L’adhésion de l’Arménie à l’ Union Economique Eurasiatique (UEE) dominée par la Russie constitue un pas important, qui pourrait s’apparenter à un choix de civilisation. Le continent eurasiatique (Russie, Chine…) plutôt que l’Europe occidentale et les Etats-Unis. Réaliste et consciente des menaces qui pèsent sur son avenir, particulièrement le conflit du Haut-Karabakh et son approvisionnement énergétique, la diplomatie arménienne se rapproche toujours plus de la Russie.
LE 22 février 2014, le président ukrainien Viktor Ianoukovitch était destitué, après plusieurs mois de manifestations à Kiev. En cause, sa volonté de voir l’Ukraine rejoindre l’Union Douanière mise en place par la Russie, plutôt que de signer un accord d’association avec l’Union européenne (UE). Cette Union Douanière, devenue aujourd’hui Union Economique Eurasiatique (UEE), constitue une zone de libre-échange regroupant fin 2015 l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et la Russie.
Quelques mois plus tôt, la volteface de l’Arménie n’avait pas engendré les mêmes conséquences. En effet, en septembre 2013, le président arménien, Serge Sarkissian, en visite officielle à Moscou, avait déclaré que l’Arménie rejoignait l’Union Douanière. Cela faisait pourtant plusieurs années qu’elle négociait un accord d’association avec l’UE.
Néanmoins, ce revirement n’a donné lieu qu’à quelques critiques de la part de certains partis d’opposition, favorables à un rapprochement avec l’UE et à aucune manifestation notoire. Il est vrai que l’Arménie demeure le dernier bastion russe dans la région et que les Arméniens apparaissent comme un peuple russophile.
La question est désormais de savoir si le choix de l’Arménie de rejoindre l’UEE, au détriment d’un accord d’association avec l’UE, relève de la contrainte ou bien s’il s’inscrit dans sa politique extérieure souveraine ?
Dès 1991, l’Arménie intègre la Communauté des Etats Indépendants [1] (CEI), et maintient d’étroits liens avec la Russie. Aujourd’hui, de nombreux secteurs clés de son économie sont aux mains d’entreprises d’Etat russes. Depuis début 2014, la compagnie Gazprom détient 100% du capital de la compagnie ArmRosGazprom, chargée de la distribution du gaz en Arménie. Nous pouvons par ailleurs citer le réseau de chemins de fer ainsi que la centrale nucléaire de Metzamor, également propriétés de consortiums russes. Ces entreprises constituent de véritables instruments de pression en possession du Kremlin, qui les met au service de sa politique extérieure. Ainsi, l’Arménie reçoit la totalité de son gaz et de son pétrole de la Russie.
En outre, l’Arménie est membre de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective [2] (OTSC) et entretient par conséquent une relation militaire particulière avec la Russie. En effet, cette dernière possède trois bases militaires sur le territoire arménien, dont une près de la ville de Gumri, qui abrite plusieurs milliers de soldats russes. Son bail court jusqu’en 2044. Précisons également que les frontières arméno-turque et arméno-iranienne sont gardées par l’armée russe et que l’Arménie dispose d’un armement quasi exclusivement russe, acquis à bon marché.
Enfin, évoquons le cas de la diaspora arménienne présente en Russie. Comptant plus de 2 500 000 personnes, dont de nombreux travailleurs saisonniers qui envoient régulièrement des devises à leurs familles restées au pays, elle représente une manne financière substantielle pour l’Arménie. Mais cette diaspora sert aussi de moyen de pression aux autorités russes. Début 2014, à l’approche des Jeux olympiques de Sotchi, le Kremlin restreint drastiquement les conditions d’accès et de résidence en Russie, notamment pour les travailleurs issus des anciennes républiques soviétiques. Une décision qui provoque le retour en Arménie de plusieurs dizaines de milliers de migrants, démontrant la capacité de nuisance de Moscou.
L’Arménie demeure donc sous tutelle russe dans les domaines politique, économique, et militaire. De fait, elle constitue le dernier bastion russe dans le Caucase du Sud. Certes, Erevan se voit en partie contrainte de s’engager dans cette voie-là. Mais ne perdons pas de vue qu’elle perçoit la Russie comme son seul soutien militaire face aux périls qui pèsent sur elle. Un facteur considérable, dans la mesure où l’Arménie fait de la défense de son territoire la priorité de sa politique extérieure.
Cela nous rappelle « l’exigence de sécurité » [3], évoquée par Gaïdz Minassian, selon laquelle l’Arménie se verrait contrainte d’entretenir une relation particulière avec le grand frère russe. En 2015, alors que les tensions avec l’Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabakh redoublent d’intensité, l’Arménie ne peut risquer l’affrontement ou bien même le simple désaccord avec Moscou. Cette dernière tire d’ailleurs les bénéfices de cette situation instable, se posant en recours auprès de l’Arménie, en demeurant notamment son premier fournisseur d’armements et en maintenant des bases militaires sur son sol.
Erevan craint aussi d’éventuelles représailles économiques de la part de la Russie, si elle venait à s’opposer à cette dernière. Rappelons qu’en 2009, le Produit Intérieur Brut (PIB) arménien a reculé de près de 14,5%, soit la deuxième plus forte récession des pays de la CEI, après l’Ukraine. Il est vrai qu’un désaccord politique conduirait immédiatement à des sanctions économiques de la part de la Russie, comme l’augmentation du prix du gaz, arme favorite du Kremlin.
