L’Europe trois décennies après l’ouverture du rideau de fer

1989-2019. Vue de ses frontières, une Europe vieillissante mais attractive pour les migrants

Par Gérard-François DUMONT, le 3 novembre 2019  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir, www.population-et-avenir.com. Auteur de nombreux articles et livres dont « Géographie des populations. Concepts, dynamiques et perspectives », éd. Armand Colin, et « Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations », éd. Ellipses.

L’évolution démographique de l’Europe a enregistré plusieurs ruptures au sein desquelles l’année 1989 prend un relief particulier. C’est après cette année que l’Europe orientale entre dans l’hiver démographique déjà installé dans les Europe septentrionale, occidentale et méridionale. C’est après cette année que l’espérance de vie, qui plafonnait ou connaissait parfois des reculs en Europe orientale, connaît des évolutions à la hausse contenant les taux de mortalité. C’est après cette année que les flux migratoires se diversifient considérablement avec le démantèlement du rideau de fer et du mur de Berlin qui empêchaient presque toute migration entre l’est et l’ouest tandis que le système communiste contenait également les migrations entre les pays communistes eux-mêmes. La gérontocroissance s’est trouvée accrue par la hausse de l’espérance de vie des personnes âgées et le vieillissement est devenu intense « par le haut » et « par le bas ». Toutefois, au-delà de ces évolutions démographiques générales en Europe, il faut constater une Europe de plus en plus fragmentée avec des écarts de fécondité significatifs traduisant des intensités et des calendriers différents dans l’hiver démographique, des niveaux et des écarts d’espérance vie entre les sexes forts différents. S’ajoutent des évolutions fort diverses dans les systèmes migratoires des pays et des régions selon le jeu des facteurs de répulsion et d’attirance qui varie dans l’espace et dans le temps.

L’année 1989 s’est traduite par une profonde rupture géopolitique. En effet, encore dans les années 1980, le sentiment dominant était celui de ce qu’on appelle en prospective « une tendance lourde », c’est-à-dire une évolution estimée durable à l’horizon d’au moins une quinzaine d’années, selon laquelle la situation géopolitique de l’Europe n’allait pas être transformée. Le monde soviétique, et donc le rideau de fer ou le mur de Berlin, était considéré comme devant perdurer. En Allemagne fédérale, des manifestants déclaraient qu’il fallait « plutôt être rouge que mort », donc communiste plutôt que de risquer une guerre avec l’Union soviétique qui engendrerait des milliers de morts. Venant en France, des émissaires « du parti du social-démocrate allemand (SPD) expliquaient doctement que l’essentiel était de préserver la stabilité en Europe [1] ». Il était difficile d’imaginer que les soviétologues allaient se retrouver sans emploi. Certes, certains pensaient que les actions ou positions prises par le pape Jean-Paul II ou par le président américain Ronald Reagan portaient atteinte à la puissance de l’URSS, mais sans toutefois conduire à son éclatement à court terme. C’est pourtant ce qui s’est produit notamment, comme nous l’avons montré [2], sous l’effet de paramètres démographiques dont l’importance géopolitique avait été sous-estimée. L’implosion soviétique s’est en effet réalisée par suite d’un ensemble de processus résultant notamment de la mise en œuvre des lois de la géopolitique des populations.

Cette implosion a-t-elle eu ensuite des effets démographiques modifiant sensiblement les trajectoires démographiques de l’Europe et en Europe ? Autrement dit, la rupture géopolitique de 1989 correspond-elle aussi à une rupture démographique ? Et, si oui, puisque les réalités démographiques s’inscrivent dans la longue durée [3], cette rupture démographique continue-t-elle d’exercer des effets ? Pour répondre à ces questions, il importe d’examiner l’évolution de la population de l’Europe dans son échelle généralement retenue dans les bases de données statistiques internationales [4], soit du Portugal, donc des Îles atlantiques du Portugal et de l’Islande à la Russie qui s’arrête au Caucase et s’étend jusqu’au détroit de Béring. Autrement dit, toute la population de la Russie est comprise, y compris à l’Est de l’Oural [5]. L’évolution de cette population doit être examinée dans ses deux composantes, naturelle et migratoire, et déclinée à l’échelle infra-européenne pour mesurer ses éventuelles variétés géographiques.

