La géographie, ça sert – encore – à faire la guerre ? Entretien avec P. Boulanger

Par Philippe BOULANGER, Pierre VERLUISE, le 26 avril 2020  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Philippe Boulanger est Professeur des universités en géographie à Sorbonne Université. Il est l’auteur, entre autres, de La géographie militaire française 1871-1939 (Economica, 2002, prix Lucien Wyse-Bonaparte 2003 de la Société de géographie de Paris), Géographie militaire (Ellipses, coll. Carrefour, 2006), Géographie militaire et géostratégie, enjeux et crises du monde contemporain (Armand Colin, 2015, 2e éd.). Il vient de publier La géographie, Reine des batailles (Perrin, 2020). Pierre Verluise, docteur en géopolitique, est le fondateur du Diploweb.com. Auteur, co-auteur ou directeur d’une trentaine d’ouvrages.

Comment les princes et les stratèges ont-ils pris conscience de l’importance de la connaissance de l’espace géographique ? Quand, où et comment apparaît une géographie spécifiquement militaire ? En France, quelles sont les dernières évolutions de la géographie militaire ? Philippe Boulanger répond à ces questions – et à bien d’autres – en brossant un panorama impressionnant de maîtrise et de précision.

Philippe Boulanger vient de publier « La géographie, reine des batailles », Perrin, 2020, 362 p. Il répond aux questions de Pierre Verluise pour Diploweb.com

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Pierre Verluise (P. V. ) : A travers les siècles, comment les princes et les stratèges ont-ils pris conscience de l’importance de la connaissance de l’espace géographique ?

Philippe Boulanger (P. B. ) : La connaissance géographique, c’est-à-dire de la relation entre le milieu naturel et les communautés humaines, a toujours été considérée comme une forme de soutien aux stratèges et aux tacticiens. La géographie forme le socle de toute culture militaire quelle que soit la civilisation ou la période. Le stratège chinois Sun Tsé (544-496 av. JC), dans « L’Art de la guerre  » au VIe siècle av. JC, distingue cinq variables dont la troisième est le terrain, après celles de la vertu et du ciel, avant celle du général et de la méthode. Le 10e article est consacré spécifiquement à la configuration du terrain tandis que le 11e article distingue neufs types de terrains qui influencent les choix d’action. Un grand nombre de traités militaires considèrent l’importance du facteur géographique dans les possibilités de combat à travers les époques tel Machiavel dans « L’Art de la guerre ». Dans « De la guerre » de Carl Von Clausewitz (1880-1831), publié entre 1832 et 1837, ou dans le « Précis de l’art de la guerre » de Antoine-Henri Jomini (1779-1863), publié en 1837, la prise en compte du facteur géographique demeure étudiée dans une logique de rationalisation de l’espace et d’appropriation du territoire par le stratège. Cette culture géographique reste donc longtemps empirique et relève, d’après les sources, de l’intuition plus que d’une connaissance structurée autour d’une méthodologie. Mais tous les grands théoriciens de l’art militaire mentionnent la nécessaire prise en compte de l’espace et du territoire pour gagner la bataille.

Cet ouvrage (Philippe Boulanger, « La géographie, reine des batailles », Perrin, 2020) tend à montrer comment la géographie constitue un savoir stratégique, opérationnel et tactique. La géographie est de longue date un savoir important pour le militaire dont la valeur demeure toujours d’actualité par la croissance des besoins en informations et en analyses géographiques de qualité au profit des armées et du pouvoir politique. Il faut toutefois attendre une période plus récente pour qu’un tel raisonnement soit développé c’est-à-dire le moment où la géographie académique commence à s’organiser et l’art militaire à se transformer. En France, l’expression de géographie militaire apparaît seulement en juin 1794 dans l’arrêté de création de l’agence des cartes qui comprenait une division de « géographie militaire ». Cette agence ne voit jamais le jour mais la géographie militaire est définie comme « la description des positions et des lieux considérés dans leur rapport avec les armées de terre et de mer, et de tout ce qui est relatif aux opérations de la guerre, anciennes et modernes  ».

