL (tracteur-érecteur-lanceur) et capable de tirer le fameux missile de croisière 9M729/SSC-8 (version terrestre du Kalibr-NK naval de 2000 km de portée) dont la mise en service avait conduit les Etats-Unis à se retirer à leur tour du FNI, en 2019.
Reste à savoir, naturellement, si ce 9M729 d’une longueur inférieure à 8 mètres, d’un diamètre de 53 cm et d’une masse au décollage de seulement 2,3 tonnes (contre 36 tonnes pour le RS-26) est capable, sans d’importantes et coûteuses modifications, d’emporter la charge militaire (6 corps de rentrée à 6 sous-munitions chacun) qui est tombée sur Dnipro, voire plusieurs têtes nucléaires ? La configuration de vol du 9M729, qui est celle d’un classique missile de croisière subsonique, n’en fait pas non plus, loin de là, le « missile invulnérable » aux tirs de la défense antiaérienne ennemie que vante la propagande russe depuis le 21 novembre 2024. L’Iskander-K modifié ne serait (conditionnel) donc pas l’Oreshnik.
Autre candidat, cité par plusieurs sources, notamment françaises : le Topol-E ou ME. Ici le chat se mord la queue. Evoquer le Topol-E ou ME, un ancien SS-25 spécialement modifié pour tester, selon l’état-major russe, les « nouvelles têtes du futur ICBM » (du RS-28 Sarmat ?), revient en réalité à réexaminer l’hypothèse RS-26 Rubezh, dans la mesure où ce missile n’est lui-même qu’une (lointaine) modernisation/évolution du SS-25. Les tirs de ce Topol-E, qui se déroulent, très espacés, depuis mai 2014, entre Kapustin Yar et Sary-Shagan, renforcent d’ailleurs l’hypothèse que ce missile sert bien à tester de nouvelles têtes et non des étages/moteurs de nouvelle génération. Sary-Shagan est en effet équipé de systèmes de mesures de trajectographie spécifiques dédiés à cette mission. On mettra, donc, le Topol-E, lui aussi, de côté.
Une autre hypothèse mérite d’être étudiée, même si elle est fragile, voire hasardeuse : celle d’un missile d’origine étrangère, iranienne, chinoise, voire nord-coréenne. On sait, par exemple, que l’Iran développe depuis plusieurs années des corps de réentrée manœuvrants à sous-munitions [7] pour ses systèmes Shahab-3/Ghadr (variante du DF-21 chinois) et Shahab-6 (variante du Taepodong 2 nord-coréen). Chinois et nord-coréens, autres alliés privilégiés de la Russie, qui lui fournissent déjà des missiles et des drones, disposent, bien entendu, de systèmes d’armes identiques, voire plus évolués [8].
Au terme de ce rapide survol des candidats putatifs au titre de « missile Oreshnik/Kedr de l’année », et au risque d’être contredit – le réel seul dit vrai [9] – lorsque des données techniques précises viendront à être publiées, tentons, à partir des quelques éléments épars à notre disposition, de dresser, par recoupements et resserrements successifs, un portrait aussi proche que possible de ce à quoi ce missile pourrait ressembler :
1. Les images vidéos du tir du 21 novembre 2024 montrent l’arrivée au sol à très grande vitesse, selon un angle très légèrement incliné, de six corps de rentrée (RV) qui semblent délivrer à leur tour des objets plus petits. Leur impact sur l’objectif ne semble provoquer ni explosion, ni incendie. Plusieurs analystes évoquent 6 munitions/RV, chacune munie de 6 sous-munitions. Les débris au sol sont ceux d’un seul missile et non de plusieurs (cas d’une frappe groupée). L’engin est donc, à l’évidence, mirvé/équipé de plusieurs RV (charge militaire) d’un type inconnu.
Quelques heures après l’impact, le Pentagone évoque le tir d’un missile RS-26 Rubezh.
2. Le Pentagone dit avoir été prévenu par l’état-major russe trente minutes avant le lancement (depuis le polygone d’essais de Kapustin Yar), comme le prévoit l’accord américano-soviétique de 1988 (voir infra).
