Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), François Géré étudie depuis 1985 les opérations psychologiques (propagande, désinformation). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, notamment aux éditions Economica La guerre psychologique (1995), La guerre totale (2001), La pensée stratégique française contemporaine (2017). Membre du Conseil scientifique qui soutient le Diploweb.com
L’information à l’heure d’Internet ouvre de nouvelles possibilités, y compris de manipulation. Il importe de saisir comment les progrès techniques ont renforcé la place de l’information dans notre quotidien et ses enjeux, désinformation comprise. Dans le contexte des élections à venir, tous les citoyens attachés à la démocratie y trouveront matière à réflexion.
François Géré a signé « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, Economica. Propos recueillis par Pierre Verluise, Fondateur du Diploweb.com.
P. Verluise (P. V) : Comment évaluer le rôle d’Internet dans la mondialisation et l’individualisation de l’information ?
François Géré (F. G) : Toute mutation profonde de civilisation affecte le mode de vie et les comportements de l’être humain. Dans quelle mesure, jusqu’à quel point l’âge informationnel transforme-t-il l’homme d’aujourd’hui et des générations à venir ? Immergé dans l’information, entouré de vecteurs nouveaux, récepteurs de messages de toutes natures, l’homme du XXIème siècle voit-il son pouvoir s’accroître, ou au contraire ses vulnérabilités s’aggravent-elles ? Le trouvons nous plus libre, ou subit-il de nouvelles dépendances, tombant sous le coup d’une forme plus insidieuse d’aliénation ?
En plein développement, l’âge informationnel se caractérise par une double transformation simultanée et étroitement interactive : l’une, la panmédiatisation, est d’ordre psycho-biologique, l’autre, le multimédia, relève de la technique et de l’économie.
La panmédiatisation
Elle questionne les mutations induites par l’avènement de l’âge informationnel sur l’esprit et le corps humain. En quoi, comment et jusqu’à quel point changeons nous ? En effet, la multiplicité des médias disponibles crée un environnement nouveau qui affecte le sujet humain : le rapport au réel ainsi qu’à son apparence, le rapport au temps et enfin, le rapport à soi et à l’autre. Jusqu’à quel point l’attraction grandissante du monde virtuel influe-t-elle sur la psychè, les comportements l’éducation et l’acquisition du savoir ?
La fabrication d’une nouvelle temporalité permet de disposer d’une chronologie décalée et flexible. Entre l’enregistrement et la consultation d’une information s’intercale un temps différé. Grâce à la « retransmission », au podcast par exemple, l’homme peut croire ou espérer maîtriser la gestion de son temps. En est-il modifié et dans quelle mesure ?
Simultanément, des prothèses s’accolent à son corps, se branchent sur ses sens et vont même jusqu’à le pénétrer. Elle comporte des incidences psychologiques sur la nature de l’ego. Faut-il parler de narcissisme exacerbé par un nouvel avatar, le « blog » ? S’il sort de la massification médiatique, l’être humain est-il rendu à sa liberté intellectuelle ? N’est-ce pas, à l’inverse, l’occasion de s’insérer dans des réseaux nouveaux, tout aussi aliénants ? On constate le renforcement de l’appartenance et parfois de la dépendance à l’égard d’un groupe, fondé sur des croyances, des superstitions, des particularismes, régionalismes et autres communautarismes.
L’essor d’un bien de consommation mondial : le multi-média
Une telle transformation ne pourrait s’incarner et développer ses effets sans le concours d’outils techniques, de vecteurs, toujours plus nombreux, divers, séduisants et performants.
L’emploi de ce terme « médias » tend à devenir obsolète en raison de l’extrême hétérogénéité technique et géographique de ce qu’il recouvre. Presse écrite, radio, télévision, cassette audio, cassette-vidéo, photos numériques, caméra embarquée, fichier MP3, Internet produisent chacun des effets propres et font l’objet d’utilisations très différentes selon les pays, les cultures, les classes sociales et les buts poursuivis par les organisations politico-idéologiques.
