Pourquoi l’ex-URSS est-elle un terreau fertile à la prolifération des États non reconnus ? Quelles sont les incidences en termes de sécurité pour l’Union européenne ? Le premier temps de cette étude est consacré à la genèse des États autoproclamés post-soviétiques. Une deuxième partie aborde les enjeux, notamment en termes de sécurité, aux échelles européennes et mondiales. Enfin la troisième partie présente les perspectives d’évolution et les possibilités de résolution.
Illustré de cinq cartes rassemblées en deux documents.
AU PRINTEMPS 2014, alors que la Russie vient d’annexer la Crimée, l’est de l’Ukraine s’enflamme. Des sécessionnistes proches de la Russie proclament les Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk dans les oblasts (régions) ukrainiennes du même nom. Aucun État reconnu, pas même la Russie qui les soutient officieusement, ne leur apporte une reconnaissance comme États. Les deux entités restent dans un entre-deux méconnu : ce sont des États autoproclamés. Ces derniers, également appelés quasi-États [1] ou États non/peu reconnus, répondent sans difficulté à trois des caractéristiques majeures de l’État tel que défini à la Convention de Montevideo en 1933. Ils contrôlent un territoire ; ils disposent d’une population permanente ; ils s’appuient sur des institutions. Mais ils sont mis en difficulté par la quatrième et dernière condition, celle de la « capacité à entrer en relation avec les autres États ».
Il n’existe aucune définition officielle des États autoproclamés. Une approche assez stricte conduit cependant à écarter certaines entités dont la reconnaissance fait débat mais reconnues par la plupart des États (Palestine, Kosovo). De la même manière, un gouvernement en exil qui ne contrôle pas son territoire (cas du Tibet, occupé par la Chine) ou un mouvement de guérilla dans une guerre civile (les FARC en Colombie) n’est pas un État autoproclamé. À l’issue de ces remarques, outre les républiques populaires de l’est de l’Ukraine, huit entités peuvent être qualifiées d’États autoproclamés : le Sahara occidental (au sud du Maroc) et le Somaliland (nord de la Somalie) en Afrique, la République Turque de Chypre Nord (tiers nord de l’île de Chypre), la Transnistrie (est de la Moldavie), l’Abkhazie et l’Ossétie du sud (en Géorgie) et le Haut-Karabagh (en Azerbaïdjan) dans la Grande Europe et enfin Taïwan (île revendiquée par la Chine) en Asie.
Si l’on s’intéresse à la répartition spatiale, un point attire l’attention dans cette liste : la très forte représentation de l’ex-URSS, avec la moitié des cas. Et plus encore en prenant en compte les entités non reconnues de l’est de l’Ukraine, mais dont la pérennité reste encore douteuse, conduisant à ne pas les considérer ici. Pourquoi l’ex-URSS est-elle un terreau fertile à la prolifération des États non reconnus et quelles sont les incidences en termes de sécurité pour l’Union européenne ? Le premier temps de l’article sera consacré à la genèse des États autoproclamés post-soviétiques. Une deuxième partie abordera les enjeux, notamment en termes de sécurité, aux échelles européennes et mondiales. Enfin la troisième partie présentera les perspectives d’évolution et possibilités de résolution.
Soulignons d’abord combien ces États autoproclamés sont largement issus de la politique stalinienne (A) et ont pris une indépendance non reconnue prise les tensions de la fin de l’URSS (B). Nous nous interrogerons ensuite à propos d’une origine historique plus lointaine de ces entités (C).
Trois des quatre États autoproclamés post-soviétiques tirent leur origine directe de la période soviétique, ceux du Caucase. Les républiques indépendantes proclamées suite à la Révolution russe de 1917 ont disparu au bout de quelques mois ou de quelques années. L’URSS commence à exister formellement en 1922 mais ses structures sont déjà largement en place en 1921, année au cours de laquelle la Russie s’empare de la Géorgie. Dès cette année est mise en place une République Socialiste Soviétique d’Abkhazie, considérée pendant quelques mois comme l’égale de la Géorgie, avant de lui être intégrée, mais en gardant officiellement ce statut de république fédérée à la création de l’URSS.
