Arménie. Les échecs à l’école, une leçon de géopolitique ?

Par Alexandre MOUTHON, le 17 avril 2018  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Photographe professionnel et journaliste indépendant. Doctorant en science politique, Sciences Po Lyon, laboratoire Triangle ENS Lyon. Professeur certifié d’histoire-géographie.

La pratique des échecs a été impulsée en Arménie pendant l’époque soviétique. Le pays a été une république socialiste, intégrée à l’URSS des années 1920 à 1991. Depuis 2011, la pratique des échecs fait partie des programmes scolaires en Arménie. Dans une perspective géopolitique, quelles relations ce pays - membre de l’Union économique eurasiatique - entretient-il avec ce jeu ?

Arménie. Les échecs à l'école, une leçon de géopolitique ?
Arménie, jeu d’échecs. Maître et élèves. Les photographies qui accompagnent cet article sont extraites d’un reportage réalisé à l’Académie nationale d’échecs d’Arménie, à Erevan. Il s’agit des journées du championnat national 2016 pour les garçons et les filles en dessous de 18 ans. Copyrights Alexandre Mouthon/Diploweb.com, 2018.

EN ARMENIE, la pratique du jeu d’échecs a été intégrée aux programmes scolaires dès 2011. Voisine, la République autoproclamée du Haut-Karabagh lui a emboité le pas. Jeu de stratégie par excellence, il fut emblématique des confrontations sportives de la Guerre froide (1947-1991). Le choix politique d’en faire aujourd’hui un axe pédagogique semble refléter la place très symbolique acquise par les échecs dans la construction d’une identité nationale renouvelée. Des effets concrets s’en suivent, puisqu’une économie afférente existe. Or l’Ecole, au delà des variations nationales, a presque partout deux objectifs : former des citoyens et former des travailleurs. Les politiques éducatives européennes s’intéressent à cette initiative d’autant plus qu’en 2012, le Parlement européen, s’exprimait déjà en ce sens.

Les échecs, réussite de la mondialisation des échanges

La pratique des échecs est souvent perçue comme une affaire d’hommes. L’Arménie démontre que les femmes ont toute leur place dans les compétitions internationales et sur les bancs des cours d’échecs. Copyrights Alexandre Mouthon/Diploweb.com, 2018.

La pratique des échecs a été impulsée en Arménie pendant l’époque soviétique. Le pays était alors une république socialiste, intégrée à l’URSS des années 1920 à 1991. Les origines du jeu, elles, sont beaucoup plus lointaines. Il serait apparu en Inde au haut Moyen-Âge. Sa légende, narrée aux élèves, recèle déjà des vertus pédagogiques, puisqu’elle fait figure de parfaite introduction à la puissance du raisonnement mathématique et à ses applications : c’est l’échiquier de 64 cases, un espace fini, sacré pour les uns, profane pour les autres, qui propose la fabuleuse dimension des possibles infinis. A l’art de la guerre et à sa diplomatie, le joueur doit s’initier. Une once de sagesse et de philosophie du pouvoir viendra tempérer ses impétueuses attaques pour protéger ce roi, qui risque d’être capturé, si ses serviteurs sont mal menés.

Au bas Moyen-Âge, le jeu est répandu dans l’Occident chrétien. Les marchands arabo-musulmans l’auraient vraisemblablement ramené en passant par la Perse. Puis les échecs traversent le Caucase sur la route de la Russie. Ils filent vers l’est, en Chine, au Japon, et croisent le papier. Ils suivent les routes commerciales et mutent au gré des époques et des lieux. Seule leur essence est conservée, mise à part au Japon, où ils perdent leur visée guerrière. En Occident chrétien, ils prennent une place centrale dans l’art courtois. Dans l’empire musulman abbasside, dont l’Arménie est une province, des tournois sont organisés. À la Renaissance, Italiens et Espagnols s’opposent lors du premier tournoi de l’Europe chrétienne. L’Histoire des échecs nous rappelle la position de carrefour et d’étape de l’Arménie, et les dominations successives que son territoire a du subir : perse, byzantine, arabe, ottomane, russe. Une case sur l’échiquier mondial des relations internationales. Pourquoi ne pas proposer, à partir d’Erevan, une lecture géopolitique des échecs sur les bancs des écoles d’Europe ?

