Maître de conférences en études slaves & géopolitique (université Paris VIII). Enseignant en géopolitique et langue russe, ses recherches portent sur le secteur russe de l’innovation civile au sens large, et plus particulièrement sur l’organisation du cyberespace russophone.
L’auteur retrace le développement – en apparence paradoxal – d’un réseau informatique libre et ouvert en Union Soviétique à compter des années 1980. Cette étude lève un voile sur l’histoire de l’Internet comme sur celle de l’URSS.
A PREMIERE VUE, parler d’un « Internet soviétique » peut paraître anachronique et absurde. Anachronique parce que le développement massif de ce que l’on appelle communément « Internet » intervient dès le milieu des années 1990, soit à une période postérieure à la chute de l’Union Soviétique. Absurde parce que le fonctionnement de cet « Internet », de même que les modalités de son développement, sont largement incompatibles avec l’organisation économique et politique de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). En effet, on entend généralement par « Internet » le regroupement d’une multitude de réseaux et de protocoles divers qui, mis bout à bout, ont constitué une « toile » où l’information circule librement. Internet est ainsi décentralisé et principalement structuré par les initiatives privées : chaque machine connectée peut potentiellement devenir un serveur, et son propriétaire diffuser à peu près tout ce qu’il souhaite. A l’opposé de cette logique, on trouve justemnt l’Union Soviétique, où contrôle de l’information et mise au secret comptent parmi les principaux piliers d’un système politique engagé dans la lutte idéologique contre les ennemis « de l’intérieur et de l’extérieur ». La censure y est banale, rythmée par les interprétations du marxisme-léninisme. Chercheurs et écrivains doivent par exemple soumettre leurs propositions de publication à un organe de censure, le Glavlit, qui juge la validité idéologique des écrits. Le contrôle des circuits d’information et leur éventuelle mise au secret au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat est lui aussi monnaie courante : des dizaines de villes n’ont ainsi aucune existence officielle en raison de leurs activités stratégiques, alors que le moindre photocopieur est conservé sous clé, son utilisation nécessitant une autorisation administrative spéciale.
Malgré tout, un Internet soviétique a bel et bien existé, selon un mode de circulation de l’information libre et décentralisé très proche de celui du « Web » contemporain. En témoigne par exemple la persistance de cet étrange vestige numérique qu’est le nom de domaine .su (pour Soviet Union), encore actif de nos jours. De même, certains canaux de discussions utilisés par les quelques internautes soviétiques pour discuter politique à l’abri des oreilles du KGB existent encore dans les recoins du « deep web » - cette partie du réseau inaccessible par les navigateurs et les moteurs de recherche classiques.
Fin 1991, soit au moment où l’Union Soviétique s’est écroulée, ils sont en effet déjà plusieurs centaines de citoyens soviétiques à être reliés les uns aux autres par modem. Depuis quelques années, ils discutent en temps réels avec des internautes occidentaux, sans la moindre censure. Au départ, il s’agissait essentiellement de réseaux scientifiques utilisés par une poignée d’ingénieurs et de chercheurs pour faciliter l’échange de données. Mais petit à petit, les échanges professionnels laissent place à des discussion d’une toute autre nature : au fur et à mesure que l’URSS s’enfonce dans la crise économique et politique qui précipite son effondrement, des cadres scientifiques se sont mis à discuter « en ligne » de cette situation préoccupante. Grâce aux réformes de la Perestroïka, certains de ces ingénieurs et scientifiques ont pu systématiser ce qui n’était alors que discussions informelles et cachées au cœur du réseau, en créant des salons de discussions dédiés à la politique interne de l’URSS ou encore en fondant le premier (et le seul) fournisseur d’accès Internet (FAI) d’Union Soviétique.
