J-F. Drevet éclaire brillamment les relations de la Grèce, de la Turquie, du Royaume-Uni, des Etats-Unis et de la Russie avec Chypre. Une impressionnante somme de connaissances finement maitrisées et présentées avec clarté. Découvrez le dessous des cartes d’une île méditerranéenne membre de l’UE mais méconnue.
Voir la première partie de cette étude J-F Drevet, Géopolitique de Chypre.
Voir la deuxième partie.
Voir la troisième partie.
Voir la quatrième partie.
NB : Les quelques citations en anglais sont traduites en français en note de bas de page.
DANS LE COMBAT des peuples pour l’autodétermination, Chypre est toujours confronté à de puissants obstacles. D’une part, les puissances garantes ont conservé un rôle décisif dans ses affaires intérieures et fortement limité sa capacité à mener une politique étrangère autonome. D’autre part, le destin de l’île intéresse toujours les « grands », notamment les États-Unis et la Russie.
Dans les années 1950, dans le contexte de la décolonisation [1], leur « national struggle » n’avait pas l’indépendance pour objectif, mais l’Enosis, qui s’est dédoublée quand la communauté turque s’est rapprochée de la Turquie. En dépit de son identité hellénique et de trois siècles de domination ottomane, ses relations avec la Grèce et la Turquie se sont distanciées par de longues périodes d’appartenance à d’autres constructions politiques. De l’installation des Croisés (1191) à l’indépendance (1960), l’île est gouvernée par des puissances étrangères. Au cours de la période ottomane, le lien subsistant avec l’hellénisme est principalement religieux et culturel, à travers l’archevêque-ethnarque. Quant à la communauté musulmane qui s’est constituée à partir du 17e siècle, elle n’est qu’un petit groupe isolé dans un vaste Empire multinational.
Cette distanciation n’a pas empêché les deux communautés de rester fidèles à leurs mères-patrie. Sans se joindre aux combats, les Chypriotes grecs soutiennent la guerre d’indépendance grecque (1820-1829). En 1821, les prélats et les notables en paient le prix : 450 exécutions, dont l’archevêque Kyprianou. En 1897 et 1912-1913, des volontaires chypriotes grecs participent aux guerres balkaniques, ce qui suscite des protestations de la Porte, puisque l’île est encore nominalement sous sa souveraineté. À chaque fois qu’on leur en donne l’occasion, les notables chypriotes grecs renouvellent de manière de plus en plus insistante leurs vœux en faveur de l’Enosis. Par contre, les Chypriotes turcs deviennent orphelins de l’Empire ottoman après 1914. Initialement, ils ne comprennent pas la politique de sécularisation de la République kémaliste et ne s’en rapprochent que pour s’opposer à la revendication énosiste.
Aujourd’hui encore, bien qu’on rencontre, notamment au sud, de plus en plus de drapeaux chypriotes, on célèbre les fêtes nationales grecque et turque et on arbore souvent les oriflammes des mères-patries et pas seulement sur les édifices administratifs et religieux. D’innombrables manifestations célèbrent la fidélité des deux communautés, notamment par l’érection de statues de personnalités politiques et littéraires des mère-patries, même si elles sont étrangères à l’île.
En vérité, les Chypriotes ont bien du mérite, car au XXe siècle, leurs mères-patries ne les ont pas bien traités. Des deux côtés, les exemples de négligence d’abandon, de trahison, de domination des insulaires sont nombreux. À des périodes différentes, ils ont été victimes d’ambitions démesurées, aussi bien du panhellénisme que des délires nationalistes et islamistes.
Il suffit de visiter quelques sites archéologiques et Chypre n’en manque pas, pour constater à quel point l’identité grecque de l’île remonte à l’Antiquité la plus ancienne. Au temps des Mycéniens, Chypre est citée dans les poèmes homériques et la plus grande partie de l’île utilise la langue grecque depuis le IXe siècle avant J.-C. Même s’il y a eu des empreintes notables des Egyptiens, des Phéniciens, des Assyriens et des Babyloniens et de nombreux siècles de domination étrangère (le royaume latin des Lusignan de 1192 à 1489, les Vénitiens de 1489 à 1571, les Ottomans de 1571 à 1878 et les Britanniques de 1878 à 1960) on ne peut douter de l’ancienneté et de la profondeur de l’hellénisme chypriote. Deuxième identité, fusionnée avec la précédente, la forte personnalité chrétienne orthodoxe, depuis que l’archevêque de Chypre a obtenu son rattachement direct au Patriarcat œcuménique de Constantinople (431). Elle s’est maintenue après avoir résisté aux pressions du clergé latin et de l’islam, d’autant plus que l’archevêque a cumulé cette fonction jusqu’en 1960 avec celle d’ethnarque, donc de chef de la communauté orthodoxe, avec un pouvoir temporel important, hérité du système ottoman du millet [2].
L’essor du nationalisme ne pouvait que tourner l’île vers le petit royaume qui émerge en 1829 de la domination ottomane sur la quasi-totalité du monde grec. Pendant la plus grande partie du 19e siècle et au début du XXe, les Chypriotes ont trouvé naturel de souhaiter leur rattachement à la mère-patrie dès que cela serait possible. Cette perspective étant toujours restée lointaine sinon théorique, ils ne se sont pas souciés de ses modalités pratiques : comment se serait intégrée une île aussi éloignée, comment serait-elle parvenue à harmoniser son économie et ses pratiques administratives avec celles du royaume pauvre et excessivement centralisé qu’était encore la Grèce au milieu du XXe siècle ?
En fait, l’interaction Grèce/Chypre a été intense au cours de deux périodes : 1950-1960 et 1967-1974 [3]. Les Chypriotes n’en font pas un bilan positif, car la politique suivie à Athènes jusqu’à la crise tragique de 1974 a été une succession d’improvisations et d’incohérences. De l’engagement du maréchal Papágos [4] dans les années 1950 à l’irréparable faute des colonels en 1974, en passant par la conférence de Londres (1955) et les accords de Zurich (1959), la cause chypriote a été bien mal défendue. Comment les gouvernements les plus intéressés à l’Enosis, qui faisaient ouvertement profession de le soutenir, ont-ils accumulé tant d’actions qui lui étaient si contraires ?
Après la Deuxième guerre mondiale, dans le contexte de la décolonisation, les Chypriotes grecs estiment que le temps est venu de revendiquer plus fortement leur droit à l’autodétermination. En raison de l’opposition britannique, ils se tournent vers Athènes. Avec un succès inégal, Makarios [5] effectue plusieurs voyages pour sensibiliser à sa cause la classe politique grecque, qui a d’autres soucis. Mais la pression de l’opinion décide le gouvernement Papágos à porter l’affaire devant les Nations unies, où la voix des colonisés est de plus en plus forte.
Le soutien quasi unanime des Chypriotes grecs à l’Enosis n’en faisait pas une question urgente. Comme l’explique Lawrence Durrell, alors attaché de presse du gouverneur colonial dans son livre de souvenirs « Bitter Lemons » [6], les Chypriotes étaient prêts à se contenter d’une promesse, ce que l’écrivain avait expliqué à son ministre. Par ailleurs, en cas d’Enosis, la Grèce s’était prononcée en faveur du maintien des bases britanniques et même d’une implantation supplémentaire en Crète ou en mer Égée.
À Chypre, on peut être un énosiste fervent sans pour autant suivre toutes les consignes d’Athènes. De 1955 à 1959, le « combat national » est organisé et conduit par les Chypriotes. Bien qu’il ait combattu dans l’armée grecque, son chef Grivas [7] est né dans l’île à Trikomo. Il n’est pas homme à prendre ses instructions à Athènes et organise son action de manière autonome. C’est seulement dans la dernière partie de sa vie que pour le malheur de Chypre, il se soumettra aux colonels grecs.
Très conscient de ses responsabilités d’ethnarque, Makarios n’est pas non plus disposé à céder sur ce qu’il estime être l’intérêt vital de sa communauté. À plusieurs reprises, étant d’une stature nettement supérieure à ses interlocuteurs athéniens, il n’hésite pas à prendre des initiatives qui les perturbent fortement. À vrai dire, le gouvernement grec se méfie de ce « priest from a distant province ». À Athènes, qui se considère comme le centre de l’hellénisme, on prend vite conscience des risques que l’activisme chypriote, aussi bien de Grivas que de Makarios, fait courir à la Grèce vis-à-vis de ses protecteurs anglo-saxons.
À partir de 1960, devenu Président de la République, l’ethnarque est encore moins enclin à prendre ses consignes à Athènes. La rupture est consommée après le coup d’État de 1967 qui met au pouvoir en Grèce une junte de colonels. Makarios se heurte à leur paranoïa anticommuniste. Ils lui forgent une réputation de « prêtre rouge » qui va le desservir auprès des Occidentaux. En 1974, la dictature trouve assez de soutien à Chypre pour l’éliminer, ce qui déclenche l’invasion turque. Si la démocratie est rétablie un peu plus tard en Grèce, les Chypriotes en paient le prix par le partage de leur île, le nettoyage ethnique et la présence permanente de l’armée turque. Sans la stupidité des colonels grecs, le problème aurait pris une autre dimension.
Depuis 1974, Athènes et Nicosie ont tiré les leçons des divergences du passé. L’indépendance de l’île n’est plus en cause, mais la cause chypriote n’est plus une priorité absolue en Grèce. Si les relations restent très étroites dans le domaine militaire (à travers un système de défense commune) et en politique étrangère, notamment à Bruxelles, Athènes a admis que Chypre pouvait avoir une politique étrangère distincte de la sienne et rechercher sa réunification par ses propres moyens.
