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Quels Balkans pour le XXI e siècle ?

par Georges-Marie Chenu, Ministre plénipotentiaire hors cadre

 

Quatorze années après l’effondrement du communisme, les Balkans bougent et s’orientent vers la construction européenne et la solidarité atlantique. Double démarche qui s’inscrit dans un climat de concurrence entre l’Union européenne, qui devrait garantir la stabilité économique, et les Etats-Unis, qui devraient assurer la sécurité militaire. D’une part, l’OTAN prodigue ses encouragements, fournit de l’assistance et exerce une surveillance et, d’autre part, l’Europe finance des projets et donne une impulsion politique en organisant des « Sommets UE-Balkans ». L'auteur propose plusieurs réformes pour mener à bien ces processus. (Voir une carte de l'OTAN)

Biographie de G.-M. Chenu en bas de page

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Au cours du XXI e siècle, les Balkans – environ 10% de la superficie du continent européen et de sa population – resteront-ils ce qu’ils ont été depuis le XIX e siècle, une région qui inquiète et qui dérange ?

Marge orientale de l’Europe face à la Russie et au Moyen-Orient, cette région a été marquée en profondeur par les deux grands Empires antagonistes, l’Ottoman et l’Austro-Hongrois, qui ont légué aux habitants des éléments culturels peu compatibles.

Surveillés ou convoités, souvent méconnus

Les Balkans ont été surveillés ou convoités par de grandes puissances – Autriche, Grande-Bretagne, France – puis par des puissances montantes : Russie, Grèce, Italie, Allemagne. Ils furent le théâtre de nombreux affrontements, toujours sanglants, dont les causes étaient internes ou externes et le plus souvent les deux à la fois. Cette histoire mouvementée et complexe a donné à la géopolitique la notion de « balkanisation », pour désigner l’intolérance entre des communautés proches, la remise en cause des frontières et l’apparition récente de nouveaux Etats petits et fragiles.

Telle est l’image que se font toujours les pays occidentaux de l’Europe du Sud-Est. Et les quatre guerres qui se sont succédées en ex-Yougoslavie au cours de la dernière décennie du siècle passé ont confirmé cette perception négative des Balkans, « face noire et honteuse de l’Europe ».

Toutefois, ce jugement dans lequel entrent de la condescendance et une connaissance bien superficielle des lieux et de leurs habitants, est-il encore pertinent ? Car, en ce début de siècle, le fait nouveau est une forte réaction anti-Yalta chez les populations balkaniques qui se tournent vers l’Occident et appellent à l’aide pour sortir de leur enfermement.

Adhésions multiples

Les huit Etats des Balkans concernés – Bulgarie, Hongrie, Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Union Serbie-Monténégro, Macédoine et Albanie – ont entrepris des démarches pour adhérer à l’Union européenne (UE), entrer dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), et  participer d’une façon plus active aux grandes institutions internationales – Organisation des Nations Unies (ONU), Fonds Monétaire International (FMI), Banque Mondiale (BM) – et régionales : Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe   (OSCE), Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD), et Conseil de l’Europe. Des résultats positifs ont été obtenus pour la Hongrie, la Slovénie et la Bulgarie. Pour les autres pays, des négociations préparatoires sont engagées. Et les optimistes pensent que la plupart des pays demandeurs atteindront leurs objectifs dans les dix ou quinze années à venir. (Voir une carte géopolitique de l'Union européenne à la veille de l'élargissement de 2004 - 362 ko)

Le rythme et les modalités de ces regroupements dépendent des deux grands moteurs de la vie internationale, les Etats-Unis et l’Union européenne qui ont traversé au premier semestre 2003 une période d’incertitudes. (Voir une chronologie des élargissements de l'OTAN et de l'UE)

L’UE affronte les défis de son élargissement à vingt-cinq et de l’adoption de nouvelles institutions. Les obstacles sont considérables. L’Europe en construction et en expansion risque de perdre une partie de son pouvoir d’attraction, à savoir son dynamisme politique et  ses moyens financiers. Les Etats-Unis ont entrepris de remodeler tout le Moyen-Orient. Ce pari est loin d’être gagné. Sont en jeu le statut de superpuissance des Etats-Unis et la marge d’action qui sera laissée à l’ONU sur la scène mondiale.