Curieusement, cet épisode de l’histoire soviétique demeure peu connu, et rares sont les travaux qui lui sont consacrés. C’est pourtant au sein de cette petite communauté de passionnés que plusieurs grands noms du Web russe contemporains ont fait leurs premières armes, à l’image d’Arkady Volozh, fondateur de Yandex (moteur de recherche n°1 en Russie, devant Google). C’est également de là que viennent nombre des informaticiens qui travaillent aujourd’hui dans le domaine de la cybersécurité en Russie, mais également en Israël, où beaucoup d’anciens internautes soviétiques ont émigré. L’étude de cette « matrice » que fut l’Internet soviétique apparaît dès lors comme utile, ne serait-ce que pour comprendre certaines relations et les rivalités de pouvoir qui structurent aujourd’hui encore le cyberespace russophone, et qui trouvent leurs racines dans cet âge de pierre du numérique russe.
D’autant plus que les sources ne manquent pas : de vieux serveurs soviétiques contenant les archives de plusieurs années de discussions et de publications ont été répliqués sur des miroirs, fournissant ainsi des milliers de pages utiles à ceux qui voudraient retracer cette aventure technologique méconnue et construire une nouvelle méthodologie d’approche de problématiques plus contemporaines. Ainsi, cet article se veut une première tentative de déblayage et de mise en ordre, à partir de données et d’archives récoltées et traitées depuis plus de deux ans, sur le développement d’un Internet soviétique. Des balbutiements de la mise en réseau d’ordinateurs en URSS dans les années 1960 à la constitution d’une communauté d’internautes solidement structurée par l’anticommunisme, il s’agira ici de retracer le développement – en apparence paradoxal – d’un réseau informatique libre et ouvert en Union Soviétique.
L’histoire de l’Internet soviétique est étroitement liée à la guerre froide. Dans les années 1960 et 1970, les symboles de la compétition est-ouest que furent l’arme atomique ou la conquête spatiale nécessitaient le traitement d’informations très complexes. En Union Soviétique, le traitement des données nécessaires au fonctionnement de ces secteurs était assuré par des calculateurs, dont les premiers furent développés dès 1948 au sein du Goulag par des prisonniers politiques anciennement mathématiciens ou physiciens [1]. Très vite, la montée en complexité des tâches à accomplir (simulations de tirs nucléaires, calculs d’orbites …) exigea des capacités de calcul bien supérieures à ce qu’autorisait l’informatique de l’époque. La seule réponse viable à ce défi fut, dès le début des années 1960, la mise en réseau de calculateurs, afin de créer des super-calculateurs constitués de plusieurs dizaines d’unités. A leur tour, les super-calculateurs furent bientôt mis en réseau avec d’autres constructions du même type, afin par exemple de faciliter le transit d’informations stratégiques sur des milliers de kilomètres tout en décuplant les puissances de calcul. Pour répondre à ces besoins, les Etats-Unis comme l’URSS mirent alors au point de vastes réseaux informatiques militaires ou scientifiques, dont l’organisation divergea bientôt radicalement. Les Américains firent par exemple le choix de développer un important réseau militaire dont les caractéristiques fondamentales sont encore celles de l’Internet contemporain. Largement considéré comme « l’ancêtre » du Web, ce réseau connu sous le nom d’Arpanet permettait à deux utilisateurs de dialoguer grâce à leurs ordinateurs, via une architecture décentralisée leur permettant de continuer à opérer, même en cas d’attaque nucléaire et de destruction des centres de commandement.
Au contraire, les Soviétiques firent quant à eux le choix de ne développer que des réseaux automatisés (c’est-à-dire reliant entre eux des calculateurs sans possibilité d’interaction humaine) très nombreux et utilisant pour la plupart des protocoles différents. C’est-à-dire que chacun de ces réseaux disposait de son propre « langage » pour permettre aux machines de communiquer entre elles. Ce choix répondait à une logique bien spécifique à l’organisation socialiste de l’espace et de l’économie. De même que le territoire de l’URSS était morcelé en une multitude de régimes de gestion et de contrôle différents selon la fonction qu’occupait le lieu dans la planification (zones interdites, villes fermées, villes ouvertes, …), les réseaux furent eux-mêmes soumis à un morcellement rendu nécessaire par le compartimentage qu’imposait la gestion verticale de l’économie. Au fur et à mesure que se développait l’informatique, chaque « ministère de branche », chaque combinat disposa de son propre réseau [2], voire de ses propres « langages » informatiques développés en interne ou sur commande spéciale.