Ce double phénomène est créateur d’un homme différent non pas au sens génétique du terme mais au niveau sensoriel de son appareil perceptif. Quelles en sont exactement les composantes ? Et les incidences prévisibles dans chacun des moments de l’existence des individus et des sociétés, notamment en ce qui touche à l’affrontement, au rapport entre la paix et la guerre ? Un individu mieux informé, plus confiant en soi, serait-il moins agressif ? Ou bien largement désinformé, plus facilement manipulable, devient-il potentiellement plus incertain, imprévisible et dangereux ? Le développement à grande vitesse des plates-formes et des vecteurs de communication loin d’apporter des réponses satisfaisantes relance le questionnement en créant des problèmes supplémentaires.
P. V. : Quel est le rôle spécifique d’Internet dans l’accompagnement de ces mutations ?
F. G. : Voici déjà longtemps, dans les années 1970, les grands laboratoires de recherche scientifique comme le MIT de Boston, la DARPA du Pentagone ainsi que le CERN de Genève ont recherché des moyens de communication nouveaux correspondant aux possibilités offertes par le développement rapide de l’électro-informatique. La création d’Internet a mis à disposition d’un nombre croissant d’utilisateurs un nouveau vecteur qui, depuis ses origines, s’est voulu une avancée de la libre parole et de la transmission de la connaissance à travers le monde. Ainsi en revient-on à un principe fondamental : un vecteur n’est ni bon ni méchant, tout dépend des finalités qui président à son usage. Néanmoins dans l’âge de l’information Internet, de par ses propriétés remarquables, constitue une « révolution dans la révolution ». La souplesse et la facilité d’emploi, la rapidité de la communication, la formation d’une toile de dimension mondiale (world wide web) en font un outil exceptionnel de propagande et de possible désinformation. Qui pouvait rêver d’un aussi puissant moyen de propagation de rumeurs et de critiques fondées ou non ?
P. V. : En quoi la communication est-elle affectée par Internet ?
F. G : L’irruption rapide d’Internet, son ampleur, sa diversité créent, au regard de l’information une tendance de fond : la « réindividualisation » (réappropriation individuelle) et la « démassification ». Elle va dans le sens du « panmédiatisme » mais aussi de la possible réappropriation par l’individu de l’information par le biais d’une sélection critique, celle de ses goûts (on peut les conditionner) mais aussi celle de ses intérêts, plus difficiles à cerner de l’extérieur. Internet parachève le phénomène déjà perceptible de sortie des médias de masse vers l’information individualisée, ciblée, productrice de rassemblements d’informés ou d’informés qui se fédèrent librement.
Cela affecte notre vie quotidienne à savoir la manière dont nous travaillons, dont nous consommons, dont nous interagissons. Cela touche également les producteurs et les contrôleurs traditionnels de l’information tels que l’Etat, les grands groupes financiers, mais aussi les nouveaux producteurs d’information à savoir les organisations non gouvernementales humanitaires mais parfois radicales et violentes. Reste à savoir qui, de tous ces acteurs, tire le meilleur parti de cette décentralisation portée par une mutation du rapport au temps et à l’espace.
Internet est devenu un outil économique et financier à travers lequel circulent des milliards de dollars. C’est donc un moyen de spéculation et bien évidemment de manœuvres de désinformation économique. C’est aussi une forme de dépendance considérable des individus dans leur vie privée, dans leur existence professionnelle. Internet n’est pas encore à la disposition de tout le monde : de fortes disparités géographiques et sociales persistent. Les plus défavorisés pourraient se trouver écartés de cette chance et retomber dans la misère particulière des laissés pour compte de l’âge de l’information.
Mais c’est aussi un théâtre d’affrontement : un espace où l’on espère gagner et risque de perdre et pas seulement de l’argent. Est mise en jeu l’influence sur l’état des cœurs et des esprits qui affecteront les comportements et induiront des pressions sur l’autorité politique, donc sur la décision finale.
On comprend le désarroi des appareils d’Etat, des organisations lourdes et des bureaucraties ankylosées face à ce déferlement d’inconvénients pour leur discours officiel mais aussi d’opportunités qu’ils savent encore mal exploiter. Ce n’est certes pas un hasard si Internet a été immédiatement utilisé par les organisations non gouvernementales, humanitaires ou violentes, afin de diffuser leurs messages. L’utilisation d’Internet est presqu’immédiatement familière aux organisations militantes –indépendamment de leurs objectifs- car elle correspond aux techniques de la guérilla : concentration soudaine, surprise, action, disparition, réapparition, changement de terrain (de thèmes). Internet permet de créer des forums temporaires qui font leur œuvre dans les esprits avant même qu’il soit possible de vérifier la véracité de l’information. Les journalistes sont également pris de vitesse et doivent suivre, n’arrivant que trop tard pour attester de l’existence du fait ou constater son caractère fictif.
