L’auteur s’exprime ici à titre personnel. Nicolas Bronard occupe actuellement les fonctions de chef du département « Recherche, innovation et communication » de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère des Armées. Il est également chef de projet ministériel « La Fabrique Défense ». Il a occupé de nombreux postes à la Délégation aux affaires stratégiques entre 2002 et 2014 en matière de prospective et de soutien à la recherche stratégique. Elu local depuis 1995 dans le Val d’Oise puis les Yvelines, il est auditeur de la 66e session nationale « Politique de défense » de l’IHEDN et auditeur de la 5e session « Diplomatie » du ministère des Affaires étrangères. Historien de formation spécialisé sur les questions nucléaires, il est également officier dans la réserve opérationnelle de l’armée de l’air et de l’espace. Compte twitter @NicolasBronard
Le Diploweb.com a ouvert un débat sur les études stratégiques en France par la publication d’un entretien avec M. Chillaud le 20 septembre 2020, « Les études stratégiques en France : des raisons d’espérer ? » Conformément à sa charte, ce site expert, pluraliste et transparent donne la parole à un contradicteur, N. Bronard, acteur du domaine. Après avoir pointé quelques convergences d’analyse sur le contexte historique, le chef du département « Recherche, innovation et communication » de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) actualise les données. Il en ressort un tableau d’ensemble probablement inédit des avancées réalisées depuis 2015 en matière de soutien à la recherche stratégique française.
LE CONSTAT EST partagé : les études stratégiques portant sur les questions de sécurité et de défense souffrent des particularités culturelles et des insuffisances structurelles du système français. Nous rejoignons en cela l’état des lieux assez critique opéré par Matthieu Chillaud dans son approche historique de l’écosystème national en matière de recherche stratégique. Cette situation apparait d’autant plus paradoxale qu’elle n’est pas nouvelle et a nourri, au cours des quinze dernières années, de nombreux rapports soulignant systématiquement les faiblesses structurelles de ce champ d’étude et formulant des propositions visant à régénérer et à consolider la recherche stratégique française, et plus spécifiquement les think tanks privés [1].
Ces faiblesses sont ainsi clairement identifiées et tiennent, historiquement, à la nature même du mode de construction de l’autorité politique de notre pays, centralisée et incarnée par une administration laissant au final un espace marginal aux experts et chercheurs externes aux sein des processus décisionnels étatiques. Ainsi, à de rares exceptions près, les milieux universitaires et décisionnels sont, en France beaucoup plus que chez nos partenaires européens et américains, hermétiques l’un à l’autre, ce qui nuit à l’émergence de personnalités respectées et reconnues autant qu’à la vitalité de la réflexion et de la mise en débat de cette politique.
Cette caractéristique a sans doute participé de la construction d’un sentiment de rupture relative entre les milieux décisionnels et les think tanks et universités. Elle a également restreint la capacité des experts et chercheurs français à peser dans le débat public. En dehors de quelques conférences ouvertes au public, mais auxquelles participe par définition un auditoire déjà intéressé ou directement concerné par ces questions, il est difficile d’affirmer l’existence d’un tel rôle en matière de relais d’opinion. Chercheurs et responsables de think tanks ne prétendent d’ailleurs pas jouer ce rôle, mais revendiquent plutôt pour leurs travaux et prises de position l’intérêt d’un regard « extra-décisionnel » sur une politique donnée et sa mise en œuvre.
A cette rupture historique entre « praticiens » et « académiques » s’ajoute un cloisonnement notable entre secteurs public et privé, contrairement aux Etats-Unis où le phénomène dit du revolving door permet une porosité salutaire. Il convient également de souligner la fragilité des modèles économiques de ces opérateurs, assignant chercheurs et experts publics et privés à une modestie de moyens financiers – avec les conséquences que l’on peut imaginer en termes de ressources humaines – bien éloignée du poids politique et de l’ambition de notre pays sur la scène internationale. Cette situation économique souligne le paradoxe de l’écosystème français, piégé dans un « entre-deux » mortifère : le retrait progressif de l’Etat en matière de financement du champ de la recherche stratégique au cours des vingt dernières années n’a pas pour autant pu être compensé par les acteurs privés, tant pour des raisons culturelles que fiscales, ce malgré les avancées de ces dernières années. Les entreprises françaises se montrent encore parcimonieuses en la matière, considérant ces financements comme des coûts éloignés de leur cœur de métier et non comme des investissements dans la durée. De leur côté, les think tanks souffrent encore d’un manque de savoir-faire et de moyens dans la recherche de financement.
