Compte tenu de la teneur des rapports du GIEC, pourquoi avons-nous tant de mal à entendre vraiment les messages d’alerte sur le climat et l’environnement ? Pourquoi nos réactions collectives et individuelles restent-elle, en définitive, si limitées ? A l’heure des tentatives de relance (vers quoi ?), il est important de donner la parole à Jean-Pierre Payot, auteur de « Climat, l’alerte impossible », éd. L’Harmattan. Il répond à Sylvie Blanchet pour Diploweb.com
Sylvie Blanchet (S. B. ) : Les rapports du GIEC et de l’IPBES sont à la base de votre ouvrage. Pourquoi ?
Jean-Pierre Payot (J. – P. P. ) : Depuis quelques décennies, la communauté scientifique ne cesse de nous alerter sur le réchauffement climatique et sur les atteintes irréversibles portées à la biodiversité. Des rapports, rédigés par des scientifiques de nombreux pays, abordant des disciplines variées, sont régulièrement remis aux instances internationales qui en font la commande. Ces rapports sont de plus en plus précis et abordent des points de plus en plus spécifiques. Ils s’adressent à tous les pays, à tous les dirigeants. Ils ont vocation même à éclairer ces derniers. « Voici ce que nous constatons ! disent en substance les scientifiques. À vous de prendre les décisions qui conviennent ! » La communauté internationale peine pourtant à se mettre d’accord sur la marche à suivre. Et quand un accord est trouvé, c’est souvent a minima et est souvent remis en cause ensuite.
La vraie question est donc la suivante : quel parti prenons-nous ?
S. B. : Alors, pourquoi tant d’inertie ?
J. – P. P. : Au fond, l’enjeu du débat peut être rapporté à un choix. Soit, on considère que les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui portent sur le réchauffement climatique, ou de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (en anglais IPBES) qui traitent de la biodiversité, sont extravagants, voire faux. Il n’y a dès lors aucune raison de les prendre au sérieux et il suffit de les écarter d’un revers de main. Dans ces conditions, le complexe thermo-industriel, fondement de notre civilisation technoscientifique, peut aller de l’avant, aucun effet nocif de sa part n’étant à craindre. Soit, on considère que ces rapports sont fondés. Ils décrivent aussi précisément que possible la situation actuelle, son niveau de dégradation, et partant, exposent les risques auxquels nous allons être rapidement confrontés, ainsi que les catastrophes irrémédiables à venir. Si tel est le cas, informés - à défaut d’être réellement conscients des périls - nous devrions voir tous les pays du monde réagir avec force et promptitude. Nous devrions voir tous nos semblables se mobiliser massivement pour ces causes vitales.
La vraie question est donc la suivante : quel parti prenons-nous ? Quel pari faisons-nous ? Tout est là ! Pour ma part, compte tenu de leur mode de construction, je ne vois pas pourquoi je mettrais en doute ces rapports. Aucun argument complotiste ou lobbyiste ne me semble susceptible de prendre le contrepied d’arguments scientifiques si solidement fondés. Les mesures régulières permettent même au néophyte que je suis d’observer concrètement la progression du réchauffement de notre climat, ainsi que l’appauvrissement de la biodiversité dans son ensemble.
Au fond, notre problème est le suivant : pourquoi, étant donné la teneur de ces documents, avons-nous tant de mal à entendre vraiment les messages d’alerte ? Et par suite, pourquoi nos réactions collectives et individuelles restent-elle, en définitive, si limitées ?
S. B. : D’après vous, notre incapacité à nous mobiliser repose sur trois dimensions fondamentales. Quelles sont-elles ?
J. – P. P. : En effet, la réponse à ce problème repose en effet sur trois dimensions principales.
Première dimension : c’est celle de l’histoire. Depuis deux siècles et demi, notre civilisation matérielle s’est entièrement mécanisée. Elle s’est dotée de l’outil de la science et de la technique pour répondre à une obsession de progrès. Aujourd’hui, cette idée de progrès – dont la dimension est essentiellement matérielle et non spirituelle ou culturelle – est portée par celle du bien-être individuel. Dans nos métropoles, dans nos mégapoles, notre société atomisée conduit les « citoyens-consommateurs » à absorber toujours plus de ce que l’industrie produit. D’un complexe technique à un autre, nous menons notre train à vive allure. Or, pour ce faire, nous puisons sans cesse dans des ressources dont le caractère principal est justement leur limite quantitative. D’où cette contradiction majeure révélée par Michel Foucault : comment progresser à l’infini dans un monde fini ? Autrefois, notre civilisation était directement liée à la terre en tant que substrat naturel. Non sans aléas, le temps s’écoulait lentement au rythme des jours et des saisons. Les inventaires des maisons des paysans montrent combien les hommes d’autrefois possédaient peu de choses et en prenaient soin afin qu’elles durent. Ils se les transmettaient même de génération en génération. Notre monde post-industriel est de plus en plus tertiarisé et numérisé. Il n’y a plus ni jour, ni nuit, ni saison pour les capitaux qui s’échangent partout à un rythme effréné. Le salarié d’une entreprise dépend de systèmes d’impulsions financiers, de stratégies de conquêtes de marché postés à des milliers de kilomètres de lui. Comment saisir vraiment les termes concrets de la mondialisation ?