À partir de 1981, en tant que membre de la CEE, la Grèce fait rappeler rituellement, dans les conclusions semestrielles du Conseil européen, la nécessité de trouver une solution au problème de Chypre. Elle peut pour cela s’appuyer sur la règle de l’unanimité, ce qui irrite la Turquie sans la faire changer de position.
Dans les années 1990, la candidature chypriote à l’UE est vigoureusement soutenue par Athènes. Cet engagement apparaît comme une forme de réparation aux dommages infligés à l’île par la junte militaire. Comme nous le verrons plus loin, il est décisif pour éviter à Chypre de stationner indéfiniment dans la salle des pays en attente d’adhésion.
Par ailleurs, le gouvernement grec laisse les Chypriotes grecs gérer les négociations intercommunautaires, ce qui n’est pas le cas de l’autre côté, où la Turquie mène le jeu. Au moment de la négociation du plan Annan, la Grèce déclare à l’avance qu’un accord qui conviendra aux Chypriotes grecs serait acceptable pour elle.
Contrairement à la Grèce, la Turquie reste profondément engagée dans les affaires de l’île, au point d’être devenue quelque peu prisonnière de sa conquête. Comme les Grecs, les Chypriotes turcs entretiennent des relations ambiguës avec leur « mère patrie », dont ils ne veulent plus être les enfants. Au cours du XXe siècle, ils ont évolué d’une situation de minorité vers la constitution d’une communauté autonome, mais de plus en plus fortement soumise à la Turquie, en dépit d’une « indépendance » factice, où s’imposent les obsessions sécuritaires d’Ankara.
Après une longue période d’indifférence (1878-1950), Chypre est érigée en Turquie en cause nationale (1950-2000), avant de devenir un fardeau (depuis 2000) assumé au nom d’un nationalisme toujours prégnant.
Le sultan s’est rendu maître de Chypre en 1571 et l’a conservée jusqu’en 1878. Une fois conquise, malgré la bataille de Lépante, l’empire ayant acquis le contrôle de l’intégralité du bassin oriental de la Méditerranée, l’île ne pouvait plus représenter un enjeu important. En fait, elle a été négligée pendant trois siècles. À l’exception de l’aqueduc de Larnaca, construit par le gouverneur Abou Békir (1746-1748), la Sublime Porte n’a pas laissé un grand héritage.
Comme dans d’autres régions chrétiennes, les Ottomans se sont assurés des soutiens locaux en installant des Turcs d’Anatolie. Bien qu’ils n’aient pas souhaité islamiser les autochtones, ce qui aurait obéré leurs rentrées fiscales, un courant de conversions s’est développé au cours des siècles. Ainsi s’est constituée une communauté musulmane, partiellement turcophone, qui s’est stabilisée un peu au-dessous de 20% de la population totale.
Quand la tutelle ottomane prend fin en 1878, les Chypriotes turcs acceptent l’administration britannique, puis la renonciation de la Turquie à l’île par les traités de Sèvres et de Lausanne [8]. En 1923, quand l’Empire fait place à une république laïque, les Chypriotes turcs ne sont pas très nombreux (environ 5 000 départs) à s’y réfugier pour conserver leur nationalité [9]. Économiquement défavorisés, ils forment un groupe assez réduit (environ 61 000 h. en 1921) par rapport aux millions de musulmans rendus orphelins par le recul de l’Empire. Très isolés, ils se placent sous la protection britannique dans l’espoir de subsister en tant que groupe organisé. En 1943, l’intitulé de la première association chypriote turque du docteur Küçük [10] indique bien qu’ils se considèrent à ce moment comme une minorité. À l’époque, ils n’intéressent pas Ankara et c’est réciproque : les musulmans nostalgiques du sultan-khalife n’aiment pas le laïcisme d’Atatürk et celui-ci ne veut pas d’ennuis avec l’Empire britannique alors à son apogée.
Comme l’a montré l’affaire du sandjak d’Alexandrette (la province du Hatay annexée à la Turquie en 1939), celle-ci reste vigilante quant à l’évolution des territoires se trouvant à ses frontières, notamment quand des turcophones y résident. Après la Deuxième Guerre mondiale, n’ayant décidé qu’en mars 1945 d’entrer en guerre contre l’Allemagne [11], elle n’est pas vraiment dans le camp des vainqueurs. Son intégrité territoriale est mise en cause par l’URSS, qui exige le retour à la frontière de 1914 dans le Caucase et divers avantages dans les Détroits. Bien que Moscou renonce à ces revendications quelques années plus tard, la Turquie a senti tout le poids de son isolement.
En 1947, Ankara est confronté au rattachement à la Grèce du Dodécanèse (Rhodes et une douzaine d’autres îles). Conquis par l’Italie au cours de la guerre italo-turque de 1911-12 et administré par elle jusqu’en 1943, l’archipel a une population en quasi-totalité grecque qui demande et obtient son intégration dans le royaume, ce qui conduit la minorité musulmane (7% de la population de l’archipel) à choisir l’exil en Turquie. Le tracé de la frontière tout près de la côte d’Asie mineure, l’ « enveloppement » de celle-ci par un filet insulaire grec qui se prolonge jusqu’en Méditerranée avec la petite île de Castellorizo, indisposent Ankara, qui n’a pas beaucoup de moyens de s’y opposer.
L’annexion par la Grèce d’un ancien territoire ottoman rappelle à la Turquie les mauvais souvenirs de 1913, quand elle a dû renoncer, sur injonction des Puissances, à tous ses droits sur des îles qu’elle considérait comme stratégiquement indispensables à la défense de l’Anatolie, un désagrément qui va se projeter ultérieurement sur Chypre. En difficulté avec ses voisins du nord (URSS et Bulgarie), la Turquie se laisse aller au syndrome de l’encerclement. Elle ne veut pas que la fin de la présence anglaise à Chypre permette à la Grèce de fermer davantage le cercle qui l’entoure à l’ouest et au sud. Si la nécessité de défendre la communauté turque est toujours mise en avant, Ankara a aussi et surtout des préoccupations stratégiques.
En juin 1955, le gouvernement britannique invite la Grèce et la Turquie à une conférence internationale sur des "questions politiques et de défense touchant à la Méditerranée orientale y compris Chypre". Londres a décidé de faire échec à la revendication énosiste portée par Athènes aux Nations unies. Comme le dit très clairement le ministre de la Défense Selwyn Lloyd (1904-1978), "throughout the negotiations our aim would be to bring the Greeks up against the Turkish refusal to accept enosis and so condition them to accept a solution which would leave sovereignty in our hands. [12]” En dépit de l’échec de la conférence, elle procure au gouvernement turc un moyen déterminant de contourner le traité de Lausanne, qui protégeait Chypre de ses convoitises. Ankara est désormais partie prenante dans le conflit, présenté désormais par les Britanniques comme un différend gréco-turc.
Dans l’immédiat, le gouvernement d’Ankara exploite la conférence pour pousser à l’exil la minorité grecque d’İstanbul. En septembre 1955, une manifestation de soutien aux Chypriotes turcs (ainsi qu’un attentat fabriqué par les services secrets turcs contre la maison natale d’Atatürk à Salonique [13]) sert de prétexte à un pogrom. Toutefois, pour se mêler des affaires de Chypre, les Turcs ne sont pas encore très motivés. Il leur faut plusieurs incitations britanniques pour les ramener dans le jeu diplomatique.
Cette politique à courte vue annonce la fin d’une phase assez cordiale des relations entre les deux pays, restaurées au début des années 1930 par l’intelligence politique d’Atatürk et de Venizélos. Sans vouloir faire porter aux Britanniques une responsabilité excessive, iI n’était pas nécessaire d’être un grand stratège en géopolitique pour comprendre que cette invitation relancerait l’animosité entre Athènes et Ankara et porterait un coup fatal à la cohésion du flanc sud de l’OTAN, en ouvrant une nouvelle période de confrontation qui n’a toujours pas pris fin.
À la fin des années 1950, Chypre devient une « cause nationale » en Turquie. Le développement du combat de l’EOKA, puis les perspectives de départ des Britanniques conduisent les Chypriotes turcs à rechercher l’appui d’Ankara, qui organise de puissantes démonstrations en Anatolie. Sachant qu’elle ne peut revendiquer la totalité d’une île à 80% grecque, la Turquie construit la théorie du « Taksim » (partage) et met l’accent sur le séparatisme, avec le mot d’ordre "la partition ou la mort. »
Les causes du succès d’Ankara dans son entreprise de « sudétisation [14] » des Chypriotes turcs restent mal connues. Dispersés dans la plus grande partie de l’île, ils ne peuvent ignorer que leur regroupement implique pour au moins la moitié d’entre eux une réinstallation douloureuse. Peut-être ont-ils pensé que celle-ci le serait moins qu’un exode vers l’Anatolie en cas de succès de l’EOKA, puisque cela avait été le destin des Crétois islamisés et de bien d’autres groupes minoritaires musulmans passés sous la juridiction d’une puissance chrétienne. Quoi qu’il en soit, la Turquie parvient assez facilement à les placer sous son influence exclusive et à les organiser dans le TMT [15], une organisation séparatiste à vocation officielle d’autodéfense.
Dans la construction de leur revendication sur Chypre [16], les nationalistes turcs se basent sur les trois siècles de domination ottomane. Ils appliquent à Chypre le concept de l’« Anavatan-Yavruvatan » (la mère-patrie et l’enfant-patrie), qui fait complètement abstraction de l’existence continue d’une majorité grecque à 80%. À celle-ci ils dénient son identité hellénique, dans une île qui serait trop éloignée de la Grèce pour partager sa culture. Les Chypriotes grecs seraient en fait des hybrides [17]. À la falsification de l’histoire, un exercice assez habituel en Turquie, on ajoute la géologie afin de montrer que les montagnes chypriotes seraient une annexe de l’Anatolie, alors qu’elles sont un prolongement des chaînes syriennes.
