Maîtresse de conférences Habilitée à diriger des recherches en Histoire des relations internationales à l’Université de Cergy-Pontoise. Régine Perron sera Professeure invitée à l’Université de Montréal au second semestre 2019-2020. R. Perron a été Jean Monnet Fellow à l’Institut Universitaire Européen à Florence et Visiting Scholar à l’Université de Harvard. R. Perron est spécialiste des relations internationales économiques entre l’Europe et les États-Unis, puis avec le Tiers-Monde. Elle s’intéresse au système international qu’est le multilatéralisme.
Quelles sont les convergences et les divergences des pays membres de l’Union européenne sur la supranationalité et l’irréversibilité, l’intégration des marchés et l’Euro, l’emploi et les clauses d’exemption sociales ? Régine Perron apporte une réponse argumentée et nuancée. Un document de référence.
"L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait". Robert Schuman, 1950.
DEPUIS les dernières élections de députés en mai 2019 pour renouveler le Parlement européen, l’Union européenne est ouvertement remise en cause par des partis politiques, des opinions publiques, et voit l’affirmation croissante de ceux qui se proclament anti-européens [1] [2]. En effet, les références démocratiques de l’Europe, les droits fondamentaux de l’Union européenne vacillent de plus en plus, et représentent une assise moins sûre et moins convaincante. Quant au processus de l’intégration européenne, il ne fonctionne plus au vu du Brexit. Les germes de la défiance ou encore les divergences remonteraient-elles plus loin dans le passé ? Quant aux convergences, elles sont devenues moins visibles. Les concepts de convergence et de divergence sont choisis pour cette étude, afin de mettre en lumière l’évolution de la construction ou de l’intégration européenne [3].
Quelles sont les convergences et les divergences sur ces thèmes retenus : la supranationalité et l’irréversibilité, l’intégration des marchés et l’Euro, l’emploi et les clauses d’exemption sociales [4] ? Comme la construction européenne s’insère dans le cadre du multilatéralisme, cette synthèse repose sur ses trois piliers : la paix et la sécurité, la prospérité et le bien-être [5]. De même, la chronologie se situe de 1950 à 2019, afin de mieux saisir l’évolution de l’intégration européenne.
L’idée européenne, concrétisée dans les années 1950 sous la forme d’une institution, a suivi un chemin assez tortueux, reflétant en cela les enjeux politiques aussi bien à court et moyen terme qu’à long terme. Par exemple, la question de la supranationalité traverse toute l’histoire de la construction européenne, jusqu’au traité de Lisbonne en 2007.
Le 18 avril 1951, le traité de Paris instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), mis en place le 23 juillet 1952, inaugure une nouvelle configuration juridique au niveau des institutions, qui est la supranationalité, avec la création d’une Haute Autorité. Cela implique que chaque pays membre de la CECA lui transfère une part de sa souveraineté nationale sur les questions liées au charbon, à l’acier et à la ferraille, sauf la politique commerciale extérieure qui reste du domaine national [6]. Afin d’assurer un fonctionnement correct de la supranationalité, la recherche du compromis est constante. Cependant, un Conseil des ministres a été ajouté aux côtés de la Haute Autorité, afin de contrebalancer ses pouvoirs. Le but sous-jacent de la CECA est de parvenir à long terme à la formation d’une Europe politique.
Puis, le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne (CEE) et l’Euratom, le 25 mars 1957, fait évoluer l’institution européenne vers un modèle mixte, supranational et intergouvernemental. C’est désormais le Conseil des ministres qui possède le pouvoir de décision, alors que la Commission européenne a pour tâche de proposer. En effet, la supranationalité n’est pas vraiment appréciée par tous les États membres, et en particulier le Général de Gaulle depuis son retour en 1958 à la tête de la France. Ainsi, son Plan Fouchet de 1962 propose une Europe des nations, afin de contrer le projet d’une Europe politique, fédérale et supranationale. Après son échec, le Traité de l’Élysée est alors signé en 1963 entre la France et l’Allemagne, et instaure une coopération bilatérale renforcée au sein de la CEE. Le couple franco-allemand devient l’élément incontournable sur toutes les questions européennes.