1989-2019. Vue de ses frontières, une Europe vieillissante mais attractive pour les migrants
Gérard-François Dumont
Dumont

Un ralentissement de la croissance démographique

Examinons d’abord l’évolution du nombre d’habitants en Europe. De 1950 à 1989, sa hausse annuelle avait toujours été supérieure à 2 millions et avait même dépassé les 6 millions en 1961 et 1962. En conséquence, pendant les trente années qui précédent l’implosion soviétique, la population de l’Europe passe de 600 millions en 1959 à 719 millions en 1989, soit +20 %.

Après 1990, l’accroissement démographique annuel en Europe est toujours inférieur à 1,5 million, sauf en 1991. Cet accroissement démographique est même négatif pendant quatre années, de 1995 à 1998. Et la population de l’Europe n’augmente que de 4 % en trente ans passant de 719 millions en 1989 à 747 millions en 2019.

Comme, dans le même temps, le reste du monde enregistre une croissance démographique moyenne jamais négative et nettement supérieure à celle de l’Europe, le poids démographique relatif de l’Europe dans le monde baisse. Certes, ce poids diminuait déjà depuis les années 1950 alors que, en moyenne mondiale, le taux d’accroissement démographique ne cessait de s’élever jusqu’à la fin des années 1960 sous l’effet de la transition démographique dans les pays du Sud qui connaissaient des croissances démographiques plus fortes que celles du renouveau démographique d’après-guerre en Europe. L’Europe, qui pesait 21,7 % de la population dans le monde en 1950, perd 8 points en près de quarante ans pour parvenir à 13,7 % en 1989. Bien que le taux d’accroissement démographique moyen dans le monde diminue à compter de la fin des années 1960 sous l’effet d’une décélération, le poids démographique relatif de l’Europe poursuit sa baisse et devient inférieur à 10 % depuis 2017. C’est un niveau historiquement bas puisque, jamais, au cours des vingt-cinq siècles précédents dont les données démographiques ont été reconstituées par cette branche de la démographie qu’est la démographie historique, l’Europe n’avait représenté un poids aussi faible.

Le moindre accroissement démographique en Europe depuis 1989 tient-il au mouvement naturel ou au mouvement migratoire ?

Figure 1. La population de l’Europe (Russie comprise) et sa proportion dans la population du Monde
Dumont/Diploweb.com

La généralisation de l’hiver démographique à toute l’Europe

Concernant le mouvement naturel qui résulte de l’évolution des décès et des naissances, depuis les années 1960, le nombre de naissances en Europe baissait régulièrement. Cette baisse était la conséquence de l’affaiblissement de la fécondité après le renouveau d’après-guerre selon un calendrier varié dans les différentes régions européennes. Ainsi, l’Europe du Nord est entrée dans ce que j’ai appelé « l’hiver démographique », situation d’un territoire ayant « une fécondité nettement et durablement en dessous de seuil de remplacement des générations » au cours des années 1960. L’Europe occidentale, dont la France, y entre dans les années 1970 ; donc la fécondité y devient inférieure à 2,1 enfants par femme, niveau minimum nécessaire pour qu’une génération féminine voit lui succéder une génération de taille équivalente une trentaine d’années plus tard. L’Europe méridionale, avec l’Italie, l’Espagne ou le Portugal, entre dans l’hiver démographique dans les années 1980. En revanche, les pays communistes, ceux situés au-delà du rideau de fer, en dépit de diverses variations dans leur fécondité, enregistrent généralement alors une fécondité supérieure à 2,1 enfants par femme.

Au tout début des années 1980, la baisse des naissances en Europe devient très faible car arrivent dans les effectifs des femmes en âge de fécondité les générations nombreuses nées lors des fécondités élevées des années 1950. Une décennie plus tard, dans les années 1990, la fin du communisme bouleverse le régime démographique à l’Est. Les techniques modernes de contraception, comme la pilule et le stérilet, y deviennent disponibles ; les politiques familiales qui pouvaient exister sont souvent démantelées. L’Europe connaît désormais presque partout un hiver démographique et la chute de nombre des naissances est très importante. Ce continent avait compté plus de 12 millions de naissances chaque année de 1952 à 1961 ; l’hiver démographique au Nord, à l’Ouest et au Sud avait fait tomber ce chiffre à moins de 10 millions à compter de 1985. Avec la diffusion de l’hiver démographique en Europe de l’Est, la chute se poursuit intensément pour atteindre en 2000 son niveau le plus bas, 7,3 millions. Ensuite, une légère remontée se constate tandis que les arrivées migratoires, composées de personnes relativement jeunes et à la fécondité plus élevée, concourent à la natalité dans plusieurs pays comme l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, la France ou le Royaume-Uni. Aussi, depuis le milieu des années 1990, le nombre annuel de naissances en Europe varie dans une fourchette entre 7,5 et 8 millions de naissances.

