Owen Berthevas est étudiant en Master 2 de Géopolitique à l’Université de Reims. Sa formation universitaire lui a permis de développer un attrait pour l’étude des relations entre l’espace et le pouvoir, un rapport de corrélation qu’il a su transposer dans son mémoire de recherche. Ce dernier a pour sujet l’étude de la stratégie navale iranienne au pourtour du détroit d’Ormuz.
En une trentaine d’années, la République islamique d’Iran s’est considérablement renforcée sur le plan naval. L’arsenal militaire iranien est en constante modernisation et permet à Téhéran de contester l’ordre voulu par les Etats-Unis et leurs alliés, dont Israël.
Avec trois cartes.
DEPUIS LE 7 OCTOBRE 2023, date du retour du conflit israélo-palestinien avec ce qu’on appelle désormais « la guerre Israël-Hamas », le spectre de l’importance iranienne dans ce conflit n’a de cesse d’être exacerbé. En Occident, l’Iran est vu comme un acteur responsable de la déstabilisation actuelle au Proche-Orient. Il est reproché au régime iranien de financer des groupes armés pro-palestiniens, dont le Hamas fait partie.
Plus récemment l’Iran s’inscrit directement en confrontation militaire avec le régime israélien. L’offensive iranienne du 13 avril 2024, à l’encontre d’Israël a été soutenue par le Hezbollah libanais et les rebelles yéménites houthis, tous deux soupçonnés d’être financés par le gouvernement iranien. En parallèle, de récentes attaques en mer Rouge, orchestrées par les Houthis et visant à paralyser le trafic maritime mondial, sont venus mettre les gouvernements occidentaux en alerte. Un nouveau théâtre d’opération s’est donc ouvert, détournant l’attention médiatique du conflit russo-ukrainien. Ces évènements ont provoqué l’intervention militaire coordonnée des armées américaines et britanniques en mer Rouge pour, selon elles, garantir la sécurité du commerce international. Ce contexte d’instabilité régionale est renforcé par la stratégie iranienne de régionalisation des conflits et de soutien tacite aux entités chiites alliées. Pour autant, bien que le régime ne soit pas officiellement impliqué, l’Iran œuvre à la réhabilitation de ses forces armées en vue d’anticiper une potentielle confrontation avec ses rivaux.
Pour comprendre la posture qu’adopte la République islamique d’Iran, à l’aune du conflit entre Israël et le Hamas, il est important de remonter dans les années 1980 et de suivre les évolutions de la pensée stratégique du régime. Le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz se sont avérés être des éléments charnières dans la doctrine stratégique iranienne. Nous nous concentrerons ici plus précisément sur les composantes navales du régime iranien, conscient de l’importance des espaces maritimes dans les conflits dans lesquels l’Iran est susceptible d’être engagé. D’autant plus que les agissements Houthis en mer Rouge disposent de similitudes notables avec les manœuvres iraniennes au pourtour du détroit d’Ormuz depuis 1980.
Le détroit d’Ormuz est un véritable goulet d’étranglement large de 55 kilomètres. Au même titre que le détroit de Bab-el-Mandeb, il est un espace de forte concentration de flux de marchandises. Près de 90% du pétrole produit dans le Golfe, soit entre 20 et 30% du total mondial [1], quitte la région sur des tankers par ce haut lieu [2] de la mondialisation. Les articles 38 et 39 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM), confèrent aux navires internationaux le droit de traverser, sans entrave, le détroit d’Ormuz. Des couloirs de navigation sont érigés à travers les eaux territoriales iraniennes et omanaises. Toutefois, la République islamique d’Iran n’a pas ratifié la CNUDM. Le régime iranien se réserve le droit d’ignorer ces règles et d’envisager une fermeture complète du détroit d’Ormuz. Mohammad Reza Rahimi, alors vice-président iranien, déclare le 27 décembre 2011 que « si le pétrole iranien est mis sous sanctions, alors pas une goutte de pétrole ne passera par le détroit d’Ormuz ». Cette déclaration s’inscrit en réponse à l’intensification des sanctions internationales allant à l’encontre de la République islamique depuis sa proclamation en 1979.