La géographie, ça sert – encore – à faire la guerre ? Entretien avec P. Boulanger
Philippe Boulanger
Crédit photo : IRSEM, 2019
IRSEM

P. V. : Quand la géographie se développe-t-elle comme un raisonnement distinct dans la pensée et la pratique militaires ?

P. B. : La période du XVIIIe siècle est celle des transformations des armées européennes, y compris de la conception de l’espace par et pour le militaire. En France, la première élaboration d’une méthode de raisonnement apparaît dans l’œuvre de l’abbé Lenglet-Dufresnoy, « Méthode pour étudier la géographie » (1716), qui étudie sous l’angle de l’activité militaire, les données du terrain à travers l’étendue, le climat, le relief, les rivières, les mœurs, la religion, la division administrative. Malgré tout, la pensée géographique militaire, à l’instar de la géographie dite académique, reste embryonnaire. La seule et véritable production géographique se distingue dans l’élaboration de représentations cartographiques. Inspiré des modèles des plans-reliefs des cités italiennes et germaniques à la Renaissance, les plans-reliefs français (au 1/600e à partir de 1680), dont la production commence en 1668 à l’initiative du ministre de la guerre Louvois et s’étend jusqu’à leur remplacement par la carte d’État-major au XIXe siècle, révèlent les premiers éléments de conception du terrain à des fins défensives. Ils sont suivis par les différentes réalisations des Ingénieurs des camps et des armées, créée également par Louvois en 1696, qui devient le Corps des Ingénieurs géographes militaires en 1744. Ceux-ci sont d’abord chargés de lever les places fortes et les camps militaires, puis la carte des différentes provinces des Pays-Bas où les armées de Louis XV sont déployées, enfin les cartes s’appuyant sur un canevas géodésique (dites cartes « géométriques »). Cette première forme de dessin du paysage par le militaire, en France, évolue donc progressivement vers une représentation à plat de l’espace. Les débuts de la cartographie militaire témoignent de l’intérêt des ingénieurs militaires pour la représentation de l’espace en deux dimensions. A l’exception de quelques mémoires qui accompagnent certaines cartes de territoires étrangers et qui relèvent des informations d’ordre économique et politique, la géographie à des fins militaires est plus liée à la cartographie que le résultat d’une véritable pensée spécifique.

P. V. : Quand, où et comment apparaît une géographie spécifiquement militaire ?

P. B. : Le développement d’un courant de pensée géographique et militaire est contemporain de l’évolution de la science géographique qui prend forme à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle. Mais la lutte contre les armées napoléoniennes a aussi joué un rôle important dans le milieu militaire en Europe. Dans les péninsules italienne et ibérique, la conceptualisation de la géographie à des fins militaires émerge contre l’occupant français, donnant ainsi naissance à un courant de pensée d’auteurs espagnols et italiens, tel l’Espagnol Juan Sanchez-Cisneros qui écrit Éléments de géographie physique appliqués à la science de la guerre (1819). En Prusse et en Autriche au milieu des années 1810, puis en Suisse, en Roumanie ou en Russie, la « science du terrain » prend une nouvelle dimension et inspire le développement d’écoles de pensée comme la création de service cartographique au sein des États-majors (en 1816 pour la Prusse par exemple). En France, l’expression de géographie militaire apparaît dans Géographie physique, historique et militaire (1832) de Théophile Lavallée, professeur de géographie militaire à l’École militaire de Saint-Cyr de 1832 à 1869. Celui-ci s’inspire des géographes civils, tels Humboldt, Lacroix et Ritter et donne à comprendre une géographie encyclopédique et descriptive pour la formation des élèves-officiers. Il représente le seul auteur de géographie militaire jusqu’à la fin des années 1860.

L’école de géographie militaire française (...) connaît son véritable essor (...) à partir des années 1870 jusqu’aux années 1930.