En 1922, J. Staline affirme son pouvoir personnel et sous couvert d’une « politique des nationalités », instrumentalise et accentue les divisions et tensions dans de nombreuses régions de l’URSS, lui donnant la main pour arbitrer et décider seul. Géorgien, Staline a pourtant à cœur d’affaiblir la Géorgie, dont il se méfie ; est ainsi créé l’oblast autonome d’Ossétie du Sud. L’Ossétie du Sud a donc un statut d’autonomie inférieur en titre à celui de l’Abkhazie mais qui vient dans les faits saper de la même manière la souveraineté géorgienne. En 1923, Staline arbitre le conflit entre Arménie et Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh, créant un oblast autonome du Haut-Karabagh peuplé à 90 % d’Arméniens (89,1 % en 1926 selon le recensement soviétique) en Azerbaïdjan… et sans contiguïté territoriale avec l’Arménie. Les Arméniens du Karabagh acquièrent ainsi une autonomie avec un soviet propre qui va affaiblir l’autorité de celui de l’Azerbaïdjan. Mais ils sont enclavés, sans lien physique avec l’Arménie. Dans le Caucase, au milieu des années 1920, la situation qui prévaut sous l’URSS pour l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et le Haut-Karabagh est globalement en place [2].
Dans le cadre de la Transnistrie, l’ancêtre de l’entité actuelle naît également dans les années 1920. À l’issue de la Première Guerre Mondiale, la partie située sur la rive droite du Dniestr dans l’actuelle Moldavie est rattachée à la (Grande) Roumanie ; mais la rive gauche reste dans le giron russe puis soviétique. En 1924 Staline entérine la création de la République Socialiste Soviétique Autonome de Moldavie en Ukraine, qui comprend, outre la partie sur la rive gauche du Dniestr de la Moldavie actuelle, une partie de l’actuelle Ukraine de l’ouest. Sa capitale officielle est Chisinau située rive droite du Dniestr, donc alors en Roumanie … Cela montre les revendications du pouvoir soviétique sur cette ancienne marge de l’empire russe. Cependant, en pratique, la capitale effective dès 1929 est Tiraspol, actuelle capitale de la Transnistrie. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale l’URSS « libère » et intègre l’ensemble de l’actuelle Moldavie ; la République Socialiste Soviétique autonome de Moldavie en Ukraine est supprimée. Son tiers occidental est donné à la nouvelle République fédérée de Moldavie, fondée sur les territoires annexés au détriment de la Roumanie. La Transnistrie n’a aucun statut d’autonomie ensuite sous la période soviétique.
Les tensions potentielles sont contenues et instrumentalisées durant l’essentiel de la durée de vie de l’URSS. Mais la situation dégénère à la fin des années 1980 sur fond de glanost et de perestroïka. Les réformes de Mikhaïl Gorbatchev (1985-1991) permettent l’expression de revendications sans qu’elles ne soient écrasées immédiatement par la force. En 1988 dans un contexte de tensions entre Azéris et Arméniens, le soviet du Haut-Karabagh vote son rattachement à l’Arménie, ce dont il a théoriquement le droit ; mais le pouvoir central n’entérine pas la décision. Le soviet d’Arménie accepte le rattachement en 1989. En 1990, le soviet d’Azerbaïdjan dissout celui du Haut-Karabagh au motif qu’il en a la possibilité car la région fait partie de son territoire bien qu’étant autonome. En 1991, l’Azerbaïdjan, le Haut-Karabagh puis l’Arménie déclarent leur indépendance mais celle du Haut-Karabagh, qui n’était pas une République fédérée, n’est pas reconnue internationalement. Deux ans de guerre s’ensuivent entre Arméniens et Azéris de 1992 à 1994, date de signature d’un cessez-le feu. Le Haut-Karabagh n’est plus contrôlé par l’Azerbaïdjan et occupe, avec les Arméniens, une zone deux fois plus vaste permettant d’assurer sa contiguïté territoriale avec l’Arménie, et le mettant en contact avec l’Iran au sud.