Deuxième dimension : celle de l’espace. Dans notre monde, l’espace est avant tout consommé. Il est aussi devenu une abstraction. Dans un rythme de vie accéléré, nous empruntons des tunnels dans les airs, sur terre et sur les mers sans jamais nous arrêter. Nos mobilités sont rapides et nous ne permettent plus d’être en contact avec la réalité naturelle du monde. Nous allons partout, très vite, sans nous arrêter en nous fixant des buts : tourisme, loisirs, travail etc. Nous survolons le sol et traversons des écosystèmes que nous ne connaissons plus. Dilués dans des espaces qui s’emboitent, mais qui se révèlent de plus en plus virtuels, nous avons un sentiment permanent de flottement et de déracinement profond.
Le message d’alerte passe donc mal. Il est même, pour certains, inaudible tant il est anxiogène.
Troisième dimension : celle du message lui-même. L’alerte qui est lancée est forte. Pourtant nous ne l’entendons pas. Cela tient certainement aux « vices » consubstantiels du message. D’abord, le message d’alarme climatique nous promet des catastrophes. Il nous fait voir aussi un monde où les ressources devront être scrupuleusement économisées. Il nous fait entrevoir des restrictions, des pénuries. Un monde sans joie où la jouissance immédiate de la consommation n’existera plus de la même façon. Il nous apprend aussi que nous portons d’ores et déjà la lourde et angoissante responsabilité de la survie du monde de demain. Il nous renvoie enfin à notre impuissance fondamentale et à l’effondrement du mythe du surhomme qui nous a si longtemps portés.
Le message d’alerte passe donc mal. Il est même, pour certains, inaudible tant il est anxiogène. C’est comme si, à force de croire que nous avons « dépassé » notre état de nature, nous serions en capacité de vivre au-delà de notre propre condition naturelle. Bien sûr, les perspectives transhumanistes qui poussent dans le sens de « l’homme augmenté » promettent d’apporter toutes les solutions au drame qui se prépare. Mais, pouvons-nous le croire ? Notre économie numérique censée économiser de l’énergie et de la matière est un leurre. Le débat sur le tout électrique débouche sur la question fondamentale du nucléaire. Un danger chasse l’autre. Une solution crée d’autres problèmes… Comment accepter qu’il n’y ait, en définitive, même pas de « bonne » solution ?
Nous avons perdu pied avec notre planète et le substrat terrestre qui la recouvre, c’est-à-dire le sol. Autrefois, des cultes étaient rendus à la fertilité de la terre. La vie humaine, essentiellement rurale, dépendait des récoltes. L’humilité face aux accidents climatiques était de rigueur. Il fallait honorer les divinités du sol, du chtônos et de l’hypochtônos, pour qu’elles restent clémentes et nourricières. Aujourd’hui, après deux siècles et demi de révolution industrielle, nous n’avons plus de lien avec la terre. Nous sommes devenus ce que je nomme des « Achtoniens », c’est-à-dire des êtres « hors-sol ». Notre monde synthétique et artificiel est devenu une meta planète qui nous isole de notre vraie planète, la Terre. C’est la raison principale qui explique notre faible capacité de conscience face aux rapports des scientifiques qui nous alertent. Comment prendre conscience de quelque chose avec lequel on n’est plus du tout en phase, et même que l’on ignore du fait qu’on l’a complètement oublié ?
S. B. : Depuis 2019, la crise de la Covid-19 vient-elle confirmer ou infirmer votre démonstration ?
J. – P. P. : Je crois que la crise du coronavirus illustre parfaitement notre position face à un message d’alerte à une échelle mondialisée. Elle croise aussi complètement les problématiques posées par les rapports du GIEC et des autres organismes scientifiques internationaux.
Lorsque le virus a surgi, le monde était en plein tiraillement. La croissance économique, toujours à l’ordre du jour, semblait mise en concurrence avec la nécessité de répondre de façon urgente à la question du réchauffement climatique. Ce dernier avait fini par gagner des points dans l’opinion. Il était sérieusement question de réaliser la transition écologique.