La CEE est alors un modèle original avec une Commission et un Conseil de ministres, qui se partagent les compétences entre la supranationalité pour l’une et le mode intergouvernemental pour l’autre. La culture du compromis reste toujours la marque de fabrique de l’institution européenne. En 1967, la CEE deviendra les Communautés européennes. A cette date, il a été décidé de fusionner les trois traités européens existants, celui de la CECA, de la CEE et de l’Euratom. Les premières élections au suffrage universel de députés du Parlement européen ont lieu en 1979.
Le projet d’une Europe politique, avec une institution supranationale, menant à une fédération ou à une confédération sur le modèle suisse, allemand ou encore américain, n’est cependant pas considéré comme une finalité pour tous. En 1974, le Président de la France, Valéry Giscard d’Estaing, propose la mise en place d’un Conseil européen informel, réunissant les chefs d’État ou de gouvernement des pays membres des Communautés européennes, désormais au nombre de neuf (avec la Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark depuis 1973). Ces réunions, programmées au départ trois fois, puis quatre fois par an, renforcent le pouvoir décisionnel des gouvernements des Neuf. Le Conseil européen fixe en effet les grandes orientations et cohabite avec le Conseil des ministres, qui lui est une institution inscrite dans le traité européen, vote les décisions, et les transmets à la Commission, chargée ensuite de les exécuter. Le projet de l’Europe des nations du Général de Gaulle est en passe d’être réalisé. Cependant, le rapport Tindemans de 1976 relance l’idée d’une Europe politique avec des propositions concrètes.
Puis, l’Acte Unique Européen de 1986 s’inscrit dans le cadre d’une relance, en ayant à la tête de la Commission européenne, le Français Jacques Delors. Le projet politique d’une Europe fédérale pourrait alors devenir moins utopique, avec un renforcement des pouvoirs de la Commission européenne, c’est-à-dire davantage supranationale. Cependant, la Première ministre de la Grande-Bretagne, Margaret Thatcher, déclare dans un discours à Bruges en 1988 au Collège d’Europe, s’opposer résolument à toute forme d’Europe fédérale et politique. Depuis 1989, le mur de Berlin est tombé, et, en 1991, se produit la dissolution de l’ex-URSS.
Le 7 février 1992, le traité de Maastricht est signé cette fois-ci par douze pays membres, avec la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Mis en place le 1er novembre 1993, il crée l’Union européenne sur la base de trois piliers : le premier, comprenant les Communautés européennes avec les acquis de la CEE, de l’Acte Unique Européen et de l’Union économique et monétaire (UEM), présente un caractère plutôt supranational ; le second avec la Politique Étrangère et de Sécurité Commune (PESC), un caractère intergouvernemental ; le troisième, la coopération dans le domaine de la justice et des affaires intérieures, un caractère aussi intergouvernemental. Ce traité se situe dans le sillage de l’Acte Unique Européen de 1986, en répondant à la mondialisation en cours caractérisée par la dérégulation, la privatisation, la libéralisation accrue des échanges et des services. Le caractère hybride du traité de Maastricht ne satisfait pas non plus entièrement les pays membres, et la question de l’adhésion des pays de l’Europe de l’Est, auparavant compris dans le bloc soviétique, se fait de plus en plus pressante.
Ainsi, trois autres traités européens se succèdent, soit pour remplacer le précédent, soit pour le compléter. Après celui de Maastricht, il y a le traité d’Amsterdam en 1997, celui de Nice en 2001 et celui de Lisbonne en 2007. Ce dernier traité, entré en vigueur le 1er décembre 2009, intègre le traité établissant une constitution pour l’Europe communément nommé Constitution européenne, précédemment rejetée par la France et les Pays-Bas lors du référendum de 2005, mais en ne retenant pas le mot Constitution. Puis, le Conseil européen est désormais une institution européenne à part entière, avec un président à sa tête. Quant à la Commission, elle peut faire des propositions, et met en œuvre les décisions du Conseil européen. Désormais, le Conseil européen est le chef d’orchestre officiel de l’UE. La Commission est certes considérée comme un organe supranational, car elle représente l’intérêt européen, mais elle est dépourvue de tout pouvoir décisionnel et ne fait qu’exécuter les décisions prises. A cause de cela, elle est le bouc émissaire des partis politiques, des opinions publiques, des syndicats, des associations, mais aussi des gouvernements des anciens et nouveaux pays membres. Force est de constater qu’il existe un grand malentendu à ce niveau-là.