Les évolutions contrastées de la mortalité

La fin des régimes communistes bouleverse également le taux de mortalité dont le niveau résulte de la combinaison d’effets haussiers et d’effets baissiers. Les premiers tiennent à l’augmentation des effectifs des personnes âgées en raison de l’arrivée à des âges élevées de générations plus nombreuses. À l’inverse, la mortalité se trouve contenue sous deux effets : la poursuite de l’amélioration des taux de survie dans les pays de l’Ouest et la hausse de l’espérance de vie des personnes âgées dans les pays de l’Est. En effet, les conditions sanitaires, hygiéniques et de comportement de vie se traduisaient du temps du communisme dans ces pays par une moindre espérance de vie, particulièrement faible en URSS. La fin du communisme en Europe de l’Est a notamment engendré de meilleurs comportements de prévention sanitaire et l’espérance de vie s’y est accrue [6]. Cela a été moins le cas dans les anciens pays de l’URSS, comme en Russie où l’alcoolisme, essentiellement masculin, est l’un des éléments explicatifs d’une relativement faible espérance de vie des hommes et d’un écart d’espérance de vie particulièrement élevé entre les hommes et les femmes. Même s’il s’est légèrement réduit au cours des années 2010, il est encore de 10 ans en Russie [7] en 2018, avec une espérance de vie de seulement 68 ans pour les hommes (contre 78 ans dans l’Union européenne à 28) et de 78 ans pour les femmes (contre 83 ans dans l’Union européenne à 28). Au total, le nombre de décès en Europe a évolué dans une fourchette comprise entre 8 et 8,5 millions par an depuis 1992.

En conséquence des données ci-dessus, le régime démographique de l’Europe est bouleversé depuis les années 1990. Auparavant depuis 1950, chaque année enregistrait un excédent des naissances sur les décès toujours supérieur à 1,5 million et ayant même dépassé 6 millions dans les années 1950. À compter de 1990, non seulement l’accroissement annuel est constamment demeuré au-dessous de ce chiffre de 1,5 million, mais l’Europe connaît chaque année depuis 1994 une dépopulation, donc un solde naturel négatif, résultant d’un nombre de décès supérieur à celui des naissances. Certes, cette dépopulation ne concerne pas tous les pays européens. Elle est surtout entraînée par les deux pays européens les plus peuplés, la Russie et l’Allemagne qui, sauf exception, ont chaque année davantage de décès que de naissances. Il faut ajouter les dépopulations [8] constatées certaines années dans des pays européens moins peuplés : Bulgarie, Croatie, Espagne, Estonie, Finlande, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Lituanie, Portugal, Roumanie ou Slovénie.

Figure 2. L’accroissement naturel en Europe (Russie comprise)
Dumont/Diploweb

Gérontocroissance et vieillissement de la population

En dépit de migrations, étudiées ci-après, concourant à rajeunir la population puisque la composition par âge des migrants qui viennent s’installer en Europe est plus jeune que celle de la population native, l’Europe du XXIe siècle connaît un vieillissement de sa population dans ses deux composantes, donc en terme de flux des générations arrivant à un âge avancé et de structure par âge. Avant 1989, l’Europe a connu une période de gérontodécroissance des effectifs de 65 ans ou plus entre 1982 et 1984 car arrivaient à l’âge de 65 ans des générations nées 65 ans plus tôt, donc au moment de la Première Guerre mondiale. De même, le pourcentage des 65 ans ou plus dans la population totale a baissé de 1982 à 1985. Ensuite, depuis 1985, la gérontocroissance se constate chaque année sous un double effet, l’arrivée à l’âge de 65 ans de générations plus nombreuses et l’augmentation de l’espérance de vie des personnes âgées, ce qu’on appelle le vieillissement « par le haut » de la pyramide des âges. En conséquence, le nombre de personnes âgées de 65 ans ou plus est passé de 89,8 millions en 1989 à 140 millions en 2019.