La menace d’une fermeture du détroit d’Ormuz s’inscrit tel un outil dissuasif pour l’Iran. La posture navale iranienne dans le Golfe est, depuis la Révolution islamique, en perpétuelle reconfiguration. Toutefois, la dissuasion reste une caractéristique historiquement charnière dans la doctrine navale du régime. Ali Bagheri Dolatabadi et Mehran Kamrava, respectivement chercheurs iranien et qatari se sont focalisés sur cette évolution stratégique. Leurs travaux permettent de souligner que la République islamique d’Iran a adopté au lendemain du conflit avec l’Irak une posture navale dite « défensive », avant d’adopter au début des années 2000 une stratégie alternative « défensive – offensive » et d’entamer depuis le milieu des années 2010 une stratégie pleinement « offensive » [3].
Dès septembre 1980, la naissante République islamique fait face à l’invasion de son voisin, l’Irak. Saddam Hussein, alors à la tête du régime irakien, souhaite se prémunir de toutes potentielles révoltes populaires similaires à celles survenues en Iran entre 1978 et 1979. En parallèle, il souhaite endosser le rôle d’hégémon dans les eaux du Golfe Persique, assuré par l’Iran depuis le départ de l’armée britannique. Le conflit armé s’étend depuis la terre, dans les eaux du Golfe. L’Irak entreprend des manœuvres militaires en direction d’infrastructures pétrolières iraniennes. En réponse, Hachemi Rafsandjani, alors président iranien, fait part de la volonté iranienne de paralyser le trafic maritime pétrolières dans le Golfe [4], depuis le détroit d’Ormuz. Le Koweït, allié de l’Irak et inquiet pour ses exportations pétroliers, lance un appel à l’aide international en 1987, auquel les États-Unis répondent. Ces derniers lancent l’opération Earnest Will. Elle vise à offrir aux pétroliers koweïtiens une escorte navale. S’ensuit de nombreux évènements, impliquant tour à tour les Gardiens de la Révolution iranienne en charge de la sécurité au large du détroit d’Ormuz et la marine américaine. L’US Navy inflige à la marine iranienne, des pertes matérielles considérables mais au-delà de l’aspect matériel, l’issue de ce conflit marque un tournant dans la configuration stratégique iranienne en mer.
En 1988, l’Iran est militairement, économiquement et socialement affaibli. Le gouvernement, soucieux de protéger les intérêts de la République islamique entame un examen complet et une révision de sa stratégie militaire navale [5]. Cette période de transition est marquée par l’adoption d’une posture avant tout défensive. L’objectif étant d’éviter toute potentielle confrontation avec les États arabes voisins le temps de reconstruire l’arsenal militaire défait après le conflit contre l’Irak. Jusqu’au début des années 2000, l’Iran ne dispose pas de moyens militaires à la hauteur de ses ambitions. Le régime laisse planer le doute quant à l’efficacité et l’effectivité de ses forces militaires, dans le but de décourager tout potentiel adversaire d’entreprendre des manœuvres offensives à l’encontre de la République islamique.
Le 29 janvier 2002, George W. Bush, dans son discours sur l’état de l’Union inclut l’Iran, au même titre que l’Irak et la Corée du Nord, dans « l’axe du mal » [6]. Accusé de soutenir le terrorisme au lendemain des attentats du World Trade Center, la République islamique est témoin des invasions américaines successives de l’Afghanistan en 2001 et de l’Irak en 2003. L’US Navy renforce, en parallèle, sa présence dans le Golfe Persique en vue de mener une potentielle attaque depuis la mer. L’omniprésence américaine encourage les dirigeants iraniens à revoir leur doctrine auparavant uniquement défensive et dissuasive. L’Iran développe alors ses capacités offensives afin de rendre toute attaque éventuelle contre le régime, prohibitive pour l’adversaire [7]. Pour ce faire, les deux forces armées navales iraniennes voient leurs effectifs renforcés. La coopération entre la Marine de la République islamique (IRIN) et la Marine du Corps des Gardiens de la révolution (IRGCN) est retravaillée et leurs moyens sont accrus. En 2007, le gouvernement iranien redéfinit les zones de responsabilité de ses deux marines, en des districts navals. Les opérations stratégiques menées dans le Golfe Persique sont alors confiées aux Gardiens de la révolution alors que celles en haute mer sont du ressort de la Marine régulière. Le quartier général de l’IRIN est installé à Bandar Abbas, ville portuaire d’une importance capitale dans la reconfiguration stratégique iranienne dans le Golfe. L’Iran a en parallèle œuvré à la militarisation de son littoral, depuis la côte mais aussi depuis les nombreuses îles sous contrôle du régime, dans les eaux du Golfe. L’instauration d’une stratégie dite « défensive – offensive » est toujours fondée sur le principe de dissuasion, mais elle permet au régime iranien d’allier acte et discours. Les forces navales iraniennes sont enclines à mener des actions de déstabilisation capables de surprendre l’ennemi au pourtour du détroit d’Ormuz.
