Professeure Barbara Loyer, agrégée de géographie, directrice de l’IFG de 2010 à 2018, auteure de "Géopolitique. Méthode et concepts", éd. Armand Colin (2019). Barbara Loyer est décédée le 13 avril 2024, à l’âge de 62 ans.
Ouverture de la conférence par Alix Desforges, post-doctorante au sein du centre de recherche et de formation "Géopolitique de la datasphère" (GEODE) de l’IFG. Le propos de Barbara Loyer commence à la dixième minute.
Organisation Pierre Verluise pour Diploweb. Images et son : Jérémie Rocques. Photos : Julie Mathelin. Montage : Jérémie Rocques et Pierre Verluise. Résumé pour Diploweb.com : Joséphine Boucher.
Cette conférence de la Professeure Barbara Loyer, "Existe-t-il une méthode géopolitique ?" a été organisée en 2019 par Diploweb en partenariat avec l’ENC Blomet et l’IFG.
Barbara Loyer est décédée le 13 avril 2024, à l’âge de 62 ans. Le Diploweb s’associe à l’IFG dans l’hommage qui lui est rendu en remettant à la Une cette vidéo d’un moment privilégié. Une belle rencontre qu’elle avait beaucoup appréciée.
La vidéo est accompagnée d’un résumé par Joséphine Boucher, validé par B. Loyer. Cette vidéo sera particulièrement précieuse pour tous les passionnés de géopolitique et les enseignants de la spécialité HGGSP en première générale et en terminale.
Le propos de B. Loyer commence à la dixième minute.
Cette vidéo peut facilement être diffusée en classe ou en amphi pour illustrer un cours ou un débat.
Résumé par Joséphine Boucher pour Diploweb.com
La conférence débute par un court questionnement centré autour de la pertinence de la méthode et des concepts de l’analyse géopolitique pour analyser les enjeux liés au cyber espace, par Alix Desforges, post-doctorante au sein du centre de recherche et de formation "Géopolitique de la datasphère" (GEODE) à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8). Le cyber espace est une question relativement récente et qui semble profondément technique, pourtant elle est avant tout une question hautement géopolitique. Loin de n’être qu’un espace virtuel, le cyber espace cristallise des conflits et des rivalités entre de multiples acteurs et est le vecteur d’attaques géopolitiques, pour devenir lui-même un véritable théâtre d’opérations militaires. La démonstration s’appuie sur le triptyque de la méthode géopolitique présentée par Mme Loyer dans son ouvrage « Géopolitique. Méthode et concepts » (éd. Armand Colin) : la spatialité, les représentations géopolitiques et les acteurs et leurs stratégies. Ce sont des outils pertinents de la méthode géopolitique qui permettent de comprendre et d’appréhender un système complexe fait de conflits multiscalaires, de représentations, de rivalités de pouvoirs et de rapports de force.
Puis la Professeure Barbara Loyer débute sa conférence. Lorsqu’on emploie le mot « géopolitique », on fait habituellement référence à des questions de relations internationales. Or il s’agit ici de la présenter comme une méthode d’analyse de contexte et d’examen du réel fondée sur une approche géographique et historienne. Elle a pour objet les conflits et rivalités de pouvoir contemporains inscrits dans des territoires. À la différence du travail de l’historien, cette observation, cette réflexion comportent une part d’incertitude dans la mesure où l’on ne connaît pas l’aboutissement du conflit. Il s’agit donc de savoir de quelle manière des acteurs atteignent, exercent ou perdent le pouvoir dans des territoires localisés. Ainsi, il convient de construire une méthodologie pour envisager des scénarios.
Tout d’abord, la géopolitique se fonde sur un raisonnement géographique. Là où la géographie fait de l’espace son objet d’analyse, la géopolitique lui préfère le conflit et la rivalité. Elle fait du raisonnement géographique la méthode d’analyse de cet objet, en mettant en évidence des relations entre des phénomènes se déroulant à l’échelle internationale sur de très grands espaces avec des phénomènes se situant sur des petits espaces. C’est la relation entre les deux qui est spécifique au savoir-faire géographique.
Dès lors, comment analyser les espaces réels, convoités et imaginés ? Quel que soit le thème abordé, la première connaissance pour penser librement une grande part du contexte est de décrire les ensembles spatiaux à partir d’un commentaire de carte. Autrement dit, il faut dire quelles sont les limites de l’ensemble spatial dont il est question. Un cas comme le Pays basque est significatif : ce terme désigne à la fois 3 provinces d’une communauté autonome d’Espagne mais aussi la Navarre et une petite partie du département des Pyrénées Atlantiques en France. Pour les nationalistes basque les frontières de l’État-nation qu’ils veulent fonder devraient englober tous ces territoires. Ces espaces sont donc à la fois réels et existants, convoités, et imaginés, mais aussi le fruit d’une projection dans le futur. Rigueur et précision sont donc les maîtres mots pour analyser les rivalités de pouvoir.