Autre réforme très importante : le principe de l’irréversibilité. Il permet un processus ininterrompu de la construction ou de l’intégration européenne. L’idée sous-jacente est de s’acheminer vers la réalisation d’une Europe politique.
Ensuite, il y a une autre réforme très importante : le principe de l’irréversibilité est en effet inscrit depuis les années 1950 dans les traités européens. C’est un principe qui permet un processus ininterrompu de la construction ou de l’intégration européenne. L’idée sous-jacente est de s’acheminer vers la réalisation d’une Europe politique. Ce processus irréversible a tout de même connu des périodes de stagnation plus ou moins longues, mais suivies de périodes de relance plus ou moins fortes, sans toutefois jamais reculer. Or le traité de Lisbonne y a mis fin. En effet, l’article 50 autorise un pays membre à quitter l’Union européenne. Comme le fait remarquer Jean-Louis Quermonne, le traité de Lisbonne « autorise pour la première fois dans un traité européen l’éventualité de retours en arrière ainsi que le retrait d’un État membre désireux de faire sécession [7] ».
Entre-temps, la culture du compromis change. En effet, le traité de Maastricht donne à tous les pays membres le vote à l’unanimité sur toute question. Cela conduit à un blocage de la politique européenne dans son ensemble, puisqu’un seul pays peut refuser l’application d’une décision. C’est pourquoi le traité de Lisbonne rectifie cette situation. Au sein du Conseil, le vote à l’unanimité est réservé pour des questions précises, en général sensibles, comme l’adhésion de nouveaux États membres, la politique fiscale, la politique extérieure, la politique de sécurité commune, et l’évolution de l’UE. Quant aux questions plus générales, le marché intérieur, la libre circulation des travailleurs, l’agriculture, la politique de développement régional et social, la justice et les affaires intérieures, l’éducation, la culture, etc., le Conseil vote à la majorité qualifiée, c’est-à-dire au moins 55% des États membres représentant au moins 65% de la population de l’UE.
Le projet d’une Europe politique n’est désormais plus inscrit dans un traité européen, même implicitement.
Depuis la mise en place de la CECA en 1951, l’Europe communautaire prône non seulement un modèle régional original au niveau juridique, mais aussi au niveau économique. Son modèle favorise l’intégration des marchés des pays membres en un seul. Au marché européen du charbon, de l’acier et de la ferraille, s’est ajouté le Marché Commun de la CEE en 1958 pour les produits industriels, puis le marché européen agricole avec la Politique Agricole Commune (PAC) en 1962, et le Marché unique de l’UE en 1992 qui rassemble les services et toutes les marchandises. La convergence de vues des pays membres de l’Europe communautaire a permis de réaliser cette intégration poussée des marchés et de favoriser la libéralisation des échanges dans son espace.
Cependant,le Tarif Extérieur Commun (TEC : le droit de douane européen appliqué aux pays tiers) a suscité des divergences entre les pays membres, qui ne sont pas tous prêts à soutenir la fronde générale des Parties Contractantes du GATT en 1957. En ces temps d’ouverture de marchés, le GATT le considère comme une forme de protectionnisme intolérable. Un compromis est alors trouvé : le TEC sera négocié lors des Dillon et Kennedy Rounds, et toutes les fois que l’Europe communautaire s’élargit avec de nouvelles adhésions (du moins jusqu’à l’Uruguay Round) [8]. C’est pourquoi l’accord du Brexit négocié entre l’UE et la Grande-Bretagne, consistant à conserver son intégration dans le Marché Unique seulement, n’est pas négligeable. Il éviterait la révision du TEC entre la Grande-Bretagne et l’UE.