Sur les forums, à travers les « chats », dans les commentaires sur les « blogs » se livre une étrange bataille, nouvelle en ses formes bien que traditionnelle en sa nature. La nouveauté profonde tient à ce que le traditionnel s’insère dans un environnement différent qui valorise et amplifie cette intervention. Hier, propagande et contre propagande se développaient en « contre » mais en parallèle, s’interpellant sans se rencontrer directement. Caricaturons : s’il y avait rencontre entre distributeurs de tracts ou colleurs d’affiches, les adversaires passaient directement au pugilat. Aujourd’hui, Internet forme un théâtre d’affrontement virtuel dont l’issue immatérielle détermine le moral des combattants dans les espaces de guerre directe de plus en plus rares et dans les zones grises de violence recourant aux modes d’action dégradés mais bien réels et très opératoires que constituent le terrorisme et la guérilla.
On peut sur de nombreux terrains et dans bien des circonstances très différentes multiplier les exemples qui permettent de constater combien le préjugé de départ pèse sur la capacité à accepter ou refuser l’information et la désinformation. En 2007, durant deux jours, l’économie estonienne fut paralysée par une attaque massive sur Internet qui satura l’ensemble du réseau, rendant impossible toute transaction. Suivit une campagne d’information désinformation pour établir d’où provenait l’agression, le gouvernement estonien accusant la Russie qui bien évidemment répliqua en retournant ces accusations comme un regain de provocation de la part de Tallin dans un contexte diplomatique fort tendu.
MM. Ben Laden et Zawahiri diffusent leurs messages via Internet, même s’ils ne négligent pas le transfert de la bonne vieille bande vidéo (voici encore une vérification de l’axiome : un medium n’en supprime jamais un autre).
Depuis 2008 l’Afghanistan voit se développer sur Internet une guerre de l’information-communication. Les Talibans sont capables de déverser un flot d’informations tantôt exactes, tantôt absolument fausses, essentiellement dirigées vers les pays de l’OTAN mieux dotés en Internet que les guerriers du Waziristan. Il suffit d’implanter le germe de la discorde auprès d’internautes de pays où l’on doute sérieusement de la nécessité de cette intervention militaire.
Mais il existe aussi d’innombrables rumeurs sur l’espionnage de la « toile » par le Pentagone, par le réseau Echelon, par tous les services secrets. En 1998, Bill Gates fut accusé de collusion avec la National Security Agency (NSA), responsable de toutes les écoutes électroniques, tout simplement parce que les logiciels édités par Microsoft sont vendus à des utilisateurs qui ignorent les conditions de fabrication du produit alors que les services américains en auraient été informés. Un monopole s’est constitué grâce au contrôle des noms de domaines (DNS) par une sorte d’annuaire qui enregistre les identités des accédants.
Finalement les seuls à avoir osé défier le monopole américain sur l’Internet sont les Chinois en s’affranchissant du DNS américain. Pékin a créé à grands frais un système à deux étages qui permet l’accès dans la représentation par idéogrammes mais qui contrôle l’accès et institue de ce fait une remarquable censure selon que l’internaute est privé des informations qui circulent en dehors du système de reconnaissance des identités. C’est aussi une forme de repérage des tentatives pour tourner le système. Cet ensemble de dispositions porte le nom de « bouclier doré ».
P. V. : Quel rôle jouent les réseaux sociaux ?
F. G : Désormais incontournables, ils ont démultiplié la quantité de communication au détriment de la qualité de l’information. La quantité de messages s’en est trouvée augmentée à l’échelle de l’humanité en fonction de la vitesse de l’émission-réception. Or, quels que soient les immenses bienfaits économiques et culturels de ce saut quantitatif, les effets négatifs sont apparus, qui contribuent à tempérer sérieusement l’optimisme.