Les Etats-Unis sont très présents dans le processus d’occidentalisation des Balkans. Pour cela, ils disposent de deux atouts décisifs, leur prestige et l’OTAN. A l’Est, ils sont crédités par les populations de la disparition de l’URSS et de l’arrêt des combats en ex-Yougoslavie. Grâce au « Partenariat pour la Paix » (institution de l’OTAN), les Etats-Unis organisent la modernisation et la réduction des armées locales. Exploitant le besoin de sécurité des populations locales, l’Administration de G. W. Bush subordonne maintenant ses aides militaires et la protection de l’OTAN à l’octroi aux étatsuniens d’une immunité devant la Cour Pénale Internationale (CPI). 

Contraintes 

Une chose est d’adopter, d’une façon formelle, les normes politiques et sociétales de l’UE –démocratie, état de droit, indépendance de la Justice, contrôle démocratique de l’armée, respect des minorités, protection sociale… etc. – une autre chose est de les pratiquer. Une profonde transformation des pratiques collectives est nécessaire qui doit tenir compte des contraintes naturelles et culturelles de la région.  

La première contrainte est la modestie des ressources économiques des Balkans. Celles-ci répondent aux besoins de base mais ne sauraient engendrer des flux d’échanges importants. Les demandes locales sont peu solvables. Une modernisation systématique des équipements collectifs stimulerait la croissance générale mais celle-ci ne peut être financée que par le capitalisme occidental  dont les moyens s’amenuisent avec la crise présente. En revanche, les coûts moins élevés de la main d’œuvre balkanique pourraient encourager des délocalisations qui susciteraient des réactions négatives dans les pays occidentaux à haute protection sociale et salariale.

Les Balkans constituent un passage naturel et facile entre l’Ouest de l’Europe et le Moyen-Orient (marchandises et énergie) mais aisément contournable par air, par mer ou par des voies plus septentrionales, en cas de difficultés de transit. La rente de situation géographique peut-être remise en cause.

La donnée culturelle la plus problématique est le nationalisme. L’édification des pays balkaniques modernes s’est faite tardivement au moyen d’une affirmation ferme des identités communautaires. Celles-ci tirent leur vitalité de la religion, d’une histoire souvent mythique et des sacrifices consentis. La communauté serbe est toujours persuadée qu’elle est victime d’un complot mondial. La jeunesse balkanique, faute d’autres repères, partage souvent un  nationalisme qui limite la coopération interethnique et la recherche de l’intérêt général.

Réformes de fond 

Une bonne participation des Balkans aux regroupements occidentaux nécessite des réformes de fond.

  1. Dans les Balkans et surtout dans l’ex-Yougoslavie, la vie politique et sociale est imprégnée de références religieuses. Le Christianisme, catholique ou orthodoxe, et l’Islam commandent l’organisation sociale, les relations entre les communautés, les attitudes face au pouvoir, et la vision de l’avenir. Certaines réformes, celles de la famille, des libertés publiques et du débat politique, passent par la reconnaissance commune de valeurs laïques et l’autonomie d’action des acteurs politiques à l’égard des responsables religieux.

 

  1. Pas de saine gestion des affaires publiques sans des services publics stables et une administration neutre. Pendant des siècles, de vastes régions des Balkans ont été gérées par des étrangers : Ottomans, Autrichiens, Hongrois… etc. ou par des représentants locaux d’une idéologie importée. Dépossédés de « leurs affaires », les populations sont demeurées passives ou bien ont fait appel à des gestions parallèles : institutions claniques, filières ethniques, autorités religieuses… etc. Pour dégager, servir et protéger l’intérêt général, les Etats doivent se doter de fonctions publiques pluriethniques, indépendantes des partis politiques, disciplinées et compétentes.

