Après avoir été ambassadeur auprès des Communautés Européennes, l’auteur détaille les modalités pratiques de la diplomatie entre pays membres. Ce qui le conduit à développer une réflexion à la fois analytique et prospective.
DEPUIS QUELQUES ANNEES, renaît en France la crainte d’une hégémonie allemande et je n’en comprends pas la raison, sauf une incapacité intellectuelle à voir que le monde a changé. Tout le monde dit : "Le monde a changé, rien ne sera plus comme avant". Tout le monde veut l’Europe, mais une fois qu’on a dit cela les solutions offertes sont tellement incohérentes qu’il apparaît qu’en France les gens n’ont pas encore réalisé ce qui arrive.
Nous ne sommes pas parvenus à une idée claire de l’imbrication entre la France et l’Europe. Pour moi, c’est une grave défaillance, une faiblesse de la volonté et de l’esprit. Aussi longtemps qu’on n’aura pas clarifié dans nos têtes cette situation, nous ne trouverons pas de réponse aux angoisses que l’on peut encore éprouver. Et nous évoquerons automatiquement les solutions du passé. Nous nous mettrons en porte à faux complet avec la première proposition : "Le monde a changé, rien ne sera plus comme avant". Et nous voulons quoi ? Revenir en arrière : les alliances de revers et autres balivernes incroyables ? Alors que nous avons complètement déminé le terrain européen. Nous avons inventé quelque chose dont la seule tare est d’être original, qui fonctionne depuis trente à quarante ans au travers de crises qui ont toujours été surmontées. Aucun fonctionnaire européen, à ma connaissance, n’a été tué autour d’une table de conférence. On a toujours contourné, surmonté, neutralisé les affrontements ... avec évidemment un peu d’astuce et de connaissance des dossiers mais c’est cela la tâche des négociateurs.
Lorsque je sentais qu’à la faveur d’un événement quelconque la délégation allemande - soit au Conseil de Sécurité, soit à Bruxelles - commençait à hausser le ton de la voix, au moment où on en arrivait à prendre une décision, je disais posément : "Ecoutez, je ne suis pas en mesure de me prononcer parce mes instructions ne sont pas complètes sur ce point là - ce qui était faux- . Pourrions nous reporter cette décision à la semaine prochaine" ? Comme chaque pays est régulièrement dans l’obligation de demander un ajournement, avec ou sans mauvaise humeur, celui-ci était accordé. Puis j’en profitais pour voir en tête à tête mon collègue allemand et je lui disais : "Je ne comprends pas. Vous nous faites des difficultés, vous nous heurtez, or il faut que vous sachiez que nous sommes à un mois des élections législatives ; mais ce sont des choses importantes". Et l’interlocuteur de répondre : "Oui, vous avez raison". Et c’était terminé. A la réunion suivante, l’allemand disait : "Notre collègue français est en difficulté en ce moment, comme cela nous est, à tous, arrivé... " .
