Claire Brodier est étudiante en deuxième année de Master de Géopolitique, à l’Institut français de géopolitique, à l’Université de Paris VIII. Ayant travaillé sur les diasporas arméniennes de Marseille dans le cadre d’un mémoire de première année en 2020, elle souhaite se spécialiser dans l’étude des diasporas et de leur capacité d’influence dans les sociétés d’accueil. Son mémoire de Master 2 porte sur l’insertion dans le domaine cyber de la diaspora ex-soviétique en Israël.
L’Arménie est l’objet de représentations contradictoires pour la diaspora. Source de fierté, elle n’est pas considérée comme totalement en sécurité. Les élites diasporiques se donnent donc pour mission de protéger la mère-patrie, mais sans nouer de relations durables avec le gouvernement, ni établir beaucoup de partenariats entre associations.
Illustré d’une carte.
A TRAVERS la diaspora, les responsables associatifs d’origine arménienne se sont érigés en élites diasporiques, investies dans la vie communautaire et en contact avec les autorités françaises. Cela au point de devenir parfois eux-mêmes des personnalités politiques. Héritiers de la mémoire de leurs ancêtres, ils sont les vecteurs de représentations nous donnant un aperçu de leur relation avec leur terre d’origine. Cette relation conduit, également, certains d’entre eux à agir directement en Arménie, bien que ces activités soient souvent inconnues du grand public. Il s’agit de se demander dans quelle mesure ces représentations dictent à ces élites diasporiques leurs actions tant auprès des autorités françaises qu’en Arménie et au Haut-Karabagh [1].
Étudier, dans un premier temps, les éléments du discours de ces élites nous permettra, ensuite, de mieux comprendre en quoi leur vision de l’Arménie est en contradiction avec les rapports que la diaspora entretient avec le gouvernement arménien. Enfin, il s’agira d’analyser les modalités d’action des responsables associatifs afin de parvenir à leur but : aider au développement de l’Arménie et du Haut-Karabagh.
Les responsables associatifs s’estiment liés par une métaphore organique à l’Arménie : ils sont le membre d’un corps dont le cœur se trouve dans le Caucase. C’est au nom de cet attachement qu’ils agissent en France en tant que porte-parole de l’Arménie et en tant qu’acteurs bâtisseurs. L’origine de ces initiatives est la vision paradoxale qu’ils ont de leur mère-patrie.
L’Arménie est avant tout une source de fierté. Les élites mettent en avant la survie du pays, malgré le génocide de 1915 et le joug soviétique (1920-1991). À cela s’ajoute le caractère chrétien d’un pays dont l’Église a permis la cohésion nationale par-delà les frontières, alors que l’Arménie n’était plus indépendante.
Enfin, ils la considèrent comme un État modèle dans la région. Les grands représentants de la diaspora présentent la République en démocratie respectant les droits de l’Homme. La corruption semble, en effet, reculer depuis l’arrivée au pouvoir du Premier ministre actuel, Nicole Pachinian, en 2018. En outre, le Produit Intérieur Brut (PIB) a considérablement augmenté, au point de devenir l’un des plus élevés de la région. Ils insistent surtout sur le fait que ces transformations ont lieu malgré l’absence de ressources notables et le blocus conjoint de la Turquie et de l’Azerbaïdjan depuis 1993 [2].
Pourtant, ces mêmes élites considèrent que l’Arménie est menacée. Elles invoquent la notion d’enclavement. Celui-ci est géographique : les 30 000 km² arméniens apparaissent sur les cartes comme pris entre les masses turque et azerbaïdjanaise.
Cet encerclement serait aussi religieux et géopolitique. Le Caucase est, en effet, une zone où la pratique de l’Islam est majoritaire. Cela dit, cette représentation n’est pas nécessairement partagée par les Arméniens. Le gouvernement entretient de bonnes relations avec la République islamique d’Iran. Cela permet de sortir de la sphère d’influence russe et de travailler à son insertion régionale. Les deux pays ont mis en place des projets de coopération transfrontalière : un gazoduc, une autoroute …
Enfin, c’est la situation d’enclavement entre deux ennemis historiques qui effraie les élites communautaires. De plus, l’Azerbaïdjan est vu comme le vassal de la Turquie. On peut en effet souligner la proximité des deux États, depuis au moins le XVIIIème siècle, ainsi que leur vision commune de la turcité. On ne peut, en revanche, pas réduire le gouvernement de Bakou au rang de vassal. En plusieurs occasions, il a montré sa capacité à influencer la Turquie. Si celle-ci a renoncé à rouvrir la frontière arméno-turque en 2008, c’est parce qu’elle ne voulait pas risquer de mécontenter les Azéris, dont la stratégie régionale repose sur l’isolement de l’Arménie. D’où les pressions de Bakou sur le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre de la République de Turquie, pour que la réouverture de la frontière avec l’Arménie soit assortie du règlement du conflit au Haut-Karabakh, chose que les Arméniens refuseraient.
