Edgar Morin, né en 1921, ancien résistant, sociologue et philosophe, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, Edgar Morin a conçu la « pensée complexe » dans son œuvre maîtresse, La Méthode. Il est l’un des derniers intellectuels à avoir observé et vécu une grande partie du XXe siècle et les premières décennies du XXIe. Il est docteur honoris causa de trente-quatre universités à travers le monde. Propos recueillis par Pierre Verluise en 1983 pour la radio Fréquence Libre. Inédit à l’écrit. P. Verluise, né en 1961, docteur en Géopolitique est le fondateur du Diploweb.com, auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages.
La lecture du livre d’Edgar Morin, « Les souvenirs viennent à ma rencontre », éd. Fayard a fait ressurgir un entretien radiodiffusé qu’il avait accordé à Pierre Verluise en 1983, demeuré inédit à l’écrit. Les crises qui ne cessent de se succéder justifient son partage en ligne.
Parce que nous avons l’impression de passer d’une crise à l’autre - gilets jaunes, Covid-19, guerre russe en Ukraine, ce texte prend une densité singulière. Illustré d’une photo d’époque.
Edgar Morin confiait en 1983 à Pierre Verluise [1]
« Le mot crise a fini par signifier quelque chose qui ne va pas, mais cela ne va pas assez loin. Il faut faire une crisologie qui permette de comprendre des processus qui ont pu avoir lieu dans des crises de natures très différentes mais toutes sociales.
Tout système autoorganisateur est capable de s’autoréguler, par exemple la constance de la température de notre corps, homéothermie. La crise est une perturbation dans le système de régulation, par exemple avec une poussée de température. Le système auto organisateur s’autoproduit lui-même, c’est vrai de notre corps comme des sociétés. Une crise survient quand quelque chose cloche dans cette autoproduction, auto régénération.
Il faut concevoir que le phénomène de crise fait partie de la réalité d’une société. Rares sont les sociétés qui n’ont pas connu de crise. Pour les sociétés complexes, il y a des évènements et des ruptures de régulation. Toute transformation suppose une crise. Une transformation c’est une tendance minoritaire qui se développe, par exemple la révolution industrielle. En se propageant elle a provoqué la crise d’une société traditionnelle, paysanne. Le développement du XIXe s s’est donc fait dans la destruction d’un tissu social. Le devenir historique n’est pas harmonieux.
Nos sociétés ont quelque chose de crisique parce qu’elles sont en évolution permanente. Pour considérer une crise il faut découper le temps, distinguer un avant. Une période où les choses semblent régulées.
Pour la crise actuelle (NDLR : l’entretien a lieu en 1983), l’avant commence en 1955 – 1960 et se termine en 1973 – 1975. Encore s’agit-il de l’angle économique. La crise économique, précédée par une crise culturelle qui culmine en mai 1968, se manifeste par une progression des incertitudes. On ne sait plus où on va, aussi bien pour les observateurs que pour ceux qui vivent dans la crise. Ils ne savent plus où ils en sont. Les outils de compréhension qui fonctionnaient dysfonctionnent. L’augmentation des prix du pétrole a mis en évidence des dérégulations antérieures. La plupart des experts qui avaient « tout prévu » n’avaient… pas prévu la crise.
Il faut donc concevoir la société comme un système capable d’avoir des crises.
Les outils premiers de compréhension sont à chercher dans la notion de système, de cybernétique et d’auto-organisation. Du point de vue de la théorie d’un système, un système est composé d’un ensemble de parties qui forment un tout, une unité, elles sont complémentaires. Quand on considère une société, ce qui est complémentaire (ex. régions, les entreprises) cache des antagonismes latents qui sont refoulés. Dans toute société il y a une tension entre la contrainte et ce qui est subi par les individus qui ont des pulsions et des idées refoulées. Le propre d’une crise est de transformer ces complémentarités en antagonisme. L’antagonisme virtuel devient actuel et la complémentarité est refoulée. Dans l’entreprise, brusquement les travailleurs se mettent en grève et la complémentarité habituelle dans le travail devient une relation antagoniste. En politique, les membres d’une coalition gouvernementale se dissocient.
Nos sociétés ont une double essence : communauté et société. Nos sociétés sont communautaires et fraternitaires en cas de guerre, mais en période de paix les relations de rivalités entre individus et groupes reprennent l’ascendant. La crise est la dissolution de complémentarités d’intérêt qui deviennent des antagonismes d’intérêts et de fond. Pour comprendre la crise il faut donc admettre que la notion d’antagonisme est incluse dans la société. La crise survient quand certains dérèglements surviennent.