L’arrêt de la machine industrielle combiné à l’arrêt des flux et des mobilités extravagantes sur la Terre, apportaient soudainement des bienfaits écologiques palpables.
Et puis, patatras ! La Covid-19, en faisant son apparition, déclassait tout à coup le problème du réchauffement climatique dans l’ordre de l’actualité. Du moins pour quelques semaines. Car le constat était là : l’arrêt de la machine industrielle combiné à l’arrêt des flux et des mobilités extravagantes sur la Terre, apportaient soudainement des bienfaits écologiques palpables. On pouvait de nouveau respirer, nos avenues étaient décongestionnées. Sans compter le retour des animaux parmi nous : les chants d’oiseaux, les parcs joyeusement habités par les écureuils et les canards, voire des cerfs aventurés dans les rues de nos banlieues…
Nous pouvions ainsi aisément constater un lien entre la séquence de confinement aigu et la question du réchauffement climatique. Le virus, en diminuant considérablement l’activité humaine, à la faveur du confinement, a permis de diminuer notablement les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. De tels constats permettaient tout à coup d’élaborer des scénarios de sortie de crise dans les perspectives d’un monde plus propre, plus habitable et plus juste. Un monde directement issu d’une transition écologique enfin rondement menée.
Confinement et climat ont donc partie liée. Les deux questions se croisent et nous autorisent à nous interroger : le confinement imposé par la pandémie de la Covid-19 (que l’on peut étendre à la période actuelle de dé/reconfinement progressif et même désormais très avancé) représente-t-il vraiment une opportunité de changement ? Représente-t-il une réelle occasion de mettre en œuvre la transition écologique tant espérée ?
S. B. : Certains, à propos du virus, ont évoqué une « répétition générale ». Qu’en pensez-vous ?
J. – P. P. : Certains considèrent que cette forme d’écroulement que nous impose le virus correspond à une « répétition générale », c’est-à-dire à un entraînement, un exercice pour la suite. Mais l’on voit bien que la formule peut se concevoir sur un mode actif ou passif. Sur un mode actif, la pandémie établit une situation hors norme, susceptible de nous permettre de prévoir une société de l’après. Il s’agirait de tirer immédiatement profit de cette occurrence « providentielle » en ajustant le redémarrage de notre fonctionnement économique et social sur ce que le virus a d’ores et déjà imposé. Tous les indicateurs de risque climatique et environnemental étant abaissés, le moment serait venu de les maintenir en l’état afin de se conformer aux exigences de la transition écologique. Il y aurait donc un effet d’aubaine liée au virus. Il suffirait d’en tirer parti. Ainsi, la Covid-19 ouvrirait en définitive une fenêtre sur le « monde d’après ». Dans les faits, nous serions en train de vivre, dans tous ses termes, la « vraie » transition écologique.
A l’inverse, à la voix passive, la répétition générale serait davantage subie. Nous serions en train d’éprouver les affres – encore très mesurées ! – d’un réchauffement climatique débridé. Édouard Bard, climatologue et professeur au Collège de France assurait en avril 2020 que « La pandémie du Covid-19 préfigure en accéléré la propagation du réchauffement mondial prévu pour les prochaines décennies » [1]. Il évoquait une sorte de « crash test pour les sociétés humaines. » Bien des attitudes se sont révélées durant la crise de la Covid : l’incrédulité, la sidération ou la panique, les stratégies de la désinformation chinoise, les effets néfastes du complotisme, la recherche des bouc-émissaires, l’impact aussi en termes d’inégalités à toutes les échelles et enfin les risques de contamination virale liées à nos très fortes mobilités dans un contexte de mondialisation.
Or, pour faire face à ce type de situation, le multilatéralisme semble le plus approprié car il apparaît seul capable d’actionner une forte coopération internationale. Un multilatéralisme qui, en l’occurrence, a fait grandement défaut ces derniers temps… Mais jusqu’où notre répétition générale peut-elle aller ? Impossible de confiner à l’extrême pour cause de virus les économies nationales : le risque d’un effondrement total de notre civilisation serait immense. Or le risque serait le même si l’on cherchait à s’isoler totalement des effets du changement climatique. Et puis, il y a de grandes différences entre un virus « à court terme », qui fonctionne en « décalé », c’est-à-dire selon une logique de différenciation spatiale et temporelle, et un réchauffement climatique qui, lui, est global, et s’inscrit dans le très long terme.
Répétition générale de la transition ou de la catastrophe à venir, la pandémie de la Covid-19 aurait donc pour vertu de nous habituer à notre futur. Mais bien sûr, comme pour toute répétition générale, volontaire ou non, il y a toujours une différence avec la réalité.
