Le Recteur Gérard-François Dumont est Professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne, Directeur de la revue "Population et Avenir". Gérard-François Dumont et Pierre Verluise sont co-auteurs de "Géopolitique de l’Europe", Armand Colin - Sedes, 2014.
Dans un XXIe siècle où les techniques de communication sont un facteur de facilitation des sentiments diasporiques, la présence de diasporas a évidemment des effets sur les différents aspects de la géographie culturelle des pays, qu’il s’agisse de la géographie culinaire, religieuse ou linguistique. Mais les diasporas sont aussi des acteurs politiques et géopolitiques d’importance croissante, dans un contexte constamment mouvant. Il importe donc de les intégrer dans l’analyse.
Deux événements, l’un heureux, l’autre dramatique, témoignent de l’importance croissante du phénomène diasporique. Le 19 juin 2004, une étudiante de Poitiers, née dans cette ville en 1979, obtient son doctorat pour une thèse sur l’immigration turque en Poitou-Charentes. Elle définit ainsi son sentiment identitaire : « La France, c’est mon pays de tous les jours ; la Turquie, c’est mon pays de toujours » [1].
Un double sentiment identitaire.
Ainsi, cette étudiante, qui n’est nullement une immigrante au sens géographique du terme, mais seulement une descendante d’immigrants, affirme un double sentiment identitaire. Son identité, notamment juridique, de française se double d’un attachement au pays d’origine de ses parents. Cette étudiante témoigne ainsi du caractère pluriel de son identité dont une partie est de nature diasporique, selon la définition suivante donnée au terme diaspora : « ensemble d’individus vivant sur un territoire et ayant en commun la certitude ou le sentiment d’être originaires, eux-mêmes ou leur famille, d’un autre territoire avec lequel ils entretiennent des relations régulières, symboliques ou mythologiques » [2].
Second événement : le 25 novembre 2007, deux jeunes de Villiers-le-Bel, commune de la banlieue parisienne, Mouhsin Sehhouli, 15 ans, et Lakamy Samoura, 16 ans, meurent dans la collision entre leur mini-moto et une voiture de police, ce qui provoque deux nuits d’émeutes. Quelques jours après, le samedi 1er décembre 2007, la dépouille de Mouhsin Sehhouli est enterrée dans l’Est du Maroc, après avoir été acheminée vendredi 30 novembre par un vol de Paris vers Casablanca, puis le samedi par avion à Oujda. De son côté, comme l’écrit la presse, « le Français d’origine sénégalaise Lakamy Samoura est inhumé au Sénégal ».
Parce que le lien avec le pays d’origine de la famille est facilité par la réduction de l’espace-temps, le sentiment diasporique est favorisé.
Le transport des dépouilles dans le pays d’origine de leurs parents a pu être effectué que parce le coût et la rapidité des transports aériens le rendent possible. Il y a quelques décennies, un tel acheminement aurait été inenvisageable dans un délai aussi bref et quasiment inimaginable compte tenu du coût et du temps du transport. Parce que le lien avec le pays d’origine de la famille est facilité par la réduction de l’espace-temps, le sentiment diasporique est favorisé, nourrissant une double identité territoriale.
Un phénomène diasporique peut donc se trouver porté par un processus que j’intitule « internationalisation », défini comme l’utilisation d’un ensemble de techniques et de procédés réduisant l’espace-temps de la circulation des hommes et des échanges de ressources, de biens et de services (dont l’information) entre les territoires de la planète.
En l’espèce, l’internationalisation rend plus aisée la possibilité d’échanges avec le territoire d’origine de sa famille. La montée des diasporas est, en outre, permise par deux autres nouvelles logiques migratoires, la globalisation et la mondialisation [3]. Résumons ici la globalisation.
Cette dernière recourt à l’ensemble des processus politiques visant à la mise en place d’organisations régionales des marchés et/ou d’une organisation planétaire unique des marchés. Les décisions politiques de globalisation amoindrissent les effets des frontières existantes entre des espaces nationaux.
Prenons l’exemple de la Chine pour expliciter commentla globalisation facilite les migrations et, donc, l’existence de diasporas. Après 1949, le pays se referme sur lui-même, et l’émigration chinoise n’est plus possible, même s’il existe une migration illégale vers Hong Kong, avec ces Chinois qui « votent avec leurs sampans ». Puis, à compter des années 1990, la Chine tourne le dos à son économie autarcique et décide de s’ouvrir au monde, ce qui conduit à son adhésion à l’OMC en 2002. Depuis, les frontières chinoises ne sont plus de puissants verrous à l’émigration, et l’acceptation des règles de l’OMC impose des possibilités de circulation migratoire, régulière, mais aussi irrégulière, dans la mesure où l’ouverture économique des frontières les rend nécessairement plus poreuses. Tout cela facilite le développement de diasporas chinoises.
L’accentuation de sentiments de « biterritorialité », c’est-à-dire d’attachement à la fois à son pays de résidence et à celui d’origine de sa famille.
Les nouvelles logiques migratoires rendent notamment possible l’accentuation de sentiments de « biterritorialité », c’est-à-dire d’attachement à la fois à son pays de résidence et à celui d’origine de sa famille. Ces sentiments traduisent ce que j’appelle un phénomène de « diasporisation », selon lequel les immigrants ou leurs descendants, même lorsqu’ils ont la nationalité de leur pays de résidence, conservent des liens réels ou mythifiés avec leur pays-souche et développent des relations spécifiques avec des immigrants ayant les mêmes origines géographiques, ethniques, linguistiques ou religieuses.