En pensant pouvoir s’affranchir des médias de masse, notamment de la télévision, qui imposaient l‘information, on a voulu et espéré créer, chacun pour soi, et avec son réseau particulier de correspondants familiers, une information autonome, fiable et satisfaisante. Or les réseaux sociaux ont démultiplié la quantité de communication au détriment de la qualité de l’information. Tout en créant l’illusion de la liberté individuelle, en flattant l’ego (à cet égard, le selfie constitue un avatar caricatural de cette involution), ils ont provoqué une grégarisation aliénante favorisée par l’appât du gain. De fait, Facebook, par le filtrage, regroupe les personnes qui partagent les mêmes opinions. Ils communiquent entre eux sans égard pour ceux qui pensent différemment. Il n’y a donc aucun dialogue, aucune confrontation d’idées mais une juxtaposition temporaire de groupes d’opinion parallèles et de bulles de croyances enfermées sur elles-mêmes. On ne partage pas l’information ; on se conforte dans ses croyances en construisant un communautarisme informationnel. Ces nouvelles sectes, ne recevant que les informations qui les satisfont, abandonnent tout esprit critique et toute velléité de vérification de l’authenticité. Elles sont particulièrement réceptives à la propagande et réceptives à la désinformation.
P. V. : Quel est le rôle actuel de la propagande et de la désinformation ?
F. G : Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la propagande a mauvaise réputation. L’usage qui en a été fait par le fascisme et le nazisme explique le rejet d’une activité très ancienne, longtemps considérée comme légitime. La propagation de la foi constitue pour de nombreuses religions une mission pour les prédicateurs. L’histoire du christianisme sous l’empire romain s’apparente à une formidable entreprise de propagande étonnamment réussie. La raison de la péjoration contemporaine de la propagande tient au fait que les régimes totalitaires ont délibérément confondu information et propagande tandis qu’ils contrôlaient étroitement les sources d’information et interdisaient la diffusion d’informations contradictoires et l’expression d’opinions divergentes.
La propagande accompagne toutes les situations d’affrontement. Elle a joué un rôle éminent durant les deux guerres mondiales. C’est en 1914-1918 qu’apparut l’expression « bourrage de crâne » pour qualifier l’énormité des exagérations de la propagande française en faveur de la guerre. Durant la Guerre froide Voice Of America, Radio Free Europe ou la BBC avaient pour tâche de fournir une information exacte et de promouvoir les valeurs démocratiques du monde libre qui s’opposaient, par nature, à l’idéologie communiste. On peut considérer qu’une des raisons de l’échec des Etats-Unis dans la guerre du Vietnam tient à l’impact de la propagande pacifiste qui rendit le conflit impopulaire notamment parmi les jeunes qui, soumis à la conscription, devaient risquer leur vie dans un conflit dont les buts, mal identifiés, paraissaient illégitimes.
La propagande se divise en trois catégories.
La propagande ouverte dite blanche, dont la source est déclarée, diffuse une information fondée sur les faits et l’analyse créée par des émetteurs identifiables. En ce sens elle ne diffère pas de la presse d’opinion qui affiche clairement sinon son affiliation à un parti politique (ce qui est de plus en plus mal vu) du moins son soutien à un corpus de valeurs (une « ligne » éditoriale) plus ou moins nettement défini. Même si elle présente les faits avec des inflexions analytiques conformes à un point de vue, elle ne se cache pas. Elle ne cherche pas à tromper mais à influencer l’état d’esprit et les modes de pensée d’une audience déterminée dans un but d’adhésion ou de bienveillance à l’égard de la thèse que l’émetteur cherche à défendre.
La propagande grise dont la source de l’information est indéterminée n’est revendiquée par aucun organisme. Elle est diffusée de manière neutre. C’est une retransmission sans point de vue, sans objection. Elle se rapproche de l’information simple mais aussi de la rumeur.
Enfin la propagande noire qui dissimule sa source ou fabrique une fausse origine. On peut l’assimiler à la désinformation car elle est secrètement préparée, organisée, planifiée et exécutée en vue de produire un effet de déstabilisation psychologique sur une cible considérée comme l’ennemi.
Il existe trois catégories de « cibles » ou de « destinataires »-récepteurs :
. son propre camp dont on veut renforcer les convictions et protéger contre la propagande adverse ;
. l’ennemi dont on cherche à saper le moral ;
. les « tiers » : neutres, alliés, communauté internationale……que l’on cherche à gagner à sa cause.
Le message propagandiste varie en fonction des spécificités de chacune de ces cibles.