Cette gérontocroissance, donc des flux accrus de personnes âgées se double d’un effet de structure, donc d’un pourcentage en augmentation du nombre de personnes âgées, donc d’un vieillissement. Ce dernier résulte des mêmes raisons que la gérontocroissance, mais se trouve également causé par la faible fécondité, ce qu’on appelle le « vieillissement « par le bas » qui minore les effectifs des jeunes générations et donc corrélativement, augmente le pourcentage des personnes âgées. La part des personnes âgées de 65 ans ou plus dans la population totale de l’Europe est passée de 12,5 % en 1989 à 18,8 % en 2019. Dans plusieurs pays comme l’Allemagne, l’Italie [9] ou l’Espagne, ce pourcentage est plus élevé que celui des moins de 15 ans.

Figure 3. Gérontocroissance et vieillissement de la population de l’Europe (Russie comprise)
Dumont/Diploweb

Une attraction migratoire générale

Depuis 1989, ce n’est pas seulement le régime démographique naturel qui a changé, c’est aussi le régime migratoire. De 1950 au milieu des années 1980, l’Europe n’était pas un continent très attractif et nullement attractif dans sa partie orientale. Les pays communistes ne connaissaient pratiquement aucune immigration, même s’ils enregistraient parfois une petite immigration venant de ce qu’on appelait les « pays frères », donc d’autres pays communistes, comme le Vietnam. C’était essentiellement l’Europe de l’Ouest qui pouvait être attractive. La meilleure preuve a été donnée par l’Allemagne de l’Ouest qui vit arriver, dans les années 1950 et au tout début de 1960, plusieurs millions de ressortissants de la RDA (République démocratique allemande) fuyant le régime liberticide de l’Allemagne de l’Est. De son côté, à la même période des Trente Glorieuses, la France manquant de main-d’œuvre était attractive pour des ressortissants de régimes autoritaires du sud de l’Europe, Espagne et Portugal, ou pour des immigrés généralement temporaires venant du Maghreb. Se sont ajoutées les migrations définitives de ses ressortissants chassés de ses anciennes colonies, principalement d’Algérie. Lorsque la construction du mur de Berlin [10], en août 1961, rendit très difficile l’émigration de l’Allemagne de l’Est vers l’Allemagne de l’Ouest, ce pays fit appel à des immigrés turcs dont la présence devait être temporaire. À la même période, le Royaume-Uni connaît un régime migratoire paradoxal, attractif pour des ressortissants du Commonwealth, notamment des Indiens et Pakistanais, et répulsif pour les jeunes Britanniques qui quittaient un pays au faible dynamisme économique pour saisir des opportunités, essentiellement dans d’autres pays anglophones du Nord. La décennie suivante, après 1975, la France accueillit des ressortissants d’un pays devenu liberticide, le Vietnam (les boat people) ou des rescapés du génocide cambodgien.

Après 1989, le rideau de fer disparu rendant possible de nouveaux flux migratoires, l’Europe connaît de nombreuses recompositions migratoires, dont la plus forte au plan qualitatif fut celle des Aussiedler (« rapatriés tardifs »), personnes de souche allemande émigrant principalement de l’ex-URSS en Allemagne. Ainsi, notamment du fait de cette arrivée, ce pays a, par exemple, enregistré plus d’un million d’immigrants chaque année de 1990 à 1995, et même 1 502 000 en 1992.

Après l’implosion soviétique, le changement migratoire le plus important est l’installation de l’Europe comme région globalement attractive, avec un solde migratoire constamment positif et même toujours supérieur à 1 million depuis le début du XXIe siècle.