Pour certains, la crise actuelle vérifie exactement leurs théories, et surtout leurs prévisions. Pour les collapsologues, ce virus s’offre comme un véritable outil pour prendre conscience des enjeux magistraux à venir. Pour l’État, la question principale désormais réside dans « l’après ». Pour réparer les dégâts du coronavirus, beaucoup d’argent est mis sur la table. Mais de quelle manière orienter les politiques économiques ?
Alors quelle reprise ? Selon quel mode ? De toute évidence, l’énergie sera au cœur du débat.
Deux écoles très vite se sont affrontées et continuent de s’opposer à ce propos. Pour les uns, l’argent doit être mis au service de la transition écologique. Pour les autres, l’urgence n’étant plus climatique mais désormais de nature économique et sociale, il doit être employé à relancer une « croissance à l’ancienne ». Pour les tenants de ce type de reprise, le risque n’est déjà plus le virus. Pour ceux de l’écologie, le risque, c’est que tout reprenne comme avant, et de plus belle. Ces derniers ont-ils des raisons de s’inquiéter ? Force est de constater que les plans de relance hésitent encore à se verdir, ils commencent même à contourner les contraintes liées à la transition écologique…
Alors quelle reprise ? Selon quel mode ? De toute évidence, l’énergie sera au cœur du débat. Le pétrole, par exemple. Pendant le confinement il a été si peu cher que son cours a été ponctuellement inférieur à 0 dollar. Non seulement le baril était alors gratuit, mais son stockage se révélait coûteux. La raison ? Notre économie mondiale, encore largement dépendante de cette énergie, lorsqu’elle s’est mise en arrêt, a, de fait, littéralement fermé le robinet de la pompe pétrolière. Dans l’objectif de reprise de la croissance qui accompagne le déconfinement et ses suites, les énergies fossiles sont plutôt actuellement bon marché. La tentation est grande alors de puiser dans une telle ressource, abondante et, au moins pour un temps, ultra-compétitive. Il est certain que les énergies nouvelles, grevées en particulier des coûts technologiques qui pèsent sur elles et sur leur fonctionnement, ne peuvent pas vraiment prétendre soutenir la concurrence. Dès lors, il n’est pas déraisonnable de s’attendre à voir, avec la reprise, notre atmosphère se charger de nouveau lourdement en gaz à effet de serre…
Sans doute, dans la plupart des esprits de nos dirigeants – dont on peut se demander ce qu’ils dirigent vraiment - , l’impératif de la reprise sonnera-t-il le glas des ambitions environnementales planétaires. La fin de la récré écologique est déjà sifflée ici ou là. Pour beaucoup il s’agit d’abord de relancer « à l’ancienne » et voir venir après. Réduire le chômage, renouer avec la croissance, sauver les entreprises et les banques : voilà qui est sérieux et urgent. Et de voir un peu partout un certain cynisme s’afficher : le gadget vert, n’a pas sa place dans une logique de reprise, du moins pas dans l’immédiat. Que l’économie mondiale reparte, telle qu’avant la crise ! Ensuite, on pourra toujours emboiter le « pas de deux » de l’écologiquement correct. Il y aura bien assez de conférences et de sommets alors pour faire montre d’une quelconque détermination en la matière. Pour l’heure, seules importent les « affaires », le good job, chers à Donald Trump, le business, unique moyens de remettre le monde sur pied. Reprendre à marche forcée l’exploitation des ressources pour produire et, plus tard, consommer. La mécanique est suffisamment huilée pour qu’un tour de manivelle suffise à remettre le moteur en route.
L’occasion est historique, l’avenir clairement engagé.
S. B. : Au regard des risques climatiques et environnementaux, une stratégie de reprise « à l’ancienne » est-elle encore possible ?
J. – P. P. : Une telle stratégie consiste, pour le sociologue Edgard Morin, à contenir le monde dans une pensée disjonctive et réductrice. Comme si l’économie était un univers à part, une mécanique déconnectée du social, du vivant, de l’humain, ou s’insérant seulement dans une infime partie d’un tout. Pour Michel Foucault, cette vue à court terme, cette doxa de l’offre et de la demande, s’épanouissant dans un système cloisonné, c’est maintenir, sans possibilité de résolution, le « problème d’une mise en rapport d’une demande infinie avec un système fini [2]. » L’alternative à cette équation impossible, la solution pour sortir de cette impasse, certains estiment l’avoir trouvée dans la « relance verte ». Le paquet doit être mis sur l’électricité, la batterie, les transports doux, l’accroissement du fret ferroviaire, la rénovation globale du bâtiment, le développement de la filière hydrogène, celui de l’autonomie de notre agriculture en protéines, etc. Autant d’axes nouveaux qui façonneraient le monde de demain et pour longtemps. Car l’enjeu est bien là, l’occasion est historique, l’avenir est clairement engagé. Cet avenir avait pourtant déjà été décidé : COP21, Grenelle de l’environnement, le Green Deal… Ces accords internationaux, ces plans bâtis pour un futur plus vivable, avaient été consentis ici, arrachés là. Et puis, le virus est apparu et a tout bousculé. Arrivera-t-on à rappeler les accords passés, et à réaffirmer les « vraies » priorités ? Le débat d’aujourd’hui fait écho à celui d’hier, mais cette fois il s’articule autour de budgets gigantesques et de dettes abyssales. Sur la base de ces sommes astronomiques, la question est de savoir, en définitive, quelle utopie l’emportera : celle d’hier, ou celle de demain.