Fait rare depuis le début du conflit en Ukraine, écrit le New York Times, cette notification aurait été précédée d’un appel du CEMG/CEMA russe, le général Gerasimov, à son homologue américain le général Brown.
3. Le président russe, nous dit la propagande, a ordonné la fabrication en série du système, signe qu’il serait mature. Le fait que le missile du 21 novembre 2024 ait été tiré depuis le polygone d’essais de Kapustin Yar (en silo ? sur rampe ?) et non depuis un régiment opérationnel des RVSN, le fait aussi que d’autres essais ont été ordonnés par l’état-major russe ne vont toutefois pas dans le sens d’un système totalement opérationnel (charge militaire conventionnelle encore en phase d’essais ?).
4. Les corps de rentrée (RV) ne sont pas nucléaires, ils ne contiennent pas non plus d’explosif. Partant, ils sont : soit inertes (boites vides frappant le sol par gravité), et nous sommes ici dans la démonstration politique pure, soit « militarisés » au moyen de barres métalliques ou de sous-munitions durcies et perforantes non explosives (cf note 2), et ce tir avait alors une valeur militaire tout en constituant – le missile étant dual – un avertissement lancé aux alliés occidentaux. L’effet au sol de ces RV dépendrait donc : de leur angle de frappe, de leur vitesse (énergie cinétique : 3 à 3,5km/h soit Mach 9 à Mach 11) et de leur nature [10]. En l’absence de données sur les dommages infligés, ou pas, au site de Dnipro, on se gardera de choisir, mais une version équipée d’une charge conventionnelle ne serait pas sans faire penser aux caractéristiques technico-opérationnelles de l’IRBM chinois DF-21/DF-26 qui peut, selon sa mission, emporter des têtes nucléaires ou une charge militaire classique hautement explosive (HE) ou à sous-munitions.
Ces missiles chinois sont avant tout destinés à contrer les GAN américains. En Europe, l’Oreshnik pourrait avoir pour cibles les sites ABM, les états-majors, les C2, les ports, les sites enterrés, les porte-avions et les SNLE à quai/en IPER, etc., c’est-à-dire les cibles à très forte valeur ajoutée, protégées par une bulle antiaérienne conséquente rendant incertaine l’utilisation de l’aviation ou de missiles air-sol ou sol-sol classiques, et justifiant en conséquence l’utilisation d’un IRBM de plusieurs dizaines de millions d’€.
Vu sous cette angle, l’Oreshnik pourrait aussi être la solution trouvée par la Russie pour pallier la vulnérabilité constatée en Ukraine de ses systèmes d’armes classiques (missiles, y compris hypersoniques, et aviation) face aux défenses antiaériennes et antimissiles occidentales, au brouillage ennemi et aux défaillances de son architecture C4ISR. En développant l’Oreshnik, la Russie ferait donc ce que la Chine avait fait avant elle, dans les années 1980, face à la supériorité militaire américaine en développant le DF-21.
5. Les déclarations de V. Poutine, le 29 novembre 2024 lors du sommet d’Alma-Ata, laissant entendre que le missile pourrait percer des structures fortifiées/enterrées/durcies sur une profondeur équivalente à « 3 ou 4 étages », vont bien dans le sens d’un emploi non-nucléaire de l’Oreshnik. Etant donné le large éventail nucléaire, tactique et stratégique, qu’offre l’arsenal militaire russe, l’Oreshnik devrait donc être prioritairement affecté à des missions conventionnelles, tout en servant, en cas de conflit, et en raison même de sa dualité, de marqueur politique (c’est-à-dire de marqueur de seuil entre conventionnel et nucléaire). Partant, ce missile serait avant tout déployé sur le théâtre européen, comme l’était, jadis, le SS-20.
6. La distance de 800 km qui sépare Kapustin Yar (lieu du lancement de l’Oreshnik le 21 novembre 2024) de l’usine de Dnipro confirme l’hypothèse d’un « Oreshnik à courtes pattes », à, disons, deux étages, c’est à dire un missile de type MRBM/IRBM donc, probablement sur TEL et à carburant solide. Dans une dépêche de mars 2021, l’agence TASS évoque d’ailleurs un Oreshnik « à portée intermédiaire », en développement « depuis plusieurs années » [11].