Il faut attendre les lendemains de la défaite française face à la Prusse en 1870-1871 pour voir se développer une école de pensée spécifique qui s’appuie sur la réforme de l’enseignement militaire à partir de 1874 et sur la création du Service géographique de l’armée en 1881. Les déficiences en matière de production cartographique militaire et de connaissances fondamentales du territoire français parmi les officiers français ont conduit à de profondes réformes. L’enseignement de la géographie militaire est rendu obligatoire. A l’École supérieure de guerre, le commandant Gustave-Léon Niox (1840-1921), auteur de sept volumes de « Géographie militaire » (1876-1888), impose une conception globale de la géographie à des fins militaires pendant une vingtaine d’années. A l’École d’application du génie et de l’artillerie, Anatole Marga enseigne cette nouvelle discipline et publie une « Géographie militaire » en cinq volumes (1879-1881). L’école de géographie militaire française compte plus d’une centaine d’auteurs militaires et connaît son véritable essor qu’à partir des années 1870 jusqu’aux années 1930. Parallèlement, le corps des cartographes militaires est restructuré en un Service géographique de l’armée, en 1881, rattaché directement à l’État-major. Il est organisé par la loi du 12 décembre1884 au sein du Dépôt de la guerre aux côtés d’un Service historique et d’un bureau de comptabilité et vente de cartes. Les décrets du 24 mai 1887 suppriment le Dépôt de la guerre et le remplace par le Service géographique de l’armée. Ce service est dissout en novembre 1940 pour former un établissement civil, l’Institut national géographique.

Le raisonnement géographique militaire se précise ainsi à la fin du XIXe siècle. Le Nouveau dictionnaire militaire (1892) la définit comme « l’ensemble de la géographie étudiée au point de vue militaire » à partir de différentes approches que sont les mathématiques, la géographie physique, politique, économique et statistique. Nombreuses sont ainsi les études s’intéressant à l’espace allemand, soit sous la forme de volumes inclus dans de véritables encyclopédies de géographie militaire, soit dans des ouvrages régionaux, soit dans les cours professés dans les différents établissements d’enseignement militaire (École spéciale militaire de Saint-Cyr, École supérieure de guerre, écoles d’application). Leur point commun est de comprendre la dimension stratégique du territoire et d’effectuer une analyse spatiale s’appuyant souvent sur des exemples de batailles. Le commandant Bureau dans « Géographie physique historique et militaire » (1882) montre que cette position centrale est liée à la répartition des régions naturelles ainsi qu’à la distribution des grandes familles de peuples (slave, latin, germanique) en Europe. Anatole Marga, dans « Géographie militaire », aborde aussi les races européennes, les religions, les diverses nationalités pour expliquer les facteurs de rivalités entre les États modernes ainsi que les espaces de guerre probables. Situé sur l’axe Est-Ouest, des grandes voies d’invasion et des mouvements des civilisations, l’espace allemand se divise ainsi en plusieurs théâtres d’opérations militaires ou régions stratégiques. J. Molard, dans « Puissances militaires des États de l’Europe » en 1893, insiste sur la fin de l’équilibre européen par la prépondérance de la Prusse en Allemagne qui a dressé la France contre elle. Le commandant Gustave-Léon Niox, dans « Géographie militaire, Europe centrale » (1881) insiste sur la division de l’Allemagne par la géographie physique et par la géographie politique.

Jusqu’à la Grande Guerre, ces raisonnements sont essentiellement fondés sur une conception physique de la géographie. Par exemple, la « géogénie » du commandant Barré s’appuie spécifiquement sur des critères de géographie physique, dans « La Géographie militaire et les nouvelles méthodes géographiques » (1899). Dans « Études stratégiques sur le théâtre de la guerre entre Paris et Berlin » (1873), le colonel Joseph-Napoléon Fervel élabore la théorie « des joints d’assises terrestres », considérant ainsi les futurs théâtres d’opérations à partir des grands ensembles géologiques.

Devenue synonyme de cartographie militaire dans l’armée française, la géographie militaire disparaît en tant que discipline globale à partir des années 1960 jusqu’aux années 1990.