En conséquence, l’intensité de ces apports migratoires compense la dépopulation et, comme précisé ci-dessous, la population de l’Europe, sauf de 1997 à 2000, continue d’augmenter. Toutefois, l’attraction migratoire est fort différente selon les pays européens et selon les périodes. Par exemple, la crise économique de 2008 a inversé le solde migratoire de la Grèce du positif au négatif. D’autres pays européens ont, dans les années 2010, un solde migratoire négatif comme la Roumanie, la Bulgarie, la Lettonie, la Lituanie ou l’Albanie. À l’inverse, l’immigration augmente dans les années 2010 dans des pays comme la France ou l’Espagne. Les crises géopolitiques au Moyen-Orient, avec le conflit civil en Irak et en Syrie depuis 2011, et la déstabilisation de la Libye, pays devenu un « paradis » pour les groupes criminels de trafic humain portant notamment sur des ressortissants africains, ont provoqué des migrations de pays du Sud vers l’Europe. Ces migrations ne se sont nullement généralisées à tous les pays européens, mais se sont concentrées sur certains d’entre eux, ceux qui se sont montrés attractifs. Et l’expression fréquemment utilisée de « crise migratoire » est discutable [11]. L’Allemagne, dont le nombre d’immigrants était de 404 000 en 2010 a vu ce nombre progresser jusqu’au pic de 1 544 000 en 2015 avant de redescendre à 1 029 000 en 2016 et 917 000 en 2018 [12]. La hausse de l’immigration tient au fait que l’Allemagne a été, en 2015, particulièrement attractive lorsque la chancelière A. Merkel [13] a annoncé l’ouverture des frontières et la suspension provisoire de l’application des règles européennes par l’Allemagne en matière d’entrée dans l’espace Schengen ; plus de 1,5 million d’immigrants sont entrés en Allemagne en 2015, puis 1 million en 2016.

L’Autriche a aussi connu un pic en 2015 à hauteur de 166 000 et plus de 100 000 immigrants chaque année entre 2013 et 2018. Ce pays avait également connu des flux élevés, dépassant les 100 000 immigrants les années 2002 à 2005. La Suède, dont le nombre des immigrés dépasse 110 000 depuis 2013, connaît un pic à 163 000 en 2016. Le Royaume-Uni demeure un grand pays d’immigration, avec plus de 600 000 entrées par an en 2014, 2015 ou 2017, et, depuis au moins le début du XXIe siècle, son flux d’immigration est constamment nettement supérieur à celui de la France et de l’Italie [14].

Dans d’autres pays européens, l’année 2015 ne montre aucun signe particulier. Plus généralement, le nombre d’immigrants de l’année 2015 s’inscrit souvent dans une évolution générale à la hausse. C’est le cas en Grèce dont le nombre d’immigrants en 2016 et 2017 dépasse les 100 000, mais cela était déjà arrivé à plusieurs reprises dans les années 1990. L’Espagne montre aussi depuis 2013 une évolution à la hausse du nombre de ses immigrants, mais à des niveaux nettement moindres que les années précédant la crise économique, de 2004 à 2007. Concernant la Belgique, le changement de niveau des flux d’immigration s’effectue non dans les années 2010 mais dès 2001, avec, depuis, des flux chaque année supérieurs à 100 000 alors qu’ils étaient annuellement inférieurs à 100 000 dans les années 1990. De même, la France et les Pays-Bas enregistrent une hausse continue du nombre annuel d’immigrants depuis au moins le début des années 2010 et même depuis la décennie précédente.

D’autres pays européens, dont ceux du groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) ont refusé la décision européenne de septembre 2015 [15], prise à la majorité qualifiée et non à l’unanimité, établissant un quota des migrants que chacun des pays de l’UE devait accueillir sur un principe de relocalisation de migrants présents dans des camps au sud de l’UE. Les autorités polonaises sont opposées à l’imposition du système de relocalisation de l’UE, y voyant une violation du principe de souveraineté des États et une « idéologisation » des questions de migration. Par ailleurs, les enquêtes montrent que les opinions des Polonais sont conformes à la politique migratoire du gouvernement actuel [16].

Toutefois, la Pologne accueille de nombreux immigrants, mais venant de pays européens : le nombre des immigrants Ukrainiens en Pologne s’accroît au fil des années et dépasse le 1 million. Selon les règles polonaises, la régularisation des immigrants de travail est rendue plus aisée par une procédure simplifiée pour les citoyens de six pays : Ukraine, Russie, Biélorussie, Arménie, Géorgie et Moldavie. Leurs ressortissants peuvent venir en Pologne et y travailler sur la base de demandes effectuées par des employeurs.

Il est vrai que les Ukrainiens et les Biélorusses s’adaptent rapidement et volontiers aux conditions polonaises. Les proximités culturelles ou religieuses – ces immigrants sont en majorité des chrétiens – ainsi que les manières de vivre facilitent leur insertion. Cette dernière est plus difficile pour les immigrants russes, car la majorité d’entre eux sont des Tchétchènes [17]qui considèrent la Pologne plutôt comme un pays de transit. La répartition des origines géographiques des immigrants en Pologne est donc spécifique, puisque l’ensemble Ukraine, Biélorussie et Russie en représente plus de la moitié. En comparaison avec les pays de la « vieille Europe », peu d’immigrants résidant en Pologne sont originaires de pays à majorité musulmane. Et la vague de migration constatée depuis le « Printemps arabe » en 2011 n’a guère concerné la Pologne » [18].