Ali Khamenei, Guide suprême de la Révolution iranien depuis 1989, déclare en 2016 qu’afin « de sécuriser, la nation, le pays et l’avenir, en plus de la capacité défensive, la puissance offensive doit être accrue » [8]. Progressivement, l’aspect offensif prend le dessus sur le caractère défensif. Le retrait américain de l’Accord sur le nucléaire iranien en 2018, confirme le régime des mollahs dans l’adoption de cette nouvelle philosophie stratégique.
L’objectif pour Téhéran n’est pas de lutter pour la suprématie dans les eaux du Golfe, mais bien de contrecarrer celle des États-Unis à bas coût.
Les composantes navales occupent un rôle central dans cette reconfiguration. La modernisation des forces maritimes opérée dès 2016, témoigne d’une ambition croissante d’assoir l’emprise iranienne au pourtour du détroit d’Ormuz et dans l’ensemble du Golfe Persique. Cette position est érigée à l’encontre de la politique étrangère des États-Unis et de la présence de la Ve flotte américaine stationnée à Manama depuis 1995. Toutefois, l’objectif pour Téhéran n’est pas de lutter pour la suprématie dans les eaux du Golfe, mais bien de contrecarrer celle des États-Unis à bas coût [9]. Cette doctrine a été plus conçue pour défier ce que les autorités iraniennes perçoivent comme les ambitions hégémoniques de Washington, que pour s’opposer aux rivaux régionaux [10]. La rhétorique stratégique évolue à la fin de la décennie 2010, l’Iran ne se contente plus de simplement répliquer à une potentielle attaque. Le régime affirme être prêt à entamer un conflit armé dès le moindre faux-pas adverse. La doctrine iranienne visant à sanctuariser le territoire, se base une nouvelle fois sur une forme rhétorique dissuasive.
En parallèle, l’Iran a poursuivi son réarmement militaire. L’objectif étant de faire concorder l’aspect rhétorique et la réalité matérielle. Le régime s’est attelé à développer sa capacité en matière de missiles. Ce type d’armement permet d’atteindre des cibles relativement éloignées des côtes iraniennes en un temps record. Le caractère amovible des véhicules transportant les systèmes de lancement est aussi un réel atout en temps de guerre. Le renforcement de l’armée de l’air, vise aussi à renforcer les capacités navales offensives iraniennes et à soutenir une potentielle fermeture du détroit d’Ormuz.
En réponse à la présence américaine, l’Iran a développé une stratégie asymétrique. Comme au temps de la Guerre froide, cette stratégie réside en la capacité à convaincre l’adversaire potentiel que le prix à payer pour remporter la victoire est disproportionné au regard des dommages qui lui seront infligés [11]. L’asymétrie est une stratégie utilisée par les puissances révisionnistes, qui consiste à agir dans la zone grise pour ne pas être tenu responsable [12]. Pour la République islamique d’Iran, l’asymétrie passe par le développement de moyens militaires non-conventionnels mais aussi par l’adoption de stratégies méticuleusement définies.