Les élites diasporiques ont alors le sentiment que le pays disparaîtrait en peu de temps s’il était envahi. Dès lors, c’est le Haut-Karabagh qui est érigé en rempart de l’Arménie. Cela dit, la menace n’est pas seulement perçue comme étant azérie. Les velléités panturquistes de Recep Tayyip Erdoğan, pour l’établissement d’un espace turcophone du Caucase jusqu’à la Chine, ne rassurent guère les descendants des réfugiés de 1915, victimes du panturquisme Jeune-Turc [3].
Ce sont ces éléments qui sont à l’origine de l’action des élites diasporiques en Arménie et au Haut-Karabagh.
C’est à l’aune de ces représentations que les élites diasporiques agissent en Arménie. Les relations avec les gouvernements successifs ont pourtant toujours été complexes. Cette mésentente trouve son origine dans l’histoire du pays. La fuite des réfugiés du génocide, puis celle des membres de la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) après la soviétisation de l’Arménie en 1921, entraînent une rupture des relations entre le pays et sa diaspora.
La FRA, ou parti Dachnak, est fondée en 1890 à Tiflis (actuelle Tbilissi, Géorgie). De sensibilité socialiste, elle adhère à la Deuxième Internationale en 1907. Ce sont ses membres qui forment le premier gouvernement lorsque l’Arménie devient indépendante en 1918, jusqu’à l’invasion soviétique de 1920. Rendant responsables les communistes de la disparition de la Première République, les membres de la FRA ont rompu tous liens avec l’Arménie.
Seule la Jeunesse arménienne de France (JAF) n’a jamais rompu avec l’Arménie. Créée en 1945 en diaspora, cette structure rassemblait à l’origine les Arméniens communistes. Aujourd’hui, ses membres ont gardé une sensibilité de gauche. Quoi qu’il en soit, à l’époque soviétique, la seule structure mettant en contact la diaspora et la République socialiste soviétique portait le nom de comité de relations culturelles avec les Arméniens de l’étranger. De fait, ce comité était seulement en contact avec la JAF.
Un changement soudain se produit lors de l’indépendance de l’Arménie en 1991. Trois mois après son élection en janvier 1992, le premier président de la Deuxième République, Levon Ter-Petrossian, lance un appel à la diaspora [4]. Le contexte géopolitique l’y oblige. Il doit faire face à trois problématiques : une indépendance imprévue, le blocus de l’Azerbaïdjan, ainsi que les conséquences du tremblement de terre de décembre 1988 qui avait fait 500 000 sinistrés [5].
Depuis le séisme, de nouvelles associations avaient été créées en diaspora afin d’apporter une aide humanitaire aux Arméniens. Les plus connues sont SOS Arménie et Solidarité Arménie. Un fonds pan-arménien leur succède en mars 1992.
En mars 1992, Levon Ter-Petrossian fait donc appel au Fonds pour organiser l’aide en provenance de la diaspora. Cela dit, ce n’est pas parce que le président sollicitait l’aide de la diaspora qu’il réintégra, ensuite, les partis traditionnels arméniens au sein de la vie publique. La FRA n’a réintégré légalement la vie politique arménienne qu’en 1998.
C’est dans ce contexte que les élites communautaires renouent avec leur pays d’origine. Encore en 2020, les relations avec la classe politique arménienne demeurent ambiguës.
On constate toujours une forme de verrouillage en termes d’accès de la diaspora aux affaires de politique intérieure. Les politiques des deux premiers présidents, Lévon Ter-Petrossian et Robert Kotcharian, qui dirigent successivement le pays de 1992 à 1998 et de 1998 à 2008, réduisaient la diaspora au rôle de pourvoyeur de ressources.