On le voit, l’informatique soviétique telle qu’elle se développé dans les années 1960-1970 laisse peu de place à la création d’un réseau décentralisé de type Arpanet, alors même qu’à l’Ouest se développe déjà un embryon de réseau civil et ouvert. Les raisons de cette divergence avec le modèle américain sont multiples et mal documentées. En effet, la plupart des archives soviétiques concernant cette période demeurent fermées à ce jour, et il est impossible de savoir avec précision si l’absence d’un Internet soviétique (c’est-à-dire d’un réseau décentralisé d’échange non-automatisé de données) à cette époque est uniquement le fruit de choix stratégiques, ou bien s’il s’agit également d’une manœuvre politique réfléchie et voulue. Il est en effet très probable que les autorités soviétiques aient rapidement été au courant du développement de réseaux civils de l’autre côté du Rideau de fer dès la fin des années 1970. Compte tenu de l’impératif de contrôle des canaux d’information par l’Etat et le Parti, il est raisonnable de penser que certains dirigeants soviétiques aient voulu éviter le développement d’une telle chose à l’Est – alors même que se développait une parole « dissidente » face à la stagnation brejnévienne [3].
Pourtant, ou plutôt à cause de cela, Internet finit par atteindre l’Union Soviétique en 1982, « par accident ». Cette année-là, un certain Anatoli Kliesov devient malgré lui le premier « internaute » soviétique. Il convient ici de relater son aventure, dans la mesure où elle est évocatrice du regard tantôt perplexe, tantôt ignorant, que les autorités soviétiques portaient alors sur les réseaux informatiques de type Arpanet.
Anatoli Kliesov, alors âgé de 35 ans, est chercheur en biologie. Fait important pour la suite, il a travaillé quelques années à Harvard avant d’être, à son retour en URSS, frappé d’interdiction de voyage à l’étranger pour sympathie proaméricaine présumée. Au printemps 1982, il est chargé par les plus hautes autorités de l’Académie des sciences d’URSS de participer à une « téléconférence », c’est à dire une nouvelle forme de dialogue scientifique international basée sur l’échange de messages à distance via des ordinateurs. Si cet ancêtre du tchat est utilisé depuis quelques années à l’Ouest, ce doit être la toute première fois qu’un soviétique prend part à une telle expérience. A l’époque, l’URSS ne dispose que d’un seul ordinateur relié au monde extérieur par un modem, situé dans les locaux de l’Institut de recherche en informatique (VNIIPAS), à deux pas du Kremlin. L’ordinateur est gardé par un dispositif de sécurité si impressionnant que Kliesov écrit n’en avoir pas vu de pareil depuis sont enfance, passée sur le polygone d’essais de fusées de Kapustin Iar à l’époque de Staline. Quoiqu’il en soit, la machine est installée dans une salle vide : Kliesov peut utiliser celle-ci librement, ce qu’il va faire durant plusieurs années. En effet, pendant la téléconférence, le biochimiste fait connaissance sur le réseau de collègues américains et européens qui lui indiquent des canaux de discussion n’ayant plus rien à voir avec l’objet scientifique de ladite conférence. En outre, le directeur du VNIIPAS l’a pris en sympathie, et comprend toute l’utilité d’avoir régulièrement quelqu’un en ligne pour mieux comprendre ces nouvelles technologies occidentales. Si bien que Kliesov dispose bientôt d’un laisser-passer permanent à l’ordinateur, qu’il est d’ailleurs le seul à utiliser. Jusqu’en 1986, celui-ci se rend quasi-quotidiennement au VNIIPAS pour pratiquer une activité qui, si elle venait à être connue des services de sécurité, lui vaudrait très probablement la prison.