Les mécanismes sont très proches pour les autres cas. En 1989, des affrontements ont lieu entre Géorgiens et Abkhazes tandis que des nationalistes ossètes demandent leur rattachement à l’Ossétie du Nord qui relève de la Russie alors que l’Ossétie du Sud appartient à la Géorgie. Abkhazie et Ossétie du Sud affirment leur indépendance en 1990 mais elle n’est pas reconnue, pour la même raison que le Haut-Karabagh : ce n’était pas des républiques fédérées de l’URSS mais des régions avec un statut d’autonomie. Une guerre a lieu entre 1991 et juin 1992 en Ossétie du Sud, à l’issue de laquelle cette dernière confirme de fait son indépendance. Dès le mois d’août 1992 un conflit autour de l’Abkhazie prend le relais ; il s’achève fin 1993 avec une victoire des Abkhazes grâce au soutien russe. La Russie se pose en médiatrice et obtient l’entrée de la Géorgie dans la Communauté des États Indépendants ; son soutien aux séparatistes se réduit dans la fin des années 1990. Les conflits géorgiens se gèlent. Ils se réactivent au printemps 2008, avec de fortes tensions ; en août, le président géorgien M. Saakachvili tente de reprendre l’Ossétie du Sud. La Russie était cependant prête à soutenir les séparatistes ; au bout de cinq jours un cessez-le-feu limite la débâcle géorgienne mais consacre l’indépendance de fait des Abkhazes et des Ossètes. La Russie apporte alors sa reconnaissance à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud. Moscou obtient, moyennant finance, leur reconnaissance par ses alliés latino-américains (Nicaragua, Venezuela) et par des micro-États du Pacifique (Vanuatu, îles Tuvalu).
En Moldavie, les nationalistes pèsent pour obtenir un rattachement à la Roumanie et dégradent en 1989 le statut du russe. Cela inquiète une grande partie des habitants de la rive gauche du Dniestr : le recensement soviétique de 1989 donne une majorité qui n’est que relative pour les Moldaves (39,9 %), avec 28,3 % d’Ukrainiens et 25,5 % de Russes. Ces derniers ont été privilégiés tout au long de l’URSS car jugés plus fiables puisque plus anciennement intégrés : la région était soviétique dès les débuts de l’URSS tandis que le reste de la Moldavie a relevé de la Roumanie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La Transnistrie a aussi reçu beaucoup d’investissements industriels tandis que le reste de la Moldavie était cantonné à l’agriculture et plus pauvre : en 1989, la Transnistrie est quasiment deux fois plus riche que la moyenne de la Moldavie, pesant 17 % de la population mais 33 % du PIB [3]. Les minorités slaves, en particulier les Russes, ne souhaitent pas être diluées dans une Grande Roumanie ethniquement différente et sensiblement moins développée. Igor Smirnov, un ingénieur russe qui a fait carrière dans l’industrie de l’armement en Transnistrie, cristallise le mouvement de protestation et demande en septembre 1990 la création d’une république fédérée de Transnistrie en URSS, ce que Gorbatchev refuse en décembre 1990. En 1991, la Transnistrie déclare son indépendance, suivie par la Moldavie. Là encore la reconnaissance de la Moldavie se fait sans difficulté car c’était une République fédérée tandis que celle de la Transnistrie n’est reconnue par aucun État. La Moldavie tente de reprendre le contrôle de la Transnistrie au printemps 1992 lors d’une courte guerre, qu’elle perd car les séparatistes sont soutenus par la XIVe armée russe du général Alexandre Lebed. Au milieu des années 1990, Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud et Haut-Karabagh ont donc pris par la force, avec des soutiens extérieurs (russes ou arméniens), leur indépendance.
Si la période soviétique est donc décisive dans la naissance des États autoproclamés du Caucase et de Moldavie, ces entités tentent de faire valoir souvent une antériorité plus profonde. Ce sont d’ailleurs des raisons historiques qui ont pu expliquer les statuts spécifiques accordés sous l’URSS. Le Haut-Karabagh est disputé par les Arméniens et les Azéris, qui considèrent cette région comme un berceau de leur civilisation. Les Arméniens se fondent sur les khatchkars, ces croix arméniennes, marqueurs de leur christianisme. Les Azéris, musulmans, se réfèrent notamment au khanat du Karabakh au XVIIIe siècle. Les Ossètes seraient un peuple descendant des Alains, séparé par une frontière internationale (entre Géorgie et Russie). Quant aux Abkhazes, ils font partie des « peuples sans État », au même titre que les Kurdes. Les Abkhazes soulignent en outre leur existence attestée sur des cartes comme royaume médiéval voire antique ; les Géorgiens rétorquent que ce royaume abkhaze était déjà associé à la Géorgie. Les autorités de Transnistrie, ne pouvant pas s’appuyer sur un statut d’autonomie du temps de l’URSS, insistent sur le passé russe (utilisation de l’alphabet cyrillique, importance de Catherine II) tout en se revendiquant comme la continuation de la Moldavie historique. Le nom officiel de la Transnistrie pour ses autorités est République Moldave du Dniestr… Les États non reconnus construisent ou renforcent une identité pour survivre. Pour cela ils s’appuient, comme les États reconnus, sur la création d’un récit national.