On en déduit que les élites arméniennes du Caucase ne sont pas désireuses de partager avec les personnes originaires de la diaspora. Cela se traduit par le fait que la citoyenneté n’est octroyée qu’avec parcimonie à des étrangers issus de la diaspora. En outre, les individus manifestant la volonté de s’investir dans la vie politique arménienne parviennent rarement à leurs fins. Ainsi, en vingt-neuf ans d’indépendance, seules quatre personnes sont parvenues à intégrer la vie publique arménienne : Raffi Hovanissian du parti Héritage, Vartan Oskanian du parti Arménie prospère et Hrand Markarian de la FRA. La dernière personne en date est Zareh Sinanian, nommé Haut-Commissaire aux affaires de la Diaspora le 14 juin 2019. Il s’agit de l’ancien maire de Glendale, ville arménienne des Etats-Unis s’il en est. Élu pour la première fois en 2013, il est réélu en 2017.
La création en 2008 d’un ministère de la Diaspora semblait inaugurer de nouveaux rapports entre le pays et sa diaspora. Le but de la structure était de renforcer les relations avec les communautés arméniennes à l’étranger. Les élites diasporiques se sentirent légitimées. Peu d’informations existent sur le fonctionnement de ce ministère qui était organisé en branches géographiques : Amérique du Nord, Europe, Amérique du Sud… On sait, en revanche, qu’il proposait des programmes pour encourager les adolescents issus de la diaspora à nouer des liens avec l’Arménie. L’action Ari Doun (« Viens à la maison ») permettait, par exemple, de profiter à bas coût d’un séjour en Arménie. Seul le billet d’avion n’était pas pris en charge par le ministère [6].
Quoi qu’il en soit, le ministère fut supprimé en décembre 2018 dans le cadre d’un plan de réduction ministériel, sans que les responsables de la diaspora ne soient consultés. Cela ne manqua pas de provoquer des réactions indignées. Dorénavant, c’est un Haut-Commissariat intégré au ministère des Affaires étrangères qui gère les relations avec les communautés à l’étranger. Pour le moment, les élites n’ont reçu aucun signe particulier en provenance d’Erevan.
Ces éléments font partie des raisons poussant les responsables associatifs à reposer sur leurs propres réseaux plutôt qu’à solliciter le gouvernement arménien. Ils choisissent leurs interlocuteurs. Par exemple, les équipes du Fonds arménien de France travaillent directement avec l’institution concernée. Ainsi, si le Fonds pourvoit à la construction d’un hôpital, c’est avec le ministre de la Santé qu’il sera en contact.
Il est aisé de se passer d’intermédiaire institutionnel. Les associations communautaires sont pour la plupart rattachées à des organismes d’envergure internationale qui disposent de ramifications en différents points du monde, y compris en Arménie.
Les branches locales s’appuient sur une hiérarchie transnationale, organisée en Bureau et qui donne des directives aux comités régionaux. Cela passe notamment par l’organisation de congrès annuels ou biannuels afin de dresser des bilans et de définir de nouvelles directives. Ainsi, tous les ans, au mois de mai, à Erevan, a lieu un Conseil des gouverneurs qui réunit tous les membres du conseil d’administration du Fonds arménien mondial. S’y rassemblent les antennes à l’étranger, les partis politiques, les Eglises, etc. afin de déterminer l’investissement de l’année suivante. Ce degré de ramification permet de s’assurer que les projets sont menés à terme.
On ne constate pas souvent de partenariat entre les associations. Il arrive cependant que l’une d’elles fasse un don à une autre. L’Association de santé Arménie-France (ASAF) a, par exemple, reçu une donation de l’association Les Arméniens d’Aix au cours de l’année 2019 [7]. Le don devait aider au financement du centre cardiologique construit par le cardiologue Avédis Matikian, dans le sud du pays, à Goris.
Cette rareté des partenariats s’explique sans doute par le fait que les associations les plus importantes et donc les plus susceptibles de récolter des fonds ont chacune leur branche humanitaire et leurs propres projets. La Croix bleue est celle de la FRA et s’occupe principalement des soins aux mères et aux enfants. Altitude 5165 est la branche humanitaire de la JAF et finance des soins dentaires…
Il existe donc un cloisonnement entre les associations. À chacune d’elles d’élaborer des stratégies pour veiller au développement de l’Arménie.
Il s’agit de créer des partenariats et de susciter l’intérêt. C’est au niveau local que les élites associatives sont les plus efficaces et peuvent mettre à profit leurs réseaux. C’est ainsi, qu’elles parviennent à créer des liens entre les collectivités territoriales françaises et arméniennes.