Après la Grande Guerre, un renouvellement du raisonnement géographique se fait jour, abandonnant le déterminisme géographique au profit d’une géographie humaine du fait militaire, insistant surtout sur les aspects politiques, économiques et culturels. Il apparaît nettement dans « Les conditions géographiques de la Première Guerre mondiale » (1923) du commandant Robert Villate ou dans les études du commandant Lucien dans les années 1920. A partir des années 1930, cette école de pensée tend à décliner, trop influencée par le dogme du terrain, peu encline à intégrer les changements militaires (le char-blindé, l’aviation stratégique), peu ouverte aussi à la géostratégie que l’Amiral Raoul Castex conçoit dans les « Théories stratégiques » (1929-1935). En France comme dans les autres États européens, les écoles de pensée en géographie militaire déclinent durant la Guerre froide. Devenue synonyme de cartographie militaire dans l’armée française, la géographie militaire disparaît en tant que discipline globale à partir des années 1960 jusqu’aux années 1990. Les rares théoriciens de la géographie à des fins militaires s’intéressent plus à la géopolitique et à la géostratégie, plus adaptées à la conception de la guerre sur de vastes espaces à l’échelle planétaire. Il faut attendre la période post-Guerre froide pour la redécouvrir. La préparation d’un affrontement avec le Pacte de Varsovie avait concentré toute l’attention sur le théâtre Ouest-Europe.

Avec le développement de conflits internes, comme ceux de Bosnie-Herzégovine (1991-1995) et du Kosovo (1999), puis de l’Afghanistan et de l’Afrique de l’Ouest dans la décennie suivante, la géographie militaire tend à être valorisée comme le précise le cinquième pilier, « connaissance et anticipation », du « Livre Blanc sur la défense et la sécurité nationale » en 2008. Celui-ci érige la connaissance géographique comme une priorité stratégique. Au début des années 2010, en France comme dans la plupart des États disposant d’une armée moderne, elle tend à redevenir une discipline globale dans les académies militaires et un savoir opérationnel pour mener à bien des opérations dans des milieux naturels difficiles (le désert sahélien, le milieu tropical humide par exemple) et souvent peu cartographiés. Plus que jamais, la géographie est nécessaire avant, pendant et après les batailles.

P. V. : Quelle est la spécificité du raisonnement géographique militaire ?

P. B. : Depuis la fin du XIXe siècle, la conception de la géographie militaire intègre l’ensemble des approches géographiques étudiées d’un point de vue militaire, à la fois physiques (géomorphologie, biogéographie, hydrographie, climatologie) qu’humaines (économie, politique, social et culturel). Elle constitue une discipline globale par rapport à des enjeux de pouvoirs et de rapports de forces. Le raisonnement géographique militaire analyse l’influence du facteur géographique en fonction de trois niveaux principaux de manière théorique : la préparation de décisions tactiques et de stratégies opérationnelles (le milieu, la direction, les objectifs, les axes de communication, l’aménagement du terrain), les possibilités de manœuvres et de combat ainsi que l’organisation des unités, l’emploi des systèmes d’armes, l’équipement et l’instruction.

Le raisonnement géographique militaire repose également sur la combinaison de différentes échelles spatiales. La première est celle du terrain qui constitue l’un des quatre éléments de la tactique avec la mission, les forces et l’adversaire. Elle intègre les conditions physiques comme humaines telle la répartition des minorités ethniques dans un espace urbain en crise. L’étude du terrain vise à identifier les contraintes qu’il impose (le cloisonnement par exemple) comme les avantages qu’il propose (les axes de mobilité par exemple) dans le principe de l’exploiter dans la manœuvre. La deuxième échelle géographique est le théâtre d’opérations qui recouvre une surface variable selon les objectifs et les moyens investis, généralement assimilée à une région naturelle comme le Sahel ou l’Asie du Sud-Est. Elle est associée à la stratégie opérationnelle qui se situe entre le niveau tactique et celui de la stratégie générale. Durant la Seconde Guerre mondiale, dans la stratégie générale des États-Unis, l’Asie du Sud-Est est divisée en deux théâtres d’opérations (indo-birman et chinois) comme l’océan Pacifique (Nord et Sud) tandis que l’Europe forme un théâtre à part entière. Depuis 1945, les États-Unis sont la seule puissance militaire à diviser le monde en théâtres d’opérations (Europe, Amérique du Nord et du Sud, Pacifique, Central -le plus important en recouvrant une zone étendue de la Corne de l’Afrique au Pakistan-, Afrique (en 2008). Le président Trump vient de créer, en 2019, un nouveau commandement géographique étendu à la dimension extra-atmopshérique. Cet ensemble témoigne d’une prise en compte de cette échelle géographique au niveau d’un commandement de théâtre dispose de capacités opérationnelles autonomes dès le temps de paix [1]. Enfin, le raisonnement géographique militaire s’inscrit à l’échelle de l’espace stratégique (ou géostratégique) qui s’étend à de très grandes surfaces tel un continent. Cette échelle est l’espace de l’emploi des forces devant répondre aux objectifs de la stratégie générale, où se manifestent les buts politiques et l’action militaire. Il prend en compte les grands ensembles physiques, les principales forces politico-militaires et les entités économiques et culturelles majeures.