Les États non reconnus de l’ex URSS constituent ils à l’échelle régionale et européenne, des « trous noirs » ? (A), Comment, à l’échelle mondiale, s’inscrivent-ils dans une nouvelle Guerre froide B)
En l’absence de reconnaissance, les États autoproclamés font l’objet d’accusations dont la réalité est difficile à établir. Les entités caucasiennes et la Transnistrie seraient au cœur de réseaux de trafic de drogue, d’armes, d’êtres humains, voire de matériel nucléaire. Plusieurs nuances doivent être posées. Un premier point à souligner est qu’en l’absence de reconnaissance internationale, les observateurs internationaux ne peuvent entrer officiellement sur le territoire des États autoproclamés. Cela pourrait aller dans le sens d’entités cherchant à sa cacher aux yeux du reste du monde, si le refus venait des États autoproclamés. Mais ils appellent de leurs vœux la venue d’observateurs pour établir le caractère démocratique de leurs élections et pour voir la manière dont les flux de marchandises et de personnes sont contrôlés. Certains observateurs témoignent des relatives bonnes pratiques en matière d’élection de ces entités, mais ne peuvent le dire officiellement.
Afin de maintenir la stabilité, des missions internationales peuvent être déployées et mener des contrôles aux frontières. Les résultats ne vont guère dans le sens de trafic de grande ampleur : l’OSCE n’a décelé aucun trafic d’armes majeur au niveau de la Transnistrie. La mission européenne EUBAM a quant à elle surtout découvert un trafic de poulet surgelé qui pose des enjeux sanitaires, certes, mais qui relève surtout de la fraude fiscale. Les États autoproclamés postsoviétiques ne sont pas des zones de non droit comme peut l’être la zone saharo-sahélienne. Ils ont une structure étatique, avec une police, une justice, des douanes, etc. Des défaillances, des passe-droits et de la corruption ne sont pas à exclure, loin de là. Mais est-ce vraiment le propre des États autoproclamés ou n’est-ce pas plutôt une caractéristique des États faibles de l’ex-URSS ? L’Asie centrale, l’Ukraine mais aussi la Moldavie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Arménie, États reconnus, ne font sans doute pas beaucoup mieux.
Les États autoproclamés postsoviétiques s’appuient tous sur un protecteur qui les soutient de manière très directe (l’Arménie pour le Haut-Karabagh) ou plus lâche (la Russie pour la Transnistrie) mais qui est essentiel pour eux dans un contexte d’isolement. Cette relation asymétrique de dépendance place l’État protecteur dans une situation de force vis-à-vis de l’État autoproclamé, mais aussi, en particulier pour la Russie, vis-à-vis de l’État victime de la sécession. Les États autoproclamés constituent un atout diplomatique pour leur protecteur afin d’infléchir la politique de l’État lésé par la sécession. La menace de la reconnaissance formelle de l’État autoproclamé est une arme majeure. La Russie peut en user à propos de la Transnistrie, vis-à-vis de la Moldavie ; elle a obtenu un relatif éloignement du pays de l’Union Européenne au profit d’un rapprochement avec elle-même. La Moldavie sait que la Russie peut concrétiser sa menace, comme elle l’a montré en 2008 avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Ce faisant, Moscou a obtenu le report sine die de l’adhésion à l’OTAN de la Géorgie alors qu’à l’été 2008 elle semble envisageable. .