En effet, ses voyages numériques l’amènent fort loin de son domaine de recherche. Il rencontre entre autres un Américain souhaitant vendre des jeans en URSS ou encore des doctorantes de l’université de Stockholm qui l’invitent à se joindre à elles au sauna… Peu à peu, ces multiples contacts le tiennent informés des actualités, lui n’ayant accès qu’à la presse soviétique. Ainsi, grâce à ses échanges suédois, il apprend l’existence du fameux incident U-137, resté dans l’Histoire sous le nom d’incident « Whisky on the rocks ». A l’époque, un sous-marin soviétique s’est échoué à proximité de la base militaire suédoise de Karlskrona, déclenchant l’une des crises les plus dangereuses de la guerre froide. Alors qu’à l’Ouest l’affaire fait les gros titres, en URSS, rien ne filtre. Enfin, Kliesov utilise le réseau pour contourner la censure qui frappe les publications scientifiques en URSS : il parvient alors à publier des articles inédits dans des revues occidentales sans passer par le Glavlit, l’organisme de censure auquel sont normalement soumises tous les projets de publications, qui en ressortent généralement défigurés.
On mesure alors tout le paradoxe de la situation. Kliesov a beau être interdit de sortie du territoire soviétique et entouré de troupes spéciales, il n’en demeure pas moins libre de discuter et d’échanger sans le moindre contrôle tous les documents qu’il souhaite avec ses collègues occidentaux. Dans l’URSS du début des années 1980, où les autorités déploient des trésors d’ingéniosité pour empêcher le passage à l’Ouest de toute sorte de productions (notamment les samizdat), l’expérience est des plus singulières. En effet, jamais Kliesov ne semble avoir éveillé le moindre soupçon auprès des organes de sécurité et du KGB. Certes, celui-ci disposait d’une protection haut placée en la personne du directeur du VNIIPAS. Mais il est fort probable que le tunnel numérique que ce biologiste a réussi malgré lui à creuser sous le Rideau de fer a été rendu possible par l’ignorance dans laquelle les échelons intermédiaires de la hiérarchie étaient tenus en ce qui concerne l’utilisation des réseaux informatiques.
L’aventure de Kliesov précède de quelques années le développement d’Internet dans le pays, rendu possible par la Perestroïka. C’est plus précisément une loi de juillet 1987, adoptée dans le paquet des réformes proposées par Mikhaïl Gorbatchev, qui marque le coup d’envoi de ce développement. Ce mois-ci, le conseil des ministres de l’URSS entérine l’adoption d’une nouvelle législation autorisant la libre entreprise. Pour de nombreux secteurs économiques, c’est une véritable révolution : il est désormais possible, dans la patrie du socialisme, de créer son entreprise – à condition que celle-ci ne concerne pas les secteurs jugés « stratégiques » et ne dépasse pas une certaine taille critique.
Un groupe de jeunes informaticiens, pour la plupart issus de l’Institut Kourchatov de recherches nucléaires, décide alors de créer ce qui peut être considéré comme le premier (et le seul) fournisseur d’accès à Internet (FAI) d’URSS. Baptisée Demos, cette structure privée ambitionne alors de connecter l’Union Soviétique au reste du monde. Pour y parvenir, elle ne dispose que de moyens très modestes et de la bonne volonté de la petite communauté de programmeurs passionés qui se constitue à Moscou autour du projet. D’autant plus qu’elle doit affronter un problème de taille : la bande passante, c’est à dire la vitesse du réseau. Les ordinateurs personnels soviétiques de type ESVM se connectent en effet via des modems qui envoient des impulsions sur les lignes téléphoniques pour faire transiter de l’information. Tandis que les connexions de poste à poste à l’intérieur de l’URSS sont très lentes en raison de l’obsolescence du système téléphonique, les connexions au monde extérieur relèvent à cette époque de l’exploit. En effet, un seul câble relie le réseau soviétique au monde occidental. Celui-ci, surnommé non sans humour la « fenêtre sur l’Europe » connecte Leningrad à l’université d’Helsinki. Les serveurs finlandais relaient ensuite les signaux provenant d’URSS vers le reste du monde. En outre, cette connexion n’est pas permanente : le serveur d’Helsinki se synchronise avec celui de Leningrad une fois toutes les heures. Si bien que si un utilisateur soviétique loupe le moment de synchronisation, il doit attendre soixante minutes avant que son message atteigne un correspondant situé en Europe ou aux Etats-Unis [4].