Au final, la tendance naturelle des acteurs du secteur est de se tourner inexorablement vers l’Etat, malgré les critiques implicites dont il fait l’objet.
Le récent ouvrage de Matthieu Chillaud [2] portant sur les études stratégiques en France sous la Ve République apparaît à ce titre symptomatique de ce réflexe un peu schizophrène [3] appelant à l’autonomisation – légitime – du champ de la recherche stratégique face à un Etat vilipendé pour ses tentatives supposées d’asservissement des chercheurs, tout en regrettant les errements et l’absence de vision stratégique pérenne de ce même Etat…
L’ouvrage, et préalablement la thèse, de M. Chillaud offrent néanmoins le mérite de mettre sur le devant de la scène un sujet réservé, au mieux, à quelques initiés malgré sa dimension éminemment stratégique au moment où la concurrence internationale tend à s’exacerber dans un domaine plus que jamais considéré comme un puissant vecteur d’influence. L’approche historique privilégiée par M Chillaud présente à ce titre l’intérêt de souligner les tendances lourdes, et structurelles, de l’écosystème français.
Revers de la médaille, l’approche historique souffre fortement d’une absence d’actualisation qui aurait conduit à relativiser certains des constats opérés, à l’image des études commandées par le ministère des Armées et qui ont fait l’objet d’une rationalisation de fond depuis une demi-douzaine d’années. Un dialogue avec les principaux acteurs étatiques concernés aurait en effet permis de prendre en compte les avancées réalisées au cours des cinq dernières années en matière de soutien à la recherche stratégique. Des avancées fondées sur l’état des lieux et le socle des recommandations des rapports précédemment évoqués et, surtout, l’autocritique réalisée sans pudeur par le premier acteur institutionnel français en matière d’études stratégiques, à savoir le ministère des Armées.
En 2014, sur la base du constat d’une paupérisation croissante, en qualité et en quantité, du vivier des chercheurs français et d’une fragilité accrue des think tanks en matière de défense, la Délégation aux affaires stratégiques (DAS) soumettait au Cabinet une réforme du dispositif ministériel de soutien à la recherche stratégique relevant du domaine des sciences humaines et sociales. Cette réforme d’envergure, mise en œuvre par la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) depuis sa création en 2015, vise à garantir à moyen terme la satisfaction des besoins spécifiques du ministère, notamment soulignés en 2017 par la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale [4], reprenant le constat réalisé par les deux derniers Livres blancs sur la défense et la sécurité nationale [5]. Elle pose comme objectifs de long terme le développement du vivier des chercheurs français ainsi que la prise en compte spécifique des études de défense auprès de la communauté des experts nationaux et des enseignements académiques, l’une et l’autre se caractérisant par une préférence donnée aux questions géopolitiques et aux relations internationales. L’objectif, à terme, est ainsi de contribuer à faire émerger une filière de « War Studies » - d’où l’usage d’une dénomination anglophone qui ne traduit qu’imparfaitement le périmètre du sujet - auprès de la communauté universitaire française, dont elle est jusqu’à présent dépourvue.
La réforme mise en œuvre par la DGRIS se fonde ainsi sur :
. une politique volontariste en faveur de l’offre, qu’elle soit privée (think tanks ; instituts de recherche ; cabinets de conseil ; etc.) ou publique (universités) ;
. la mise en œuvre d’un partenariat spécifique avec les acteurs académiques, via le Pacte Enseignement Supérieur (PES).
Elle s’articule ainsi autour de trois leviers : les contrats d’études externalisées ; l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) ; le PES.