Les responsables communautaires disposent, pour la plupart, d’une bonne connaissance de l’administration française, ce qui s’avère nécessaire pour monter des dossiers. Le Fonds arménien de France constitue un exemple de ces structures dont le personnel s’est familiarisé avec le fonctionnement des collectivités locales. Depuis la création du Fonds, les opérations menées concernaient principalement l’investissement. Cela dit, depuis une dizaine d’années, il se concentre davantage sur des projets de développement [8]. Ce changement est la conséquence de deux phénomènes. Le premier serait que depuis le début du processus de décentralisation initié en 1983 par la loi Defferre, les collectivités territoriales se sont vues attribuer un nombre croissant de compétences. En outre, avec les réductions budgétaires de ces dernières années, ces collectivités insistent de plus en plus sur la rentabilité des dossiers présentés dans le cadre d’une demande d’aide. Le deuxième phénomène est en lien avec l’émigration que connaît l’Arménie depuis son indépendance (1991) et que le gouvernement, ainsi que les associations diasporiques, essayent d’endiguer.
Quoi qu’il en soit, les élites communautaires s’attachent à mener un travail d’équipe avec le personnel des collectivités territoriales. Cela passe d’abord par l’établissement de relations entre les associations et chaque ville où il se trouve un conseil départemental, régional, une métropole… Il s’agit d’avoir des relations personnelles avec l’équipe en charge du projet proposé. Cela dit, il est beaucoup plus aisé de développer des partenariats quand des personnes d’origine arménienne font partie des équipes des collectivités. En cela, le conseil des Hauts-de-Seine constitue un bon exemple. Son président n’était autre que Patrick Devedjian (1944-2020) depuis juin 2007. Or, au niveau de ses relations internationales, le conseil avait décidé d’aider trois pays dont l’Arménie. Et ce n’est pas n’importe quelle région d’Arménie qui reçoit l’aide du conseil départemental, mais le Tavush, dont Patrick Devedjian ne pouvait que connaître la situation frontalière avec l’Azerbaïdjan [9]. C’est ainsi que le conseil des Hauts-de-Seine subventionne une ferme de la région, à hauteur de 500 000 euros par an.
Les responsables associatifs recherchent constamment des financements. Ceux-ci ont trois sources principales : les dons, les legs et les aides des collectivités. Cela dit, il faut aussi développer des stratégies pour nourrir l’intérêt des gens pour la cause arménienne. Des soirées sont organisées. Par exemple, Karen Khurshudyan, président de l’école Abovian, a organisé en octobre 2019, au palais du Pharo, à Marseille, un dîner de bienfaisance qui a rassemblé plus de deux cents convives. Parmi eux se trouvaient des personnes célèbres dont Adriana Karembeu et son époux Aram Ohanian, ce qui n’a pas manqué d’attirer la presse nationale [10].
De nombreux efforts sont déployés afin de mettre en place des partenariats et de récolter des dons. Tout cela a une finalité principale : développer l’Arménie et aider le Haut-Karabagh.
La volonté de contribuer au développement de ces deux pays s’accompagne du souci d’y pérenniser l’installation arménienne.
Il s’agit de mettre en place toute une logistique pour mener à bien les projets, faire venir le matériel nécessaire et permettre la transmission de techniques. L’origine de ces actions est la peur de voir l’Arménie progressivement désertée par sa population et tomber potentiellement aux mains des Azéris. L’action des élites est donc ciblée en termes géographiques. Patrick Devedjian, lors de son mandat de président du conseil départemental des Hauts-de-Seine, n’avait pas choisi la province du Tavush au hasard. Comme nous pouvons le voir sur la carte, cette région borde la frontière nord avec l’Azerbaïdjan. Elle est donc stratégique :
« Si vous ne créez pas d’activités, […] ils quittent la région pour se rapprocher de la capitale et une région que vous quittez, les Azéris ont tôt fait d’y venir. Donc il s’agit de créer de l’activité pour que les locaux restent [11] ». (sic)
Les actions des associations concernent principalement les domaines agricole et technologique. Il s’agit surtout de créer des filières économiques pérennes, ancrées dans la logique du développement durable.