Malgré toutes ces limites, Demos fonctionne : des instituts et entreprises soviétiques s’équipent de d’ordinateurs connectés. Certains particuliers, principalement ingénieurs ou chercheurs, s’équipent chez eux de terminaux qu’ils achètent à prix d’or. Ces premiers clients de Demos ont accès à divers réseaux qui utilisent des protocoles différents. Cependant, ils sont bientôt interconnectés, et forment de ce fait l’embryon de l’Internet russe tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Le plus important de ces réseaux est Usenet. Ce système, inventé en 1979 aux Etats-Unis, existe aujourd’hui encore, et est souvent considéré par les spécialistes comme faisant désormais partie du « deep web », c’est à dire la partie du Web invisible aux moteurs de recherche. Si ce réseau sert aujourd’hui essentiellement à la circulation de fichiers piratés qui se retrouvent ensuite sur les réseaux pirates « grands publics » (bittorrent, streaming illégal …), il était à l’origine conçu pour permettre aux utilisateurs connectés de disposer d’un espace de dialogue. Ancêtre du tchat et de la mailing list, Usenet était de loin le protocole le plus utilisé dans l’URSS de la Perestroïka. N’importe quel citoyen soviétique (pourvu qu’il dispose d’un ordinateur hors de prix et des compétences techniques pour le faire fonctionner) pouvait se connecter à ce réseau organisé en « groupes », c’est-à-dire en fils de discussion, et exprimer ses opinions librement.
D’autres protocoles de moindre importance existaient, tels que Greenet ou encore Glasnet, qui emprunte son nom à la Glasnost’. Fondé par une ONG du même nom ce réseau, qui deviendra lui-même un FAI en 1993, est financé par des fonds américains afin de favoriser l’accès à Internet parmi la population soviétique. Mais le plus intéressant de ces réseaux ayant cours en Union Soviétique est sans doute Fidonet. Fondé en 1984 aux Etats-Unis, Fidonet est un système d’échange de messages qui se distingue des autres en cela qu’il ne dépend pas de Demos. En effet, la technologie utilisée par Fidonet est celle de l’échange de paquets (masse de données numériques) envoyés directement sur les lignes téléphoniques via modem sans passer par un FAI. Autrement dit, il suffisait d’avoir le numéro de téléphone de son correspondant pour lui envoyer des « paquets ». Celui-ci pouvait à son tour les envoyer vers d’autres ordinateurs de par le monde. En URSS, selon G. Ganley, Fidonet était essentiellement utilisé dans les républiques baltes. Ce réseau aurait servi de point de discussion entre « nationalistes » estoniens et lettons établis en Union soviétique et certains de leurs compatriotes installés à l’Ouest.
Entre 1986 et 1991, l’embryon d’Internet formé par tous ces réseaux se développe rapidement. En septembre 1990, Demos obtient de l’Internet Assigned Numbers Authority (IANA) la gestion du nom de domaine .su, qui existe toujours aujourd’hui [5] . Ironie de l’histoire, c’est donc une entreprise privée qui assure la gestion du nom de domaine de la patrie du socialisme …
De même, le nombre d’utilisateurs connectés augmente pour atteindre plusieurs centaines à la fin de l’année 1991. A la faveur de la Perestroïka en effet, plusieurs chercheurs ont désormais possibilité de s’équiper en matériel informatique malgré la pénurie qui règne dans ce secteur en URSS : certains se rendent aux Etats-Unis pour acheter un ordinateur IBM qu’ils ramènent ensuite, tandis que d’autres s’arrangent avec des collègues occidentaux pour que ceux-ci leurs fassent parvenir le précieux matériel.