Les échecs de la Guerre froide

En Arménie, les familles suivent en direct, sur des écrans, le déroulement des parties d’échecs. Depuis les retransmissions télévisuelles des fameuses confrontations est-ouest de la Guerre froide, les compétitions d’échecs sont particulièrement appréciées par la population. Copyrights Alexandre Mouthon/Diploweb.com, 2018.

La Fédération Internationale D’Echecs (FIDE) est créée en 1924, peu après la naissance de l’URSS (1922). La Fédération arménienne, elle, date de 1927. Les échecs vont bien vite servir de support à la communication politique lors de compétitions internationales. Les confrontations « sportives » de la Guerre froide sont symboliques, et à ce titre, elles sont placées au cœur des entreprises de propagande des deux camps. La République socialiste soviétique d’Arménie joue avec les Rouges. Les deux camps se retrouvent face à face, de part et d’autre de l’échiquier, parabole du monde, où s’affrontent le Bloc de l’est, communiste, et le Bloc de l’ouest, capitaliste et démocratique. Les écoliers européens apprennent aujourd’hui que le cinéma et la télévision ont mis de l’huile dans les rouages. Rocky Balboa, dans le quatrième opus de la série, boxe Ivan Drago, le soviétique. Gabe Polsky, dans son film documentaire Red Army, revient, à grand renfort d’archives, sur l’épopée de l’équipe de Hockey sur glace soviétique (Vladimir Poutine aime à se mettre en scène sur les patins). La liste est longue. La tragédie, qu’elle soit contée sur la glace, sur le ring ou sur l’échiquier, sert la tragédie politique.

L’Arménien Tigran Petrossian, le leader de l’équipe d’URSS, sera détenteur du titre de champion du monde de 1963 à 1969. Les Soviétiques, portés par Petrossian, seront neuf fois champions olympiques de 1958-1974. Petrossian devra céder son titre individuel au Russe Spassky en 1969. Il perdra contre l’américain Fisher lors des matchs du championnat du monde de 1972. La surmédiatisée finale de 1972, à Reykjavik, en Islande, opposera donc Spassky et Fisher. Le combat se déroule en pleine Détente, l’année de la signature des accords sur la limitation des armements stratégiques, SALT 1, dont les négociations débutent en 1969.

Petrossian est l’homme par qui le jeu d’échec, et le joueur d’échec arménien, deviennent une image à l’export pour la nation au sein de l’URSS. Une manière d’exister à l’extérieur et à l’intérieur de cet empire. La petite république s’enthousiasme pour ses nouveaux héros. Le jeu n’aura de cesse d’attirer de nouveaux adeptes pour devenir un symbole national et nourrir une mémoire du passé plus positive que celle construite autour du génocide de 1915 et du tremblement de terre de 1988 [1]. Surtout, elle est porteuse d’un avenir meilleur.

En 1985, Kasparov est sacré champion du monde après le règne de Karpov (1975-1985). Kasparov est né en Azerbaïdjan, d’une mère arménienne. Il n’a jamais joué pour l’Arménie mais pour l’URSS. Nonobstant, il est considéré comme le plus arménien des champions du monde, après Petrossian. Il est l’homme du combat contre la machine, gagné puis perdu, en 1997, contre le Deep blue d’IBM. Le grand maître Kasparov se double d’un opposant historique à Vladimir Poutine. Par tous ces aspects, les Arméniens, joueurs d’échecs ou non, le voient comme une icône. Symboliquement, le programme d’échecs Deep blue des années 1990, peut être interprété comme une énième et dernière victoire du camp américain dans la course technologique de la Guerre froide : échec et mat. Au XVIIIe siècle déjà, Benjamin Franklin exhortait ses concitoyens américains à jouer aux échecs dans son ouvrage « La morale au échecs ».