Dans un premier temps, cela passe par la création d’écoles spécialisées et par la formation des adultes. L’argent légué par un tailleur de Toulon nommé Yazik Mozian a permis la construction de l’École des métiers du bâtiment, à Chouchi, au Haut-Karabagh, et la création en son sein d’une filière électrotechnique avec une spécialisation énergie solaire. Cette décision découle du constat suivant : la ferme construite dans le Tavush est une réussite. D’où la décision du Fonds et du conseil des Hauts-de-Seine de répliquer l’expérience en construisant six autres fermes. Or, toutes sont équipées en panneaux solaires. Il est donc nécessaire d’avoir des personnes qualifiées sur place pour les entretenir. En outre, il faut garantir l’autonomie des Arméniens sur le long terme.
Former les personnes aux techniques les plus à la pointe est une priorité. Certains établissements français servent de centres de formation. Par exemple, pour préparer les professeurs de l’école de Chouchi, l’un d’eux est venu à plusieurs reprises en France en tant qu’étudiant pour ensuite transmettre son nouveau savoir à ses collègues.
De plus, les projets de développement demandent une planification bien plus aboutie. Au début de son partenariat avec la région du Tavush, le conseil départemental des Hauts-de-Seine avait, par exemple, financé la construction de quinze kilomètres de canaux pour irriguer des terres qui n’étaient plus en culture. Dans une logique de développement, les aides des années suivantes ont successivement permis l’achat de plans d’arbres et de semences, la construction d’une ferme pour faire venir du bétail. Puis, la production laitière de ce bétail a entraîné le besoin de construire des infrastructures pour créer une filière fromagère.
À cela s’ajoute le souci de créer des filières complémentaires. Les conseils départementaux de la Corrèze et de la Dordogne ont passé un accord avec le Fonds pour introduire en Arménie des vaches de race limousine. Cette diversification des partenariats permet à termes d’élargir le marché économique arménien. Avec ces vaches, il ne s’agira pas d’accroître l’importance de la filière laitière, mais de produire de la viande.
Cela dit, les enjeux concernant le Haut-Karabagh semblent prioritaires aux yeux des élites associatives diasporiques. Il est « le rempart de l’Arménie, entouré des Azéris qui sont les émissaires des Turcs [12] ». Cette représentation est au fondement de l’action de la diaspora envers cette région. Le Fonds pan-arménien a, en effet, très tôt pris la décision de reverser les deux tiers des dons récoltés à cette région afin d’impulser son développement. L’école de Chouchi est un exemple. Il s’agit aussi de fournir une aide financière à la République du Haut-Karabagh qui, n’étant pas reconnue par les instances internationales, ne peut prétendre à aucun soutien financier [13].
Les membres de la diaspora agissent aussi dans une logique de désenclavement de la région. Cela passe par la construction de routes. Avant que la première route reliant Stepanakert, capitale du Haut-Karabagh, au sud de l’Arménie ne soit construite en 1993, il fallait passer par l’Azerbaïdjan. Dorénavant ce n’est plus le cas et une deuxième route a été construite, reliant Vardenis, ville arménienne, à Stepanakert.
L’hôpital fondé par l’ASAF à Goris, il y a vingt-cinq ans, permet aussi d’agir dans cette optique. Ce centre cardiologique fut construit dans le sud-est du pays, à la frontière arméno-karabaghiote, après que ses fondateurs aient constaté que beaucoup de personnes mourraient au cours des sept heures de route nécessaires pour rejoindre la capitale. On peut imaginer que cet hôpital est également sollicité par les Karabaghiotes. En tout cas, la construction de routes et d’infrastructures participe à la tentative de détachement de la région du Haut-Karabagh de l’Azerbaïdjan pour mieux la rattacher au giron arménien. Une tentative pour le moins remise en question par l’offensive de l’Azerbaïdjan en 2020, avec le soutien de la Turquie, membre de l’OTAN...
Précédemment, ces mesures avaient pour but d’entériner les victoires militaires sur l’Azerbaïdjan. Les projets réalisés dans cette région participent à son développement et à la création de filières économiques pérennes. Tout cela ne peut que pousser la population arménienne à y rester et à contribuer elle-même à son autonomie. Cependant, la guerre de 2020 rebat les cartes.
NDLR : Sans préjuger de la suite, "l’accord de cessez le feu total" entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan signé sous l’égide de la Russie le 9 novembre 2020 s’apparente plus à une défaite de l’Arménie qu’à une victoire d’Erevan. Nul doute que cela produira des effets politiques internes et externes. Les diasporas arméniennes y prendront part de diverses manières. Quoi qu’il en soit, la guerre de 2020 démontre une fois de plus que la dépendance de l’Arménie à la Russie - qui s’inscrit dans un contexte historique (le génocide de 1915), stratégique (la proximité de la Turquie) et économique (UEE) a des limites. Le tropisme russe - pour partie contraint - d’une partie des Arméniens se heurte au mur de la réalité.