L’étude de la première période d’intégration des marchés dans le cadre du Marché Commun de la CEE est un bon point de départ pour suivre l’évolution vers le Marché Unique de l’UE. Comme la stabilité est le concept-clé du traité de Rome, comment les marchés nationaux sont-ils parvenus à un marché commun stable pendant la période de transition de 1958 à 1968 ? Les conclusions dégagées d’un travail collectif sont très intéressantes [9].
L’armature juridique de la CEE permet d’accélérer la conquête de nouveaux débouchés par les grandes firmes européennes, qui présentent le net avantage d’être déjà dynamiques et adaptées au système multilatéral. La taille de ces entreprises répond davantage à ce marché européen de plus grande échelle et à une concurrence plus vive, comme l’industrie chimique en Allemagne. De l’autre, le traité de Rome permet de protéger des secteurs industriels moins performants face à cette concurrence accrue, comme les textiles de l’Allemagne, des secteurs sur le déclin comme l’industrie sidérurgique en Belgique, et les petites et moyennes entreprises en Italie. Quant aux pays ne faisant pas partie de la CEE, comme ceux de l’Association européenne de libre-échange (AELE), la Grande-Bretagne et la Suède font valoir des arguments différents pour adhérer à la CEE. La Grande-Bretagne met en avant sa relation spéciale avec les États-Unis et la Suède, sa neutralité. De plus, cette dernière préfère nettement le modèle de la coopération à celui de l’intégration, qui lui semble trop contraignant. Or tout pays qui adhère à la CEE doit accepter ses règles, et surtout doit s’harmoniser par rapport aux autres pays membres, en se mettant au même niveau d’intégration.
Quant à la réalisation de la convergence des marchés nationaux au sein du Marché Commun, elle se réalise grâce à un dénominateur commun : la solidité d’un tissu industriel fondé sur les secteurs traditionnels. C’est très frappant lorsqu’on étudie les balances commerciales de chaque pays membre au cours de la période de transition de la CEE entre 1958 et 1968. On constate alors que l’Allemagne est le seul pays à ne plus dépendre autant des secteurs traditionnels car, bien avant la création de la CEE, elle a amorcé le tournant avec l’essor des nouveaux secteurs dynamiques. Favorisés par la CEE, qui incite à moderniser les industries et à sélectionner les secteurs les plus rentables, les autres pays membres ont alors la possibilité de rattraper plus vite le niveau industriel de l’Allemagne dans les années 1970. Ainsi, la CEE leur a permis de gagner du temps, en les forçant à s’adapter à la concurrence et à la complémentarité des marchés, d’abord au sein du Marché Commun, et ensuite avec l’extérieur. Une intégration réussie des marchés suppose que ces pays sont capables de supporter la concurrence en ouvrant leurs frontières aux produits extérieurs, parce qu’ils sont eux-mêmes compétitifs. Cet argument peut illustrer l’intégration des pays du Sud et de l’Est dans l’Union européenne, qui ne possèdent pas ou peu de structure industrielle.
La décennie 1980 inaugure véritablement la relance européenne sous l’impulsion du nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors.
La décennie 1980 inaugure véritablement la relance européenne sous l’impulsion du nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors. Parce que cette unification des marchés est restée incomplète, est alors lancé le Marché Unique pour 1992. Le Marché Commun s’apparente malgré tout à des marchés industriels unifiés au sein d’une institution commune, bien plus qu’à un marché européen totalement intégré. Toutefois, après 1989, deux Europe se font face : l’Europe de l’Ouest intégrée et l’Europe de l’Est désintégrée, d’où le besoin urgent de ces derniers d’être dans l’Union européenne qui, tel un Eldorado, pourrait les faire profiter de sa prospérité. Depuis 2004, l’UE s’élargit progressivement avec les pays de l’Europe de l’Est et ceux de l’ex-Yougoslavie, et laisse en suspens l’entrée de la Turquie. Or les pays membres de l’Europe du Sud et de l’Est ont pris de plein fouet la crise financière de 2008-2009 [10].