Dans un premier temps, le régime iranien a fréquemment recours à la stratégie du déni plausible. Cette dernière réside en la capacité pour l’Iran de mener des attaques sans qu’il soit possible, à court terme, de retracer avec précision l’origine [13]. Pour Benjamin Blandin, cette pratique s’inscrit dans « une guerre de l’ombre ». Le Corps des Gardiens de la Révolution (CGRI) dispose de nombreux bateaux, vifs et furtifs, capables de se dissimuler dans la masse d’embarcations au pourtour du détroit d’Ormuz et d’agir dans la zone grise. Le géographe français Philippe Boulanger définit, dans son ouvrage intitulé « Géographie militaire et géostratégie », les zones grises comme « des zones de non-droit, d’absence ou de faiblesse de l’État sur tout le territoire national ou sur une partie » [14]. Téhéran laisse au CGRI la possibilité d’opérer dans l’ombre, l’objectif étant de contrôler officieusement le pourtour du détroit. Cette stratégie du déni plausible est facilitée par la présence de nombreux bateaux de pêche et de commerce stationnés dans les ports iraniens. Le régime profite de la présence de ces multiples embarcations pour y dissimuler des infrastructures et des bâtiments militaires. Distinguer un « fast boat » militaire au milieu d’une foule d’embarcations via des images satellites, n’est pas chose aisée. Pour les Occidentaux, lors de potentiels incidents, il est difficile de trouver des preuves fiables et de justifier des représailles. La géographie du littoral iranien est alors extrêmement précieuse pour l’Iran. La bonne exploitation du littoral est une caractéristique charnière de cette stratégie navale asymétrique.
Téhéran souhaite rendre l’accès à son espace maritime extrêmement risqué pour ses adversaires.
Dans un second temps, la République islamique a développé une stratégie de déni d’accès. Elle fait référence aux capacités, généralement à longue portée, conçues pour empêcher un ennemi en progression de pénétrer une zone opérationnelle. Cette stratégie est complémentaire avec le déni de zone qui réfère aux capacités généralement de courte portée, conçues non pas pour empêcher l’ennemi d’entrer, mais pour limiter sa liberté d’action dans la zone opérationnelle [15]. Ce type de stratégie est une nouvelle fois issue de la Guerre froide. Présenté sous le prisme du contexte des conflits actuels, le déni d’accès est avant tout la défense d’un territoire face à un envahisseur. En l’occurrence ici, l’Iran a érigé cette stratégie en réponse à la présence américaine dans le Golfe. Téhéran souhaite rendre l’accès à son espace maritime extrêmement risqué pour ses adversaires. Cette stratégie reste avant tout dissuasive [16] mais elle s’inscrit pleinement dans la logique de guerre asymétrique menée par la République islamique.
Afin de mettre en place ces stratégies, l’Iran s’est renforcé sur le plan technologique et militaire. Le régime dispose d’un arsenal de missiles de tous types, enclin à soutenir les manœuvres maritimes et contribuant directement à la dissuasion globale. L’Iran dispose notamment de missiles balistiques ayant une portée plus vaste que celle d’un missile tactique de croisière. Théoriquement, la capacité balistique iranienne est jugée suffisante pour atteindre toutes les bases américaines dans la région [17]. Le gouvernement iranien, conscient du caractère dissuasif de ses missiles, met l’accent sur la médiatisation de ses progrès technologiques en la matière. Les exercices militaires dans le Golfe sont aussi fréquemment relayés par la presse nationale. L’aspect psychologique est central dans la doctrine iranienne.
La ville portuaire de Bandar Abbas est située sur les rives du Golfe Persique, au Nord du détroit d’Ormuz. Le port de Shahid Bahonar abrite la principale base navale iranienne. Cette dernière est pour l’Iran, le garant de la sécurité et du trafic maritime dans le détroit. L’ayatollah Khamenei souligne en juillet 2011, lors d’une visite de la base navale de Bandar Abbas, que « les forces navales de l’armée et du Corps des Gardiens de la Révolution Islamique sont le symbole de l’autorité de la nation iranienne, dans la défense des intérêts de notre pays dans le Golfe Persique et la mer d’Oman » [18]. Le CGRI a déplacé en juillet 2010 l’ensemble de son quartier général de la banlieue de Téhéran à Bandar Abbas afin de faciliter le contrôle opérationnel des forces [19]. Toutefois, la situation géographique de la ville fait que la marine iranienne y a également installé son quartier général. Bandar Abbas étant situé à la jonction entre les eaux du Golfe Persique, sous responsabilité de l’IRGCN, et la haute mer placée sous l’égide de la marine régulière. Les deux forces armées sont amenées à cohabiter et le port de Shahid Bahonar est à l’image de la structure militaire bicéphale du pays. Il est lui-même divisé en deux parties distinctes comme nous le montre l’image satellite ci-dessous. L’IRIN et l’IRGCN disposent d’installations respectivement disposées à l’est et à l’ouest de l’entrée du port. Le nord est quant à lui réservé aux activités civiles, mais la proximité avec les infrastructures militaires est notable. Cette disposition s’inscrit pleinement dans la stratégie de déni plausible mise en place par le gouvernement iranien et développée précédemment.