Bonus vidéo. G.-F. Dumont, I. Therwath, P. Vermeren. Pourquoi les diasporas sont-elles stratégiques ?
L’Arménie est l’objet de représentations contradictoires pour la diaspora. Source de fierté, elle n’est pas considérée comme totalement en sécurité. Les élites diasporiques se sont donc données pour mission de protéger la mère-patrie, mais sans nouer de relations durables avec le gouvernement, ni établir beaucoup de partenariats entre associations. Quoi qu’il en soit, les responsables des associations mettent leurs connaissances du système administratif français au service du développement arménien et permettent la création de relations nouvelles entre les collectivités territoriales françaises et leurs homologues arméniennes. Ce faisant, ils participent à la construction d’infrastructures ayant pour but d’encourager la population à rester sur place. Ces constructions, dans le cas de l’Artsakh, ont aussi pour finalité d’entériner l’indépendance de la région vis-à-vis de l’Azerbaïdjan et de la rattacher davantage à l’Arménie. (NDLR ce qui semble difficile après l’accord du 9 novembre 2020).
Il serait sans doute intéressant d’étudier, également, les points de vue des diasporas turque et azérie afin d’avoir une vision complète des tensions animant les rapports entre les différents États de la région.
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[1] Aussi connue sous le nom d’Artsakh, cette région se situe dans le nord-ouest de l’Azerbaïdjan et est majoritairement peuplée d’Arméniens. Depuis la guerre qui a opposé l’Azerbaïdjan et l’Arménie entre 1991 et 1994, la région a proclamé son indépendance en tant que république autonome du Haut-Karabagh. A ce jour, aucun Etat membre de l’ONU ne reconnaît son existence. Aussi, le cessez-le-feu est régulièrement violé.
[2] Ces éléments sont issus du document suivant. Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, Discours CCAF 2020 [vidéo en ligne], Facebook, publié le 30 janvier 2020, consulté le 15 mai 2020.
[3] Le gouvernement Jeune-Turc en place depuis 1908 déclenche le génocide arménien en 1915. Si Mustafa Kémal Atatürk dénonce cette décision en 1919, elle va dans le sens de son projet d’Etat unitaire, rompant avec le passé multiethnique de l’Empire ottoman. Voir Ali, Kazancigil, « La Turquie face au génocide des Arméniens », Politique étrangère, vol.3, 2015, p. 74.
[4] Entretien avec Richard Santourian, président du Fonds arménien de France Sud, le 25 janvier 2020. Cité dans Claire, Brodier, Les élites arméniennes de Marseille ou l’odyssée des passeurs de mémoire, Mémoire de géopolitique sous la direction de Kévin Limonier, Institut français de géopolitique de l’Université de Paris VIII, p.102-103.
[5] Cf. Arménie, la fracture : le séisme du 7 décembre 1988. Préface de Gérard Chaliand. 2 cartes. Paris, Stock, 1989. Publié en anglais, Pref. Levon Chorbajian : "Armenia in crisis : the 1988 earthquake". Etats-Unis, Detroit (Michigan), Wayne State University Press, 1995.
[6] Entretien avec Jean Jinian, président de la FRA de Marseille et de l’association « Les Arméniens de Marseille », le 1er février 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit, p.105.
[7] Entretien avec Anouche Kambourian, membre de l’Association de l’Association Santé Arménie France, le 5 février 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit., p. 112.
[8] Entretien avec Richard Santourian, le 25 janvier 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit., p.113.
[9] Entretien avec Richard Santourian, le 25 janvier 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit., p.114.
[10] L’école Abovian est rattachée à la Cathédrale apostolique arménienne située sur l’avenue du Prado, à Marseille. Elle propose des activités telles que la danse, le chant, la peinture, etc. Entretien avec Karen Khurshudyan, président de l’école Abovian, le 23 janvier 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit., p.115.
[11] Entretien avec Richard Santourian, le 25 janvier 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit., p.115.
[12] Entretien avec Philippe Cazarian, co-président de l’Union générale arménienne – Ardziv, le 1er février 2020. Cité dans Claire, Brodier, op. cit., p.120.
[13] Entretien avec Richard Santourian, le 25 janvier 2020. Cité dans Claire, Brodier, Ibid.
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