Il apparaît donc clairement que l’Arménie se trouve en position de faiblesse face au géant russe. Pourtant, elle n’a aujourd’hui d’autre choix que cette alliance pour espérer renouer avec la croissance économique mais avant tout pour assurer sa sécurité.
Toutefois, cette coopération ne relève pas exclusivement d’une soumission d’Erevan à Moscou. Elle s’inscrit dans la diplomatie multilatérale que l’Etat arménien a mise en place depuis 1991. Avec la recomposition des rapports de force au niveau mondial, Erevan entend désormais tirer plusieurs bénéfices de sa bonne entente avec le Kremlin.
Avec l’avènement de l’UEE, Erevan regarde son alliance avec le monde russe de façon différente. C’est en effet un marché de près de 200 000 000 d’habitants qui s’ouvre à ses produits, exonérés de taxes douanières. De quoi faire espérer nombre de producteurs arméniens, notamment dans le domaine agricole. Au-delà de ce marché actuel, Erevan mise sur un élargissement de l’UEE à certains pays asiatiques, notamment la Chine, ce qui lui donnerait l’opportunité d’aborder de gigantesques marchés.
Concernant les avantages concrets sur le court-terme, citons la réduction du prix du gaz, que la Russie a accordé à l’Arménie à deux reprises. Une première fois, en décembre 2013 et une seconde fois en septembre 2015. Ainsi, le prix du gaz russe est passé de 270$ les 1 000 m3 à 189$ fin 2014 et à 165$ fin 2015. Une mesure à la fois symbolique, et synonyme d’économies non négligeables pour l’économie arménienne. De surcroît, les échanges bilatéraux s’établissent à plus de 1 400 000 000 de dollars [4] en 2014, soit un record historique. Nous comprenons aisément qu’Erevan se réjouisse de la suppression des barrières douanières pour le commerce avec son premier partenaire économique.
Si l’UEE constitue une union à dominante économique, sa dimension militaire existe bel et bien. Grâce à son adhésion à celle-ci, l’Arménie continue de bénéficier du bouclier russe, et de prix attractifs pour l’achat d’armements. Il se pourrait même qu’elle reçoive en exclusivité les missiles russes de courte et moyenne portées, Iskander.
Toutefois, bien qu’Erevan semble s’engager sur une voie eurasiatique plus qu’européenne, elle poursuit sa collaboration avec l’Occident, notamment l’UE et les Etats-Unis.
Le renforcement de la relation arméno-russe n’a pas fait perdre à la diplomatie arménienne son caractère multilatéral. Ainsi, elle s’efforce de maintenir ses relations avec d’autres entités. Il est vrai que sa décision de rejoindre l’UEE a jeté un froid sur son partenariat avec l’UE et les Etats-Unis. Mais à l’heure actuelle, force est de constater que la coopération poursuit son cours, et que les relations sont loin d’être rompues.
L’Arménie n’a pas connu le sort de l’Ukraine, ou bien de la Géorgie, qui a payé au prix fort son arrimage à l’Occident. A l’inverse, elle n’a pas été ostracisée comme a pu l’être la Biélorussie. Elle est donc parvenue à assurer un certain équilibre ou plutôt une certaine complémentarité dans ses différents partenariats. Le concept de politique de complémentarité avait été mis en avant par l’ancien ministre arménien des Affaires Etrangères, Vartan Oskanian [5]. Il signifiait la pérennisation de l’alliance traditionnelle avec la Russie, avec la mise en place d’autres partenariats.
Elu président de la République, Serge Sarkissian semble avoir voulu introduire la politique d’équilibre, à savoir une redistribution des cartes, notamment à travers le rapprochement avec l’UE. Cependant, la non signature de ce fameux accord met en lumière la limite de la politique d’équilibre et montre qu’il n’y a aujourd’hui pour l’Arménie pas d’autre choix que celui de la politique de complémentarité.
L’adhésion à l’UEE constitue un pas important, qui pourrait s’apparenter à un choix de civilisation. Le continent eurasiatique (Russie, Chine…) plutôt que l’Europe occidentale et les Etats-Unis. Réaliste et consciente des menaces qui pèsent sur son avenir, particulièrement le conflit du Haut-Karabakh et son approvisionnement énergétique, la diplomatie arménienne se rapproche toujours plus de la Russie. Pourtant, fidèle à sa diplomatie multilatérale, Erevan manœuvre habilement afin de pouvoir composer avec des acteurs divers et variés. Une stratégie couronnée d’un certain succès, alors qu’elle a su préserver ses relations avec l’UE, les Etats-Unis, mais aussi des régions plus lointaines comme l’Amérique du Sud et l’Extrême-Orient.
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[1] Entité intergouvernementale composée de neuf anciennes républiques soviétiques et créée en 1991, dans le contexte de disparition de l’Union Soviétique.
[2] L’OTSC est une organisation à vocation politico-militaire, créée sous l’égide de la Russie, par la signature du Traité de Chisinau le 7 octobre 2002. Elle entre en vigueur le 18 septembre 2003. Aujourd’hui, les six membres sont les six pays fondateurs de l’Organisation, à savoir l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan.
[3] MINASSIAN Gaïdz, Géopolitique de l’Arménie, 2005, Paris, Ellipses, p. 52-65
[4] Ministère des Affaires étrangères de la République d’Arménie, www.mfa.am, consulté le 22.10.2015
[5] Ministre des Affaires Etrangères de la République d’Arménie de 1998 à 2008
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