Pour reprendre l’expression de Maxime Lefebvre, l’Europe est marquée par « les cigales contre les fourmis », en considérant : « (…) le clivage Nord-Sud qui est essentiellement économique (les « cigales » contre les « fourmis ») et (par) le clivage Est-Ouest qui est économique mais aussi politique (contestation par certains pays d’Europe centrale et orientale des valeurs occidentales) [11] ».
En ce qui concerne l’Union Monétaire Européenne (UME) créée en 1993, la convergence a permis la création par étapes, entre 1999 et 2002, de la Banque centrale européenne (BCE) et de l’Euro. Ainsi, est réalisé un Marché Unique européen cohérent, avec un outil indispensable pour les échanges, une monnaie européenne unique. A ce niveau, le transfert de la souveraineté nationale sur la question monétaire est essentiel, mais hautement sensible. Depuis la création de la CEE, il a toujours été envisagé que la création d’une monnaie européenne conduirait nécessairement à une Europe politique. Mais tous les pays membres de la CEE, puis de l’UE ne l’acceptent pas, comme la Grande-Bretagne qui rejette cette vision depuis 1974, en refusant le mécanisme des taux de change du Serpent Monétaire Européen (SME), puis l’Euro pour garder la Livre sterling.
Ainsi, s’est créée une Europe à deux vitesses : une zone euro pour les pays membres de l’UE l’utilisant, et une zone non-euro pour ceux de l’UE qui ne l’utilisent pas. Cet état de fait ne facilite pas la cohérence d’un Marché Unique. C’est pourquoi la zone euro reste en 2019 sans gouvernement économique, alors que c’était prévu lors de la création de l’Union Monétaire Européenne. Mais cela implique un transfert de souveraineté nationale encore plus important. Le résultat est que la zone euro « sans tête unique » permet difficilement une cohésion entre les pays membres dès lors que l’un d’eux connaît de graves difficultés, comme la Grèce.
Du point de vue social, le traité de la CECA est celui qui a particulièrement misé sur l’amélioration des conditions de vie des mineurs. Quant au traité de Rome de 1957, il met l’accent sur l’« amélioration des conditions de vie et d’emploi », sans toutefois préciser des mesures sociales spécifiques. Depuis les années 1970, l’Europe connaît un chômage structurel, puis mise sur la flexibilité de l’emploi, mais sans pouvoir répondre à la précarité grandissante. Sous la présidence de J. Delors, en 1985, la politique sociale est à l’ordre du jour, mais n’aboutit pas. Sont ensuite fixées des conditions minimales pour répondre à certains sujets, comme par exemple le dumping social. En 2017, est adopté un Socle européen des droits sociaux pour une meilleure équité au niveau de l’emploi et de la protection sociale, et des conditions de vie et travail, sur la base de vingt principes.
Les pays de l’Europe du Sud et de l’Est adhèrent à l’UE, sans partager de normes sociales communes. Ainsi, l’inégalité du niveau de vie entre les pays européens conduit à ce ressentiment de la part des moins avancés, mais aussi de la part des plus avancés qui leur reprochent de tirer leurs revenus vers le bas. Au sein de l’UE même, ont lieu des délocalisations d’entreprises vers les pays ayant un revenu plus faible.
En 2018, les pays de l’UE ayant un PIB réel par habitant inférieur à la moyenne de l’UE (28 200 euros) sont, par ordre de croissance et par espace géographique : l’Europe de l’Est anciennement dans le bloc de l’URSS : la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie, la Tchéquie, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Estonie, et la Slovénie ; l’Europe du Sud avec des régimes anciennement dictatoriaux : la Grèce, le Portugal, l’Espagne et l’Italie ; les îles Chypre et Malte. En tout, 16 pays de l’UE se situent en-dessous de la moyenne du PIB réel par habitant. Puis, les trois premiers pays les plus riches de l’UE sont le Luxembourg, l’Irlande et le Danemark, c’est-à-dire avec un PIB de plus de 40 000 euros ; la France est en 10e position, suivie de la Grande-Bretagne en 11e position. En tout, 11 pays de l’UE se situent au-dessus de la moyenne du PIB [12].