Rien n’ira donc de soi ! « On sait ce que l’on perd, on ne sait pas ce que l’on gagnera ». Cette expression est bien commode pour illustrer le rapport des forces actuel. Il répond à une sorte de schéma cognitif collectif : quand bien même celui-ci serait anxiogène, à l’origine d’une situation d’échec systématique, il sera toujours préféré à un autre dont l’ADN nous est inconnu. Le saut dans l’incertitude nous est si problématique, il suscite tellement d’interrogations, il génère tant d’angoisse, que nous nous accordons malgré nous pour maintenir celui qui fait encore autorité. Illustration : repenser nos mobilités sera une des priorités dans nos réflexions pour le « monde d’après ». Oui, mais comment faire repartir Renault ? Air France ? A l’heure où tout doit redémarrer, comment circulerons-nous ? La question est-elle subsidiaire ?
Depuis peu, la Chine, démasquée, avance, conquérante, capable de mettre en œuvre une désinformation aussi agressive que maladroite par le biais de ses ambassades.
Dans le vertige des choix qui devront être faits, il ne faut assurément pas sous-estimer la toute-puissance du schéma auquel notre civilisation obéit. Trouver la force de l’interroger, accepter de questionner notre seuil de tolérance à l’angoisse qui va naître de l’incertitude liée à la nécessité profonde de nous transformer : telle sera la condition préalable et incontournable d’une vraie résilience. Celle-ci ne se conjuguera pas à la voie passive… La mondialisation par exemple, indiscutée pendant des décennies, faisant figure de phare pour toute l’humanité, est à l’origine de très fortes interdépendances des États. La « guerre des masques » l’illustre parfaitement. Même des produits normalement stratégiques comme les masques médicaux ont fait l’objet de productions délocalisées, du fait des avantages comparatifs. La Chine, « atelier du monde » est ainsi devenue la garante, bien lointaine, de notre sécurité sanitaire. Avec une position de quasi-monopole sur le marché mondial, elle use même de ce petit ustensile aux fins d’une diplomatie plutôt douteuse. Depuis peu, la Chine, démasquée, avance, conquérante, capable de mettre en œuvre une désinformation aussi agressive que maladroite par le biais de ses ambassades, notamment en France. On ne l’avait pas vu venir avec ce visage, sauf les plus lucides sur les dynamiques de la puissance…
S. B. : Et la mondialisation ? Selon quels termes doit-elle être rediscutée ?
J. – P. P. : Certains évoquent déjà une déglobalisation à venir. Elle serait radicale. Tout serait rapatrié. Chacun retrouverait ses gammes de production. Ou bien, elle sera limitée. Elle se limitera à la relocalisation de certaines chaînes de production pour plus de sécurité. On ne sait pas trop encore quelle formule sera la plus favorable, ni quelles puissances économiques, quels mouvements sociaux, quelles révolutions culturelles, déboulonneront notre « système-monde » tel qu’il existe. Pour cette question comme pour beaucoup d’autres, nos atermoiements risquent d’être nombreux et embarrassants. Nos choix de stratégie pour le redressement seront de toute façon douloureux. Efficacité à court terme, ou vision à plus longue échéance : sans doute serons-nous d’abord tout juste capables de quelques réajustements nécessaires…
De toute façon, il n’est pas souhaitable que la transition écologique, fer de lance, pour beaucoup, du monde d’après, puisse se réaliser sur le mode si brutal du confinement. Ce dernier suppose tant de frustration, tant d’angoisse aussi liée principalement à la perspective de la pénurie, qu’il serait impensable d’imposer aux sociétés un tel « régime ». Une consommation rétrécie aux dimensions de l’indispensable, la réduction drastique de nos mobilités, perçue comme une atteinte formidable à nos libertés, l’atonie d’une vie qui ne serait plus centrée que sur les seules nécessités environnementales, provoquerait une attitude de refus, voire d’hostilité des populations. Ainsi, le monde d’après, à la sauce écologique, ne serait-il viable que selon des termes négociés. Et à condition d’une vraie révolution mentale.