Ainsi, la Pologne est considérée comme un pays de destination essentiellement par les émigrants des pays voisins, proches culturellement et linguistiquement, comme les Ukrainiens, les Biélorusses ou les Russes (sauf les Tchétchènes).

En France la proportion des immigrants dans la population totale est ainsi passée de 7,3 % en 1999 à 9,7 % en 2018 [19].

Autre exemple, si vous écrivez « Europe-forteresse » sur Google, vous ne trouvez pas moins de 50 300 occurrences alors que cette formule n’a aucune véracité. L’Europe est une très grande région d’immigration, davantage certaines années que l’Amérique du Nord. Ceci est attesté notamment par trois éléments. D’abord, les pays les plus peuplés de l’Union européenne à 28 (UE) ont continûment des taux d’accroissement migratoire positifs [20].

Le caractère attractif de l’Europe peut se mesurer par le nombre d’immigrants qui y résident et par l’augmentation de ce nombre. Le World Population Prospects 2019 [21] chiffre, depuis le début du XXIe siècle, le solde migratoire de l’Europe à plus de 1 million par an. L’ONU évalue le nombre d’immigrants à 77,9 millions en Europe en 2017 contre 56,3 millions en 2000 [22]. Sur ce total, la Russie compte pour 11,6 millions. Autre précision, le nombre d’immigrants nés dans un pays non-membre de l’UE et résident dans un des pays de l’UE est de 38,2 millions en 2018 contre 33,5 millions en 2014. En troisième lieu, depuis le milieu des années 2010, la population de l’Union européenne n’augmente qu’en raison de l’entrée d’immigrants, puisque son solde naturel est négatif avec plus de décès que de naissances [23]. Les décisions prises dans certains pays pour réguler l’immigration n’empêchent pas l’Europe de demeurer une région ouverte à de nombreux types de flux réguliers, par exemple en application de la Convention de Genève ou de la Convention européenne des droits de l’homme (Strasbourg), conventions qu’aucun pays européen n’a dénoncées. Les pays européens s’alignent même sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dont l’interprétation de la Convention de Strasbourg est généralement plus favorable aux migrants qu’aux États.

*

Ruptures et fragmentations

Ainsi, l’évolution démographique de l’Europe a enregistré plusieurs ruptures au sein desquelles l’année 1989 prend un relief particulier. C’est après cette année que l’Europe orientale entre dans l’hiver démographique déjà installé dans les Europe septentrionale, occidentale et méridionale. C’est après cette année que l’espérance de vie, qui plafonnait ou connaissait parfois des reculs en Europe orientale, connaît des évolutions à la hausse contenant les taux de mortalité. C’est après cette année que les flux migratoires se diversifient considérablement avec le démantèlement du rideau de fer et du mur de Berlin [24] qui empêchaient presque toute migration entre l’est et l’ouest tandis que le système communiste contenait également les migrations entre les pays communistes eux-mêmes. La gérontocroissance s’est trouvée accrue par la hausse de l’espérance de vie des personnes âgées et le vieillissement est devenu intense « par le haut » et « par le bas ». Toutefois, au-delà de ces évolutions démographiques générales en Europe, il faut constater une Europe de plus en plus fragmentée avec des écarts de fécondité significatifs traduisant des intensités et des calendriers différents dans l’hiver démographique, des niveaux et des écarts d’espérance vie entre les sexes forts différents. S’ajoutent encore des évolutions fort diverses dans les systèmes migratoires des pays et des régions selon le jeu des facteurs de répulsion et d’attirance qui varie dans l’espace et dans le temps.

Pour le futur, le scénario d’une Europe de plus en plus vieillie, au poids démographique relatif dans le monde de plus en plus réduit est le plus probable en dépit de la poursuite d’entrées migratoires dont le rythme peut évoluer en fonction des paramètres géopolitiques internes et externes à l’Europe. Mais, sous ce scénario global, c’est une Europe de plus en plus fragmentée qui se dessine, ne serait-ce parce que les évolutions démographiques différenciées des dernières décennies dans les différents pays exercent des conséquences fort diversifiées.

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Vidéo. G-F Dumont Quelles relations entre dynamiques des populations et perspectives stratégiques ?