La cybernétique nous a apporté l’idée de régulation liée à la rétroaction négative. Sans arrêt, une déviance par rapport à la norme tend à être éliminée. Notre vie sociale fonctionne plus ou moins autour d’une norme. Sans arrêt des déviants surviennent, des révolutionnaires, qui se développent sur la rétroaction positive, l’auto-alimentation de la déviance qui peut s’amplifier de manière extraordinaire. En cas de crise, une opinion déviante peut prendre l’ascendant, par exemple en juin 1940, l’idée déviante de demander la paix devient une idée « normale » et ceux qui veulent continuer la guerre deviennent les nouveaux déviants, autour du général de Gaulle.
Au début de la guerre d’Algérie, l’idée de son indépendance est déviante. En quelques années, cette position déviante est devenue la parole officielle. Ceux qui voulaient continuer à garder l’Algérie sont devenus des déviants.
La crise actuelle des pays occidentaux (NDLR : rappel, l’entretien a lieu en 1983) est à la croisée d’une crise culturelle et une crise économique, elle-même liée à une crise du développement dans les pays du Tiers-Monde. Il y a une crise mondiale dans le sens où la planète, bien qu’elle forme une unité, se déchire par des conflits. Toutes les parties de la planète sont complémentaires mais elles se conduisent de manière antagoniste. Et on essaye de poser certaines règles du jeu, par exemple sur le libre-échange, mais observez ces débats sur le protectionnisme c’est-à-dire l’antagonisme. Après 1929, la rupture des ententes économiques a conduit certains vers le nationalisme.
Ceux qui parlaient de la crise avant la crise étaient déviants, par exemple lancer l’idée de crisologie en 1972 comme je l’ai fait dans un article était déviant, maintenant cela semble normal.
La vie est faite de la transformation permanente d’antagonismes en complémentarités qui redeviennent antagonismes et redeviennent complémentaires. Une organisation travaille d’abord pour vivre, tout organisme travaille à s’autoproduire. Mais travailler pour vivre c’est aussi travailler à sa propre mort. C’est le deuxième principe de thermodynamique : un système tend à accroître son entropie, ce qui peut être traduit par du désordre et de la désintégration. La vie n’est jamais statique, c’est un mouvement permanent. Si le circuit s’arrête, alors commence la mort, la rigidité puis la désintégration. C’est l’union de la rigidité et du désordre qui est le caractère menaçant d’une crise. La grande différence entre un organisme biologique et une société est la suivante : un organisme guérit ou meurt, sans avoir évolué. Une société a la possibilité d’évoluer. La crise d’une société provoque à la fois désintégration et nouvelle intégration. La société bourgeoise en se développant désintègre la société féodale. La crise peut déboucher sur quelque chose d’autre en apportant une transformation. »
Mise en ligne initiale 5 décembre 2019
Copyright 1983 Morin-Verluise pour l’audio, et pour le texte Copyright 2019 Morin-Verluise/Diploweb.com
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Contextualisation de l’extrait de l’interview d’Edgar Morin, par Pierre Verluise
À travers son œuvre, E. Morin fait enfin l’éloge de l’interdisciplinarité, à travers l’éclectisme de ses références et de son argumentaire. Il écrit ainsi dans l’ouvrage qui a marqué mes vingt ans, "Pour sortir du vingtième siècle" [2] : « […] la sur-spécialisation disciplinaire disloque le monde en un puzzle de pièces issues de jeux différents ; du coup, le monde lui-même, la vie, l’existence, le sujet tombent dans les fentes qui séparent les disciplines ainsi que dans la grande faille qui sépare les sciences naturelles et sciences humaines […]. [3] » Il serait encore possible d’évoquer comme héritage sa conception de l’intellectuel et de l’art de penser [4] mais aussi ses réflexions sur le rôle de l’information.
Stimulé par cette lecture, comment résister à l’envie de solliciter un entretien avec E. Morin ?
La réalisation d’interviews est, depuis la fin des années 1970, une pratique régulière. À peine bachelier, j’obtiens ainsi à 18 ans un entretien d’une heure et demie avec Pierre Mendès-France, ancien Président du Conseil, à propos de l’Indochine. Impressionné, j’achète une paire de chaussures en cuir noir et me fais accompagner par Philippe Frémeaux [5] qui me laisse mener l’échange. De Pierre Mendès-France, je garde le souvenir d’un homme à la fois exigeant et précis, suffisamment bienveillant pour ne pas sembler s’étonner qu’un jeune à peine majeur vienne ainsi l’interroger. Plusieurs centaines d’entretiens suivent celui-ci. Il s’agit toujours d’une rencontre humaine, d’un partage d’expériences, et parfois d’accès à des informations qui ne sont pas encore publiques. L’expression orale permet des raccourcis parfois saisissants, voire des confidences éclairantes. Même lorsque ces entretiens sont en OFF, ils éclairent l’expertise.