Les nationalistes font des Chypriotes turcs un peuple héroïque qui résiste à la pression énosiste pour conserver son identité. Ils sont présentés comme menacés de disparition (comme les musulmans de Crète) pour justifier la nécessité de les défendre contre l’impérialisme grec. Dans les années 1950, une abondante littérature nationaliste (une trentaine de livres, des articles de presse et des films) est publiée pour sensibiliser l’opinion à leur cause.
Bien qu’Atatürk n’ait pas manifesté beaucoup d’intérêt pour Chypre, ses successeurs en font un enjeu prioritaire, non démuni d’arrières pensées de politique intérieure. Comme l’observe un historien turc, « Chypre a été utilisé pour construire un consensus national ainsi qu’un système autoritaire qui a réduit l’opposition au silence . [18]”
En fait, l’impératif stratégique commence à prendre le pas sur la défense des Chypriotes turcs. L’exigence de partage implique d’importants déplacements de populations que les Anglo-Saxons qualifient encore de « vivisection » de l’île. Il se trouve que dans la partie nord convoitée par la Turquie, les Chypriotes turcs sont faiblement présents : 14% dans le district de Kyrenia qui fait face à la côte anatolienne, au lieu de 24% dans celui de Pafos dans l’ouest qui n’intéresse pas Ankara.
En 1959, le compromis gréco-turc adopté à Zurich et béni par les Britanniques qui aboutit à l’indépendance de l’île, apporte d’importants avantages aux Chypriotes turcs, élevés du niveau de minorité à celui de communauté. Transposé du vieux système ottoman du millet, la Constitution de 1960 leur donne des pouvoirs hors de proportion avec leur poids démographique et économique. Pour conserver ces avantages, ils ne peuvent que se soumettre encore davantage à la Turquie. Le docteur Fazil Küçük, partisan de la coexistence pacifique entre Chypriotes, est débordé par Rauf Denktaş [19], qui joue à fond la carte turque.
Quand les conflits intercommunautaires reprennent à la fin de l’année 1963, Ankara oblige ses protégés chypriotes turcs à se retirer des institutions établies par la Constitution, une erreur de stratégie qui fait encore sentir ses effets aujourd’hui. Devenu seulement grec, le GdC conserve l’intégralité de sa reconnaissance internationale. Pour la Turquie, la République de Chypre (RdC) n’existe plus depuis 1963 et cette position, bien antérieure à l’arrivée des islamistes au pouvoir en 2002, n’a pas été modifiée depuis. Elle refuse toujours de considérer le gouvernement légal comme autre chose qu’un pouvoir de facto, qu’elle qualifie « d’administration grecque chypriote », ce qui n’a pas facilité ses relations avec Bruxelles, depuis que la Grèce (1981) puis Chypre (2004), sont devenus des États membres de l’UE.
À l’argument ethnique s’ajoute une conception paranoïaque de la sécurité de l’Anatolie, particulièrement important pour les militaires qui, en ces temps de Guerre froide, exercent une influence déterminante sur la politique turque. Chypre n’est plus seulement un enjeu de politique étrangère, mais une priorité géostratégique. À cet effet, les politiciens turcs ne sont pas trop regardants sur les arguments. En prétendant que l’île est indispensable à la sécurité de l’Anatolie, déjà menacée à l’ouest par l’ennemi héréditaire grec, pourtant allié de la Turquie dans l’OTAN, ils en font une question existentielle.
En juin 1964, en appui à son contingent de 650 militaires, la Turquie prépare une intervention de son armée, qui lui est interdit par une lettre comminatoire du président Lyndon Johnson : « Les conditions prévues par le traité de garantie ne sont pas remplies. Il nous paraît que vous allez faire un débarquement pour obtenir la partition de l’île : vous n’en avez pas le droit... Vous ne pouvez pas utiliser les armes que nous vous fournissons aux termes de l’accord de 1947. » Non seulement le gouvernement d’Ankara fait face aux Nations unies à l’opposition conjointe du bloc de l’Est et des non-alignés, mais il se sent abandonné par son principal allié [20].
En conséquence, au cours de la période suivante (1964-1974), la Turquie s’investit dans l’organisation de la défense des enclaves (1, 5% du territoire de l’île), où près de 100 000 Chypriotes turcs connaissent leurs « années de plomb ». Une « Administration provisoire chypriote turque » est établie. Déjà inférieur en 1960, leur niveau de vie se dégrade (de 86 à 50% de celui des Grecs). L’aide de la Turquie servant surtout à payer des milices, les Chypriotes turcs vont travailler dans les entreprises grecques. Leur double dépendance, économique par rapport aux Grecs, politique par rapport à la Turquie, paraît sans remède. Instrumentalisés de part et d’autre, ils n’ont aucun moyen de défendre leurs véritables intérêts.
Pendant cette période (1964-1974), le blocage est presque complet : la communauté chypriote turque vit dans l’insécurité et rien n’est venu satisfaire les ambitions stratégiques de la Turquie. Il faut attendre l’incroyable stupidité des colonels grecs pour lui offrir en 1974 l’opportunité de débarquer dans l’île. En attendant patiemment le moment favorable et en l’exploitant magistralement au cours de l’été 1974, à défaut d’une mainmise totale sur l’île, Ankara en prend le contrôle en y installant une force militaire sans équivalente de l’autre côté de la ligne verte. Le nettoyage ethnique ayant chassé presque tous les habitants grecs, les villages désertés sont repeuplés par des dizaines de milliers d’immigrants anatoliens.
Du point de vue stratégique, selon le Premier ministre Ecevit qui a ordonné l’invasion, la question de Chypre est résolue. Aux yeux des militaires, les conséquences négatives de l’occupation sont négligeables. Le maintien de la tension avec la Grèce justifie leurs appétits budgétaires [21] et leurs amis américains les apprécient suffisamment pour ne pas faire pression sur eux de manière trop insistante. Jusqu’à la fin des années 1990, ils ont encore les moyens de traiter avec mépris les politiques qui leur font valoir qu’il était peut-être nécessaire d’intervenir à Chypre, mais pas judicieux d’y demeurer.
Ainsi, les militaires turcs ont réalisé le rêve contrarié des Grecs. Si l’ « Enosis » a eu lieu, c’est à leur profit, puisque la partie nord de l’île est étroitement placée sous leur tutelle. La Turquie pense avoir bien mené sa barque. Elle peut même se présenter comme ayant sauvé les Chypriotes turcs. Elle a repris un territoire perdu un siècle auparavant, avec la possibilité de le repeupler à son profit. Elle peut y faire ce qu’elle veut, puisqu’il n’est pas inclus dans le périmètre OTAN. Cependant, afin de maintenir à flot une économie lilliputienne, elle doit lui octroyer d’importants subsides ; en droit international, les habitants du nord sont dans l’illégalité, ce qui les condamne à l’isolement.
Avec beaucoup d’insistance, une propagande systématique tente d’imposer son interprétation de l’histoire. Si les Chypriotes savent à quoi s’en tenir, cette vision a des effets importants sur l’opinion publique en Turquie, qui n’a pas l’occasion d’entendre un autre point de vue. Cela fait de la question chypriote un sujet tabou, où aucun homme politique ne se risque à s’exprimer en contradiction avec le point de vue officiel, qui le ferait passer pour un mauvais patriote. Bien qu’il ait perdu depuis longtemps sa popularité à Chypre-nord, Denktaş l’a conservée en Turquie, où il est resté intouchable jusqu’à sa mort.
Jusqu’à la fin des années 1990, maintenus dans l’isolement par l’absence de reconnaissance internationale et l’étanchéité de la ligne verte, les Chypriotes turcs n’ont aucune possibilité d’exprimer leur point de vue. Placés sous la tutelle de l’armée turque et soumis à une génération de politiciens qui avait connu les « années de plomb », ils ne contestent pas le discours officiel : l’armée turque les aurait sauvés du génocide, un terme utilisé par la Turquie à Chypre, mais resté tabou en ce qui concerne les Arméniens. Afin de faire des insulaires des Turcs comme les autres, Ankara reprend la méthode d’assimilation imposée aux mohacirs, les musulmans balkaniques réinstallés en Turquie, puis aux habitants du Hatay annexé en 1939 et plus récemment aux enclaves turques du nord de la Syrie.
Au cours des années 1990, l’opinion dans le nord évolue et se montre de plus en plus hostile à la mainmise « coloniale » d’Ankara. Avec la progression de Chypre vers l’adhésion, les deux arguments de la Turquie en faveur de son maintien indéfini disparaissent : les Chypriotes turcs qu’elle prétend protéger ne veulent plus de l’occupation et le discours sécuritaire devient sans objet, puisque les deux pays sont candidats à l’UE.
Si l’immigration des « colons » anatoliens est impopulaire au sud, elle l’est tout autant au nord. Les premiers arrivants ont obtenu des avantages jugés excessifs par les insulaires. Ceux qui leur succèdent sont qualifiés de « barbes noires » parce qu’ils viennent des régions les plus pauvres de Turquie et parlent souvent le kurde ou l’arabe (quand ils arrivent du Hatay). Ainsi les Chypriotes turcs sont menacés de devenir une « minorité dans la minorité »
La perspective de l’adhésion de Chypre à l’UE, qui se précise à la fin des années 1990 montre aux Chypriotes turcs un futur alternatif au maintien indéfini du régime de Denktaş. Ainsi la réunification apparaît comme le seul moyen de se débarrasser de la tutelle turque et de revenir dans la communauté internationale. En 2003, un nombre significatif de résidents du nord manifeste contre la gestion de leur « gouvernement » et son opposition à tout progrès dans les négociations intercommunautaires. Ils se prononcent en faveur de la réunification (en fait pour l’adhésion à l’UE), position confirmée par le référendum sur le plan Annan (24 avril 2004), qui n’est contesté que par une minorité de fidèles de Denktaş.