Depuis 2015, elle s’est traduite par :
. un investissement sans précédent du ministère des Armées au profit de la recherche stratégique nationale, dont le budget annuel a été porté à près de 10 M€, contre environ 7,5M€ au cours des années précédentes, et ce dans un contexte budgétaire peu favorable conduisant les autres acteurs institutionnels français à réduire leur soutien financier ;
. la priorité donnée aux jeunes chercheurs, avec la mise en place d’allocations doctorales (jusqu’à 10/an) et postdoctorales (jusqu’à 2/an), la prochaine attribution du label « centre d’excellence » au profit d’équipes de recherche universitaires (jusqu’à 3 labels ; 1,5M€ par label sur 5 ans, renouvelable), ainsi que la création du « Club Phoenix » visant à contribuer à l’insertion professionnelle des doctorants soutenus par la DGRIS auprès d’une centaine de partenaires privés (grandes entreprises françaises, cabinets de conseil, banques et assurances, think tanks, etc.) ;
. la volonté de favoriser la constitution d’une filière « War Studies » au sein des universités, avec la création d’un Groupement d’intérêt Scientifique (GIS) « Défense & sécurité », ainsi que la mise en œuvre de partenariats privilégiés (convention tripartite avec le CNRS et la Conférence des Présidents d’Universités, convention avec l’Ecole Normale Supérieure, etc.) ;
. plus généralement, la volonté d’affermir la relation avec les acteurs académiques en consolidant l’IRSEM dans son rôle d’interface et de soutien à la relève générationnelle. A ce titre, l’Institut a été rattaché à la DGRIS en 2015 et, depuis lors, a bénéficié d’une importante transformation (révision des statuts, révision du contrat d’objectifs et de performance, renouvellement de l’équipe de direction, renouvellement et réforme du conseil scientifique, mise en place d’une nouvelle politique RH). Le bilan d’activités des trois dernières années souligne ainsi les importantes avancées réalisées en matière de productions scientifiques de l’Institut, plus nombreuses et qualitatives, la contribution décisive apportée à la montée en puissance du PES au profit de la communauté des jeunes chercheurs, ainsi que les efforts réalisés en matière de valorisation des productions et de contribution au rayonnement de la pensée stratégique nationale ;
. enfin la DGRIS a souhaité dans le même temps soutenir les think tanks en leur offrant notamment une visibilité financière et contractuelle accrue : les contrats pluriannuels (3 ans) sont désormais majoritaires – ce qui constitue une véritable rupture depuis la création du dispositif des études externalisées en 1997 – tandis que leur budget moyen a également été sensiblement réévalué afin de rémunérer les think tanks au juste prix. Parallèlement, le volume annuel des contrats d’études a été diminué par trois (de 150 à environ 50 contrats) grâce à une rationalisation des besoins (suppression des doublons) et la ré-internalisation de certaines études, désormais prises en compte par l’IRSEM. Au final, les études commandées par le ministère des Armées font l’objet d’une meilleure valorisation et d’une meilleure exploitation.
Cinq ans après le lancement de cette réforme, on peut légitimement s’interroger sur les effets produits sur l’écosystème national en matière de recherche stratégique, ainsi que sur l’efficience du budget alloué. Certains considéreront que c’est encore trop peu, voire trop tard. L’on peut néanmoins d’ores et déjà dresser quelques constats, objectivés par les acteurs de cet écosystème. Des constats qui, tous, soulignent la mise en place d’un cercle vertueux :
. en privilégiant les contrats pluriannuels, densifiés budgétairement, le ministère a offert aux prestataires l’opportunité de recruter, fidéliser et spécialiser une communauté de jeunes experts jusqu’à présent soumise à une forte précarité (exemples : création des contrats-cadres « sécurité environnementale » et « énergies ») ;
. en finançant les doctorants et post-doctorants, il a également permis d’investir sur des sujets d’intérêt stratégique, qui jusqu’alors avaient été délaissés ou insuffisamment exploités ;
. en stimulant l’émergence d’une filière universitaire de « War Studies », le ministère a, pour la première fois, contribué à une meilleure prise en compte des sujets d’intérêt défense par la communauté universitaire ;
. en créant un espace d’échanges et de dialogue (Club Phoenix) entre l’administration, la recherche et le secteur privé, il a contribué au décloisonnement des sujets « défense » et a permis de rapprocher chercheurs et opérationnels, ainsi que les acteurs privés et publics ;
. en inscrivant son action dans la durée et en sanctuarisant les crédits idoines, le ministère des Armées a su créer les conditions d’une crédibilité et d’une confiance restaurées, incitant les acteurs nationaux à investir les domaines d’intérêt de la défense.