Mais le signe le plus significatif de ce développement est sans doute l’émergence progressive d’une véritable culture d’occupation du réseau. Entendons par là l’ensemble des références et valeurs qui structurent bientôt la pratique que ces utilisateurs font de l’outil qui est à leur disposition.
La plupart des ingénieurs et scientifiques soviétiques qui fréquentent les salons de discussion et autres mailing-lists se retrouvent en effet bientôt liés les uns aux autres par un ensemble complexe d’obligations, de références et de valeurs communes. A l’image de la philosophie qui prévaut à l’Ouest au même moment, cet ensemble de valeurs fait la part belle à l’entre-aide et à la liberté d’utilisation du réseau. En effet, les communautés qui se constituent alors en ligne partagent un même souci de libre circulation des données dans un contexte de solidarités très fortes entre utilisateurs. En Europe, ces communautés dites « unix », composées d’informaticiens et de passionnés, sont même à l’origine du mouvement contemporain de l’open source – c’est-à-dire de la mise à disposition du public des codes sources d’une application afin que son amélioration se fasse dans un esprit de collaboration et de partage (par opposition aux logiciels « propriétaires » dont les codes sont souvent protégés par brevets).
Au sein du réseau soviétique, et malgré les réformes de la Perestroïka, les dynamiques de solidarités inhérentes à la « philosophie » empruntée aux communautés Unix sont considérablement renforcées par un anticommunisme quasi-unanime.
C’est d’ailleurs cette hostilité qui a permis à la communauté Demos d’accomplir en 1991 son fait d’armes le plus important, le plus révélateur des dynamiques de solidarités qui se sont tissées entre internautes soviétiques depuis le milieu des années 1980. C’est en effet lors du putsch d’août 1991 qu’une poignée de « geeks » a pu jouer, grâce à Demos, un rôle aussi important que méconnu dans cet épisode important de l’histoire de la Russie contemporaine.
Le 19 août 1991, alors que Mikhaïl Gorbatchev s’apprêtait à signer un nouveau traité d’union garantissant une large autonomie aux républiques soviétiques, un groupe se faisant appeler GKChP tente de prendre le pouvoir à Moscou. Gorbatchev, qui est alors en vacance en Crimée, est assigné à résidence et empêché de rejoindre la capitale. Le groupe de putschistes, se définissant comme « conservateur », entend mettre fin aux réformes du Premier-secrétaire qui, selon eux, menace l’Union Soviétique de disparition pure et simple. Tout ne se passe cependant pas comme prévu. Le président de la RSFSR Boris Eltsine est retranché avec ses partisans dans la Maison Blanche où siège le Soviet Suprême. Le GKChP ordonne l’assaut du bâtiment, mais les troupes d’élite qui entourent le bâtiment refusent d’obéir. Dans le même temps, la foule de citoyens soviétiques venus protester contre ce qui est perçu comme un coup d’Etat se fait de plus en plus importante. Si bien que deux jours plus tard, le 21 août, une majorité des troupes se range aux côtés des manifestants – marquant l’échec final des putschistes.
C’est pendant ces trois jours où les communistes conservateurs ont tenté de prendre le pouvoir que, pour la première fois, Internet a été utilisé comme outil de mobilisation politique. Les putschistes avaient en effet organisé un véritable black-out de l’information : les ondes radio d’Union Soviétique sont demeurées muettes, le silence n’étant brisé que ponctuellement par des communiqués expliquant notamment de Mikhaïl Gorbatchev était souffrant et qu’il renonçait de ce fait à ses fonctions de premier-secrétaire. A la télévision, c’est le ballet le Lac des Cygnes qui passait en boucle. L’objectif était bien entendu de limiter au maximum les informations disponibles sur le coup d’Etat, afin d’éviter des manifestations massives dans le pays. Les lignes téléphoniques internationales avaient également été coupées, si bien qu’une certaine confusion régna un moment jusqu’au sommet des grandes chancelleries occidentales.