Bien que ces différences soient longtemps restées dans l’ombre, plusieurs enquêtes montrent que la population du Nord reste divisée en deux groupes : les Chypriotes turcs autochtones (ceux qui résidaient dans l’île avant 1974 et leurs descendants) et les migrants anatoliens installés depuis 1974.
Une enquête de 2020 effectuée par la fondation Friedrich Ebert [22] révèle d’importantes différences d’appréciation. Elles étaient connues mais on ne les savait pas aussi fortes, en dépit de 47 ans de présence continue de la Turquie à Chypre, ou éventuellement à cause de cela.
Les autochtones se définissent à 89, 3% comme chypriotes et seulement 3.8% comme musulmans ou turcs (5,8%), alors que plus de la moitié des migrants se définissent comme seulement turcs (53%) ou musulmans (13,3%). Les efforts de l’AKP pour en faire de bons musulmans ont échoué : 30% des autochtones estiment qu’ils n’ont pas de religion (9% des immigrants) et 22,3% se déclarent non pratiquants. C’est aussi le cas de 53,9% des migrants, ce qui les situe à mi-chemin entre les autochtones et leurs compatriotes turcs du continent. Ainsi les Chypriotes turcs apparaissent-ils comme faiblement islamisés, malgré la frénésie de construction de mosquées financées par Ankara. Les 2/3 des autochtones (30,5% des migrants) sont opposés à l’ouverture de plus d’écoles religieuses.
De part et d’autre, les rapports entre les deux groupes sont considérés comme « mauvais » par une majorité aussi bien des autochtones (53,4%) que des migrants (55,8%). Moins de 5% dans les deux groupes considèrent cette relation comme « bonne ». Plus de 88% dans les deux groupes considèrent qu’ils ne se font pas confiance. Des deux côtés on est pessimiste : plus des 2/3 des personnes interrogées considèrent que les choses évoluent dans la mauvaise direction.
Les migrants préfèrent la relation « motherland/babyland » (51,2% contre 30,8 des autochtones). 46,4% des autochtones pensent que la Turquie s’occupe trop de leurs affaires (26,3% des migrants). 29,3% seulement des autochtones sont satisfaits des relations TK/Chypre-nord (46,7% des migrants).
Vis-à-vis du problème de Chypre, 60,4% des autochtones regrettent (« the current division bothers me ») la division de l’île (51,9% des migrants). 20,4% des autochtones seulement sont en faveur du maintien du statu quo (32,9% des migrants). L’annexion à la Turquie n’intéresse que 19% des autochtones (44,2% des migrants).
Dans l’enquête, une réunification conforme aux résolutions de l’ONU recueille l’accord de 60,6% des autochtones et seulement de 44,7% des migrants). L’égalité politique (entre le Nord et le Sud) est favorisée par 42,5% des autochtones et 32,6% des migrants ; s’il fallait voter, 60,6% des autochtones l’accepteraient (44,7% des migrants).
Bien que le vote du plan Annan remonte à 2004, on peut présumer qu’une majorité des résidents du nord est toujours en faveur de l’UE, donc pro-solution, ce qui ne veut pas dire qu’ils en accepteraient les modalités. Depuis 2003, la Turquie sait qu’elle n’est pas populaire à Chypre et des manifestations récurrentes des Chypriotes turcs ne manquent pas de le lui rappeler. Mais ce mécontentement qui se traduit occasionnellement sur le plan électoral (deux « présidents » pro-solution ont été élus, Mehmet Ali Talat et Mustafa Akıncı) n’est pas parvenu à déboucher sur une négociation productive entre Chypriotes. Ses successeurs, notamment les plus dévoués à Ankara (Derviş Eroğlu et Ersin Tatar) ne disposent que d’une marge d’action très limitée.
Sans vouloir entrer dans des problèmes intérieurs à l’île, il en résulte des doutes sur la représentativité des élus chypriotes turcs. Depuis 1974, il est assez clair pour l’opposition locale que les élections ont souvent été influencées par Ankara, notamment vis-à-vis des migrants. Ce fut particulièrement évident en 2020, quand des pressions de toute nature ont pesé en faveur de Ersin Tatar, y compris en décourageant les Chypriotes turcs de voter pour le président sortant Mustafa Akıncı. Il est difficile de penser que l’administration du Nord exprime encore le point de vue des « authentiques » Chypriotes turcs.
Dans l’hypothèse d’une consultation sur l’avenir de l’île, qui devrait être admis à voter ? Tout le monde, comme au moment du plan Annan ? Seulement les habitants ayant reçu la « nationalité » chypriote turque ou même les seuls originaires ou leurs descendants, qu’ils résident ou non dans l’île ? Compte tenu de l’importance de l’immigration en provenance d’Anatolie, il est de plus en plus clair que le résultat du vote en serait influencé. En appliquant un suffrage restreint en Nouvelle Calédonie, la France a montré qu’il était possible et légal de limiter le droit de vote aux électeurs les plus concernés en cas de décision à prendre sur le long terme.
La Turquie y réalise un investissement stratégique aux dépens des insulaires. Elle s’est fabriquée une entité politique de facto sous son contrôle exclusif, d’abord l’Etat fédéré turc de Chypre (1975-1983) et à partir de 1983, la « République turque de Chypre du nord (RTCN) », dont l’« indépendance » a été qualifiée d’illégale par les Nations unies et reconnue uniquement par Ankara. Malgré des efforts constants, en quatre décennies elle n’a pas réussi à la faire reconnaître par un seul membre des Nations unies, même par des pays musulmans, ce qui donne une idée de sa faible capacité de conviction dans les milieux diplomatiques internationaux.
La présence turque est coûteuse (au moins un demi-million d’€/an) et pesante : l’ambassadeur et les militaires détiennent la quasi-totalité du pouvoir. Si Denktaş n’était pas un « gauleiter », du fait de sa popularité en Turquie et de son rôle international, ses successeurs ne disposent pas d’une véritable marge d’action. Par ailleurs, l’incompétence économique, la corruption et le clientélisme ont fait de la « République turque de Chypre du nord » une entité inefficace.
En Anatolie, l’impopularité de la Turquie est interprétée comme une marque d’ingratitude, sinon d’hostilité : l’opinion ne comprend pas pourquoi les Chypriotes turcs veulent se débarrasser de l’armée qui les a sauvés d’un prétendu « génocide », un terme abondamment utilisé pour caractériser les épreuves subies par les Chypriotes turcs [23]. Vus de Turquie, les Chypriotes turcs seraient des parasites. Non seulement ils coûtent cher, mais ne sont nullement reconnaissants de ce que la Turquie fait pour eux. Les militaires (notamment les conscrits), qui ont stationné dans l’île témoignent d’une hostilité, pour eux incompréhensible, des Chypriotes turcs à leur égard. Cependant, face à la perspective d’une évacuation de l’île, une partie de l’opinion se cabre.
Pour les ultranationalistes, Chypre serait devenu un « traitor land ». Non seulement ses habitants ne sont pas de « vrais Turcs », mais depuis la réislamisation de la Turquie, ils passent aussi pour de « mauvais musulmans », parce qu’ils n’aiment pas l’AKP et son islam politique. Comme ce fut le cas du temps de Makarios et des colonels grecs pour les adversaires de leur dictature, l’île devient un refuge pour l’opposition, cette fois à l’AKP. Ceux qui en ont les moyens viennent s’installer au nord, bien que la vie y soit plus chère qu’en Turquie, en espérant y trouver la sécurité qui leur fait défaut dans le « paradis islamiste » d’Erdoğan. Traumatisé par la fuite des acheteurs britanniques après les décisions des Cours européennes de Strasbourg et de Luxembourg qui ont confirmé les droits de propriété des Chypriotes grecs spoliés, le marché immobilier y trouve son compte.
Dans la négociation du plan Annan, Ankara avait fait avancer ses conceptions en obtenant que la réunification de l’île se fasse dans le cadre de la « virgin birth » d’une nouvelle République unie de Chypre, formée de deux Etats constituants, la RDC actuelle, supposée défunte et la « RTCN ». Cette acrobatie juridique avait pour objectif de faire avaliser l’acquis législatif de Chypre-nord.
Le plan aurait fait de la réunification de l’île un processus tout à fait différent de l’unification allemande, ouvrant éventuellement la voie à une deuxième sécession, où les deux États constituants auraient pu accéder à l’indépendance. Si elles avaient été adoptées, les dispositions du plan, non seulement auraient paralysé Chypre, mais auraient eu des effets négatifs sur la cohésion de l’UE.
Dans l’immédiat, l’attitude turque est un obstacle majeur pour Chypre. Elle bloque l’adhésion de la RdC à plusieurs organisations internationales (notamment l’OCDE) et entrave la coopération UE-OTAN, puisque l’île est membre de l’UE et que l’Alliance atlantique suit la règle de l’unanimité. Pour sa part, le GdC a pu empêcher un accord entre la Turquie et l’Agence européenne de défense.
Compte tenu de la taille réduite de Chypre et des inconvénients que représente cette non-reconnaissance pour sa diplomatie, notamment dans ses relations avec l’UE, on aurait pu croire que cette marque de l’immobilisme, sinon du négationnisme de la classe politique turque prendrait fin. Mais il existe en Turquie une crispation nationaliste sur Chypre, qui interdit de prendre en compte le véritable intérêt national.