L’exemple montre que les enjeux locaux et régionaux rejoignent la géopolitique mondiale. Les États autoproclamés postsoviétiques sont une carte dans le jeu de Moscou pour empêcher l’extension de l’Union européenne et surtout de l’OTAN. L’Ukraine qui partageait avec la Moldavie et la Géorgie la « tentation de l’ouest » a vu en 2014 ses espoirs de rapprochement avec l’OTAN s’envoler pour longtemps avec le soutien de la Russie aux Républiques Populaires de Donetsk et de Lougansk. Même le Haut-Karabagh est utile pour la Russie, qui n’en est pas le protecteur direct. L’Arménie est, en effet, une fidèle alliée de la Russie. Elle accueille sur son territoire des bases militaires russes qui lui permettent en retour de projeter une grande partie de ses troupes au Haut-Karabagh, sur la ligne de front. Moscou, qui fait partie du Groupe de Minsk pour la résolution du conflit du Haut-Karabagh, pèse donc sur l’équilibre des forces entre Arménie et Azerbaïdjan, empêchant ce dernier de se rapprocher trop de l’Occident. L’Azerbaïdjan a, en effet, lui aussi été tenté par la contestation du droit de regard revendiqué par Moscou sur les pays de l’ex URSS que la Russie considère comme son « Étranger Proche ». Comme la Moldavie et la Géorgie, l’Azerbaïdjan appartient au groupe Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan et Moldavie (GUAM) [4], organisation dont le sigle reprend les initiales de ses membres et qui cherche un rapprochement avec l’Occident. En avril 2016, la Russie a montré combien elle reste maîtresse du jeu, en obtenant un cessez-le-feu très relatif entre Azerbaïdjan et Arménie suite à une guerre de 4 jours sur le front du Haut-Karabagh.
Quatre scénarios semblent possibles (A), mais une évolution est peu envisageable à court terme (B).
Les conflits et difficultés de statut liés aux États autoproclamés postsoviétiques peuvent connaître quatre types principaux de résolution. Un gradient se dessine. Le scénario de la reconnaissance de l’indépendance est relativement improbable, quoique possible en théorie. C’est ce que montre une entité comme le Kosovo, dont le statut en Yougoslavie n’était pas celui de République fédérée mais un équivalent de la république autonome ou de l’oblast autonome : son indépendance proclamée en 2008 est reconnue depuis 2013 par plus de la moitié des États dans le monde. Le Kosovo constitue donc le modèle par excellence pour les États autoproclamés postsoviétiques. Transnistrie et Haut-Karabagh ne sont reconnus par aucun État dans le monde et l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud seulement par six, sans progression depuis 2008, contrairement au Kosovo. La reconnaissance n’est pas impossible à terme mais elle reste une éventualité quasiment nulle en l’absence d’un conflit violent qui susciterait une émotion et une réaction fortes en Occident comme avec la guerre du Kosovo.
À défaut d’indépendance, les États autoproclamés postsoviétiques pourraient être rattachés à leur protecteur. C’est un scénario crédible en théorie pour le Haut-Karabagh, peuplé d’Arméniens, et qui avait demandé son rattachement à l’Arménie à la fin de l’URSS. Mais les Arméniens du Karabagh ont une identité propre et, s’ils se sentent arméniens sur le plan de la nation, la plupart sont attachés au Haut-Karabagh comme État. Ils privilégient un modèle « un État, deux nations » comme le Kosovo avec l’Albanie par exemple. La Transnistrie pourrait également être rattachée à la Russie. Mais l’absence de contiguïté territoriale n’aide pas, sans être rédhibitoire (comme le montre le cas de l’enclave de Kaliningrad) ; surtout si Moscou avait voulu rattacher la Transnistrie, cela aurait pu être fait depuis longtemps. En effet, le Soviet Suprême appelle régulièrement de ses vœux la Douma à en faire une région russe, mais en vain. Les séparatistes de Crimée, eux, ont pris leur indépendance en mars 2014 et demandé puis obtenu leur rattachement à la Russie au bout de quelques jours. Le cas est donc possible mais plus le temps passe, plus il semble improbable. Quant à l’Abkhazie, elle n’entend pas quitter la tutelle de la Géorgie pour se retrouver encore plus diluée dans l’immense et puissante Russie ; les nationalistes abkhazes sont assez puissants et s’opposent parfois de manière ferme à la Russie, comme lorsqu’elle a voulu annexer quelques kilomètres carrés de leur territoire pour faciliter la gestion des Jeux Olympiques de Sotchi en 2014. En fait c’est pour l’Ossétie du Sud que le rattachement au protecteur aurait le plus de sens : le peuple ossète est séparé par une frontière et dispose d’une entité autonome en Russie, l’Ossétie du Nord. Cette dernière est plus riche et plus développée que sa consœur du Sud, dont la viabilité comme État indépendant serait limitée.