Les échecs à l’école

L’Académie nationale d’échecs d’Arménie, à Erevan, fondée en 2002. Copyrights Alexandre Mouthon/Diploweb.com, 2018.

Au Moyen-Âge, les échecs ont fait l’objet d’un enseignement dans les universités arabes de la province ibérique al-Andalus. Une littérature en est née, comme l’atteste « le livre des échecs », un ouvrage arabe datant de 842. Il faudra attendre le XIIIe siècle pour que les chrétiens lisent « Le livre des jeux », d’Alphonse X de Castille, et le « Bonus Socius » du Lombard Nicolas de Nicolaï. Au XIVe siècle, en France, le livre des échecs moralisé, du Lombard Jacques Cessoles, « Le Livre des mœurs des hommes et des devoirs des nobles, au travers du jeu d’échec », sert de manuel. L’ouvrage a été utilisé pour la formation civique des aristocrates. En effet, en Europe, le jeu, dans sa version d’arrivée sur le continent européen, se pratique avec des dés, pour parier. Il véhicule les notions de hasard et de gain. L’Eglise a alors entrepris une campagne de communication afin de moraliser ce succès populaire. Les huit pions représentent le peuple : le paysan, le forgeron-charpentier, le tailleur-notaire, le changeur, le médecin, l’aubergiste, le garde de la cité, et le ribaud [2]. L’Institut des manuscrits anciens de Erevan, le Matenadaran, une des plus riches collections actuelles, possède des manuscrits du XIIIe siècles dans lesquels les échecs sont mentionnés. C’est notamment le cas des ouvrages de Vardan Areveltsi, considéré comme le premier auteur arménien d’une Histoire générale du monde.

Pendant sept siècles les écrits didactiques se tarissent. Dans les années 1920, le chimiste arménien Simon Hovyan, donne des cours d’échecs et publie dans des journaux sur le sujet. Il traduit en arménien les livres d’Emanuel Lasker, le champion du monde allemand de 1894 à 1921. Ainsi, ses initiatives facilitent l’émergence d’une école arménienne du jeu au sein de l’URSS.

Arménie, les murs des couloirs de l’Académie sont recouverts de fantasmagories échiquéennes réalisées par les élèves. Copyrights Alexandre Mouthon, 2018.

Plus près de nous, le grand maître, Smbat Lputyan, est le grand artisan de cette réintroduction des échecs à l’école. Il est le fondateur de l’Académie nationale d’échecs d’Arménie, en 2002. En 2011, les programmes des écoles primaires se voient donc enrichis d’un nouvel enseignement. Les échecs en Arménie jouent un rôle dans la formation citoyenne, le Président de la République, Serzh Sargsyan (Serge Sargsian), préside la fédération nationale d’échecs depuis 2004. Qui sert le plus l’autre ? Les échecs servent-ils à faire de la politique ou est-ce la politique qui sert au mieux les échecs ?

Le pays compte environ 1500 écoles primaires, soit environ 90 000 élèves, ce qui nécessite le recrutement de presque 2000 professeurs. Le projet est global. Les objectifs sont civiques et économiques. Pour qui joue aux échecs, même ponctuellement, les mérites pédagogiques du jeu sont évidents, tant il mobilise des compétences fondamentales : abstraction, concentration, mémorisation, stratégie, créativité, contrôle de soi, anticipation, respect du partenaire, etc. Comme cette contribution tente de le mettre en évidence, les échecs se prêtent d’ailleurs aux approches interdisciplinaires, mêlant histoire, mathématiques, politique, art, etc. En conformité avec l’esprit pédagogique du temps, ces enseignements placent l’élève au cœur de son apprentissage. Autre bonification portée par cette réforme, l’égalité des chances entre filles et garçons est bien servie par l’enseignement des échecs en Arménie. Lors des journées de sélection nationale auxquelles nous avons assisté en 2016, les filles étaient aussi nombreuses que les garçons, mettant ainsi à mal l’idée reçue selon laquelle les échecs seraient une pratique masculine.