Quant à la désinformation, elle s’entend comme l’élaboration et la communication délibérées d’une fausse information soigneusement travestie afin de présenter les apparences de l’authenticité. Elle vise à égarer le jugement du récepteur-cible, à l’inciter à prendre des décisions inappropriées et à l’engager dans des actions contraires à son intérêt. La désinformation, ainsi entendue, a existé de tous temps. Mais elle joue un rôle de plus en plus important à la mesure du développement de l’information et de la multiplication des vecteurs de communication. Le phénomène des informations falsifiées (fake news) a rapidement pris une ampleur considérable en investissant les réseaux sociaux. Il correspond à la dissémination d’une information fausse par les canaux médiatiques (presse, radio, web). Il peut s’agir d’une entreprise délibérée (désinformation) mais aussi d’une honnête erreur ou d’une négligence (mésinformation).
L’essor du phénomène s’explique par la multiplication en très peu de temps des réseaux sociaux (Linkedin, Facebook, You Tube, Twitter et Instagram ont vu le jour entre 2003 et 2010), et la puissance des moteurs de recherche (Google). En intensifiant la circulation de l’information, ils ont favorisé la diffusion de la propagande et de la désinformation. Ils présentent quatre propriétés majeures d’un grand intérêt pour le désinformateur :
. l’anonymat de la source ;
. l’accès à une audience illimitée (1 milliard d’utilisateurs de Facebook en une journée) ;
. un faible coût technologique ;
. la possibilité d’une dénégation plausible.
Une page facebook est perçue comme un divertissement par les utilisateurs et une source de revenus pour les annonceurs des nombreuses publicités. Malheureusement, ces pages sont truffées de fausses informations. Une enquête du Monde a montré que sur une centaine de pages on relevait 233 messages renvoyant à une fausse information.
L’invasion des réseaux sociaux par les informations falsifiées, aggravée par l’appropriation illégale des données de la vie privée prend la forme de véritables campagnes visant à tromper l’opinion et à fausser le fonctionnement normal des élections. Certains Etats utilisent ces vecteurs à des fins d’ingérence dans la vie politique. En 2016, le referendum britannique sur le Brexit et les élections présidentielles américaines ont été gravement polluées par l’injection de rumeurs mensongères et de calomnies distillées par des officines masquées pour fausser l’esprit des électeurs.
Ainsi, confronté à la prolifération croissante de messages truqués, incertains, invérifiables, le citoyen est frappé de désarroi et parfois sombre dans la mécréance. Il finit par douter de la vérité, de l’objectivité et, même, de la réalité. Afin d’éviter cette corruption des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques, mais aussi la corrosion de toute connaissance scientifique, il importe d’éduquer le citoyen en sorte qu’il prenne en main avec un esprit critique et quelques outils adaptés, -notamment les systèmes comme Désintox ou Décodex récemment créés par les médias-, son destin au sein de la société de l’information. Il faut désapprendre l’usage étourdi, grégaire et purement ludique des réseaux sociaux pour construire sérieusement, de manière responsable, son information et sa communication : savoir comparer, recouper, vérifier, prendre le temps de la réflexion en s’interrogeant sur la valeur des messages.
P. V. : Assiste-t-on à un essor des théories du complot ?
F. G : Ce terme possède de nombreux synonymes tels que la « conjuration » de Catilina, au premier siècle avant JC, exposée par Salluste… ou la « conspiration » des Egaux de Gracchus Babeuf, en 1798. Le suffixe « com »suggère une entreprise concertée réunissant secrètement plusieurs personnes afin d’agir contre un ennemi et de servir leurs propres intérêts. Souvent ils se lient symboliquement par un serment solennel. Toute entreprise de subversion par un coup d’Etat, par des actions terroristes implique un complot. C’est pourquoi dans sa forme moderne, la loi française entend punir une « association de malfaiteurs liée à une entreprise terroriste ».
Durant les périodes révolutionnaires ou à l’occasion de profonds changements institutionnels, le complot constitue à la fois une réalité et une obsession ainsi qu’une forme de manipulation des opinions et un outil de provocation au service d’une stratégie de prise de pouvoir. Loin d’avoir été épargnés par les tumultes révolutionnaires idéologiques, tant politiques que religieux, les Anglais durant le XVIIème siècle vécurent dans une ambiance de complots. A ce point même qu’une « culture » s’est durablement établie à travers la célébration festive de guy fawk (responsable de la conspiration des poudres ourdie par les Catholiques) par les enfants qui en font une cérémonie de réjouissance, réminiscence légère d’un bûcher.