Depuis 1974, la Turquie a eu de multiples occasions de trouver une solution qui ménage ses intérêts militaires et offre un statut enviable à la communauté chypriote turque. La dernière occasion en date, citée plus haut dans la première partie sur la guerre du gaz, était d’évacuer ses troupes en échange d’un accès privilégié aux ressources gazières récemment découvertes dans le bassin oriental. Cela ne s’est pas produit parce qu’Ankara a exigé la reconnaissance du fait accompli, notamment l’accès à la souveraineté du « joke state » créé dans le nord.
À Ankara, l’AKP et une bonne partie de l’opposition sont depuis longtemps hostiles à la réunification, bien qu’elle soit probablement majoritaire chez les authentiques Chypriotes turcs (ainsi que dans une fraction inconnue des migrants les plus anciens). En redonnant le plein contrôle de l’administration du nord à la Turquie, l’accession de Tatar qui n’a rien à refuser à Erdoğan, est donc une occasion de rouvrir le conflit chypriote : l’ouverture de la zone interdite de Varosha et la demande de reconnaissance de l’administration du nord en tant qu’Etat indépendant visent à rendre sans objet les négociations menées dans le cadre des Nations unies. Comme Poutine en Crimée, l’objectif de la Turquie est-il l’annexion de Chypre-nord, qui deviendrait une province turque comme celle du Hatay cédée par la France en 1939 ?
En faisant aujourd’hui de cette reconnaissance un préalable, ce qui n’était pas le cas dans le passé, la Turquie se place dans une impasse. Pour autant qu’elle soit praticable, la solution à deux États est en contradiction totale avec le droit international et communautaire. Dans l’état actuel des relations, on ne voit pas de possibilité de parvenir à un accord sur cette base. Bien qu’elle n’ait pas intérêt à le faire, la Turquie a les moyens de rester indéfiniment à Chypre. Mais il est à craindre que cette position solitaire lui soit de plus en plus coûteuse, notamment dans ses relations avec l’UE.
Il n’est pas rare d’entendre à Chypre que les Britanniques n’ont jamais changé de politique, que depuis les années 1950, leur objectif ayant toujours été de contrarier la volonté d’autodétermination des Chypriotes grecs, d’abord en s’opposant à l’Enosis, puis en entravant leur volonté d’indépendance afin de conserver leurs zones de souveraineté. C’est pourquoi les insulaires et pas seulement les Grecs doutent de l’engagement du gouvernement britannique en faveur de la réunification. Ils font la relation entre le maintien des bases et la persistance de l’occupation turque, qui créerait une solidarité objective entre Londres, Washington et Ankara [24] et conduirait les Anglo-Saxons à souhaiter le maintien de la division de l’île : « Les Chypriotes grecs, aussi bien de droite que de gauche, perçoivent les États-Unis et la Grande-Bretagne comme des alliés indéfectibles de la Turquie. [25] »
En effet, Londres a longtemps redouté que le départ des troupes turques ne soit suivi à brève échéance d’une demande d’évacuation des ZdS. En 1981, le gouvernement britannique le reconnaît clairement : « The benefits we derive from the SBAs are of major significance and virtually irreplaceable… They are an essential contribution to the Anglo-American relationship… Our interests are best served by continuing movement towards a solution- without the early prospect of arrival. [26] » Pour cela, Londres est en convergence avec Ankara, qui veut aussi maintenir son armée à Chypre, afin d’obtenir la ratification du fait accompli issu de l’invasion de 1974, ce qui implique beaucoup de complaisance, attitude manifestée à de nombreuses reprises au cours d’un passé ancien ou récent.
Les Chypriotes grecs estiment que les Britanniques ont joué contre eux dans la négociation du plan Annan (« the UK Foreign Office’s brainchild » d’après Claire Palley) et qu’ils ont continué dans les années 2000-2010 à le faire avec la Direct trade regulation , le règlement qui définit les relations commerciales entre les deux parties de Chypre : en rupture avec sa défense systématique de la règle de l’unanimité, le Foreign Office a dans ce cas soutenu une adoption à la majorité qualifiée, pour neutraliser les Chypriotes, qui étaient opposés à ce règlement.
Pour Claire Palley, la « prioritisation of UK interests in having alignment with US foreign policy (which favours Turkey) over UK interests in maintaining smooth operation or even the continued existence of the Sovereign Base Areas in Cyprus [27] » est contre productive [28]. Elle estime que cette politique, qui découle de l’importance stratégique de la Turquie et du désir d’obtenir son adhésion pour diluer la construction européenne (c’était avant le Brexit) n’est pas le bon moyen de conserver la maîtrise des ZdS : « the UK would then forfeit the only secure territory giving the UK (and her allies) unchallengeable access to the Middle East. [29]” Elle recommande au Royaume-Uni, en tant que membre permanent du Conseil de Sécurité et avocat du respect de l’état de droit, de s’en tenir à une position impartiale, respectant le droit international, au lieu de soutenir la partie turque.
Cependant, Londres ne reconnaît pas les autorités du Nord et entretient de bonnes relations avec le gouvernement légal. En 2004, le Comité des Affaires étrangères de la Chambre des Communes affirme qu’« en dépit d’affirmations contraires, il n’y pas de désir ou d’intention de la part du gouvernement britannique de perpétuer la situation présente à Chypre et encore moins d’évoluer vers une partition permanente et légalisée, ce qui ne serait dans l’intérêt de personne [30]. » Cependant, le fait de se poser la question est en soi révélateur.
Beaucoup d’observateurs en concluent que la politique britannique est contradictoire. D’une part, le Foreign Office affirme sa fidélité au droit international et aux résolutions des Nations unies. D’autre part, il ne fait rien pour les mettre en œuvre et travaille même à la légalisation du fait accompli, par sympathie, sinon complaisance vis-à-vis de la Turquie.
Jack Straw, ex-ministre des Affaires étrangères (2001-2006) considère que l’adhésion de Chypre a été l’une des « worst strategic decisions ever [31] » prise par l’UE, ce qui fait peser un soupçon d’insincérité, au moins pour lui-même, puisque sa signature figure au bas du traité d’Athènes [32], mais aussi sur le gouvernement britannique. À ses yeux, pour mettre fin au problème, la seule solution efficace est de reconnaître Chypre-nord [33]. Ainsi chacun gardera le contrôle de son fragment d’île, les Grecs, les Turcs et évidemment les Britanniques qui conserveront leurs ZdS. Quant à son apologie du partage, elle rejoint les succès douteux de cette pratique dans le cadre de la décolonisation de l’Empire, en Irlande (1921), puis dans l’Empire des Indes (1947) et en Palestine (1948), avec toutes les conséquences qui se font encore sentir aujourd’hui.
Pour l’historien britannique Perry Anderson, « in the modern history of the Empire, the peculiar malignity of the British record in Cyprus stands apart” [34]. En commentant le texte de Perry Anderson, tout en critiquant ses jugements sur les personnes, David Hannay ne conteste pas l’analyse. En 2005, avec tout le sens de l’understatement d’un diplomate professionnel, il a donné son avis dans son livre : « as I learn more about our role there in Cyprus in the 1950s, 1960s, and 1970s, I came to understand better some of the hostility and suspicions towards Britain. We have indeed not covered ourselves with glory during that period.” [35]
La convergence des jugements sur le passé ne dit rien de l’avenir. D’une part, on ne peut résumer la politique britannique à la défense exclusive des ZdS. D’autre part, depuis le début des années 2000, beaucoup de choses ont changé à Chypre et autour de Chypre.
Parmi les éléments de continuité, depuis la fin de la Guerre froide, il est clair que l’importance stratégique des bases n’a pas diminué, bien au contraire. Pour Londres, le Brexit rend plus nécessaire que jamais la « relation spéciale » avec Washington en matière de défense et en conséquence, le maintien des ZdS en tant que contribution britannique à l’effort commun. Plus largement, le Royaume-Uni a moins de raisons que jamais de se dissocier des actions américaines au Moyen-Orient, pour autant qu’une politique digne de ce nom existe à Washington. En conséquence, Londres ne manquera pas d’accorder beaucoup d’importance au maintien de ses bases et de leurs avantages.
Depuis le Brexit effectif (2020), Chypre est un État membre alors que le Royaume-Uni ne l’est plus, une situation inverse de celle des années 1990. Le rapport de forces n’est plus tout à fait le même, ce qui implique quelques efforts du Foreign Office pour continuer de coopérer dans la gestion des ZdS avec le GdC. En outre, depuis l’accord anglo-chypriote de 2014 et le rapprochement de Chypre avec les États-Unis, Londres peut estimer, non seulement qu’il n’a plus besoin de l’occupation turque pour garder ses ZdS, mais que si celle-ci prenait fin, cela renforcerait la valeur stratégique de ses implantations dans l’île.
Dans l’immédiat, l’urgence à Londres est de conclure un accord commercial en substitution à l’union douanière UE/Turquie. Pour qu’il leur soit profitable, les Britanniques doivent s’entendre avec Ankara. C’est pourquoi Boris Johnson, qui ne manque pas de rappeler son ascendance ottomane, s’est abstenu de condamner les agressions turques dans la ZEE de Chypre. Devenu pays tiers, le Royaume-Uni n’a plus de raison de se solidariser avec les remontrances de l’UE, pas plus qu’il ne doit suivre les initiatives politiques de l’UE dans le bassin oriental de la Méditerranée. Aussi longtemps que se maintient son rôle de puissance garante, le gouvernement britannique semble pencher vers une version révisée du plan Annan, qui lui paraît à même, comme dans le passé, de préserver ses intérêts dans l’île.