La crise de 2008-2009 met en évidence une divergence non seulement économique, mais aussi sociale, qui n’est pas nouvelle ni soudaine.
La crise de 2008-2009 met en évidence une divergence non seulement économique, mais aussi sociale, qui n’est pas nouvelle ni soudaine. La déception face aux difficultés d’intégration et de coopération des pays membres, la perception d’un mieux-être chez les non-adhérents, comme la Norvège, l’Islande, se sont alors exprimées, soit dans les urnes, soit par les violences. Alors que l’enjeu de la paix sociale figurait en bonne place dans les politiques européenne et nationales pendant la Guerre froide, il s’estompe peu à peu après la fin de la menace communiste.
Cette divergence sociale est d’autant plus accentuée que des clauses d’exemption sont introduites dans les traités européens au fur et à mesure des élargissements. Ces clauses, appelées aussi de « retrait » ou « opting out », permettent aux nouveaux adhérents à l’Europe un aménagement. Le souci d’homogénéité des premiers traités européens, la CECA et la CEE, est remplacé par le souci de faciliter l’adhésion à l’UE. D’où cette Europe à la carte. La Pologne, la République Tchèque et la Grande-Bretagne sont exemptées du respect de la charte des droits fondamentaux de l’UE, qui définit les libertés individuelles, la non-discrimination, la citoyenneté et les droits économiques et sociaux ; la Grande-Bretagne n’applique pas la législation sociale de l’UE, qui préconise un temps de travail limité à 48 heures par semaine, à 11 heures consécutives par jour, ainsi que les temps de repos à 24 heures consécutives, les congés annuels minimum de 4 semaines, et le travail de nuit de 8 heures consécutives. Dans le cas de la clause de retrait, il est fixé une durée maximale de 65 heures par semaine, tout en permettant des dérogations à cette limite.
Pour autant, le rapport à la démocratie, socle de l’UE, est-il perçu différemment en Europe du Nord, du Sud, de l’Ouest et de l’Est ? La différence du niveau du PIB entre les pays de l’UE a-t-elle joué un rôle dans les dernières élections parlementaires européennes de 2019 ? Le nombre de sièges obtenus par l’extrême-droite s’élève à 115 et par la droite nationaliste et souverainiste, à 58 sièges, soit 173 sièges sur un total de 751 sièges [13]. Comme le nombre de sièges est proportionnel au poids démographique du pays membre, nous obtenons cette répartition suivante : 9 pays membres ayant un PIB réel par habitant supérieur à la moyenne sur 11 ont envoyé au Parlement 84 députés d’extrême-droite et de droite nationaliste et souverainiste, soit : la Grande-Bretagne (33 sièges), la France (22), l’Allemagne (11 sièges), la Belgique (6), les Pays-Bas (3), la Suède (3), l’Autriche (3), la Finlande (2) et le Danemark (1) . Par ailleurs, 10 pays membres ayant un PIB inférieur à la moyenne sur 16 en ont envoyé 88, soit : l’Italie (33 sièges), la Pologne (26), la Hongrie (14), l’Espagne (3), la Grèce (3), la Tchéquie (2), la Bulgarie (2), Slovaquie (2), la Lettonie (2) et l’Estonie (1). Enfin, 8 pays membres n’en ont pas envoyé : 2 pays ayant un PIB supérieur à la moyenne de l’UE et par importance démographique : l’Irlande et le Luxembourg ; 6 ayant un PIB inférieur à la moyenne et par importance démographique : la Roumanie, le Portugal, la Lituanie, la Slovénie, Chypre et Malte.