Le raisonnement géographique militaire intègre également une diversité d’espaces qui sont devenus interdépendants grâce à la modernisation des technologies et du processus d’interarmisation. S’il est traditionnellement envisagé dans les espaces physiques (terrestre, maritime et aérien), il comprend également l’espace hertzien ou électromagnétique, l’infosphère, le cyberespace et, plus récemment, la blogosphère. L’espace terrestre demeure toujours prépondérant et apparaît de plus en plus en interaction avec les milieux aérien et maritime qui permettent la projection de puissance et de force. Les interdépendances entre ces milieux physiques caractérisent l’approche géographique militaire comme l’ont souligné tous les grands penseurs de la stratégie depuis la fin du XIXe siècle (comme Mahan et Castex, entre autres). Toutefois, le raisonnement géographique militaire doit prendre également en compte d’autres espaces plus récents comme les réseaux hertziens et électromagnétiques, notamment ceux de la téléphonie mobile qui permet la géolocalisation et l’identification des déplacements par les interceptions. Il s’intéresse également à l’infosphère ou l’espace d’information, devenu un espace central dans les guerres asymétriques contemporaines, dont l’objectif est d’influencer les opinions publiques par une diversité de réseaux de médias et des procédés variables (la censure, la manipulation, la désinformation, la déception). Le cyberespace, espace virtuel dans lequel les flux d’information numérique croissent de manière exponentielle depuis les années 2000, se compose de réseaux informatiques interconnectés et d’acteurs en interaction. Enfin, l’espace du réseau social ou blogosphère apparaît comme un espace global et planétaire, toujours en interaction avec une communauté d’utilisateurs connectés en temps réel. Alors que la cyberattaque est le résultat d’une action d’une minorité sur une cible précise (un système bancaire, des services publics, etc.), le média social dispose d’un champ d’action plus large avec un effet immédiat et supposé dévastateur en atteignant les esprits. Son emploi dans une opération militaire est un phénomène récent qui apparaît à la fin des années 2000 dans le conflit entre Israël et les Territoires palestiniens (opération « Plomb durci » du 27 décembre 2008 au 28 janvier 2009, opération « Pilier de défense » du 14 au 21 novembre 2012 contre le Hamas dans la bande de Gaza). Ainsi, apparaît une diversité d’espaces, à la fois matériels et virtuels qui sont interdépendants.

Ces concepts (américains) insistent sur l’idée que la géographie militaire est un des moyens d’atteindre la supériorité informationnelle sur des objets ou des acteurs tout en suivant leur localisation en temps réel.

P. V. : Comment les révolutions géospatiale et numérique contribuent-elles à faire évoluer la pratique de la géographie pour le militaire ?