Il s’agit d’un tout autre travail que celui de la diplomatie traditionnelle dans laquelle personne ne montrait ses cartes à personne. Il a fallu quarante ans pour modifier cet état d’esprit. C’est long, mais c’est un acquis fondamental. Nous pouvons maintenant nous dire à Bruxelles, quand les choses ne vont pas, à condition d’y mettre les formes et sans témoin : " Nous n’y arriverons pas sur ce point et je vais vous dire pourquoi. Nous sommes comme nous sommes, avec nos forces et nos faiblesses, mais sur ce point le gouvernement français ne peut pas céder et je vais vous dire pourquoi si vous ne le répétez pas". "Ah bon, mais pourquoi ne l’avez vous pas dit durant la conférence des Ambassadeurs ?" "Parce que dans ces conférences nous sommes une centaine dans la salle, comment voulez vous que ça marche ? "
Avec les Anglais, c’est la même chose. Sachant que je venais du Conseil de Sécurité - où j’avais d’excellents rapports avec la délégation britannique - ils ont essayé de me mettre en difficulté pour me faire comprendre qu’à Bruxelles le jargon, les points d’appui et méthodes de négociation n’étaient pas les mêmes. Je n’ai rien dit, mais quatre mois après, ayant soigneusement préparé une fosse agréablement dissimulée, mes collègues sont tombés dedans d’une hauteur de deux mètres. Cela leur a fait mal. Le chef de la délégation qui se croyait imbattable sur le plan communautaire a eu droit à un article dans le Times : "Comment avons nous pu faire une telle erreur ? Pourquoi Monsieur X est il encore notre Ambassadeur à Bruxelles ?". Il a essayé de rattraper les choses. Je lui ai dit : "Qu’est ce qui vous émeut ? L’article du Times ? Mais écoutez, voyons, nous travaillons ensemble ... " Cela a été terminé pour le restant de mon séjour. Je n’ai plus eu aucun problème avec lui. Pas la peine de faire un éclat public. C’était un enseignement pédagogique bien conçu pour faire comprendre à nos amis britanniques qu’il ne faut pas se faire de crocs en jambes, mais qu’il faut respecter les règles.
Les gens s’imaginent que négocier se réduit à répéter toujours la même chose en espérant que l’autre va céder. Mais pas du tout. La négociation, c’est ce qui s’impose lorsqu’on bute sur quelque chose, ce qui arrive assez rapidement entre experts qui connaissent parfaitement leurs dossiers comme ceux de leurs partenaires, et que l’on se met en tête d’en sortir.
On se dit : " Voyons, les Allemands ont besoin de quelque chose pour la sidérurgie, les Italiens cherchent une solution pour l’huile d’olive, les Anglais recherchent un compromis sur les brevets ... " Et alors le paysage change du tout au tout. Les experts se tiennent derrière, pour aider le patron qui n’y connaît rien, mais est en position de négocier.
Si on a de bonnes cartes, il est possible de négocier sur tout. La France ne manque pas de bonnes cartes. Face aux mondes économiques japonais et américain, nous pouvons sans nous pousser du col affirmer que les Européens disposent des meilleures équipes de négociation. Sans mérite puisque qu’on met ensemble les plus compétents des européens. Pourquoi ne seraient ils pas les meilleurs ? Ce n’est pas un miracle si Boeing commence à abandonner des parts de marché, c’est le fruit d’un effort prolongé depuis 25 ans par des équipes qui sont très fortes.
A l’heure d’innombrables sommets internationaux entre chefs d’Etats et de visioconférences répétées entre leurs conseillers, à quoi sert encore un ambassadeur aujourd’hui ? Comment un Ambassadeur informe-t-il son gouvernement ? Comment représente-t-il son autorité dans le pays où il est nommé ? Qu’est-ce que négocier ? Quand et comment l’ambassadeur protège-t-il les Français de l’étranger ? Pour répondre, nous recevons Madame l’ambassadeur Corinne Breuzé.
Podcast, vidéo et synthèse rédigée.
Quand on entre en séance dans une instance communautaire, celui qui n’y connaît rien garde le silence parce qu’il se rend compte qu’il ne comprend pas. Il est vrai que ceux qui comprennent en rajoutent, éprouvant une certaine satisfaction à voir des ministres en perdition. J’en ai vu plus d’un assez content de lui, ne voulant en tout cas pas paraître insuffisant et se gardant donc de me demander un avis, puis se pencher vers moi à la dernière extrémité une fois les choses mal engagées pour me dire : "Et vous ? Qu’en pensez vous ? Que feriez vous ? " "Je ne ferais pas du tout cela. L’Italien pense ceci. Le Luxembourgeois croit le contraire. Un autre attend une concession sur la pêche etc. " "Comment savez vous tout cela ?" "Monsieur le Ministre, je n’ai aucun mérite, je suis là toute la journée".