Officiellement, le RS-26 Rubezh n’a été testé en 2011 et 2012, on l’a vu, qu’à une distance minimale de 2000 km. Cette distance n’est nullement la distance minimale dont serait capable le missile, mais tout bonnement la distance qui sépare les deux polygones d’essais de Kasputin Yar (lancement) de Sary-Shagan (réceptacle). La faible distance entre Kapustin Yar (lieu du lancement du 21 novembre) et Dnipro (lieu de la cible) ne disqualifie donc pas l’hypothèse d’un Oreshnik/RS-26 Rubezh modifié. Dans le passé, le SS-20, par exemple, est supposé avoir eu une distance minimale de tir de 600 km.
Le tir du 21 novembre 2024 peut aussi avoir été réalisé à « la nord-coréenne », c’est-à-dire en impulsant au vecteur une altitude maximale pour le faire retomber « court ». Mais nous sortons ici de notre domaine de compétence pour entrer dans celui des ingénieurs en aéronautique. Ne nous y risquons pas.
7. La nature et le nombre de RV emportés posent, bien entendu, question. Plus que la nature du missile, c’est même à mes yeux la question la plus importante. Si l’on retient l’hypothèse d’un Oreshnik développé pour assurer des missions prioritairement conventionnelles, sa charge militaire (bus/corps de rentrée/sous-munitions) a logiquement dû être adaptée, conçue, pour ces missions. Elle diffère donc de celle des RS-24 et RS-26 qui portent un bus à 4 (grosses) têtes nucléaires (plus des leurres).
Les RV qui contiennent ces sous-munitions sont probablement plus petits [12], moins lourds (c’est-à-dire moins protégés – revêtement ablatif – contre les échauffements dus à l’air/vitesse = parcours dans l’atmosphère plus court ?) que celles d’un missile mirvé, et extrêmement précis. Ce que confirme l’impact groupé des 6 RV et de leurs sous-munitions constaté à Dnipro. L’ECP de l’Oreshnik ne cadre a priori pas avec celui d’un missile nucléaire [13].
Selon l’expert russe Dmitri Kornev [14], déjà cité, la Russie dispose bien de telles munitions durcies, capables de pénétrer profondément le sol depuis l’espace. Il s’agit des munitions développées dans les années 1980 pour l’une des versions du missile tactique OTR-23 Oka/SS-23, démantelé dans le cadre du FNI. Cette version, dite 9M714K, embarquait effectivement une ogive conventionnelle à sous-munitions de 700 kg, contenant près d’une centaine de sous-munitions, chacune pesant 3,80 kg. Le missile air-sol Kinzhal, toujours selon le chercheur, possèderait également une ogive pénétrante.
8. Question : la charge militaire de l’Oreshnik pourrait-elle avoir bénéficiée des travaux menés sur les ogives du Kinzhal, voire du missile naval 3M22 Zirkon (pourquoi pas ? ces missiles étant hypersoniques) ou être de simples copies des munitions de l’Oka ? L’analyse en cours de débris issus du tir du 21 novembre 2024 devrait apporter une réponse.
9. En version nucléarisée, l’Oreshnik/Kedr pourrait aussi, selon certains analystes, emporter la tête hypersonique et hypermanoeuvrante Avangard/Anchar-RV [15] destinée, quand celui-ci sera opérationnel, au nouveau ICBM lourd RS-28 Sarmat [16] dont le développement connait à ce jour des déboires (le dernier essai, mi-septembre 2024, s’est soldé par l’explosion du missile et la destruction du silo à Plesetsk).
L’emport de l’Avangard ne ferait que confirmer l’hypothèse d’un Oreshnik proche en taille et en poids des RS-24 et RS-26 et non d’un missile plus petit comme l’Iskander.
10. Si l’hypothèse d’un missile de type MRBM/IRBM semble devoir s’imposer, l’Oreshnik pourrait être, pour ses moteurs et ses étages un hybride issu du croisement de plusieurs technologies et systèmes d’armes déjà existants. L’hypothèse d’un missile développé ex-nihilo ne fait pas sens, comme on l’a vu supra. La chose ne serait pas nouvelle.