Les technologies d’ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) [20] permettent, partiellement, aux rivaux de l’Iran de détecter, au sein de ces infrastructures portuaires, les différents bâtiments de guerres opérationnels ou en construction, amenés à manœuvrer dans les eaux du Golfe Persique. La lecture d’articles publiés par la presse locale, est aussi une méthode qui permet de dresser un inventaire plus ou moins précis de l’arsenal militaire iranien. À titre d’exemple, en 2019, les autorités iraniennes ont organisé une cérémonie médiatisée, depuis Bandar Abbas, pour présenter leur nouvelle gamme de sous-marins, le « Fateh » [21]. Téhéran fait de la production nationale de son arsenal une priorité. Le ministère de la Défense iranien dispose notamment d’une « Organisation des Industries de la Marine » entièrement nationalisée et l’une de ses entreprises phare de conception navale, Shahid Darvishi, est implantée à Bandar Abbas. Cette ville portuaire est donc hautement stratégique pour l’Iran mais aussi pour ses potentiels rivaux. La forte concentration d’équipements et d’infrastructures militaires dans la ville reste un facteur de vulnérabilité pour l’Iran.
Bandar Abbas joue aussi un rôle stratégique dans l’économie de la région. Les infrastructures aéroportuaires permettent une insertion directe dans le commerce international. De nombreux pétroliers accostent chaque jour dans le port en eaux profondes de Shahid Rajea et dans le port pétrolier de Foulad Jetty. La raffinerie inaugurée en 1996, à proximité de ce dernier, place Bandar Abbas au cœur du dispositif d’exportations maritimes de l’Iran [22]. La carte ci-dessous met en avant la connexion entre l’hinterland (arrière-pays) et Bandar Abbas. De nombreuses voies de communication, dont une voie chemin de fer, permettent la connexion vers le reste du pays mais aussi vers l’Europe et l’Asie. L’Iran est, en parallèle, au cœur du projet chinois des Nouvelles routes de la soie. Cette initiative vise à faciliter les liaisons commerciales entre la Chine et l’Europe. Pour ce faire, Pékin participe activement à la rénovation et la modernisation des ports de Bouchehr et Bandar Abbas ce qui contribue grandement au dynamisme économique du littoral iranien.
Bandar Abbas dispose donc d’un double intérêt stratégique pour le gouvernement iranien. D’un côté, sur le plan militaire, cette ville portuaire s’affirme comme une base arrière stratégique à proximité directe du détroit d’Ormuz. La présence de nombreuses infrastructures et bâtiments militaires permet au régime d’assurer un certain contrôle sur cette zone. De l’autre côté, malgré les sanctions économiques, Bandar Abbas reste une ville insérée dans la mondialisation. Les flux maritimes mondiaux et régionaux lui confèrent un caractère économique et commercial stratégique.