 

  1. Puisque les nationalismes auront une longue vie et que les gouvernements des Etats manqueront longtemps de ressources propres, il serait sage et réaliste de procéder à une séparation entre la vie politique proprement dite  et certains grands services publics.  Pour répondre aux aspirations des populations, la communauté internationale ne devrait pas s’opposer à ce que des « quasi-états » (Monténégro, Kosovo) acquièrent une forme très poussée d’autonomie voire de « quasi-indépendance ». En contrepartie, ces quasi-états et leurs voisins immédiats devraient s’associer pour régler des problèmes semblables et communs. Ainsi, au sud des Balkans, le Monténégro, la Serbie, la Bulgarie, la Macédoine et l’Albanie, qui entourent un Kosovo ayant acquis une autonomie très poussée, constitueraient une sorte de « Haute Autorité Régionale » en vue d’apporter des solutions concertées à leurs problèmes d’énergie, de transports routiers et aériens, d’accès à la mer, de formation des ingénieurs, des médecins, des professeurs… etc. Cette Autorité serait arbitrée par les bailleurs de fonds, la Commission européenne par exemple, qui participeraient à la sélection et au financement des « bons projets ». Les candidats à l’UE prendraient conscience de leurs intérêts collectifs, apprendraient à travailler ensemble et à « dénationaliser » de nombreux problèmes. Il n’y pas de remèdes ethniques ou politiques à la sécurité routière ou à la lutte contre le SIDA !

Sujets sensibles 

Au cours de ce processus d’ouverture européenne et internationale des Balkans, les autorités gouvernementales devront tenir compte de la démographie, écarter des solutions extrêmes et relancer les économies.  

L’évolution démographique dans les Balkans suit les tendances générales de la population en Europe, mais en les aggravant. Le nombre des habitants y diminue plus vite qu’ailleurs sur le continent. Alors qu’en Europe le taux de fécondité est d’environ 1,4 enfant par femme, dans les huit pays considérés ce taux est inférieur à 1. Sauf au Kosovo où une Albanaise donne naissance à trois ou quatre enfants ! Et, cette exception démographique devrait durer autant que la situation de pauvreté. Une simple projection mathématique indique que le pourcentage des albanophones en Serbie et en Macédoine – qui approche 21 % en 2003 – pourrait atteindre 36 % en 2030. Si les institutions politiques ne s’adaptent pas à cette évolution de fond, la région pourrait alors connaître de nouvelles et fortes turbulences.

Depuis le XIV e siècle, chaque grande étape de l’histoire des Balkans a été accompagnée d’une réduction de la mixité ethnique. Le Congrès de Berlin (1878), les guerres balkaniques (1914-1919, 1941-1945) ont provoqué des départs massifs vers leur pays d’origine de Turcs, de Serbes, d’Allemands, de Croates…etc. Les derniers déplacements  eurent lieu entre 1991 et 1999. Près de trois millions d’habitants furent concernés. Avant 1991, 37% environ des habitants de la Yougoslavie vivaient hors de leur territoire d’origine. En 2003, ce pourcentage serait tombé à 32%.

Un dangereux charcutage des frontières

La tranquillité début 2003 de la Slovénie – Etat mono ethnique – la formation de trois entités ethniques par les Accords de Dayton pour arrêter la guerre en Bosnie (1995) et enfin le départ massif de la minorité serbe du Kosovo, inspirent à certains des solutions simples et radicales. Pour quelques hommes politiques locaux et quelques experts anglo-saxons, une paix durable dans la sous région yougoslave requiert de nouvelles frontières et des transferts pacifiques de populations. Ils envisagent le « charcutage des frontières » et le « nettoyage ethnique » comme des variables d’ajustement des relations entre les Etats. Des solutions particulièrement dangereuses qui pérenniseraient les violences balkaniques !

L’entrée dans l’Europe ne pourra pas s’effectuer tant que perdurera l’atonie économique dont souffrent les Balkans. Le relatif dynamisme économique de l’époque communiste n’a pas survécu, après la chute du Mur de Berlin (novembre 1989), à l’arrêt des échanges étatiques et aux privatisations. Depuis une décennie, une grande partie de la région s’appauvrit ; le phénomène étant plus accentué dans les pays de l’ex-Yougoslavie, à l’exception de la Slovénie. Alors qu’en 1990, l’écart entre les « PIB » de la Macédoine et de la Slovénie était de 1 à 3, cette différence est devenue vertigineuse en 2003 ; elle est de 1 à …50. Cette paupérisation, collective et individuelle – car les riches sont plus riches et les pauvres plus pauvres -  décourage les responsables nationaux et les investisseurs étrangers ; elle encourage les « activités grises ou noires » ainsi que les violences qui leur sont associées.