P. B. : Les changements actuels sont liés à la fois aux mutations technologiques et à la valorisation de l’approche géographique pour des besoins opérationnels. Ils apparaissent, d’abord, aux États-Unis. Dans le contexte de la Révolution des affaires militaires, consistant à utiliser les nouvelles technologies de l’information et de la communication dans l’ensemble des activités militaires, à partir de 1995, la géographie militaire américaine impulse un nouveau mode de fonctionnement et de pensée. Se sont imposés les concepts d’ « Information Dominance », dont fait partie la connaissance géographique, et le Geoint (« Geospatial Intelligence »), lié au « Geospatial Dominance », qui permet d’acquérir des analyses à partir de l’exploitation et de la fusion d’informations et de l’imagerie géospatiale. Ces concepts insistent sur l’idée que la géographie militaire est un des moyens d’atteindre la supériorité informationnelle sur des objets ou des acteurs tout en suivant leur localisation en temps réel. Dans sa doctrine, la National Geospatial Agency, créée en 2003 et employant près de 15 000 personnes, définit le Geoint comme « l’exploitation et l’analyse de l’imagerie et de l’information géospatiale pour décrire, visualiser les facteurs physiques et les activités géolocalisées sur la Terre » pour des missions de défense et pour l’action diplomatique dans le cadre des négociations internationales au profit de la police, de la communauté du renseignement et de la sécurité nationale. Le Geoint est ainsi synonyme de fusion d’informations géographiques à partir de plusieurs moyens : la cartographie, le géoréférencement et les données physiques, les systèmes d’informations géographiques, l’imagerie spatiale, la géolocalisation, les réseaux sociaux, les sources ouvertes et l’analyse géopolitique. Cette fusion des données constitue un défi technologique mais aussi humain avec l’objectif de produire des analyses géopolitiques prédictives. Celles-ci reposent sur de nouvelles méthodes de travail comme l’ « Activities Based Intelligence » qui valorise la géographie humaine pour identifier et anticiper des comportements d’acteurs avec une géolocalisation précise.

P. V. : En France, quelles sont les dernières évolutions de la géographie militaire ?

P. B. : Au début des années 1990 en Europe, la disparition de la menace provenant du Pacte de Varsovie (1955-1991) conduit à envisager un nouvel essor de la géographie militaire sur un plan à la fois institutionnel et académique. Le développement des opérations extérieures sur des théâtres jusqu’alors marginalisés, dans le Golfe Arabo-Persique en 1990-1991 et dans les Balkans (ex-Yougoslavie en 1992-1995, Kosovo en 1999), au Moyen-Orient, en Afrique (au Nord du Mali en 2013, puis au Sahel de l’Ouest avec l’opération Barkhane lancée en 2014) ou en Asie occidentale (Afghanistan entre 2001 et 2014), conduit à repenser son intérêt pour les militaires. En France, en 2000, est adopté le premier concept d’emploi de la géographie en opérations, renouvelé en 2013 et en 2016, pour les forces armées. Celui-ci intègre « les sciences du globe » (géodésie, topographie, hydrographie) et les sciences humaines (économie, politique, culturelle) dont les connaissances sont nécessaires en temps de paix et en temps de guerre ». La dépendance des armées françaises pour le renseignement géographique américain pendant la guerre du Golfe de 1990-1991 a conduit ensuite à la recherche d’une autonomie d’observation géospatiale et à la nécessité de disposer des connaissances géographiques sur de nouveaux théâtres d’opérations. Ces nouveaux besoins pour la conduite des opérations contribuent à un renouveau de la géographie militaire, d’abord sur le plan cartographique, puis dans l’organisation de l’analyse spatiale et géopolitique.

Dans le monde, seulement 40% des terres émergées sont cartographiés au 50 000e

Les besoins d’informations géographiques apparaissent très importants. Dans le monde, seulement 40% des terres émergées sont cartographiés au 50 000e tandis que les besoins sont estimés à 35 millions de km2 pour les cartes topographiques et 80 millions de km2 pour les images ortho-rectifiées. Lorsque les forces spéciales américaines entrent en Afghanistan en 2001, seulement 20% de sa superficie sont alors cartographiés. Les mutations géopolitiques mondiales, depuis le début des années 2000, ont accentué l’importance de l’information géographique dans l’activité militaire. Le Ministère de la défense, puis des armées, s’engage dans des programmes internationaux dès les années 1990, pour répondre au besoin de cartographier de nouvelles régions. Au sein du « Multinational Geospatial Co Production Program  » (MGCP), la France entreprend ainsi la cartographie d’un ensemble de régions dans le monde couvrant une superficie de 7 millions de km2. Au plan national, est conduit le programme Données numériques géographiques en trois dimensions (DNG3D) entre 2003 et 2014. Celui-ci permet de mettre en place des bases de données (Geobase defense et TopoBase Defense) et de réaliser de nouvelles cartes au 50 000e et au 250 000e dans le cadre du MGCP. Ce programme DNG3D est remplacé par GEODE4D (géographie, hydrographie, océanographie et météorologie de défense en 4 dimensions) qui doit intégrer non seulement les données de géographie physique et environnementale mais aussi des données humaines. Celui-ci doit permettre la production des données géographiques à partir de l’imagerie spatiale, des cartes des fonds marins et des modelés de prévision pour la météorologie et l’océanographie. La géographie militaire française connaît ainsi une période d’essor pour répondre aux besoins des armées, notamment pour le ciblage, le fonctionnement des drones et des avions de chasse, des systèmes d’information et de commandement ou des radars de détection missiles.