La stratégie navale iranienne repose sur un fort ancrage territorial depuis le littoral. Ce dernier dispose d’une multitude d’avantages géographiques sur lesquels l’Iran s’est appuyé pour renforcer son emprise au pourtour du détroit d’Ormuz. La République islamique s’appuie aussi sur un certain nombre d’îles situées dans le Golfe. Trois d’entre-elles sont une source de tensions historiques avec les Émirats Arabes Unis (EAU). En effet, le statut des îles d’Abou Moussa, de Petite et Grande Tomb est sujet de controverse entre iraniens et émiratis. Le conflit remonte à 1971, date de la création des EAU. L’Iran, alors sous domination du shah envahi quelques jours avant la proclamation d’indépendance des EAU, ces trois îlots, dont la superficie ne dépasse pas les 10 km2. Depuis ce jour, ces trois îles sont revendiquées par les EAU mais restent sous contrôle iranien. La présence de quelques ressources pétrolières justifie en partie cette occupation, mais c’est avant tout leur position géographique, qui confère à ces îlots, leur intérêt stratégique. Dans le cadre de sa nouvelle posture stratégique, l’Iran a largement renforcé sa présence militaire dans ces îles du Golfe Persique [23]. Au même titre que les îles de Qeshm, Hormuz ou encore Larak, ces îlots revendiqués par les EAU, constituent une ligne de défense avancée et militarisée. L’installation de missiles balistiques et tactiques sur ces territoires insulaires permettent à l’Iran d’élargir son champ d’action en matière de dissuasion.
Ces actions de constante militarisation de la région ne sont pas sans répercussions de l’autre côté du Golfe Persique. Les États du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) œuvrent en conséquence à la modernisation de leur arsenal militaire. Les marines des États du Golfe sont très longtemps restées cantonnées à un stade de développement embryonnaire par rapport aux forces aériennes et terrestres [24]. Selon Kévin Thievon, la composante navale fut historiquement délaissée par les pays du CCG puisque la présence de la Ve flotte américaine leur assurait une protection suffisante. Seulement, ces États ont cherché à se détacher progressivement du parapluie américain sous lequel ils se tenaient depuis la guerre Iran-Irak. Sous la présidence de Donald Trump, les États-Unis ont accru leur velléité isolationniste en se retirant notamment d’Afghanistan. Cette tendance au retrait a encouragé les États du Golfe à développer leurs capacités à assurer, eux-mêmes, la sécurité dans leurs eaux territoriales. Pour ce faire, depuis 2010, les États membres du CCG ont affecté des budgets croissants au domaine militaire. Par exemple, le Qatar a augmenté de près de 518% son budget militaire entre 2010 et 2021 pour atteindre un total d’environ 11,6 milliards de dollars. Cette tendance à l’augmentation est notable pour tous les pays de la côte ouest du Golfe Persique. Toutefois, la modernisation navale opérée depuis 2010, ne repose pas uniquement sur l’achat à outrance d’équipements dernier cri et sur l’augmentation du budget alloué à la marine. En effet, elle repose aussi sur la transformation de la philosophie navale en mettant l’accent sur l’amélioration du moral et la formation des marins à l’utilisation de technologies de pointe [25].
Le retrait progressif américain et l’émergence, sur le plan naval, de l’Iran tel un acteur enclin à endosser le rôle de leader régional a poussé les États du CCG à moderniser leurs marines respectives. A titre d’exemple, l’Iran est le seul État de la région qui dispose de sous-marins capables d’opérer dans le Golfe. Les partenariats iraniens, avec la Russie et récemment la Chine contribuent à renforcer la posture militaire du régime. L’adhésion de l’Iran à l’Organisation de Coopération de Shangaï en septembre 2021 a facilité le rapprochement sino-iranien. Comme évoqué précédemment, la Chine joue un rôle clé dans la redynamisation économique du littoral en Iran. Sur le plan militaire, les deux pays ont, aux côtés de la Russie, réalisés des manœuvres navales conjointes dans l’Océan Indien en 2022. L’objectif affiché était de « renforcer la sécurité commune » [26].
Conclusion
Les considérations géostratégiques et commerciales sont, en mer Rouge, similaires à celles observables au pourtour du détroit d’Ormuz. Les Houthis font planer la menace de leurs actions sur le trafic maritime mondial à l’instar des multiples mises en gardes iraniennes de fermeture du détroit. Une fois de plus, il est possible de faire le parallèle entre ces deux situations.