Un rattachement de fait négocié à l’État légal est une éventualité à ne pas écarter. Une négociation supposerait que l’État victime de la sécession se donne un statut fédéral, voire confédéral. C’est une possibilité régulièrement envisagée, notamment dans le cas de la Transnistrie : les projets se sont multipliés entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, en se fondant sur le précédent de la réintégration en 1944-1995 de la Gagaouzie [5], éphémère État autoproclamé qui a dû négocier faute de pouvoir défendre militairement son indépendance. Mais les négociations ont achoppé à chaque fois sur le degré d’autonomie et le poids de l’entité réintégrée dans l’État. Le mémorandum Kozak proposé en 2003 par la Russie donnait un veto puissant à la Transnistrie, qui pouvait paralyser la Moldavie légalement. Le président Vladimir Voronine, communiste [6], a renoncé au dernier moment sous la pression de l’Occident. Une (con)fédération semble plus improbable en Géorgie et quasiment inenvisageable pour le Haut-Karabagh à cause de l’ampleur du ressentiment entre Arméniens et Azéris lié à une guerre qui fit plus de 30 000 morts et des centaines de milliers de déplacés dans les années 1990, sans compter les rancœurs issues de la Première Guerre mondiale.
Le dernier scénario principal est celui d’une réintégration dans un État unitaire, éventuellement avec une autonomie régionale symbolique. Un tel scénario n’a aucune chance de survenir par la négociation, étant inacceptable pour les États autoproclamés et leur protecteur. Le seul moyen de parvenir à une telle issue serait une reprise par la force. C’est ce qui est arrivé à l’Adjarie en Géorgie en 2004. Cette République Socialiste Soviétique Autonome du temps de l’URSS, comme l’Abkhazie donc, était plus moins indépendante de fait depuis 1991, sous la férule d’Aslan Abachidzé. Le président géorgien M. Saakachivili, suite à son arrivée au pouvoir lors de la révolution des Roses (2003), a repris la région par un coup de force en 2004. Cependant il n’y a pas eu de guerre car le leader local, abandonné par ses soutiens, a fui vers la Russie. M. Saakachvili a voulu tenter la même stratégie en 2008 peu après le début de son deuxième mandat, avec l’Ossétie du Sud mais a échoué. Le soutien russe fait qu’une réintégration de force de l’Ossétie du Sud, de l’Abkhazie et même de la Transnistrie apparaît peu probable.
C’est à propos du Haut-Karabagh que le scénario apparaît le plus probable à moyen terme. En effet, l’antagonisme est si fort qu’une réintégration négociée est délicate. En outre le rapport de force entre Arménie et Azerbaïdjan s’est inversé dans les années 2000 au profit de ce dernier. Sur le plan démographique, l’Arménie est tombée » de 3,5 à 3 millions d’habitants entre 1989 et 2015quand l’Azerbaïdjan est monté de 7 à près de 10 millions. Surtout l’essor du secteur pétrolier a permis une forte croissance économique en Azerbaïdjan avec de lourds investissements dans le domaine militaire. Depuis 2011 le budget militaire de l’Azerbaïdjan dépasse le budget total de l’Arménie. L’Arménie a pour elle la situation stratégique du Haut-Karabagh, plateau qui surplombe la plaine azérie, ainsi qu’une armée qui reste globalement plus efficace. Surtout l’Azerbaïdjan ne devrait pas reprendre avant longtemps le Haut-Karabagh par la force car de victime d’une sécession il deviendrait aux yeux de la communauté internationale l’agresseur de populations arméniennes, risquant un scénario à la kosovare, c’est-à-dire la perte définitive du Haut-Karabagh qui pourrait même être reconnu, notamment grâce à l’appui de la diaspora arménienne.
À court terme le scénario le plus probable reste celui du statu quo, raison pour laquelle ces conflits sont désignés comme « conflits gelés ». Cette expression est absurde puisque le gel du conflit est précaire (ou du moins le dégel peut-il être brutal comme à l’été 2008 en Géorgie ou au printemps 2016 au Haut-Karabagh). C’est la résolution du conflit qui est en réalité bloquée, depuis plus d’un quart de siècle désormais pour les États autoproclamés issus de la chute de l’URSS. La situation actuelle fait en effet le jeu de nombreux acteurs. L’État protecteur garde un atout géopolitique. Les élites de l’État autoproclamé comme de l’État dont ils ont fait sécession peuvent légitimer un état d’urgence permanent et conservent des pouvoirs accrus par rapport à une situation de paix. Certaines personnes (chauffeurs, etc.) profitent de la frontière non reconnue pour de petits trafics (alcool, tabac). Les retraités de Transnistrie, d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud qui prennent la nationalité du protecteur russe bénéficient d’un complément de retraite non négligeable. La liste pourrait encore s’allonger. La vraie question n’est pas de savoir qui n’a pas intérêt à la résolution de ces conflits mais qui y aurait vraiment un intérêt, à part les Occidentaux et notamment l’Union européenne qui cherche à stabiliser son voisinage.