L’Oreshnik pourrait ainsi trouver ses filiation et concept non seulement dans le RS-26 Rubezh, mais aussi dans les vieux systèmes soviétiques RT-21 Temp 2S/SS-16, Pioner/SS-20 et 15P666/Skorost (projet avorté), ces missiles ayant tous trois été développés (coïncidence ?), comme le RS-26 et le Bulava naval, par le MIT, l’institut de technologie thermique de Moscou.
SS-20 et Skorost étaient (déjà) des hybrides [17] : le Skorost était ainsi constitué du 2ème et du 3ème étage du SS-25 Topol (2 étages) avec un bus (à 3 têtes) du SS-20 mod2 ; le SS-20/Pioneer utilisait le 1er et le 2ème étages du SS-16. Quant au Yars RS-24 il n’est qu’une version Mirvé du RS-12M1/SS-27 Mod1 Topol-M sur TEL, tandis que le RS-26 utilise le 1er et le 2ème étage du RS-24 Yars. Viktor Baranets, expert militaire auprès du journal Komsomolskaya Pravda, voit d’ailleurs un lien direct entre l’Oreshnik et le SS-20/Pioner. L’Oreshnik/Kedr [18] pourrait, de même, jouir d’une certaine consanguinité avec le SLBM R-30 Bulava [19], dont le bus abrite au moins 6 Mirv (et des leurres) (voir supra figure 1 et infra figure 3).
Figure 3 : Communalités Pioner-Rubezh et Bulava.
IRBM SS-20 Pioner | ICBM RS-26 Rubezh | SLBM R-30 Bulava | |
---|---|---|---|
Masse au lancement | 37t. à 41t. | 36t. | 36,8 t. |
Longueur | 16,5m | 12m | 12m |
Nombre d’étages | 2 | 3 (ICBM) 2 (IRBM) |
3 |
Carburant | Solide | Solide | Solide |
Charge utile | 3 MIRV (mod2) de 150 kt |
4 MIRV De 150/300 Kt |
6 à 10 MIRV de 100 à 150 Kt. |
Portée | +/- 5000km | 2000 à 5800km | >8.000 km |
Concepteur | MIT | MIT | MIT |
Constructeur | Usine de Votkinsk | Usine de Votkinsk | Usine de Votkinsk |
Lanceur | TEL | TEL | SNLE |
Réalisation de la figure C. Gloaguen pour Diploweb.com
11. Emportant potentiellement des têtes nucléaires, l’Oreshnik est soumis à la logique de la dissuasion. On notera, à cet égard, qu’un second tir annoncé comme imminent par V. Poutine lors du sommet d’Alma-Ata, fin novembre 2024, n’a toujours pas eu lieu. On peut en droit y voir le résultat du déploiement en Finlande, à la même date, de deux B-52H de l’armée américaine et, possiblement, d’autres mouvements de vecteurs nucléaires alliés (FAS française, par exemple) non rendus publics.
12. En raison de leur dualité, les tirs de l’Oreshnik sont soumis à une notification HCoC, à la notification prévue par le traité américano-soviétique de 1988 (tirs de SLBM et d’ICBM) [20] et, par mesure de sécurité, sont précédés d’une émission de NOTAM, parfois plusieurs jours avant le lancement.
Cette contrainte, en conséquence, ne fait pas de l’Oreshnik une arme tactique, utilisable « à loisir » comme le sont, chaque jour sur le théâtre ukrainien, les SS-26 Iskander, les Kh-101 et autres Kinzhal, pourtant eux aussi susceptibles d’emporter une tête nucléaire tactique, mais dont la portée est moindre, qui sont plus lents, volent moins haut et ne peuvent être mirvés.
13. Enfin, l’Oreshnik est probablement attaché aux RVSN (mission stratégique donc et non tactique) et non à l’armée de Terre comme les Iskander.
En réintroduisant ce type de missile dans son arsenal stratégique, la Russie a ouvert une porte par laquelle les autres États dotés, Etats-Unis en tête, mais aussi la France et la Grande-Bretagne, pourraient être tentés de s’introduire (phénomène SS-20 vs Pershing) au risque, alors que les grands accords internationaux stratégiques sont à terre, de relancer la course aux armements, singulièrement sur le théâtre européen, plus de trente ans après la fin de la Guerre froide.