Au niveau de la répartition des députés européens d’extrême-droite et de droite nationaliste et souverainiste au parlement européen, il s’avère que le nombre de députés d’extrême-droite et de droite nationaliste et souverainiste est presque égal entre les pays riches d’Europe de l’Ouest et du Nord, et les pays pauvres du Sud et de l’Est. Mais 8 pays membres n’ont pas élu de députés d’extrême droite, et de droite nationaliste et souverainiste, mais ont un poids démographique nettement moins important, dont deux pays riches de l’Ouest et, un pays du Sud, deux îles du Sud et trois pays de l’Est (dont deux États baltes) ayant un PIB inférieur à la moyenne de l’UE. Ce ne sont pas forcément les pays les plus anciennement démocratiques qui ont le moins remis en cause les fondements de la démocratie.
Fin 2019, le bilan de la construction européenne est donc assez contrasté. Dans cet article, ont été étudiés seulement quelques points pour présenter leurs convergences et divergences. Au niveau politique, la supranationalité et l’irréversibilité sont des points de convergence au départ, pour finir par disparaître en 2019. Au niveau économique, l’intégration des marchés et l’Euro ont bénéficié d’une grande convergence réussie, pour aboutir en 2019 à une Europe à deux vitesses, inégale et divisée : deux zones euro et sans euro ; 16 pays (Europe de l’Est et du Sud) sur les Vingt-Huit ont un PIB réel par habitant inférieur à la moyenne de l’UE (28 200 euros) et 11 pays (Europe de l’Ouest et du Nord) ont un PIB réel par habitant supérieur à la moyenne de l’UE. L’intégration de tous les marchés nationaux ne s’est pas encore réalisée ou n’a pas encore réussi à faire connaître la prospérité à tous. Au niveau social, les différences sont plus marquées encore, malgré des débuts prometteurs avec la CECA et les premiers pas de la CEE. D’après ces constats, il reste encore à réaliser l’Europe politique, avec une Constitution ou une Charte, un gouvernement économique pour la zone euro, une intégration économique réussie de toute l’Europe, et l’Europe sociale. Peut-être le but européen de 2019 est-il la constitution d’une zone de libre-échange in fine ? Cela éviterait tout projet politique, social, et même économique puisque seuls les droits de douane seront considérés.
Quant aux autres points de convergence et de divergence, ils n’ont pas été étudiés ici, car réservés pour une autre étude. Néanmoins, voici un aperçu. Au niveau politique, il reste à étudier l’échec du référendum de 2005. Au niveau militaire, la convergence est réussie pour que l’UE conserve l’OTAN, et la divergence est qu’il n’existe pas d’Europe de la défense depuis l’échec de la Communauté Européenne de la Défense ; au niveau de la justice, la convergence a permis la création et le fonctionnement de la Cour européenne de justice, l’écriture d’une charte européenne des droits fondamentaux, le passeport européen, la notion de la citoyenneté européenne. Mais plusieurs pays (la Grande-Bretagne, l’Irlande, Chypre, le Danemark ainsi que la Bulgarie, la Roumanie et la Croatie), ont refusé de faire partie de l’espace judiciaire européen (sécurité, justice et liberté). Quant à la migration, la convergence de vues a abouti à l’accord Schengen qui permet la libre circulation des personnes dans un espace européen sans frontières, mais il n’a pas été accepté par tous. De même, l’UE n’a pas su répondre à la question des migrations. Enfin, sur le plan culturel, l’Europe a créé l’Institut Universitaire Européen et Erasmus, afin de favoriser la circulation intellectuelle. Mais elle n’a pas permis d’éviter la montée de l’euroscepticisme, des populismes, et des extrêmes-droite et gauche. Le discours général ne diffuse pas un esprit « europositif ».
En définitive, il manque une âme à cette Europe. Une âme qui serait le reflet d’une idéologie propre à l’unité de l’Europe et qui lui donnerait enfin une identité européenne à laquelle s’identifier. Elle n’a en effet pas connu un même élan politique unificateur sous la forme démocratique, qui s’est ensuite enraciné dans la mémoire collective.
Tous ces chantiers européens seront-ils concrétisés ? C’est pourquoi le projet de recherche vise à explorer ces nouvelles pistes, en se servant des concepts de convergence et divergence. En effet, la construction européenne n’est pas un long fleuve tranquille.