L’ex-ministre Jack Straw, que nous avons cité plus haut, n’est certainement pas isolé. Il existe toujours, dans l’administration britannique, des partisans de la « solution à deux États », en tant que meilleur moyen de sauvegarder les ZdS. Il n’est donc pas exclu que la Turquie ne soit pas seule sur cette position, même si le FCDO se gardera bien d’exprimer ouvertement une position aussi contraire au droit international. Sa dernière performance au Conseil de sécurité a été d’atténuer la condamnation de la Turquie dans son intrusion dans la zone interdite de Varosha, ce qui laisse penser que le Royaume-Uni s’en tient à sa position éternelle de complaisance vis-à-vis de la Turquie.
C’est probablement une erreur : mis en appétit, Erdoğan ne serait pas homme à se contenter de la partie de l’île occupée depuis 1974 et serait bien capable de mettre en cause la présence britannique. En décidant d’utiliser l’aérodrome de Lefkoniko pour y installer les drones qui lui ont donné la victoire en Syrie, puis en Libye et dans le Caucase, il menace les ZdS et montre déjà l’ampleur de ses ambitions. À moyen terme, si la Turquie n’est plus satisfaite du statu quo, elle pourrait le remettre en cause. « Acteur géopolitique à la retraite » d’après Zbigniew Brzezinski [36], Londres devra se tourner vers les États-Unis, qui sont les plus intéressés à conserver l’accès aux bases.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’implication des Etats-Unis dans la géopolitique de la Méditerranée orientale a des répercussions importantes sur la question chypriote. Dans le contexte de la Guerre froide, leurs priorités anti-communistes les ont conduits à chercher à satisfaire la Turquie et donc à s’opposer aux aspirations des Chypriotes grecs. Pourtant, l’activisme américain ne pouvait qu’attirer les Soviétiques, désireux de s’implanter durablement en Méditerranée orientale.
Au Département d’État, Chypre est inclus dans le bureau chargé des affaires européennes et eurasiatiques, qui couvre tous les pays européens, la Russie et la Turquie, le bureau du Proche-Orient étant responsable des pays arabes, d’Israël et de l’Iran. Il en va de même en matière de défense, où Chypre et la Turquie sont dans le périmètre du commandement européen (EUCOM) basé à Stuttgart et non dans celui du Moyen-Orient (Central Command) de Tampa (Floride).
Nouveaux venus en Orient en 1945, les États-Unis n’ont pas été très heureux dans le choix de leurs alliés. Faute de confiance dans les pays arabes réputés perméables à l’influence soviétique, ils se sont appuyés sur les autres : l’Iran jusqu’en 1979, Israël et surtout la Turquie. Sans nourrir de sympathies excessives pour le colonialisme britannique, les Américains ont assez vite partagé leurs analyses concernant la valeur stratégique de Chypre, face à un Proche-Orient instable et imprévisible.
Dans le contexte de la Guerre froide, ils estiment le contrôle de l’île nécessaire à leur stratégie linéaire de « containment », afin de donner de l’épaisseur au dispositif OTAN en Méditerranée orientale, pris en sandwich entre les pays du pacte de Varsovie au nord et les sympathies pro-soviétiques des régimes arabes au sud. Ce qu’en pensent les Chypriotes est le dernier souci de Washington, qui met ses intérêts stratégiques au-dessus de la volonté des peuples. En 1960, le GdC est donc fortement incité à adhérer à l’OTAN
C’est exactement ce que veut éviter Makarios, loin de vouloir devenir le « Fidel Castro de la Méditerranée », mais qui veut libérer son pays du carcan des traités inégaux. Il ne peut douter que cette adhésion l’empêchera durablement de les réviser. Il sait aussi que l’influence de la Turquie dans l’Alliance atlantique ne peut que rendre plus difficiles ses relations avec la communauté turque. Il sait enfin à quoi s’en tenir sur la difficulté à entretenir des relations équilibrées avec la Grèce et n’a aucune confiance dans le Royaume-Uni.
Il utilise donc la crise de 1964 pour impliquer les Nations unies, où il recueille la sympathie des non-alignés. Bien que cette politique présente des risques évidents pour Chypre, il se pose en défenseur de la neutralité de l’île entre les deux blocs. À l’intérieur, elle lui assure le soutien du parti communiste chypriote, ce qui consolide sa majorité mais le rend suspect à Washington.
À la jonction de l’OTAN et du Pacte de Bagdad (devenu ensuite le CENTO), le Département d’Etat veut des alliés sûrs, ce qui conduit les responsables à privilégier l’alliance avec la Turquie, réputée politiquement et militairement plus fiable que la Grèce, toujours soupçonnée de sympathies communistes ou russophiles. En 1967, en travaillant à la substitution d’une junte militaire au gouvernement élu à Athènes, puis au renversement de Makarios, la CIA montre la priorité de sa géopolitique sur le respect de la démocratie.
La préférence turque, qui aurait pu prendre fin avec la Guerre froide, s’est accrue en raison du rôle essentiel d’Ankara dans la politique orientale des États-Unis. Pour Richard Holbrooke, « the fact, the obvious fact that Turkey sitting between Iraq and Europe, is now, more than ever before, the critical state in both the war on terrorism and the search for a more stable and democratic Moslem world. [37]” Quelques mois auparavant, Henry Kissinger, dans la continuité de sa politique calamiteuse à Chypre [38], avait été encore plus clair : « for the West, the pivotal country is Turkey, the strongest military power in the region, allied to the West, friendly to Israel and, because of the indispensability of its geography, important to all the contending forces… The industrial democracies – especially Europe and the US – must remember that crucial elements of their basic national security are at stake. Their preferences regarding Turkey’s domestic structure must be balanced against these imperatives. [39]” En clair, la qualité de la démocratie en Turquie n’est pas un problème pour les États-Unis.
Mais la préférence américaine entre en contradiction avec l’objectif européen de respect des critères de Copenhague, qui met en difficulté la candidature turque dans les années 1990, alors que celle de Chypre a été acceptée. En 1999, les Anglo-Saxons comprennent que son adhésion, qu’ils ne sont pas parvenus à empêcher, allait entraîner l’ajournement sine die du dossier turc à Bruxelles. Ils estiment alors que la réunification de Chypre, que Londres avait longtemps entravée parce qu’elle y voyait un moyen de conserver ses bases, devient maintenant une nécessité. Le plan Annan découle très logiquement de ce changement d’attitude.
Dans les négociations qui ont abouti à ce plan, les diplomates américains (Richard Holbrooke et Tom Weston) ne cachent pas qu’une solution à Chypre n’est qu’un moyen d’arrimer solidement la Turquie à l’Occident en soutenant son adhésion à l’UE : « The long standing plan, which I have been closely associated with, was a three-pronged approach : first, to get the EU to invite Cyprus to join the EU ; second, to use this to push the two Cypriot communities into a productive negotiation that would produce the long sought bizonal, bicommunal federation and third, to open accession talks for Turkey to join the EU [40].” À ce titre, les pressions sur Bruxelles ne manquent pas, au point que la Turquie ait pu croire qu’elle serait dispensée des critères politiques de l’adhésion. Encore en 2013, le New York Times recommande to : « play nice with Turkey » [41], il faut s’entendre avec la Turquie en dépit de ses fortes tendances dictatoriales. C’est ce que les Américains font à l’OTAN, aux Européens de faire de même à l’UE.
L’échec du plan Annan a beaucoup déçu les Américains, tout comme la stagnation des négociations d’adhésion de la Turquie, avant que celle-ci n’entre en conflit avec eux. Ensuite se sont ajoutés d’autres intérêts, dont celui des compagnies pétrolières américaines exploitant les gisements de gaz en Méditerranée orientale, notamment à Chypre. Comme nous l’avons vu plus haut, le GdC s’est senti renforcé quand les pétroliers américains ont commencé leurs forages. Non seulement elles allaient découvrir du gaz, mais Nicosie comptait bien sur leur influence pour inciter le Département d’État à assouplir la position turque.
Parce que la Turquie est membre de l’OTAN, les États-Unis se sont très bien accommodés de la suprématie politique des militaires et ont fermé les yeux sur leur respect très relatif des droits de l’homme. Plus récemment, avec une confondante naïveté, l’administration américaine a beaucoup investi sur Ankara en pensant trouver dans l’« islamisme modéré » prétendu de l’AKP une « source d’inspiration » pour les autres pays musulmans. Avec beaucoup d’optimisme, B. Obama lui-même a cru voir en R. Erdoğan un des rares hommes d’État en qui il pouvait avoir confiance [42], en le prenant pour un « liberal minded reformer [43] ».
Cette sollicitude n’a pas été payée de retour. Dès 2003, le refus de la Turquie de participer à la guerre en Irak marque un changement d’attitude qui s’est confirmé par la suite. Ainsi, la base d’Incirlik, qui a joué un rôle essentiel au cours de la guerre froide, fait l’objet de nombreuses restrictions qui restreignent sa capacité opérationnelle, au point que son évacuation est envisagée.
Après avoir fait preuve de prudence, aussi longtemps qu’il n’était pas parvenu à réduire la puissance des militaires, Erdoğan a dévoilé ses véritables intentions : il veut montrer à l’opinion qu’il n’est plus aux ordres de Washington comme ses prédécesseurs. Comme cela correspond aussi à ses orientations idéologiques, il ira donc aussi loin qu’il le pourra dans le « découplage » de sa politique d’avec celle des États-Unis, en affirmant sa « volonté de déplaire » par des gestes aussi spectaculaires que possible [44].