Cependant, dans ce black-out total, une minuscule lueur demeurait : les putschistes n’avaient en effet pas daigné couper les liaisons informatiques qui transitaient via la « fenêtre sur l’Europe » entre Leningrad et Helsinki. Si bien que les quelques utilisateurs du Net soviétiques se retrouvèrent propulsés en quelques heures au rang d’informateurs de première main pour les journalistes occidentaux, mais également en relais du président Boris Eltsine dans tout le pays. Sur le canal Usenet le plus prisé par les soviétiques (celui-ci s’appelait talk.soviet.politics), on vit débouler des journalistes de l’Associated Press ou de CNN, des universitaires américains, des utilisateurs du monde entier venus chercher de l’information ou simplement témoigner leur soutien à leurs collègues soviétiques. Plusieurs utilisateurs basés à Moscou racontaient ainsi en temps réel ce qu’ils voyaient depuis leur fenêtre, et l’un d’entre eux réussit même à transmettre sur le réseau le premier communiqué de Boris Eltsine via un collègue connecté à l’intérieur de la Maison Blanche. Le message fut ensuite redistribué vers toutes les adresses d’Union Soviétique avec la mention « à imprimer et à placarder massivement ».
Un exemple de message posté par un informaticien de Demos lors du putsch
From demos !hq.demos.su !avg fuug.fi Mon Aug 19 05:01:08 1991 Organization : DEMOS, Moscow, USSR From : avg hq.demos.su (Vadim Antonov) Date : Mon, 19 Aug 91 14:31:23 +0200 (MSD) Subject : Re : just heard the news Oh, do not say. I’ve seen these tanks with my own eyes. I hope we’ll be able to communicate during few next days. Communists cannot rape the Mother Russia once again ! |
La poignée d’« internautes » que comptait l’Union Soviétique a joué un rôle central dans le règlement international de la crise. C’est notamment grâce à leurs informations, et même aux photographies que certains parvinrent à scanner (une prouesse technologique pour l’époque !), que les journaux occidentaux du 20 août 1991au matin disposèrent d’informations solides.
A l’époque, beaucoup s’étaient interrogés sur les motivations du GKChP, qui contrôlait toutes les communications d’Union Soviétique, à laisser ces messages transiter librement. Selon Vadim Antonov, l’un des principaux contributeurs de Demos, c’était de l’ignorance pure de la part du KGB, qui négligea cette toute petite brèche dans le rempart dressé par les putschistes entre l’URSS et le reste du monde. Quoiqu’il en soit, l’épisode d’août 1991 demeure aujourd’hui encore un symbole extrêmement fort des premières années d’existence du Net russophone. L’anticommunisme quasi-unanime qui y régnait alors a certes été le principal ciment à cet exceptionnel élan de solidarité et de coopération : rappelons qu’au moment où les utilisateurs du Net soviétique écrivaient sur leurs machines, aucun d’entre eux ne connaissait l’issue du putsch. Si celui-ci réussissait, ils risquaient gros.
Mais d’autres éléments permettent d’expliquer cette forte solidarité. Pour le comprendre, il convient de rappeler ici que la plupart des utilisateurs du Net soviétique n’étaient pas des particuliers : peu de gens avaient alors les moyens de s’offrir le matériel nécessaire à domicile. C’étaient au contraire des informaticiens ou ingénieurs travaillant dans des grandes entreprises ou laboratoires soviétiques ayant acheté un accès à Demos afin de pouvoir communiquer par messages électroniques. Ces personnes profitaient de l’accès professionnel qu’ils avaient au réseau, ainsi que du fait que peu de gens étaient en mesure de s’en servir, pour se connecter sur des « groupes » dont les organes de sécurité auraient réprouvé l’existence. Laissant libre court à leurs opinions, ces utilisateurs n’en demeuraient pas moins prudents malgré les réformes de la Glasnost : tout ce qui se disait sur le réseau restait sur le réseau, et peu ont trahi ce serment tacite.