Un marché existe autour du jeu, que cette participation de l’école va développer : compétition nationale et internationales, communication-médias, professionnalisation d’un enseignement, etc. Dans l’aspiration du « combat » de 1972, la télévision publique arménienne avait créé une émission dédiée aux échecs, Chess-64. Elle perdure aujourd’hui. Une telle résilience illustre le profond ancrage d’un jeu devenu l’oriflamme d’une nation. L’Arménie n’est pas le seul pays, ni dans le monde, ni en Europe, à intégrer la pratique des échecs à l’école. Mais c’est le seul, avec la Russie, pour lequel le jeu revêt une dimension identitaire si forte. En 1995, la république russe de Kalmoukie (delta de la Volga) ouvrait l’école aux échecs. Le Mexique fit de même en 2014, puis la Chine, l’Inde, l’Allemagne et enfin l’Espagne en 2015. En 2013, la conférence internationale organisée par la Fédération Internationale D’Echecs (FIDE), « L’éducation par le jeu d’échecs, une ressource importante pour le système éducatif » [3], s’est tenue à Khanty-Mansiysk, en Russie. Elle est la réponse des acteurs internationaux du jeu à l’adoption de la déclaration sur le jeu d’échecs à l’école par le Parlement européen en 2012 [4], qui en fait une orientation d’avenir à soutenir. D’après la FIDE, cette conférence « a pour but de mettre en œuvre les résolutions de cette déclaration (du parlement européen) et d’arriver à un consensus mondial dans l’approche des problèmes concernant les échecs à l’école à la maternelle et à l’école primaire ». L’Arménie est bel et bien précurseur en rendant obligatoire cet enseignement à l’échelle d’un pays, la Russie l’ayant intégré de manière facultative (obligatoire seulement en République de Kalmoukie, qui fait partie de la Fédération de Russie). A l’échelle européenne, le programme Castle d’Erasmus+, lancé en 2015 est sur le point de s’achever. Il initie une collaboration entre l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne, afin de développer les échanges de compétences (formateurs et outils) pour la mise en œuvre des enseignements au primaire. Des classes pilotes ont été testées. Les conférences internationales et les programmes de partenariats se succèdent désormais à un rythme élevé, à l’image de la conférence organisée en Arménie, au mois d’octobre 2016, portant sur les « Problèmes pratiques et théoriques de l’enseignement des échecs à l’école ». Erevan a dirigé les débats en s’appuyant sur les expériences déjà capitalisées. A l’échelle mondiale, la FIDE se veut une institution ressource pour qui souhaite entamer l’introduction de cet enseignement à l’école. Elle fournit documentation d’intention, matériel pédagogique, expériences, contacts, et tente de maintenir à jour des rapports statistiques sur l’évolution du nombre d’écoles, d’élèves et d’Etats impliqués.

Finalement, la vieille Europe reçoit à nouveau par les routes du Caucase une bien belle trouvaille, l’espoir qu’aux échecs, succèdent des réussites.

Copyright Avril 2018-Mouthon/Diploweb.com


Plus

. Didier Renard, « Jeu des échecs, société politique et art de la guerre. Les révolutions du XVIIIe siècle », In : Guerres et paix, Politix, Revue des sciences sociales et du politique, n°58, pp. 89-107, 2002.

. Didier Renard, L’échiquier du pouvoir : pour une histoire socio-politique du jeu des échecs (principalement en France) de la fin du XIe au début du XXe siècle, Thèse de doctorat, Institut d’ Etudes politiques, Grenoble, 1984.


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[1Cf. VERLUISE, P. "Arménie, la fracture : le séisme du 7 décembre 1988". Préface de Gérard Chaliand. 2 cartes. Paris, Stock, 1989. Publié en anglais, Pref. Levon Chorbajian : "Armenia in crisis : the 1988 earthquake". Etats-Unis, Detroit (Michigan), Wayne State University Press, 1995.

[4Déclaration du Parlement européen du 15 mars 2012 sur l’introduction du programme « Le jeu d’échecs à l’école » dans les systèmes éducatifs de l’Union. http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P7-TA-2012-0097+0+DOC+XML+V0//FR consulté le 22 mai 2017

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