L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République française, le 10 mai 1981, s’étant accompagné de la fin du monopole d’État sur la radiodiffusion, je m’engouffre dans cette brèche pour faire mes premiers pas à la radio. Je réalise ainsi un reportage en Égypte diffusé sur Fréquence Libre. Cette même antenne diffuse en 1983 deux émissions construites sur un entretien réalisé au domicile parisien d’Edgar Morin au sujet du concept de crisologie, dans le cadre d’une série d’émissions sur la crise. Il m’en reste une photographie en noir et blanc, une page de notes manuscrites de l’auteur de La méthode [6], et un enregistrement sonore sur cassettes.
Ci-dessus, des extraits de la première émission, pompeusement intitulée : « Crisologie I ».
Mise en ligne initiale décembre 2019.
Copyright pour la contextualisation 2019-Verluise/Diploweb.com
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Vidéo de la librairie Mollat. Edgar Morin - Les souvenirs viennent à ma rencontre
Encore plus : le livre
. Edgar Morin, « Les souvenirs viennent à ma rencontre », éd. Fayard, 2019. Via Amazon
4e de couverture
Dans ce livre, Edgar Morin, né en 1921, a choisi de réunir tous les souvenirs qui sont remontés à sa mémoire. A 97 ans, celle-ci est intacte et lui permet de dérouler devant nous l’épopée vivante d’un homme qui a traversé les grands événements du XXe siècle. La grande histoire se mêle en permanence à l’histoire d’une vie riche de voyages, de rencontres où l’amitié et l’amour occupent une place centrale.
Ces souvenirs ne sont pas venus selon un ordre chronologique comme le sont habituellement les Mémoires. Ils sont venus à ma rencontre selon l’inspiration, les circonstances. S’interpellant les uns les autres, certains en ont fait émerger d’autres de l’oubli.
Ils témoignent que j’ai pu admirer inconditionnellement des hommes ou femmes qui furent à la fois mes héros et mes amis.
Ils témoignent des dérives et des dégradations, mais aussi des grandeurs et des noblesses que les violents remous de l’Histoire ont entraînées chez tant de proches.
Ils témoignent des illuminations qui m’ont révélé mes vérités ; de mes émotions, de mes ferveurs, de mes douleurs, de mes bonheurs.
Ils témoignent que je suis devenu tout ce que j’ai rencontré.
Ils témoignent que le fils unique, orphelin de mère que j’étais, a trouvé dans sa vie des frères et des sœurs.
Ils témoignent de mes résistances : sous l’Occupation, puis au cours des guerres d’Algérie, de Yougoslavie, du Moyen-Orient, et contre la montée de deux barbaries, l’une venue du fond des âges, de la haine, du mépris, du fanatisme, l’autre froide, voire glacée, du calcul et du profit, toutes deux désormais sans freins.
Ces souvenirs témoignent enfin d’une extrême diversité de curiosités et d’intérêts, mais aussi d’une obsession essentielle, celle qu’exprimait Kant et qui n’a cessé de m’animer : Que puis-je savoir ? Que puis-je croire ? Que puis-je espérer ? Inséparable de la triple question : qu’est-ce que l’homme, la vie, l’univers ?
Cette interrogation, je me suis donné le droit de la poursuivre toute ma vie.
Edgar Morin : Né en 1921, ancien résistant, sociologue et philosophe, penseur transdisciplinaire et indiscipliné, Edgar Morin a conçu la « pensée complexe » dans son œuvre maîtresse, La Méthode. Il est l’un des derniers intellectuels à avoir observé et vécu une grande partie du XXe siècle et les premières décennies du XXIe. Il est docteur honoris causa de trente-quatre universités à travers le monde.
Voir sur Amazon Edgar Morin, « Les souvenirs viennent à ma rencontre », éd. Fayard
[1] Les questions ont été retirées de cette retranscription, elles sont sur l’enregistrement audio
[2] MORIN, Edgar, "Pour sortir du vingtième siècle", coll. Dossiers 90, Paris, Fernand Nathan, 1981
[3] MORIN, Edgar, op. cit.,p. 76.
[4] Cf. MORIN, Edgar, op. cit, pp. 172, 256, 265, 266, 358.
[5] P. Frémeaux a été mon professeur d’Economie en Terminale au lycée H. Berlioz, Vincennes
[6] MORIN, Edgar, La méthode, titre générique d’un ensemble de plusieurs ouvrages dont les deux premiers tomes alors publiés sont La Nature de la Nature (tome 1), Paris, Seuil, 1977 ; et La Vie de la Vie (tome 2), Paris, Seuil, 1980.
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