La plupart des activités de ces utilisateurs avaient lieu sur Usenet, et la structure même de fonctionnement de ce réseau a favorisé l’émergence d’une forte dynamique de solidarité.
Ce réseau fonctionnait en effet sur le principe du peer to peer. C’est à dire que chaque ordinateur était à la fois client (visiteur) et serveur (hébergeur de données). En outre, pour qu’un ordinateur A communique avec un ordinateur C, il devait forcément passer par un ordinateur B pour relayer le signal. Si cet ordinateur B s’avérait éteint ou hors d’usage, il fallait trouver une autre machine capable de le remplacer. En ces temps où les communications numériques en étaient à leurs balbutiements, rien n’était automatisé. Si l’ordinateur B était hors ligne, l’utilisateur de la machine A devait être au courant et reprogrammer son message afin de diriger son signal vers un remplaçant. Suivant cette logique, les premiers « geeks » d’URSS furent donc obligés d’être en contact étroit les uns avec les autres, et de tenir manuellement un registre des différentes machines connectées [6].
Usenet, de par sa structure même, a ainsi été un véritable catalyseur pour l’émergence d’une solidarité corporatiste entre utilisateurs du Net soviétique. Ces pionniers ont, au fil des discussions et des dangers qu’elles pouvaient comporter, construit une véritable communauté dont l’esprit demeure vivace chez celles et ceux qui l’ont connue. Il est clair qu’une meilleure compréhension de cette période permettrait de saisir avec beaucoup plus d’acuité la situation de la Russie contemporaine dans le cyberespace. A l’heure où la crise ukrainienne entraîne des cyberattaques d’importance et où la Russie tente de promouvoir sa vision d’un « Internet souverain » face aux conceptions « occidentales », il convient en effet de garder à l’esprit qu’un certain nombre des artisans de cette politique sont issus de cette génération à qui la Perestroïka avait ouvert des horizons que la crise des années 1990 a largement assombri.
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[1] Parmi lesquels un certain Alexandre Soljenitsyne, qui raconta son séjour dans ce laboratoire pénitencier dans son ouvrage « Le Premier Cercle ».
[2] Même si nombre d’entre eux empruntaient les mêmes câbles, notamment via le réseau Ekspress, qui fut mis en place sous la responsabilité des chemins de fer à la fin des années 1970
[3] C’est en tous cas ce que semble indiquer les « purges » qu’a connue la cybernétique soviétique au début des années 1970. A cette époque, des départements de recherche entiers ont été fermés. Leonid Brejnev avait même qualifié l’informatique de « science bourgeoise » ?
[4] Un peu plus tard, une seconde fenêtre sur le monde s’est ouverte avec le San Francisco Moscow Teleport (SFMT), un câble reliant l’Amérique et l’Union Soviétique financé, entre autre, par George Soros. Cependant, jusqu’à la chute de l’Union Soviétique fin 1991, le SFMT n’a joué qu’un rôle secondaire dans l’histoire de l’Internet russe. En effet, il était avant-tout destiné à la circulation de données scientifiques vers les Etats-Unis, le Viet Nam et Cuba.
[5] A titre de comparaison, le nom de domaine national français, le .fr, existe depuis 1986.
[6] On retrouve d’ailleurs trace de ce système très artisanal dans l’actuel Domain Name System (DNS), gigantesque annuaire de tous les sites Internet référencés et tenu par l’ICANN, l’autorité américaine régissant la totalité des noms de domaine.
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