A partir du milieu des années 2010, l’approche Geoint tend à se développer dans les armées des Etats occidentaux et des pays émergents (Inde, Chine, Russie). En France, d’abord inspiré du concept américain, elle se caractérise par le même principe de fusion des données géographiques (géolocalisées et géoréférencées) à partir d’une diversité de capteurs. L’une des grandes innovations conceptuelles est l’intégration de la géographie humaine dans le processus de fabrication de l’information géographique au profit des unités et du commandement. Par exemple, après l’attentat contre deux journalistes à Kidal au Mali (massif des Iforas) en 2013, l’emploi de capteurs électromagnétiques, d’origine image et humain permet de produire une information géographique globale pour lancer une opération militaire contre les terroristes dans un délai très court. La création du Centre de renseignement géographique interarmées, première unité interarmées dédiée à cette approche novatrice de la géographie, en septembre 2014, témoigne de cette montée en puissance du Geoint français au sein du ministère des armées. Aujourd’hui, toutes les unités en charge de la géographie militaire s’orientent vers son application comme aide à la décision et un soutien aux forces.

La géographie militaire française connaît actuellement une phase de mutation sans précédent.

La mise en pratique du Geoint en France constitue une véritable rupture dans la manière de concevoir la géographie à des fins de Défense et de sécurité. Son développement conduit à repenser l’utilisation de la géographie comme une discipline globale et plus comme une branche d’activités. Il permet notamment la fusion de compétences et de savoir-faire jusqu’alors exploités de manière cloisonnée ainsi que la diffusion d’informations géoréférencées et analysées au sein des armées. Cette évolution assez récente à l’échelle de l’histoire de la géographie militaire, conduit à clarifier cette nouvelle discipline que certains experts anglo-saxons comparent au développement de l’informatique des années 1950-1970. Certains plaident, aujourd’hui, pour le développement d’une nouvelle « science de l’information géospatiale  ». Cette évolution est liée à la modernisation des capacités technologiques comme à une nouvelle culture géographique militaire soutenue par une industrie puissante : « New Space » (multiplication des satellites en orbite pour de nouveaux services de navigation, d’observation, de télécommunications), nouvelles résolutions (de quelques dizaines de centimètres) en imagerie spatiale, redécouverte de la géographie humaine, Big Data et Cloud, service de géolocalisation renforcé, etc. Le Geoint dépasse donc le domaine géospatial pour englober tout un ensemble d’activités. Il est à la convergence de moyens, de capacités et de conceptions de la géographie. De manière générale, il se définit par la nature des informations géospatiales avec un degré de précision variable, un écosystème spécifique tant militaire qu’industriel, la réalisation de produits spécifiques au profit d’un ensemble d’acteurs (du décideur politique aux chefs d’unités tactiques) sous la forme de cartes numériques, des outils de visualisation en 3 ou 4 dimensions issus de la géomatique et de l’éventail des systèmes d’informations géographiques, empruntés de plus en plus aux technologies civiles. L’ensemble de ces quatre domaines forme une discipline globale et un « écosystème » intégral, une corrélation et une analyse d’un ensemble de sources diversifiées.

En somme, le Geoint restitue l’essence même de la géographie militaire qui se veut une discipline de synthèse (géographie physique, géographie humaine). Mais il y ajoute la notion de performance de l’analyse dans un délai court et celle de la qualité de l’information par la fusion de différents supports et l’apport de différentes technologies de visualisation.