Au risque de paraître passive, l’administration Obama a laissé passer l’orage, en espérant que le bon vieux temps reviendrait. Pour une partie de l’establishment diplomatique et du complexe militaro-industriel qui veut continuer à vendre ses armes, l’attitude d’Erdoğan est perçue comme une « aberration temporaire [45] ». En fait, comme l’Iran après la chute du shah (1979), la Turquie n’est plus un allié et pourrait bien se comporter comme un adversaire.
Au Pentagone et au Département d’État, entre ceux qui poussent la Présidence à exiger des clarifications [46] et ceux qui se demandent ce qu’on pourrait offrir à la Turquie pour la ramener dans le giron américain, les esprits sont partagés. Il n’est pas facile de trouver une alternative au quadrilatère anatolien et aux facilités offertes pendant des décennies. À l’exception d’Israël, les États-Unis n’ont plus beaucoup d’amis au Moyen-Orient et ne peuvent pas vraiment compter sur ceux qui se prétendent tels, comme les monarchies du Golfe.
À Chypre, la détérioration des relations de la Turquie, d’abord avec Israël, puis avec les États-Unis n’a pas été si mal accueillie. On a vu dans l’isolement croissant d’Ankara une opportunité d’avancer vers la réunification de l’île. De même, l’antisémitisme virulent d’Erdoğan est apparu comme une bonne manière de montrer au lobby juif américain qu’il faisait fausse route en aidant la Turquie à Washington.
En prenant systématiquement le contrepied d’Obama, dans une attitude qualifiée de néo-jacksonienne, Donald Trump a cru réaliser à la fois l’objectif du Département d’État de « pivoter » du Moyen-Orient vers l’Asie et sa promesse électorale de terminer les « guerres sans fin » des années 2000. Cependant, en agissant avec beaucoup de maladresse, il a aggravé les conflits dont il prétendait se dégager.
En fait, le repli américain laisse le champ libre aux puissances régionales et notamment à la Turquie, qui retrouve une « marge de complaisance », que le Secrétaire général de l’Alliance et Trump lui-même ont poussé très loin. En ne perdant aucune occasion de perturber le fonctionnement de l’OTAN, en achetant des armes russes incompatibles avec les standards de l’Alliance, la Turquie se comporte comme un adversaire de l’Occident. Dans une région déjà instable, son délire expansionniste fait converger des conflits longtemps séparés. Alors que des pressions adéquates auraient pu contenir Erdoğan, les États-Unis doivent se préparer à affronter une situation beaucoup plus difficile, depuis que les initiatives du dictateur portent atteinte à leurs intérêts stratégiques.
Dans la longue liste des complaisances de Washington envers Ankara, l’administration Trump est allée bien plus loin que les autres [47], Trump célébrant Erdoğan « as the hell of a leader, a tough man » (2019). Dès le lendemain de l’élection de 2016, les aventures de l’éphémère conseiller spécial Michael Flynn ont montré l’importance d’un lobby turc au sein même de la Maison blanche. Cette influence de moins en moins occulte a été confirmée par l’abandon des Kurdes de Syrie en 2019 et les accusations de John Bolton : à la demande d’Erdoğan, Trump aurait fait pression sur la justice américaine pour l’empêcher de condamner les agissements de l’Halk bank, deuxième banque de Turquie, dans le contournement des sanctions contre l’Iran. Si ces pressions étaient confirmées, il s’agirait d’un cas de « corruption stratégique », où des intérêts privés auraient prévalu sur celui des États-Unis, une hypothèse que Trump lui-même n’a pas écartée quand il a reconnu qu’il avait « un petit conflit d’intérêt », en raison de ses investissements immobiliers à İstanbul.
En décembre 2019, en dépit des protestations turques, le Congrès a voté la levée d’un embargo sur les armes remontant à 1987 qui a longtemps empêché la Garde nationale chypriote de s’approvisionner aux États-Unis. Cette mesure était symbolique et son abolition l’est également. Elle marque la préoccupation de Washington de se préparer à trouver une alternative à un éventuel basculement durable de la Turquie vers Moscou.
Changer de politique est une entreprise aléatoire, mais probablement inévitable, qui va occuper la nouvelle administration Biden. La Turquie n’est pas un allié aussi indispensable qu’on le croit à Ankara et des alternatives sont possibles. Une étude du Hudson Institute [48] recommande au gouvernement américain de s’appuyer sur les démocraties de l’axe Athènes-Nicosie-Jérusalem, en vue de créer une nouvelle architecture de sécurité dans le bassin oriental de la Méditerranée. Elle préconise d’aider les trois pays à exploiter leurs ressources sous-marines, de faciliter l’adhésion de Chypre à l’OTAN et de renforcer la VIe Flotte. D’après le Wall Street Journal, il ne serait pas difficile de construire une base aérienne dans le Kurdistan irakien, afin de remplacer celle d’Incirlik. Par ailleurs, la Grèce s’est portée candidate : les États-Unis sont déjà présents en Crète et pourraient s’installer dans le nord du pays.
Des mesures de rétorsion peuvent-elles pousser la Turquie, déjà qualifiée de « dubious partner » [49], à devenir un peu moins hostile ? Les conséquences de la politique aventureuse de l’AKP et la dégradation probable de la situation économique peuvent-elles affaiblir l’équipe au pouvoir au point de la contraindre à des accommodements ? Aussi longtemps qu’Erdoğan reste au pouvoir, c’est peu probable.
Face à la nouvelle administration Biden, la Turquie fait un gros effort de lobbying auprès du Congrès et des médias. Mais ses demandes sont nombreuses et difficiles à satisfaire : le droit d’activer les S-400, l’indulgence de la justice américaine pour l’Halk Bank, la fin des sanctions CAATSA, de l’exclusion du programme F-35, du soutien aux Kurdes syriens et des critiques contre la dérive démocratique du régime. En contrepartie, Ankara a accepté d’envoyer 500 de ses soldats protéger l’aéroport de Kaboul face à la pression des talibans, une initiative aléatoire aussi bien pour la Turquie que pour les États-Unis. Cela n’a pas empêché la chute de Kaboul le 15 août 2021.
Du fait de ses activités antérieures comme vice-Président d’Obama, Joe Biden a une connaissance directe de la région, qui contraste avec l’ignorance abyssale de Trump. Il n’est pas non plus homme à se laisser convaincre par une conversation téléphonique avec Erdoğan. Actuellement, les sujets de contentieux avec Ankara sont trop nombreux, notamment l’achat du bouclier anti-missile S-400, qui représente un danger important pour tout le dispositif de défense OTAN.
Par contrecoup, Chypre bénéficie d’une sollicitude nouvelle des Etats-Unis. Un attaché militaire chypriote s’est installé à Washington et des exercices communs ont été menés en Méditerranée. D’après les documents du Département d’Etat, les relations bilatérales ont atteint un « historic high ». Une déclaration d’intention sur la sécurité a été signée, ouvrant la voie à une coopération militaire plus intense.
Si Biden a marqué un net intérêt pour soutenir des régimes démocratiques (dont Chypre fait partie), ils ne sont pas si nombreux dans la région qu’il ne soit pas nécessaire de s’entendre avec les autres. Et si la faute commise par la Turquie avec les S-400 ne peut pas être ignorée, Washington ne serait-il pas tenter d’oublier le reste si Ankara y renonçait ? Au Pentagone, ceux qui ne s’intéressent qu’au poids militaire de la Turquie pourraient-ils se contenter de cette concession ? La tactique d’Ankara, qui consiste à multiplier les conflits pour se faire payer d’éventuels reculs par une tolérance ailleurs, par exemple à Chypre ou en Syrie, où Erdoğan tient davantage à conserver ce qu’il a acquis, serait-elle payante ?
Comme l’Europe, Washington a besoin d’une stratégie pour la Méditerranée orientale dans laquelle doit s’insérer la Turquie, ce qui implique des choix complexes concernant ses valeurs (quelle place à donner aux droits de l’homme ?) et ses intérêts (comment défendre ses compagnies pétrolières ?). Compte tenu de la position eurasiatique de la Turquie, elle doit aussi assurer sa cohérence avec les politiques suivies par ailleurs, aussi bien vis-à-vis de l’Asie que de l’Europe, sans compter les mesures à prévoir pour contrer les perturbations, qu’elles proviennent de la Russie ou des islamistes. Vaste programme, mais doit-il aussi devenir aussi celui de l’UE ? Nous reviendrons sur ce point.
Il n’est pas nécessaire de regarder très longtemps une carte pour estimer que les objectifs planétaires des Etats-Unis, projetés sur la Méditerranée orientale, puis sur Chypre, risquent de diverger avec ceux des Européens, inévitablement centrés sur les questions de voisinage. Dans leur volonté de « pivoter » vers l’Asie, les experts du Département d’État vont demander à l’UE de contribuer davantage à la stabilisation de la Méditerranée. À Bruxelles de se doter d’une stratégie pour cela, ce qui implique un haut niveau de convergence entre les États membres, aujourd’hui inexistant, mais aussi une forte capacité de conviction pour faire adhérer les Américains à des initiatives essentielles pour l’Union, mais très marginales vues de Washington. Concernant la stabilisation de la Méditerranée orientale, il est à craindre que le Pentagone soit tenté de s’entendre avec la Turquie, éventuellement au détriment des intérêts européens, notamment à Chypre.
Dans sa course vers la Méditerranée, l’Empire tsariste n’avait pas manqué de s’intéresser à Chypre : les dons effectués au monastère de Kykko par l’Eglise orthodoxe russe en témoignent encore aujourd’hui. Pendant la guerre froide, l’URSS s’est s’appuyée à la fois sur le neutralisme de Makarios et sur le parti communiste AKEL, d’autant plus qu’ils ont fait assez bon ménage. Bien que son influence n’ait eu que des effets limités, le Kremlin a joué un rôle de contrepoids, notamment en 1964, quand les menaces d’intervention de Nikita Krouchtchev ont pesé dans la décision du président Johnson d’interdire à la Turquie d’intervenir à Chypre.