Les Ministres, eux, arrivent par l’avion du matin et repartent par celui du soir. Quand le Ministre demande conseil à l’Ambassadeur ou à ses conseillers, tout devient plus simple.
N’hésitons pas à le dire : nous avons de bons négociateurs quand on leur donne de bonnes directives. Il faut des instructions. Quand l’Ambassadeur Gabriel Robin déclare "la France dispose de bons outils de politique étrangère mais elle n’a pas de politique étrangère" - cela ne me surprend pas : c’est vrai. Nous n’avons pas de politique étrangère. Celle-ci se limite à la politique du chien crevé au fil de l’eau, comme disait Aristide Briand. D’abord ne rien faire, ensuite voir passer le chien ... etc. Ce n’est quand même pas une politique !
Le problème est de savoir comment la France, sans rien dire publiquement mais astucieusement comme on sait le faire quand on a de bons représentants pourrait faire de cet ensemble européen de 370 millions d’habitants - face à 250 millions d’Américains et 145 millions de Russes - évolue dans le bon sens. La France a des atouts, encore faut il les faire valoir. Il faut une présence cohérente. La France a trop souvent fait des déclarations non suivies d’effets. C’est la dernière des choses à faire. La France a trop tendance à se satisfaire d’une diplomatie déclaratoire. Je déteste cela. En revanche il faut créer des situations pour que les gens se disent, éventuellement un an après : "Ah, voilà ce que voulaient les Français". Pourtant la France n’a rien dit, elle n’a vexé personne mais elle a opéré, manoeuvré, modifié des résolutions "codées" dans lesquelles seuls les spécialistes chevronnés peuvent se retrouver. Il suffit que la France, comme cela a déjà été le cas, mette au poste clé des hommes compétents - avec des consignes claires - pour valoriser aussitôt ses atouts.
Que les gens en nous voyant passer se disent : " Quand même, ces Français ont su tirer les leçons du passé, ils sont devenus fréquentables ". Car nous avons mauvaise réputation, même dans le club européen. Il y a donc beaucoup de travail à faire. Il faut avant de prendre une décision, consulter quelques personnes compétentes, éviter de taper du poing sur la table ... c’est du travail, mais la France a des fonctionnaires qui peuvent le faire. Par conséquent, il faut d’abord introduire un peu de clarté dans l’esprit de nos dirigeants à propos de l’Europe. Les dirigeants, quelque soit le spectre politique, y vont un peu à l’aveuglette, en se disant "ça sera bon pour les prochaines élections". Ce qui conduit à frôler la catastrophe.
Si nous prenions conscience de tous les acquis accumulés au cours des tensions et des crises - qui ont renforcé l’Europe - nous pourrions nous dire en douce : " Il faut que dans ce groupe il y ait une voix que l’on écoute. Nous ne revendiquons rien, nous sommes à notre place, nous respectons la présidence, mais il faut que par notre comportement nous conduisions nos partenaires à se tourner vers la délégation française ". C’est à cela qu’on voit qui est compétent. Je l’ai vu durant deux ans au Conseil de Sécurité de l’ONU avec un Ougandais remarquable, formé à Harvard. Agé de trente ans, il avait acquis en l’espace de six mois un tel ascendant au sein des quinze - y compris face aux poids lourds - que lorsqu’il y avait une situation un peu compliquée dans le tiers monde, plutôt que de déposer un projet de résolution venant du monde occidental, nous allions trouver notre ami Ougandais en lui demandant de donner son opinion. Nous attendions que l’Ougandais lève le doigt et dise : "Monsieur le Président, voici la position de ma délégation". Il était fort intelligent et nous attendions qu’il s’exprime.
Si nous avons assez de sagesse, de raison et de bon sens pour affecter à ces endroits stratégiques qui sont Bruxelles, les Nations-Unies et quelques très grandes agences techniques ... des fonctionnaires dont le comportement soit irréprochable, en l’espace de cinq ans la situation serait changée. Qu’est que cela coûte ? Rien.
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