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Bonus
La Maitresse de conférences Habilitée à diriger des recherches Régine Perron et l’Ambassadeur de France Alain Le Roy feront le 2 décembre 2019 à 18 h 30 une conférence sur ce thème, à Paris.
Pour penser la période contemporaine et l’avenir, bénéficiez des regards croisés d’une historienne du multilatéralisme et d’un praticien du multilatéralisme à l’ONU, à l’UE et au G7/8. Un sujet majeur alors que la France tente de réinventer le multilatéralisme, notamment à travers le Forum de Paris pour la Paix.
Renseignements et inscriptions sur le Meetup Conférence Géopolitique.
Plus
Carte. De l’adhésion au rejet (parfois) : géohistoire des frontières de l’Union européenne
[1] Cet article est tiré d’une présentation effectuée à Sorbonne Université en avril 2019, et qui porte sur mon projet de recherches sur les convergences et les divergences de l’Europe. En retraçant l’évolution dans le temps jusqu’à nos jours, l’article a pour but de cerner les nouvelles pistes à explorer sur l’Europe. Ce serait en effet pour essayer de mieux comprendre les ambiguïtés de l’Europe et de saisir les tensions actuelles. Pour cela, les concepts de convergence et divergence sont utilisés comme base méthodologique afin de mettre en lumière les forces et faiblesses de l’Union européenne.
[2] Ce projet fera l’objet d’une coopération franco-allemande avec le Professeur Hubert Zimmermann en Relations Internationales, Institut de Science Politique, de l’université de Marbourg. Hubert Zimmermann and Andreas Dür (eds), Key Controversies in European Integration (2016), London, Palgrave McMillan, “The European Union Series”, 2nd edition 2017. Hubert Zimmermann, Money and Security. Troops and Monetary Policy in Germany’s Relations to the United States and the United Kingdom, 1950–71, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.
[3] Cette analyse des convergences et divergences en Europe a fait l’objet d’une étude antérieure : Régine Perron (ed), The Stability of Europe : Towards the European Integration of Industrial and Financial Markets (1958-1968) ?, Paris, PUPS, 2004.
[4] Les autres thèmes feront l’objet d’un travail présenté ultérieurement.
[5] Le modèle et la définition du multilatéralisme sont exposés dans : Régine Perron, Histoire du multilatéralisme. L’utopie du siècle américain de 1918 à nos jours, Paris, PUPS, (2014) 2de édition 2017, chapitre III, p.122.
[6] Cela a été démontré dans : Régine Perron, Le marché du charbon, un enjeu entre l’Europe et les États-Unis de 1945 à 1958, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996.
[7] Jean-Louis Quermonne, « Les institutions de l’Union Européenne après le traité de Lisbonne », Centre international de formation européenne, L’Europe en Formation, 2011, vol. 4, n° 362, page 32.
[8] C’est un aspect essentiel qu’a révélé la consultation des archives de Robert Marjolin à la Fondation Jean Monnet pour l’Europe : Régine Perron, « La CEE face aux États-Unis : l’examen du traité de Rome au GATT en 1957 », Marie-Thérèse Bitsch, Wilfried Loth et Raymond Poidevin, Institutions européennes et intégration européenne, Bruxelles, éditions Bruylant, 1988, p. 217-239.
[9] Régine Perron (ed), The Stability of Europe, op. cit.
[10] NDLE : Les fonds européens ont cependant contribué à une croissance économique significative des deux tiers des nouveaux États membres dans les années postérieures à la crise de 2008.
[11] Maxime Lefebvre, « L’Europe : entre désir et nécessité », Questions internationales, n°88, novembre-décembre, 2017, La Documentation française, p. 68-74.
[12] D’après Eurostat. La Croatie n’a pas pu être classée car l’UE ne dispose pas encore de données.
[13] D’après les résultats publiés par Le Monde le 29 mai 2019. Il y a toutefois une erreur d’un siège et il ne m’est pas possible de savoir à quel niveau.
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