La géographie militaire française connaît actuellement une phase de mutation sans précédent. Depuis la naissance de l’École de géographie militaire entre 1871 et 1939, elle est apparue comme une discipline de réflexions et de connaissances incontournable pour l’activité militaire. Parallèlement, elle y associe la manière de représenter l’espace et la production de la cartographie militaire dont les origines apparaissent déjà à la fin du XVIIe siècle. La conception même de la géographie militaire évolue d’ailleurs au sens de production cartographique à partir de la Guerre froide, faisant oublier qu’elle repose aussi sur une analyse des rivalités de pouvoirs entre différents acteurs sur des territoires données. Au début du XXIe siècle, le développement des nouvelles technologies numériques et des capacités géospatiales favorise l’émergence d’une nouvelle conception de la géographie militaire. Connu sous le nom de « Geospatial Intelligence » aux États-Unis, depuis les années 1990, il devient incontournable dans de nombreuses armées nationales, notamment dans les armées françaises. Il renvoie à un processus de fusion d’informations innovant non sans bousculer des héritages profondément enracinés dans la culture militaire française. Ce sont ces dynamiques que tentent de montrer cet ouvrage.

Copyright Avril 2020-Boulanger-Verluise/Diploweb.com


. Philippe Boulanger, La géographie, reine des batailles , Perrin, 2020, 362 p. Sur Amazon

4 e de couverture

"La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre" (Yves Lacoste).
La géographie a toujours été une préoccupation des princes et des stratèges. La connaissance de l’environnement physique, des itinéraires, des ressources, des cités fortifiées, des populations à administrer, notamment, est en effet un des fondements des conquêtes et de la gouvernance territoriale : c’est chose entendue depuis l’Antiquité – Sun Tzu, en particulier, y consacre de longs développements dans L’Art de la guerre et Jules César, dans La Guerre des Gaules, atteste de l’exploitation tactique du terrain dans la manœuvre. Il a fallu cependant attendre le xixe siècle pour rationaliser les éléments de connaissances géographiques en Europe et assister à la naissance d’une géographie purement militaire : elle devient, parmi d’autres, un moyen de lutter contre l’occupation de territoires par les armées napoléoniennes.

Engagements militaires sur plusieurs théâtres d’opérations, sécurisation du territoire national face à la menace terroriste, bouleversements géopolitiques et géostratégiques régionaux, cartographies des infections, des virus et des bactéries, gestion des catastrophes naturelles, appui à la connaissance des zones à reconstruire, connaissance des cultures locales… Aujourd’hui au cœur de la révolution numérique et cartographique, et forte de nouveaux outils de haute technologie – comme les satellites de navigation permettant la géolocalisation en temps réel –, la géographie militaire connaît de profondes mutations.

Philippe Boulanger analyse ces changements avec maestria et nous guide dans ces territoires peu connus de l’historien, revenant sur l’invention de cette géographie spécifique, sur ses liens avec les opérations militaires et sur son avenir.

Sommaire Introduction. L’invention de la géographie militaire. La géographie militaire, un savoir stratégique. Géotactique, géopérationnel, géostratégie. Milieu naturel et opérations militaires. Environnement humain et opérations. « Geospatial Intelligence ». La révolution de la géographie numérique et militaire. Conclusion. Glossaire. Bibliographie. Table des matières.

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[1NDLR : En France, en janvier 2020, Florence Parly acte la création du Commandement de l’espace au sein de l’Armée de l’air. La ministre des Armées, Florence Parly, a signé l’arrêté portant création et organisation du Commandement de l’espace (CDE) au sein de l’Armée de l’air. Cette création fait suite à l’annonce du Président de la République samedi 13 juillet 2019 à l’Hôtel de Brienne et au discours de la ministre des Armées, Florence Parly, jeudi 25 juillet 2019 sur la base aérienne de Lyon-Mont Verdun. 220 militaires composent ce nouveau commandement qui sera installé à terme à Toulouse. L’Armée de l’air deviendra à terme « l’Armée de l’air et de l’espace ». Source : défense.gouv.fr

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