Et voici que les mondes sauvage et anthropique ne sont plus hermétiques.
S. B. : D’après vous, existe-t-il une géopolitique du virus directement liée aux questions environnementales ?
J. – P. P. : Il suffit de se rappeler des images d’animaux sauvages qui circulaient il y a peu sur les réseaux sociaux. Des vidéos montraient des cerfs évoluant majestueusement dans les rues d’une banlieue. A Paris, le long de la Seine, des cannetons suivaient leur mère en empruntant le boulevard périphérique, escortés par la gendarmerie… Bien sûr, on pouvait douter de l’authenticité de ces images. Il est tellement facile de fabriquer une icône de nos jours qu’on peut légitimement douter, au moins pour certaines, de l’authenticité de ces scènes. Mais ce n’est pas là le plus important. Authentiques ou fantasmées, ces images traduisent un franchissement : celui de la frontière estimée jusqu’ici inviolables de nos territoires respectifs : ceux des animaux non domestiques, et les nôtres. Nos cercles, nos sphères, semblaient bien établies. Et voici que les mondes sauvage et anthropique ne sont plus hermétiques.
C’est sans doute là ce qui marque les esprits. La crise de la Covid-19 met tout à coup en évidence la fragilité des frontières, et avec elle, cette crainte cette éternelle menace d’un monde sauvage, manifestement ou mythiquement dangereux. Il est vrai qu’il existe – encore – quelques aires disséminées ici ou là sur la Terre, qui renferment une faune et une flore que le temps, miraculeusement, a maintenu dans une certaine virginité. Ces isolats, à la fois exotiques et monstrueux, où l’on ne pénètre qu’avec la plus grande prudence et entouré des meilleurs guides, ne se laisse pas encore envahir et demeure tapis aux confins de notre planète. Ils sont mêmes « les » confins de la Terre. Sans doute les derniers. Or que peut-il advenir de ces quelques marges obscures, sinon d’être englouties à leur tour ?
Le grignotage de ces espaces a commencé il y a bien longtemps. Il participe maintenant de la dynamique de la pandémie. Il s’est accéléré à mesure de notre croissance démographique, mais aussi de notre outillage technique qui, considérablement augmenté par la Révolution Industrielle, a permis in fine de réduire à l’état de portion congrue, la sphère du monde sauvage. Le processus s’est enclenché avec l’esprit de conquête d’homo sapiens et sa volonté de dominer une nature profondément hostile. Des millénaires ont été nécessaires pour mener à bien l’entreprise. La sédentarisation agricole, prolongée par le développement de l’élevage, les multiples occasions de déforestation suscitées par des poussées démographiques, puis les progrès scientifiques et techniques, ainsi que nos idéologies du « tout économique », ont tour à tour, et parfois simultanément, crée les conditions d’un renversement de régime sur la Terre. L’homme d’abord subjugué et anéanti par les forces de la nature, a relevé le défi et est parvenu à se tailler la part du lion : il domine maintenant presque tout l’espace terrestre.
Alors que certains estiment nécessaire et même salutaire pour l’homme de maintenir un équilibre, pour ne pas dire, une harmonie entre espace anthropisé et espace sauvage, la grande majorité, fascinée toujours par le mythe prométhéen entraîne l’humanité vers son expansion infinie. Un leurre ? Sans doute, puisque, comme nous le savons, notre monde est, de toute façon, fini. Pourtant, pied à pied, le long d’immenses « fronts pionniers », les vastes forêts vierges succombent. Les images satellites ne mentent pas. Là où le vivant s’épanouissait dans sa très grande complexité, il n’y a plus qu’openfields, prairies d’élevage, plantations diverses et monoculture. La biodiversité naturelle a laissé place à la simplicité économique. De toute évidence, la guerre des territoires est inégale. Pour un virus qui s’aventure dans le territoire de l’homme, l’humanité, elle, répond par des représailles massives et systématiques.
Observons le cas de la Covid-19. Le SRAS-CoV-2 se serait transmis à l’homme via des animaux domestiques, en particulier le porc. Pour simplifier, en poussant plus avant notre sphère thermo-industrielle, nous aurions peu à peu empiété sur celle de deux espèces habituées à ne pas outrepasser les limites de leur milieu. Il s’agit de la chauve-souris et du pangolin. Ce dernier serait en particulier victime d’une chasse sans merci eu égard aux qualités supposées de ses écailles, très utilisées dans la pharmacopée chinoise. L’un et l’autre de ces animaux seraient porteurs sains de ce type de virus et il n’y aurait aucun danger pour l’homme à condition que ces animaux restent confinés dans leur habitat naturel. Or, voici que l’homme, empiétant sur leur milieu, pénétrant un monde normalement refermé sur lui-même, multiplie les contacts avec ces deux espèces. Le lien est de plus en plus étroit car les espaces désormais s’interpénètrent. Dans un tel contexte, c’est l’animal domestique qui représente le maillon idéal pour passer du virus à l’homme. La chauve-souris pollue l’espace réservé à l’animal domestique qui, à son tour, infecte l’homme.