Toutes les périodes d’incertitude engendrent cette psychose du complot de l’intérieur soutenu par l’étranger hostile. Le révolutionnaire parvenu au pouvoir sans légalité voit l’ennemi partout : complot des aristocrates contre la République française, menées de la CIA… en Iran, au Chili etc.
Des personnalités éminentes ont privilégié le complot comme mode d’action politique. Louis Napoléon Bonaparte passa le plus clair de la première partie de son existence à comploter jusqu’à la réussite du 2 décembre 1851 qui allait faire de lui l’empereur Napoléon III. Le retour au pouvoir du général de Gaulle et le passage de la IVème à la Vème République se sont effectués dans une ambiance de complots entrecroisés.
Quasi éternelles, les théories du complot ont pris une importance croissante dans l’ère informationnelle. Le principe repose sur une explication d’événements exceptionnels et donc mystérieux par le complot soi-disant révélateur de leur vérité cachée. Il s’agit d’une propension persistante du jugement humain, systématiquement entretenue par ces médias grand public surnommés « tabloïds ». Il fournit un déterminisme simpliste, une logique démonstrative à ce qu’il est difficile de comprendre. L’explication par le complot bénéficie d’une vertu d’évidence, rassurante en ce qu’elle désigne un bouc émissaire responsable de tous les maux. De ce fait la recherche pénible de responsabilités partagées et dérangeantes n’a plus lieu d’être. C’est aussi la porte ouverte pour tous les négationnismes. La désinformation en fait donc un de ses procédés ordinaires de prédilection.
Le catalogue des thèses complotistes expose des dizaines de milliers d’ouvrages et des millions de messages électroniques qui se propagent et s’enflent par contagion et rumeur associative. En voici quelques exemples [1] :
« Les Juifs et les Franc-maçons se sont acharnés à diviser et affaiblir la France, ce qui explique le désastre de juin 1940.
Les Etats-Unis ont poussé Saddam à envahir le Koweit en 1990 pour se débarrasser de lui.
Le complot sioniste relayé par ses lobbies et la ploutocratie juive investirait le monde entier conformément au Protocole des Sages de Sion, document datant de 1903, reconnu factice et cependant toujours diffusé.
Lady Diana a été assassinée.
L’administration Bush a organisé le 11 septembre 2001.
Hillary Clinton appartient à la secte des Illuminati qui cherche à dominer le monde… » et ainsi de suite.
La difficulté consiste à établir une ligne de partage rigoureuse et fondée entre la réalité d’actions clandestines hostiles et la rumeur qui court sur de telles entreprises. La désinformation procède à de telles manipulations afin de mettre en difficulté la diplomatie des pays adverses voire à déstabiliser des gouvernements ou des hommes politiques. Etre simplement soupçonné de travailler pour la CIA ou d’entretenir des contacts avec le FSB (ex KGB) pèse lourd dans la réputation d’une personnalité.
Le recours systématique à l’accusation de complot caractérise les régimes despotiques ou totalitaires. L’invention de complots de toutes pièces constitue un système de gouvernement afin d’éliminer des personnes ou des factions ayant acquis trop de pouvoir. Ce peut être aussi une façon de manipuler l’opinion notamment en suggérant « la main de l’étranger » comme cause toutes les difficultés en réalité imputables au régime lui-même. La manipulation de l’opinion populaire pour en détourner le mécontentement sur des « boucs émissaires » constitue une manière remarquable de gouvernement par la désinformation permanente. Les services de police fabriquent des preuves, ou obtiennent des aveux par le chantage, la corruption ou la torture. Le NKVD de L. Béria, peu avant la mort de J. Staline (1953) avait fabriqué un « complot des blouses blanches » supposé attenter à la vie des dirigeants soviétiques. Les Juifs et, en général, toutes les petites communautés culturellement allogènes, ont souvent été les cibles de cette désinformation provocatrice de déchaînements de fureur de masse (pogroms). Ce phénomène se retrouve en Asie où, fréquemment, les minorités chinoises se sont vues accuser de comploter afin de s’emparer du pouvoir.
Plus la liberté d’information est bridée, plus l’investigation critique est difficile, plus les théories du complot se développent. Cela dit dans les sociétés où l’information circule à flot, il y a aussi place pour toutes les explications fantaisistes ou délirantes par le complot. On relèvera deux variantes : le canular et le négationnisme.