On le voit, l’action portée par le ministère ne se borne pas à améliorer un « système » mais nourrit bien comme ambition de contribuer à le réformer structurellement en soutenant la consolidation du modèle économique des opérateurs privés ainsi que l’émergence d’une relève stratégique, ce en lieu et place des postures consuméristes antérieures.
Pour autant, la politique de revitalisation de la recherche stratégique nationale n’aura de pertinence et de légitimité qu’en s’inscrivant dans la durée : la relève générationnelle implique nécessairement un objectif à 15 ans minimum. C’est à ce titre que les dispositifs de financement mis en place par la DGRIS relèvent désormais majoritairement d’une logique pluriannuelle, à l’image des contrats-cadres (jusqu’à 4 ans) et du label « centre d’excellence » (5 ans, renouvelable).
Cette inscription dans le temps long doit désormais permettre de consolider ce qui ne constitue qu’une première phase et d’investiguer de nouvelles voies. Il apparaît à ce titre opportun d’ouvrir le débat qui s’impose entre les acteurs nationaux, dans un contexte plus que jamais favorable : les partenaires universitaires n’ont jamais tant été incités à s’ouvrir – aux institutionnels, aux acteurs privés, à leurs homologues étrangers, etc. – tandis que le champ de la recherche a connu de profondes transformations au cours de ces derniers mois (réforme de l’IHEDN, création de l’IHEMI, dissolution du CSFRS, etc.).
Plutôt qu’un regard passéiste et pessimiste, nous préférons porter une ambition dont la voie nous semble de nature à servir les intérêts généraux et nationaux. Une voie déjà pour partie dessinée, fondée par exemple sur une logique d’hybridation – des thèmes d’étude, en favorisant par exemple le croisement des regards entre SHS et sciences « dures », ou des acteurs, combinant publics et privés, opérationnels et chercheurs – le rapprochement entre recherche, doctrine et enseignement, le développement de la recherche stratégique française sur la scène internationale ou enfin la diversification des modes de financement.
A certains égards, cette ambition peut apparaître comme utopique. Mais le progrès, auquel nous aspirons et qui, plus que jamais, doit constituer notre « boussole stratégique et morale », n’est, après tout, que l’accomplissement des utopies [6].
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Le chapeau de cet article fait référence à la charte du Diploweb.com : expert, pluraliste, transparent. Voici cette charte dont la première version date de 2001.
[1] Rapport de François Heisbourg portant sur la recherche stratégique (2003) ; lettre de mission du Ministre de la défense au Directeur de l’Enseignement Militaire Supérieur concernant le renforcement de la recherche académique de défense (2004) ; rapport d’Alain Bauer "Déceler – étudier – former : une voie nouvelle pour la recherche stratégique" (2008) ; rapport de Christophe Carle sur "La pensée stratégique et les think tanks" (2009).
[2] NDLR : Matthieu Chillaud vient de publier « Les études stratégiques en France sous la Ve République. Approche historiographique et analyse prosographique », Collection Logiques sociales, Paris, éd. L’Harmattan, 2020, 245 pages.
[3] NDLR : Le terme renvoie peut-être à une formulation de M. Chillaud dans l’entretien : « On a l’impression de vivre dans une logique aussi ubuesque que schizophrénique. »
[4] « L’existence d’un ensemble de centres de recherche universitaires et de think tanks contribue à nos capacités de connaissance, d’anticipation et d’analyse des crises. Elle suppose un rapprochement accru entre les mondes de la défense, de la recherche et de la formation »
[5] « La démarche prospective de l’État doit pouvoir s’appuyer sur une réflexion stratégique indépendante, pluridisciplinaire, originale intégrant la recherche universitaire ».
[6] Oscar Wilde, L’Âme de l’homme sous le socialisme (1891).
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