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[1Krauze, Jan, « Les chercheurs et la fin de la guerre froide », Le Monde{}, 9 novembre 2002.

[2Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations{}, Paris, Ellipses, 2007.

[3Dumont, Gérard-François, Géographie des populations{}. Concepts, dynamiques, prospectives{}, Paris, Armand Colin, 2018.

[4Dumont, Gérard-François, Verluise Pierre, Géopolitique de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural{}, Paris, PUF, 2016.

[5Cette précision est utile puisque par convention les limites géographiques de l’Europe s’arrêtent généralement à l’Oural.

[6Grzelak-Kostulska, Elzbieta, Holowiecka, Beata, Michniewicz-Ankiersztajn, Hanna, « Europe : de grands écarts dans l’espérance de vie », Population & Avenir{}, n° 706, janvier-février 2012 ; « La santé en Europe : les raisons des différences d’espérance de vie », Population & Avenir{}, n° 707, mars-avril 2012.

[7Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population Avenir{}, n° 740, novembre-décembre 2018.

[8Dumont, Gérard-François, « {}Union européenne : dépopulation ou dépeuplement ? », Population & Avenir{}, n° 743, mai-juin 2019.

[9Dumont, Gérard-François, « L’Italie, la crise démographique et la question migratoire », dans : Situation de l’Italie, réalité et perspective{}s, Fondation Res Publica, n° 121, 5 décembre 2018.

[10Dumont, Gérard-François, « Le mur de Berlin : vie, mort et héritage géopolitique », Diploweb.com, La revue géopolitique{}, 18 octobre 2009.

[11Dumont, Gérard-François, « L’immigration en Europe au milieu des années 2010 : « une crise migratoire » ? », Population & Avenir{}, n° 744, septembre-octobre 2019.

[12Tous les chiffres indiqués dans ce texte proviennent des statistiques d’Eurostat publiées en 2019.

[13Une décision unilatérale sans concertation avec les autres membres de l’Union européenne et aux importantes conséquences géopolitiques internes en Allemagne : cf. Dumont, Gérard-François, « Allemagne. Géopolitique des migrations : les cinq actes de la tragédie de la chancelière Merkel », Diploweb.com, La revue géopolitique{}, 16 décembre 2018.

[14Cf. également : Manni, Franz, « Italie : la longue histoire des migrations », Population & Avenir{}, n° 714, septembre-octobre 2013.

[15Le programme temporaire de relocalisation d’urgence a été institué par deux décisions adoptées par le Conseil européen en septembre 2015, en vertu desquelles les États membres se sont engagés à relocaliser 160 000 personnes depuis l’Italie et la Grèce d’ici au mois de septembre 2017. Ce programme n’est guère appliqué, y compris par le pays qui l’ont soutenu comme la France.

[16CBOS, Postawy wobec islamu i muzułmanów{}, Varsovie , le mars 2015, http://cbos.pl/SPISKOM.POL/2015/K_037_15.PDF ; K. Andrejuk, Postawy imigrantów w świetle wyników europejskiego Sondażu Społecznego 2014-2015. Polska na tle Europy{}, Warsaw, December 2015, http://www.ifispan.pl/wp-content/uploads/2015/12/Postawy-wobec-imigrant%C3%B3w-w-%C5%9Bwietle-wynik%C3%B3w-Europejskiego-Sonda%C5%BCu-Spo%C5%82ecznego-2014-2015.-Polska-na-tle-Europy.pdf.

[18Musiał, Stanislas, « La Pologne et la crise migratoire en Europe », Population & Avenir{}, n° 733, mai-juin 2017.

[19INSEE, Recensement de la population et estimation de population https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381757

[20Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population Avenir{}, n° 740, novembre-décembre 2018.

[21United Nations, Department of Economic and Social Affairs, Population Division (2019). World Population Prospects, 2019.

[22United Nations, Department of Economic and Social Affairs. Population Division (2017). Trends in International Migrant Stock : The 2017 revision (United Nations database, POP/DB/MIG/Stock/Rev.2017).

[23Dumont, Gérard-François, « {}Union européenne : dépopulation ou dépeuplement ? », Population & Avenir{}, n° 743, mai-juin 2019.

[24Cagiano de Azevedo, Raimondo, Dumont, Gérard-François, « Les migrations internationales face aux nouvelles frontières de l’Europe », Population & Avenir{}, n° 709, septembre-octobre 2012.

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