Le deuxième élément du raisonnement géographique concerne l’articulation des différents niveaux d’analyse pour envisager la complexité d’une situation. Intéressons-nous à un exemple fondé sur une réflexion de Jean-Yves Le Drian au sujet de la Russie, qualifiée d’État déloyal suite à l’annexion de la Crimée (2014). Le ministre français parle des visées russes sur “l’espace post-soviétique“. Il y a là 3 ensembles spatiaux dont les limites sont à préciser, à savoir la Russie, l’ensemble soviétique et les territoires sur lesquels les Russes ont des visées. La Russie et l’empire russe renvoient aux temps longs, “l’espace post-soviétique“ est une réalité des temps courts qui correspond à 70 ans de l’histoire russe, autrement dit une petite portion de son histoire millénaire. Le simple fait d’évoquer un ensemble spatial post-soviétique tel que nommé par le ministre renvoie à une représentation de la Guerre froide (1947-1990) du point de vue d’un membre de l’OTAN qui n’est pas nécessairement celle des gouvernements russes. Il est donc important d’avoir conscience de l’existence d’autres représentations afin de comprendre la complexité d’un espace en constant renouvellement. En effet, il est aujourd’hui partagé en deux espaces théoriquement rivaux, l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) autour de la Russie, et l’OTAN, produit de la Guerre froide qui poursuit ses élargissements territoriaux post-Guerre froide. Les cartes présentées indiquent des conflits dans la partie sud de cet ensemble, vers l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, qui déterminent une sorte de ligne de front, à la frontière de pays candidats à l’OTAN et à l’UE. L’observation de ces cartes nous amène donc à distinguer deux sous-ensembles de cet espace post-soviétiques : une partie sud marquée par les visées russes et des conflits effectifs et une partie nord où se trouvent les Pays baltes déjà intégrés à l’OTAN et à l’UE. Cette zone au sud est parfois qualifiée de “marches“ de la Russie. C’est un ensemble particulier où se développent les « visées russes » dont parle Jean Yves Le Drian, selon certaines modalités, à savoir l’annexion, comme en Crimée, ou le soutien aux rebelles, comme en Ukraine et en Transnistrie. Ainsi, l’expression d’“espace post-soviétique“ est en fait une représentation qui évoque une menace à travers une référence implicite à la Guerre froide. Délimiter des ensembles spatiaux, c’est donc aussi réfléchir sur ces représentations et les réalités qu’elles recouvrent.
B. Loyer prend ensuite l’exemple d’un article prédisant que la troisième guerre mondiale pourrait un jour éclater en Lettonie, dans la partie nord dudit espace « post-soviétique ». Dans cet espace qui fait partie de l’OTAN et de l’UE il y a des minorités de russes qui sont là parce que ces territoires furent territoires soviétiques. Comme en Ukraine, les Russes pourraient y exciter des revendications identitaires de ces minorités. L’auteur cité imagine qu’en ce cas le pays balte concerné ferait appel au soutien de l’OTAN. Si celui-ci était refusé, c’est l’OTAN elle-même qui perdrait toute légitimité et la cohésion de ce bloc face à la Russie pourrait se désagréger. La Baltique, ensemble spatial partagé entre l’UE et la Russie, est marqué par des incidents récurrents comme des violations de l’espace aérien et autres manœuvres navales. La Suède a remilitarisé l’île de Gotland et a révisé sa doctrine militaire en sortant de la neutralité active. Du côté de la Lituanie et de la Lettonie, le service militaire obligatoire a été remis en vigueur. Il y a donc une réalité de la représentation de la menace d’une action russe contre les États baltes. Face à tout cela, il convient de faire des scénarios construits entre autres sur l’analyse des territoires concrets, à l’intérieur des États, où se dérouleraient les événements que l’on craints, plutôt que des prédictions assez générales, à l’échelle des États. Quels sont les éléments qui peuvent amener des populations à être précipitées dans le conflit ouvert ? Comment pourrait-il être limité ? L’idée des scénarios invite à se questionner sur la probabilité du conflit ou au contraire sur son impossibilité. Le scénario de la guerre impossible tient compte du fait que les russophones n’y ont guère intérêt car ils ont la possibilité de voyager et de travailler librement au sein de l’UE, que tous ceux nés en Estonie après 1992 sont automatiquement Estoniens sans conditions, et qu’ils font ce choix en majorité. Le scénario de la guerre envisageable tient compte du fait que les russophones et les baltophones vivent dans des espaces informationnels et culturels assez différents. Les russo-baltes peuvent vivre dans la sphère d’influence numérique russe qui s’étend, comme on le voit sur la carte des pays où au moins une plate-forme d’intermédiation russe figure parmi les 15 sites les plus consultés au niveau national. Cette cartographie dresse une zone d’influence numérique russophone relativement large. L’intérêt des scénarios est de poser également la question de la temporalité d’un éventuel conflit. Dans combien de temps pourrait-il avoir lieu ? Y aura-t-il un front anti-russe au sein de l’UE et plus particulièrement dans la sphère d’influence russe marquée par l’émergence des partis d’extrême droite ? Les pays baltes sont-ils au contraire un laboratoire d’intégration de ces Russes ? Que sera le monde russe et la culture-nation russe dans 20 ans ? Quel impact auront les réseaux sociaux sur ces problématiques ? Il y a là autant de questions et d’observations pour la discipline géopolitique.