Le canular est une forme de désinformation en version aimable et humoristique. Le principe est identique qui consiste à faire croire à la réalité d’une fiction, à la vérité d’un mensonge élaboré avec soin de manière à présenter toutes les apparences de ce qu’il n’est pas. On parle de « poisson d’avril », de « hoax ». Le procédé exploite la crédulité mais aussi les préjugés, les superstitions qui créent un milieu favorable à la réussite du canular. La loi du genre veut que le faux soit rapidement avoué à ceux que l’on a abusé. Ce n’était qu’une bonne plaisanterie et la personne trompée s’amuse de sa propre crédulité, bien que parfois elle puisse rire « jaune ». Mais on constate à quel point la frontière est ténue. Orson Welles l’avait expérimenté, dans une émission radiophonique présentant en direct l’invasion des Etats-Unis par les Martiens. L’annonce du canular arriva trop tard pour enrayer la panique. Certains théories complotistes voisinent avec le canular tant l’affirmation est énorme. « Personne n’est jamais allé sur la lune » apparaît comme l’envers de l’invasion des Martiens.
Le négationnisme constitue un travail de réécriture et de réinterprétation d’un passé –qui n’a pas encore précipité en Histoire parce qu’il reste des témoins, des survivants, parce que les archives n’ont pas encore été intégralement ouvertes…. Ou, à l’inverse, à la mort de tous ceux qui pouvaient avoir vécu les faits commence une entreprise de négation dès lors que plus personne ne peut objecter. La démarche consiste, en principe, à rétablir la vérité sur des faits antérieurement présentés de manière erronée involontairement ou non, ou incomplète partielle ou partiale en démontrant que ce qui était tenu pour avéré ne correspond pas à la réalité des faits. Somme toute cette entreprise critique n’a en soi rien de répréhensible, bien au contraire. Toutefois, dans sa version extrême, caricaturale, le négationnisme finit par prétendre que tel ou tel événement n’a pas eu lieu : « les chambres à gaz n’ont pas existé ; personne n’a jamais marché sur la lune, aucun avion n’a touché le Pentagone le 11 septembre 2001 ».
Copyright Mars 2019-Géré-Verluise/Diploweb.com
Publication initiale 24 mars 2019
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François Géré, « Sous l’empire de la désinformation. La parole masquée », Paris, éd. Economica. Sur Amazon
4e de couverture
Différente de la propagande, la désinformation se définit comme une entreprise secrète de conception, de fabrication et de diffusion d’un message falsifié dont le but est de tromper le récepteur-cible afin de l’induire en erreur et de le faire agir contre son intérêt. Toutes les époques et tous les régimes en ont fait usage. La guerre froide en a fait un instrument privilégié. Pratiquée par des spécialistes discrets, la désinformation est restée une arme de guerre psychologique originale dont les effets étaient difficilement mesurables. Le succès de la désinformation se mesure à notre ignorance de son action mystérieuse.
Nul ne parlait encore de « réalité alternative » ni de fake news.
Or en l’espace de quelques années, profitant de l’Internet, de réseaux sociaux prédateurs comme Facebook et des nouvelles plates-formes, la désinformation s’est introduite dans la vie quotidienne des citoyens et dans les relations entre les États. Elle s’insinue dans l’esprit de chacun à coup de tweets en cascade. Elle devient un instrument d’ingérence majeure pour fausser le choix des électeurs. Elle corrompt la démocratie, déstabilise l’équilibre des pouvoirs et mine la crédibilité de l’information. Les notions de réalité, de vérité et de fait authentique sont bousculées. Le soupçon et le doute nourrissent un scepticisme malsain où se dissout le libre arbitre de l’individu responsable.
L’empire de la désinformation connaîtra donc des phases d’expansion et de rétraction mais la lutte entre vérité et mensonge, entre lucidité et aveuglement ne cessera jamais. C’est de ce nouveau combat, essentiel pour l’avenir de chacun de nous, que ce livre cherche à rendre compte.
Professeur agrégé, docteur habilité en Histoire des relations internationales et stratégiques contemporaine, président de l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS), François Géré étudie depuis 1985 les opérations psychologiques (propagande, désinformation). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, notamment aux éditions Economica La guerre psychologique (1995), La guerre totale (2001), La pensée stratégique française contemporaine (2017).
[1] NDLR : Citer n’est pas valider
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