Manuscrit clos le 6 décembre 2024
Copyright 6 décembre 2024-Gloaguen/Diploweb.com
[1] L’académicien de l’IMEMO (institut de Moscou pour les relations internationales), Ilya Kramnik, lui attribue une portée maximale de 5000 km environ (« Что известно об « Орешнике », которым ВС РФ ударили по Украине », revue Profil’)
[2] Par exemple chargées d’un explosif spécial ou simplement de barres métalliques. Pour mémoire, les Etats-Unis ont au début des années 2000 testé l’utilisation d’ICBM dénucléarisés (programme Conventional Prompt Strike) dont la charge unique était constituée de barres de tungstène ou inerte dans le but percer par sa vitesse des objectifs profondément enterrés (infrastructures nucléaires iraniennes ?), projet avorté en raison de l’ambiguïté même que constitue un tir d’ICBM, en version nucléaire ou conventionnelle.
[3] Président qui, rappelons-le, a fait sortir les Etats-Unis du traité FNI en 2019.
[4] Voir interview du général Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien :https://united24media.com/latest-news/oreshnik-or-kedr-ukrainian-intel-chief-explains-confusion-over-the-name-of-russias-new-ballistic-missile-3934
[5] « What Is Russia’s Oreshnik Ballistic Missile ? » - The New York Times
[7] « Le HCoC face à la dissémination des missiles balistiques conventionnels », note de recherche HCoC, janvier 2020, Stéphane Delory.
[8] Est-ce un hasard si certains experts russes soulignent ce que leur pays a appris de la Chine dans le domaine des missiles à courte et moyenne portée ? (Exemple parmi d’autres : « Чему России стоит поучиться у Китая в сфере ракет средней и меньшей дальности »)
[9] Sauf, peut-être, en politique !
[10] Pour une analyse technique de l’effet d’un tel missile voir Theodore Postol, professeur au Massachusetts Institute of Technology (https://www.youtube.com/watch?v=kKS7OYZoVdE)
[11] Dépêche TASS du 1er mars 2021.
[12] L’expert américain T. Postol (voir note X supra) estime le poids de chaque munition à « 100 à 150 pounds » (50 à 70kg).
[13] De source ouverte, l’ECP des têtes du RS-26 Rubezh est estimé entre 90 et 250 m.
[14] « The kernels of the "Hazel Tree », 2 décembre 2024.
[15] Drone hypersonique Anchar-RV : ce programme d’1,3 milliard de roubles est lancé en août 2018 pendant le forum Armiya et un accord signé entre le MINDEF et l’Institut moscovite des technologies thermiques (MIT). Le nom d’Anchar était aussi le nom russe des SNA de la classe Papa.
[16] L’Avangard est d’ores et déjà déployées sur quelques SS-19/UR-100NUTTH Mod4 de la 13ème division RVSN de Yasny/Dombarovsky.
[17] Svetlana Shcherbak (« What Missile Hides Under the Name Kedr, and Could It Be Both Oreshnik and Rubezh ? »)
[18] Les noms des missiles pourraient également indiquer un lien entre missiles (?) : l’Oreshnik/Kedr (peuplier/cèdre) serait ainsi lié au Topol (peuplier), Yars n’étant que l’acronyme de « missile de dissuasion nucléaire » (ядерная ракета сдерживания), Rubezh signifiant « frontière » et Bulava « massue ». Certains voient également un lien avec le drone supersonique Anchar (Antiaris toxicaria, type de plante à fleurs originaire d’Asie) également en développement au MIT.
[19] Notons qu’outre un même fabricant/concepteur (Votkinsk et MIT) certaines des technologies du Topol-M, et donc, par extension des RS-24 et RS-26, ont servi à la conception du R-30 Bulava.
[20] Ballistic Missile Launch Notification Agreement de mai 1988. Le texte concerne les ICBM (y compris sous forme de lanceurs spatiaux) et les SLBM. La notification fait état de la date du tir, de la zone du tir et de la zone d’impact/retour et plus données techniques (télémétrie, etc.). L’article 16 du traité SALT II (jamais ratifié) obligeait également les parties à notifier tout essai d’ICBM « allant au-delà du territoire national ».
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