Et les diasporas, par le seul fait de leur présence dans un pays, influencent les situations et rapports géopolitiques, internes ou externes. Les conséquences de leur existence peuvent être très diverses : changements dans les équilibres sociaux du pays, influence directe ou indirecte sur la politique internationale du gouvernement du pays de résidence ou influence par l’exercice des droits dans des pays démocratiques.
Par exemple, dans les différents pays, comme la France, où existent à la fois une diaspora juive et une diaspora arabe, la première se sentant proche d’Israël et la seconde des Palestiniens, considérés comme partie de l’oumma [4], c’est-à-dire de la communauté des croyants, qui doit transcender les frontières notamment entre les pays arabes, l’usage par ces diasporas des droits démocratiques qui leur sont donnés est constant. Il se constate presque quotidiennement dans des journaux, dans des radios, par des manifestations… et de tels pays deviennent, volens nolens, un champ du conflit du Proche-Orient d’autant plus important que leurs diasporas respectives sont nombreuses.
Les gouvernants déploient de nombreux moyens pour que la présence de différentes diasporas ne porte pas atteinte à la concorde sociale.
Autre exemple, les conflits existants en France entre les diasporas arménienne et turque, cette dernière cherchant à s’opposer à toute construction de stèle mémorielle ou à toute manifestation de reconnaissance du génocide arménien, sont périodiques. Aussi, les gouvernants déploient-ils de nombreux moyens pour que la présence de différentes diasporas ne porte pas atteinte à la concorde sociale.
En outre, le vote diasporique peut exercer de l’importance sur les résultats électoraux dans des démocraties où le succès tient à de petites différences de voix. Prenons l’exemple de l’Allemagne. En 2002, les élections législatives donnent la victoire à la coalition du parti social-démocrate avec le parti écologiste, soit SPD-Verts. Les enquêtes montrent que les Allemands d’origine turque se sont prononcés à 83 % pour la coalition rose-vert, tandis que la démocratie chrétienne (CDU-CSU) et le parti libéral (FDP) ne recueillent ensemble qu’à peine 17 % de leurs suffrages. Mais le nombre d’Allemands d’origine turque étant de 470 000, leur poids électoral ne favorise la coalition SPD-Verts que dans une proportion limitée. Trois ans plus tard, pour les élections législatives de 2005, ce poids électoral est nettement plus important, ayant presque doublé. Et le vote « turc » semble avoir une grande importance, expliquant le très faible succès de la démocratie chrétienne (CDU-CSU) d’Angela Merkel par rapport au parti social-démocrate (SPD) et contraignant en conséquence la CDU à diriger non, comme elle le prévoyait, une coalition avec les libéraux, mais une grande coalition avec le SPD.
En effet, dans les semaines précédant ces élections législatives allemandes de 2005, la plupart des sondages donnent une nette avance à la CDU-CSU, conduite par Angela Merkel, pariant sur la possibilité pour elle de diriger une large majorité, son parti bénéficiant de l’appoint du parti libéral. Puis le résultat entre CDU-CSU et SPD ne donne qu’un écart minime. Nombre de commentateurs expliquent que le vote « turc », plus précisément celui des Allemands d’origine turque, a suffi à priver Angela Merkel d’une majorité. En effet, tous les sondages et toutes les enquêtes indiquent le même résultat : en 2005, les trois quarts (77 %) des Allemands d’origine turque, soit environ 800 000 électeurs, votent pour le SPD, le parti du chancelier sortant Gerhard Schröder, et 9 % pour les Verts, donc 86 % pour la coalition sortante SPD-Verts.
Cette orientation des Allemands d’origine turque résulte directement des décisions géopolitiques prises par la coalition rose-vert. Pendant tout son mandat de Chancelier, Schröder les a assurés de son soutien à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. D’ailleurs le chef du SPD est allé, à la veille des élections, congratuler le responsable du plus important quotidien turc, Hürriyet, à Walldorf, près de Francfort, pour fêter quarante ans de parution de ce journal en Allemagne [5] . Au contraire, Angela Merkel et son parti plaident non pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, mais pour un partenariat privilégié.
Dans un XXIe siècle où les techniques de communication sont un facteur de facilitation des sentiments diasporiques, la présence de diasporas a évidemment des effets sur les différents aspects de la géographie culturelle des pays, qu’il s’agisse de la géographie culinaire, religieuse ou linguistique. Mais les diasporas sont aussi des acteurs politiques et géopolitiques d’importance croissante, dans un contexte constamment mouvant [6]. Néanmoins, le degré d’implication politique des diasporas peut être très variable en fonction des circonstances et de l’évolution des sentiments identitaires des individus.
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Source : "Vues d’ensemble", Lille - N°49 - Avril 2011
[1] Nermin Sivasli, La Nouvelle République du Centre-Ouest, 19 juin 2004.
[2] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.
[3] Dumont, Gérard-François, « Les nouvelles logiques migratoires », dans : Université de tous les savoirs, sous la direction d’Yves Michaud, Qu’est-ce que la Globalisation ?, Paris, Editions Odile Jacob, 2004.
[4] Dans la mesure où le conflit du Proche-Orient prend une dimension religieuse croissante. Cf. Dumont, Gérard-François, « Changement de paradigme au Moyen-Orient », Géostratégiques, n° 15, 2007
[5] Libération, mercredi 14 septembre 2005.
[6] C’est ainsi que le Parlement suédois a voté, en mars 2010, contre l’avis du gouvernement, la reconnaissance du génocide arménien, suite à une action commune des diaspora arménienne et irakienne (essentiellement chrétienne), cette dernière diaspora s’étant constituée essentiellement depuis la guerre d’Irak de 2003.
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