Faut-il donner foi à ce schéma explicatif ? Il semblerait que les analyses, qui se multiplient, tendent vers cette conclusion. Nous serions ainsi en présence de ce que nous pourrions nommer une « géopolitique fondamentale ». Dans son acception actuelle, la géopolitique renvoie aux enjeux de pouvoir et d’identité liés à des territoires. Or, deux acteurs, ici, seraient directement en conflit pour le contrôle d’un seul et même espace : l’ensemble du monde. La conquête des derniers isolats sauvages pour l’un (l’homme), et celle de l’habitat humain dans sa totalité pour l’autre (le virus), permettrait ainsi le contrôle absolu du territoire terrestre… Une véritable science-fiction ! Bien sûr, ce schéma ne peut entrer dans les catégories de la géopolitique pour la simple et bonne raison que – sauf découverte ahurissante – le virus n’est pas conscient des enjeux en cours. On ne saurait lui prêter une volonté toute humaine qui le ferait agir culturellement et non naturellement.
Le déconfinement progressif et semble-t-il irrémédiable, calculé et prémédité par l’homme, de la sphère sauvage sur la Terre, a provoqué in fine le confinement de l’homme.
Et pourtant ! Après tout, nous pourrions poser que, au vu des analyses scientifiques, le déconfinement progressif et semble-t-il irrémédiable, calculé et prémédité par l’homme, de la sphère sauvage sur la Terre, a provoqué in fine notre propre confinement. La croissance sans frein de notre économie, notre voracité à l’égard de toutes les ressources naturelles de la planète, la conquête des derniers sanctuaires naturels du monde, ont débouché sur une logique de type géopolitique : les animaux sauvages « confinés » dans leurs résidus d’espace, se trouvent acculés à déborder sur notre sphère. Or, en « libérant » un virus, ils obligent tout à coup l’humanité entière à se rétracter de manière formidable dans son propre espace. C’est là notre confinement. Nous pourrions résumer en disant qu’en ayant « déconfiné » le Pangolin, nous avons finalement provoqué le confinement de l’humanité.
S. B. : Il faudrait donc opérer un changement de paradigme ?
J. – P. P. : Exactement. Éric Dacheux et Daniel Goujon, dans leur ouvrage intitulé Défaire le capitalisme, refaire la démocratie. Les enjeux du délibéralisme (éd. Eres, 2020), nous expliquent que « Depuis Adam Smith et sa théorisation du fonctionnement de la société industrielle naissante, le noyau dur de la science économique est toujours le même : impératif de croissance, utilitarisme, et recherche du profit. Alors que les crises économique, écologique et démocratique n’ont jamais été aussi patentes, nous restons prisonniers de cadres de pensée hérités du XVIIIe siècle [3]. Alors pourquoi un tel immobilisme théorique ? Ne serait-il pas temps – et le coronavirus nous y incite – à opérer un véritable changement de paradigme ?
Notre logiciel économique correspond au cadre, aux limites, au confinement doctrinal, dans lequel nous nous sommes enfermés depuis deux siècles et demi. La croissance ! Tout est là. Tout tend vers cet objectif. Pour se penser elle-même, cette dynamique globale, invoque tous les ressorts et toutes les astuces de la totalité des sciences et des savoirs à sa disposition. Disposée au cœur de toutes les problématiques, elle parvient à se rendre incontournable, quelles que soient les tentatives pour la critiquer. La croissance va de soi. Elle règne partout, pour elle-même.
Mais elle n’est pas seule. Elle va de pair avec une conception particulière de l’humanisme. Il s’agit de la conception érigée dès le XVIe siècle faisant de l’homme « la mesure de toute chose ». Selon cette perspective, l’homme, placé à jamais au centre du monde, s’octroie le droit de dominer à sa guise, et pour ses fins personnelles, toutes les ressources à sa disposition. Celles-ci sont donc réputées appartenir à son « domaine ». En grec, le domaine se dit oïkos. Il est à la racine du mot « économie » (oikos-nômos). Le terme « économie » désigne « l’art de bien gérer le domaine ». Mais il renvoie aussi au mot « écologie » qui signifie la « connaissance du domaine ». Comme on peut le constater, il n’y a pas loin à fusionner les deux termes. Or c’est là justement le danger.