Par conséquent, il est indispensable de distinguer les ensembles spatiaux réels, convoités et imaginés pour tirer des informations pertinentes. Il faut choisir les lieux sur lesquels on zoome et s’expliquer pourquoi, de telle sorte à faire apparaître des enjeux territoriaux et économiques et des représentations géopolitiques.
Par ailleurs, pourquoi placer les acteurs au cœur de l’analyse géopolitique ? Cela permet en fait d’éviter les déterminismes géographiques. La prise en compte géographique est essentielle mais il ne faut pas oublier de s’intéresser aux choix qu’opèrent les acteurs dans cette géographie. Le deuxième point pour lequel il faut mettre les acteurs au centre consiste à penser le pouvoir non seulement comme un instrument de domination mais comme un phénomène complexe, fait d’alliances, de rivalités, de mésalliances et d’encadrement des populations. Qu’il s’agisse du pouvoir d’un élu ou de celui d’un religieux, il existe des pouvoirs légitimes. Au-delà d’une unique représentation de l’oppression, il est important de plonger dans la complexité du réel. Penser le pouvoir, c’est comprendre comment on le prend, comment on le garde et comment on le perd. La troisième idée est la suivante : du point de vue de l’analyse géopolitique, le peuple n’est pas un acteur. En revanche, c’est une représentation géopolitique essentielle. Enfin, la méthode veut que soient systématiquement décrites les représentations contradictoires et que soient expliquées la rationalité et la logique des différents acteurs.
Bien que le mot géopolitique soit aujourd’hui massivement assimilé au terme de relations internationales, il s’applique aussi aux questions de géopolitique locale. Elles mettent en scène un très grand nombre d’acteurs et donc des rivalités de pouvoir plus nombreuses, et justifient le lien entre géopolitique et démocratie. Enfin, le concept de nation est un concept clé de la géopolitique. La représentation de la nation est devenue universelle. C’est pourquoi la géopolitique amène aussi à s’intéresser aux temps longs et à la grande Histoire.
NDLR : Ce résumé rédigé par Joséphine Boucher pour Diploweb.com a été relu, corrigé et validé par Barbara Loyer.
Copyright Septembre 2019-Boucher/Diploweb.com
Mise en ligne initiale sur Diploweb le 19 septembre 2019
Plus
. Barbara Loyer, "Géopolitique. Méthode et concepts", coll. Cursus Géographie, éd. Armand Colin (2019). Via Amazon
4e de couverture
Le terme de « géopolitique », s’il est employé dans toutes les disciplines, désigne avant tout un savoir géographique. Ce dernier s’intéresse aux causes des conflits et rivalités de pouvoir sur des territoires, à leurs évolutions et à leur résolution. Son champ d’étude, très singulier puisqu’il inclut des réalités à la fois objectives et subjectives, requiert donc une méthodologie précise. Cet ouvrage vient proposer l’ensemble des concepts, outils et méthodes à maîtriser pour mener des analyses géopolitiques fines et efficaces. Assorti de nombreux exemples et études de cas, traités à différentes échelles, il constitue une véritable initiation au raisonnement géopolitique, grille de lecture désormais incontournable de nos sociétés contemporaines.
Table des matières : La méthode géopolitique Un savoir géographique - Les représentations géopolitiques - Les acteurs Les concepts Territoires, frontières - Guerre et géopolitique - Démocratie et géopolitique La géopolitique, des géopolitiques Géopolitique locale - Géopolitique des risques
En hommage à B. Loyer, une série de cartes inédites à propos de la Tectonique de la plaque géopolitique européenne
La numérisation de pans entiers de l’activité humaine est aujourd’hui une évidence. De moins en moins d’actes du quotidien échappent aux réseaux sur lesquels on les pratique, a fortiori en temps de pandémie : passer un coup de fil à des proches, suivre un cours, se déplacer dans la rue avec un smartphone … Toutes ces activités anodines génèrent des données numériques qui font l’objet de bien des convoitises, qu’elles soient commerciales, politiques ou stratégiques.
Parce qu’elles circulent à la surface du globe via un maillage complexe de câbles, de protocoles et de plateformes, nos données sont géopolitiques. A la fois objet et source de pouvoir, elles sont au cœur d’un nombre croissant de conflits, tandis que plus aucune guerre n’échappe au numérique. C’est d’ailleurs cette réalité qui est au centre du concept de Datasphère.
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