Pour ce qui est du gouvernement iranien, la tactique asymétrique adoptée vise à handicaper l’hégémonie apparente de la marine américaine dans le Golfe tout en anticipant l’implantation de navires étrangers et alliés des États-Unis dans la zone. L’éventualité d’un déploiement militaire dans le Golfe étant une option étudiée depuis le 7 octobre 2023. En revanche, la marine iranienne s’est alors affirmée comme la plus encline, sur le plan régional, à mener des opérations d’envergure dans la région. Ces actions sont renforcées et consolidées par des relations économiques, commerciales et militaires de plus en plus fortes avec la Chine. La République islamique d’Iran n’est donc bel et bien pas en mesure d’assurer le leadership dans l’immédiat, mais la stratégie navale appliquée dans le Golfe confère au régime une plus vaste marge de manœuvre sur le plan militaire. En une trentaine d’années, la République islamique d’Iran s’est considérablement renforcée sur le plan naval. L’arsenal militaire iranien est en constante modernisation. Il repose sur de forts partenariats stratégiques et l’objectif étant de répondre aux nouvelles attentes du régime, toujours plus ambitieuses.
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[1] PAGLIA, Morgan, (2021), « Détroit d’Ormuz : la guerre des nerfs », Politique Étrangère, Institut français des relations internationales, 2021/2, pp. 139-150.
[2] BRUNET, Roger, (dir) ; FERRAS, Robert ; THÉRY, Hervé, (1993), Les mots de la géographie, dictionnaire critique, 3e édition, Reclus – La Documentation Française, Paris – Montpellier, p. 252.
[3] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), “Iran’s changing naval strategy in the Persian Gulf : motives and features”, British Journal of Middle Eastern Studies.
[4] « Irak – Iran. Attaques de pétroliers dans le Golfe », Universalis.
[5] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), op. cit.
[6] Bush George W, State of the Union Adress¸ 29 janvier 2002.
[7] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), op. cit.
[8] « Le commandant en chef visite l’exposition de l’industrie et de la Défense et rencontre des responsables et des experts du ministère de la Défense », Khameinei.ir, 31 août 2016.
[9] SAMAAN, Jean-Loup, (2018), « Rivalités irano-saoudiennes : la dimension maritime », Moyen-Orient, n°38
[10] THERME, Clément, (2022), « La stratégie maritime de la République islamique d’Iran : défis et enjeux », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n°69, pp. 86-89.
[11] RODIER, Alain, (2010), « La doctrine asymétrique des forces iraniennes », Centre Français de Recherche sur le Renseignement, note d’actualité n°206.
[12] Entretien réalisé avec Mathieu, un chercheur aigri et spécialiste des rivalités navales dans le Golfe Persique.
[13] BLANDIN, Benjamin, (2023), « Les stratégies de déni d’accès mises en place par l’Iran », IRIS Asia Focus, n°196.
[14] BOULANGER, Philippe, (2015), « Le développement des zones grises », in, P. Boulanger, Géographie militaire et géostratégie, Armand Colin, pp. 147-172.
[15] “Joint Operational Access Concept”, U.S. Department of Defense, 17 janvier 2012.
[16] LAGRANGE, François, (2016), « L’A2/AD ou le défi stratégique de l’environnement contesté », Revue Défense Nationale, n°794, pp. 67-72.
[17] RAZOUX, Pierre, (2022), « Que penser de l’arsenal balistique iranien ? », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n°69, p. 83.
[18] « Le Guide suprême a visité la force navale de l’armée iranienne à Bandar Abbas », Leader.ir, 23 juillet 2011.
[19] NADIMI, Farzin, (2020), “Iran’s Evolving Approach to Asymmetric Naval Warfare”, Policy Analysis, The Washington Institute for Near East Policy.
[20] En français : Renseignement, Surveillance et Reconnaissance.
[21] « La marine iranienne met un nouveau type de sous-marin en service », Laurent Lagneau, Zone Militaire, 18 février 2019.
[22] MICHELIS, Léa, (2019), L’Iran et le détroit d’Ormuz. Stratégies et enjeux de puissance depuis les années 1970, L’Harmattan, Paris, p. 65.
[23] BAGHERI DOLATABADI, Ali ; KAMRAVA, Mehran, (2022), op. cit.
[24] THIEVON, Kévin, (2023), “New Ambitions at Sea : Naval Modernisation in the Gulf States”, International Institute for Strategic Studies.
[25] THIEVON, Kévin, (2023), op. cit.
[26] « L’Iran participe à des manœuvres navales conjointes avec la Russie et la Chine dans l’Océan Indien », Radio France internationale, 20 janvier 2022.
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