L’économie a cessé d’être « raisonnable » depuis que la rationalité mathématique, scientifique et technique s’est emparée d’elle. Elle est devenue un puissant logiciel capable de fonctionner en vase clos. En tant que telle, l’économie, tournant sur elle-même, a pris la forme d’une doctrine incontournable et indiscutable. Elle est aujourd’hui notre paradigme, notre seul système de pensée. Or, les impératifs environnementaux, dont l’actualité ne cesse de nous faire part, nous amènent peu à peu à modifier non seulement nos comportements, mais surtout notre manière de penser le monde. Désormais alertés, nous savons que nous sommes en demeure de changer notre paradigme. Mais pour quel autre ?
Nombreux sont ceux qui appellent à une « croissance verte ». La Cop 21, le Green Deal à l’échelle de l’Europe communautaire, les plans nationaux de transitions écologiques tant espérés à l’heure du post-Covid, vont d’ailleurs dans ce sens. Mais, de telles options seront-elles suffisantes ? Et même, sont-elles idéales ? Construire des voitures, des vélos, roulant à l’électricité lorsque celle-ci est produite dans des centrales thermiques, consiste à reporter massivement ailleurs les émissions de gaz à effet de serre. Et le nucléaire offre-t-il toutes les garanties nécessaires ? Miser sur le tout virtuel alors que les ressources pour fabriquer nos appareils numériques sont exploitées sans relâche, et que le moindre courriel envoyé avec une pièce jointe équivaut à la consommation électrique d’une ampoule de 60 Watts durant 25 mn, est-ce là vraiment un paradigme de rechange ?
Si la réponse écologique au désastre économique consiste à épouser strictement le même cadre que celui qu’on veut abattre, à quoi bon ? Comment espérer que l’écologie soit plus vertueuse que l’économie si elle s’établit sur les mêmes bases paradigmatiques que l’économicisme ? Le domaine serait exploité différemment, selon une autre philosophie, avec une autre approche, mais en définitive, ce serait sur la même base anthropologique et culturelle de la domination incontestée de l’homme sur la nature. D’un confinement de la pensée, nous entrerions dans un autre. Rien ne serait vraiment changé puisque l’humanisme fonctionnaliste et plus tard le transhumanisme ne serait pas discuté. Il continuerait d’élargir sans cesse l’espace de l’homme au détriment de celui du pangolin…
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. Jean-Pierre Payot, « Climat, l’alerte impossible », Paris, éd. L’Harmattan, 2020. Sur Amazon
4e de couverture
Les derniers rapports scientifiques sur le réchauffement climatique et sur la biodiversité sont alarmants. Pourtant, malgré leur gravité, nous ne semblons pas suffisamment intégrer ces constats officiels pour passer vraiment à l’action. Comment expliquer ce « mal-entendu » ? Notre processus de développement débridé nous a déplacés dans un environnement hors-sol où la nature a été réduite à l’état de concept. Dès lors, déconnectés de la réalité écologique de notre planète, nous sommes devenus sourds à ses appels. Pire, l’alerte climatique, souvent perçue comme anxiogène et culpabilisante, menace de devenir un véritable repoussoir.
Jean-Pierre Payot est agrégé d’histoire géographie. Passionné des grandes questions de notre temps, il articule sa mission d’enseignant avec ses recherches en géopolitique et environnement.
Voir sur Amazon le livre de Jean-Pierre Payot, « Climat, l’alerte impossible », Paris, éd. L’Harmattan
Jean-Pierre Payot est agrégé d’histoire géographie. Passionné des grandes questions de notre temps, il articule sa mission d’enseignant avec ses recherches en géopolitique et environnement. Sylvie Blanchet enseignante d’histoire-géographie, khôlleuse de géographie en hypokhâgne à Paris.
[1] Édouard Bard, « La pandémie de Covid-19 préfigure en accéléré la propagation du réchauffement climatique », Le Monde, 25/04/2020
[2] Michel Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 1983.
[3] Germain Hartais, « Économie : une troisième voie », Le Monde, 29/04/2020
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Auteur / Author :
,Date de publication / Date of publication : 21 juillet 2020
Titre de l'article / Article title : Climat, l’alerte impossible ? Entretien avec Jean-Pierre Payot
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Compte tenu de la teneur des rapports du GIEC, pourquoi avons-nous tant de mal à entendre vraiment les messages d’alerte sur le climat et l’environnement ? Pourquoi nos réactions collectives et individuelles restent-elle, en définitive, si limitées ? A l’heure des tentatives de relance (vers quoi ?), il est important de donner la parole à Jean-Pierre Payot, auteur de « Climat, l’alerte impossible », éd. L’Harmattan. Il répond à Sylvie Blanchet pour Diploweb.com
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