Sans aides financières extérieures importantes et durables (environ 1 à 1,5 milliards d’euros par an), et des investissements privés conséquents (plusieurs millions d’euros par an), les Balkans, particulièrement les Balkans occidentaux, ne pourront pas réduire leur retard et s’arrimer à l’Europe. Et, il existe une relation entre la durée de la préparation à l’Europe et celle des apports d’argent frais. Plus vite les Balkans s’ouvriront et moins seront élevés les coûts de leur modernisation.

Une perspective ambitieuse

Quatorze années après l’effondrement du communisme, les Balkans bougent et s’orientent vers la construction européenne et la solidarité atlantique. Double démarche qui s’inscrit dans un climat de concurrence entre l’Union européenne, qui devrait garantir la stabilité économique, et les Etats-Unis, qui devraient assurer la sécurité militaire. D’une part, l’OTAN prodigue ses encouragements, fournit de l’assistance et exerce une surveillance et, d’autre part, l’Europe finance des projets et donne une impulsion politique en organisant des « Sommets UE-Balkans ». Le premier, celui de Zagreb en novembre 2000 a élaboré des outils techniques de rapprochement et, le second, en juin 2003, à Thessalonique,  a ouvert une perspective ambitieuse. Aux pays des « Balkans occidentaux » - Croatie, Bosnie, Serbie/Monténégro et Macédoine plus l’Albanie – les responsables de l’UE ont déclaré que leur place était bien en Europe, lorsqu’ils auront occidentalisé leur vie politique et libéralisé leur économie. Chaque adhésion sera la conséquence des résultats réalisés par le pays candidat.

Différents calendriers

La première conséquence de cette double démarche est une fragmentation de l’ensemble balkanique. Déjà s’en détachent trois pays:  la Slovénie, la Bulgarie et la Hongrie, qui rejoindront l’OTAN en 2004, l’année même où  la Hongrie et la Slovénie entreront dans l’Union européenne. En revanche, l’intégration de la Bulgarie à l’UE est repoussée à 2007.  

Resteront en arrière, dans « une zone incertaine », les six pays des Balkans occidentaux. Mais cette incertitude a été éclairée par les promesses du Sommet de Thessalonique. Et parmi ces pays, deux se distinguent. La Croatie, qui a fait des progrès reconnus dans l’adoption des normes européennes, a posé en avril 2003 sa candidature à l’adhésion à l’UE. De son côté, la Serbie, après le choc de l’assassinat de son Premier Ministre en février 2003, s’oriente vers une « bonne gouvernance » en s’attaquant au crime organisé et en écartant des fonctions officielles les hommes de Milosevic.

Si ces efforts se poursuivent, si la volonté politique se maintient, si existent les moyens financiers, et, enfin, si l’Europe sait, à la fois, encourager les pays postulants et leur faire respecter les conditions d’accès à l’UE, les Balkans pourraient transformer leur image au début de ce XXI e siècle.

Georges-Marie Chenu, Ministre plénipotentiaire hors cadre

Manuscrit clos le 7 juillet 2003.

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Date de la mise en ligne: octobre  2003

 

  Biographie de Georges-Marie Chenu, Ministre plénipotentiaire    

 

  Ministre plénipotentiaire hors cadre, a été notamment ambassadeur de France à Lomé (1985-1990), puis ambassadeur à Zagreb (1992-1994), coordinateur de la présidence française pour Mostar (1995), observateur pour l'OSCE pour les élections générales en Bosnie-Herzégovine (1998).

Il a publié dans les revues Politique étrangère et Esprit. Il a donné une longue postface à l'ouvrage de M. Braunstein "François Mitterrand à Sarajevo; 28 juin 1992: le rendez-vous manqué", Paris, éd. Harmattan, 2001. Il a également publié une contribution intitulée "Balkans (1991-1995), une amère expérience", dans l'ouvrage intitulé "Les diplomates. Négocier dans un monde chaotique", dirigé par Samy Cohen, Paris, éd. Autrement 2002. Il a déjà publié en décembre 2002 sur le site diploweb.com "Les élections de 2002 en ex-Yougoslavie: un sérieux avertissement pour l'Occident",  www.diploweb.com/p5chenu1.htm

Il est, depuis 1996, responsable du séminaire de géopolitique des Balkans au Collège Interarmées de Défense, à Paris.

   

 

       

 

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