Les États autoproclamés de l’ex-URSS tirent leur origine de la volonté de l’URSS de diviser pour régner grâce à une instrumentalisation de la « politique des nationalités ». En s’appuyant notamment sur l’histoire, l’URSS a donné des statuts d’autonomie (Abkhazie, Ossétie du Sud, Haut-Karabagh) ou privilégié de fait certaines régions (Transnistrie), au point d’en renforcer l’identité. Le régime autoritaire soviétique a permis de contenir les revendications mais les politiques de M. Gorbatchev ont facilité l’expression, parfois violente, de ces revendications. Des États non reconnus en ont découlé, la communauté internationale suivant implicitement la règle de la reconnaissance uniquement des entités fédérées afin de limiter la balkanisation du monde. Les États autoproclamés sont donc isolés, accusés de tous les maux mais sans preuve évidente. Ils dépendent d’un protecteur, qui peut s’en servir pour peser à l’échelle régionale mais aussi mondiale, réactivant la Guerre froide. Ces conflits, qui n’ont de gelés que le nom, constituent parfois des points chauds de la géopolitique mondiale (Haut-Karabagh).
La reconnaissance de leur indépendance effective s’éloigne jour après jour, le Kosovo restant une exception. Les rattachements au protecteur sont improbables. Les négociations pour construire une fédération ou une confédération semblent passées de mode. L’emploi de la force supposerait une guerre qui desservirait l’État victime de la sécession qui a le droit international de son côté. Beaucoup d’acteurs ont intérêt au statu quo. L’Union européenne tente de stabiliser sa frontière orientale étendue grâce à la Politique Européenne de voisinage, qui couvre l’ensemble du Caucase mais aussi la Moldavie et l’Ukraine. Force est de constater cependant qu’en 2016 les risques de déstabilisation viennent plutôt du Proche et du Moyen-Orient, avec la crise migratoire qui en découle, que des États autoproclamés de l’ex-URSS. Avec la partie nord de Chypre, l’Union européenne a déjà en son sein un État non reconnu dont elle s’accommode. Son investissement fait largement défaut pour régler les conflits du Caucase et de Moldavie, ce qui fait le jeu de la Russie et même d’acteurs extérieurs comme les États-Unis.
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Références complémentaires
Maurice Bonnot, Des États de facto, Paris, l’Harmattan, 2014, 264 p.
Xavier Follebouckt, Les conflits gelés de l’espace postsoviétique : genèse et enjeux, Louvain : Presses universitaires de Louvain, 2012, 276 p.
[1] Par exemple P. Baev. À propos de la terminologie liée à ces entités, voir Stéphane, Rosière, « La fragmentation de l’espace étatique mondial », espacepolitique.revues.org, 2010.
[2] En 1931, Staline dégrade toutefois le statut officiel de l’Abkhazie, de République fédérée de l’URSS à celui de république autonome en Géorgie, entérinant la situation qui prévalait de fait.
[3] Florent, Parmentier, « La Transnistrie : politique de légitimité d’un Etat de facto », Le courrier des pays de l’Est, n°1061, 2007, p.71.
[4] Aucun des membres du GUAM n’a adhéré à l’Union Économique Eurasiatique promue par Moscou ni surtout à l’organisation du Traité de Sécurité Collective qui se voulait le volet militaire de la CEI. A l’inverse l’Arménie et la Biélorussie, ou le Kazakhstan, États proches de la Russie sont membres de ces deux organisations mais pas du GUAM.
[5] Formellement la Moldavie reste un État unitaire. Mais la Gagaouzie dispose d’un droit d’option : elle pourrait quitter la Moldavie si cette dernière se rattachait à un autre État comme la Roumanie.
[6] La Moldavie a été le premier pays de l’ex- URSS à remettre le Parti Communiste au pouvoir.
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