Il n’est pas surprenant que la Russie soit active aujourd’hui à Chypre. En 2017, les capitaux russes investis à Chypre ont atteint 21 milliards de $ et plus de 3 000 oligarques russes ont bénéficié des « passeports dorés [50] ». Les Russes aiment venir à Chypre : les 40 000 qui y résident aujourd’hui sont en passe de dépasser les Britanniques, traditionnellement au premier rang. Plus ou moins appréciés, les touristes russes sont de plus en plus nombreux : 780 000 l’ont visité en 2018. Membre de l’UE et de la zone euro, Chypre est attractive pour les capitaux russes qui se sont massivement investis dans les banques chypriotes, avant d’être recyclés dans l’économie européenne. Une présence aussi massive ne peut manquer d’acquérir un poids politique, qui se reflète dans la politique étrangère du GdC, par exemple dans sa répugnance à voter la poursuite des sanctions contre la Russie.
Mais cette sympathie réciproque ne va pas jusqu’à un soutien résolu au GdC dans ses démêlés avec la Turquie. Déjà en 1974, l’Union soviétique n’avait rien fait pour s’opposer à l’invasion. Actuellement, sur la question de la réunification, le Kremlin se contente de prôner la mise en œuvre des résolutions des Nations unies et l’élaboration d’une solution par les Chypriotes eux-mêmes. La non-appartenance de l’île à l’OTAN lui convient et il est en faveur de la démilitarisation totale de l’île. En fait, Chypre pèse peu dans la stratégie du Kremlin en Méditerranée orientale, où les relations avec la Turquie jouent un rôle essentiel. À l’évidence, le GdC ne peut pas espérer grand-chose d’une diplomatie qui ne joue que sur les rapports de force.
Écarté de la Méditerranée pendant la Guerre froide, à l’exception d’une courte période pendant laquelle la flotte soviétique a stationné à Alexandrie, la Russie y fait un retour remarqué, en combinant habilement action diplomatique et militaire. Elle est ainsi parvenue à nouer des relations cordiales avec presque tous les pays de la région. Elle est en bons termes, non seulement avec Israël où réside maintenant plus d’un million de juifs d’origine russe, mais avec ses voisins arabes. Elle coopère avec l’Arabie saoudite et les Émirats dans la gestion des prix du pétrole. En profitant du désengagement américain, elle intervient dans les conflits de la région, notamment dans les guerres en cours en Syrie, puis en Libye, où elle est parvenue à gagner de l’influence sans y engager des moyens importants.
Comme la Chine avec la Corée du nord, la Russie parvient assez bien à manipuler un certain nombre de pays fragilisés par leur isolement, par exemple la Syrie de Bachar el-Assad et le Venezuela de Nicolás Maduro. Mais la plus belle prise de Poutine est la Turquie d’Erdoğan, avec qui elle a noué un partenariat ambigu en manipulant un régime aventuriste, grâce à un dosage subtil de caresses et de coups de griffe.
En 2015, le Kremlin a su montrer sa fermeté quand la Turquie a abattu un avion russe aventuré pendant quelques secondes dans son l’espace aérien. Les sanctions économiques ont porté leurs fruits : Erdoğan s’est excusé, ce qui n’est pas dans ses habitudes et s’est désormais soucié de ménager la Russie. En Syrie, Ankara a renoncé à obtenir la chute d’Assad en échange de quelques compensations dans le nord. En Libye, les deux pays sont dans des camps opposés, mais ils coopèrent [51].
En effet, la Turquie rend service au Kremlin, en exerçant sa capacité de nuisance contre les Occidentaux et en semant le désordre à l’OTAN. Si les États-Unis y sont traditionnellement plus égaux que les autres, beaucoup de décisions requièrent l’unanimité, ce qui permet au président turc de ne perdre aucune occasion de montrer sa mauvaise volonté. En 2009, la Turquie a objecté à la nomination du Danois Anders Fogh Rasmussen comme Secrétaire général, parce que son pays n’avait pas voulu censurer les caricatures de Mahomet. Depuis que Chypre est membre de l’UE, avec une obstination digne d’une meilleure cause, Ankara bloque les relations UE/OTAN en matière de défense, parce qu’il refuse de reconnaître le GdC.
Plus récemment, la Turquie a montré sa compréhension envers le Kremlin en protestant contre le renforcement des moyens de l’Alliance dans les Pays baltes. Erdoğan aurait tort de se gêner, puisque qu’il peut compter sur l’inertie de son Secrétaire général, qui en s’abstenant de critiquer la politique turque, justifie le verdict de « mort cérébrale » énoncé par Emmanuel Macron [52]. En achetant le bouclier anti-missiles S-400 et bientôt d’autres armes russes, la Turquie sert doublement la Russie en lui offrant un marché et en remettant en cause la politique d’armement de l’OTAN, une réponse aux adhésions à l’Alliance des anciens membres de Pacte de Varsovie qui ont tant déplu à Moscou.
Isolé par son sectarisme, Erdoğan sert aussi la Russie à travers ses initiatives islamo-nationalistes. S’il n’est pas une marionnette du Kremlin, comme il le montre occasionnellement en Syrie, il nuit systématiquement aux régimes pro-occidentaux. Bien qu’en Libye, son soutien au gouvernement de Tripoli (parce qu’il est inféodé aux Frères musulmans) le mette dans le camp opposé aux mercenaires russes, il contribue à diviser les puissances occidentales et à les réduire à l’impuissance. Cela ne peut que plaire au Kremlin, qui n’a pas apprécié la manière dont l’OTAN a organisé la chute de Kadhafi (2011).
En dépit d’un passé assez lourd, les deux pays développent une relation transactionnelle, où la Russie a clairement le rôle prépondérant. Non seulement cela impacte l’UE de manière croissante, mais l’expansionnisme turc autant que le révisionnisme russe entretiennent l’insécurité dans un nombre croissant de pays éligibles à la Politique européenne de voisinage (PEV), avec qui l’UE voudrait développer sa coopération.
Cette complicité est-elle durable ? Les entreprises de la Turquie en Asie centrale, ses tentatives de manipulation des minorités turcophones en Russie n’ont pas jusqu’à présent beaucoup inquiété Moscou. Mais l’activisme d’Ankara en Ukraine et dans le Caucase pourraient bien déranger le Kremlin. À la fin de 2020, le succès des drones turcs dans la guerre du Nagorno-Karabakh a surpris les Russes. Cependant, ils sont parvenus à négocier un cessez-le-feu où la Turquie n’a pas pris une grande part. S’il se sent menacé dans le contrôle de son « étranger proche », le Kremlin pourrait bien montrer les dents, comme il l’a fait occasionnellement en Syrie, quand il a trouvé que la Turquie et ses alliés djihadistes allaient trop loin.
Que va devenir la mer Noire, en train de redevenir un point de contentieux entre les pays de l’OTAN, désormais bien implantés dans le bassin et la Russie qui y a retrouvé une prépondérance depuis l’annexion de la Crimée (2014) ? Si les navires britanniques et américains s’y aventurent, ils savent qu’ils pèseront peu face à la marine russe. La Turquie pourrait servir de contrepoids (c’est pourquoi son réarmement naval a été toléré par l’OTAN), mais elle n’est plus une alliée fiable. Ankara va-t-il monnayer son soutien, comme il a tenté de le faire à Kaboul, pour obtenir la complaisance de l’Alliance vis-à-vis de ses autres violations du droit international, notamment à Chypre, nouvelle victime désignée d’un début de réconciliation entre Washington et Ankara ?
Copyright Septembre 2021-Drevet/Diploweb.com
A suivre :J-F Drevet : Chypre et l’Europe.
Voir la première partie de cette étude J-F Drevet, Géopolitique de Chypre.
Voir la deuxième partie.
Voir la troisième partie.
Voir la quatrième partie
[1] Avec l’Italie (au Dodécanèse de 1911 à 1947), le Royaume-Uni a été le seul pays à avoir des colonies en Europe : Gibraltar (depuis 1704), Malte (1815-1964) et Chypre (1914-1960).
[2] NDLR : Le millet, mis en œuvre par le pouvoir ottoman pour contrôler les populations qui y vivaient, prenait en compte leurs religions organisées dont il nommait ou confirmait les hiérarques. La langue pouvait jouer un rôle, mais c’est d’abord la religion qui définissait le millet. Source : wikipedia
[3] Voir les opinions de Yannis Kassoulidis, Cyprus in the new era (18 juin 2014) et d’Andreas Mavroyiannis, The geopolitical role of Cyprus in the wider context of the European Union. www.cyprus.gov.cy/MOI/pio/pio.nsf/all/4FC90989378,
[4] Aléxandros Papágos (1888-1955) Premier ministre grec (1952-1955).
[5] Mikhail Moúskos (1913-1977), archevêque-ethnarque de Chypre sous le nom de Makarios III (1950-1977) président de Chypre de 1960 à 1977.
[6] Publié en anglais en 1957, au retour du séjour de Durrell à Chypre (1953-1956), puis en français avec le titre Citrons acides, éditions Buchet Chastel, Paris, 1982, 345 p.
[7] Georges Grivas (1898-1974) dirige les maquisards de l’EOKA de 1955 à 1960 sous le nom de guerre de Dighenis.
[8] Article 16 : « La Turquie déclare renoncer à tous droits et titres, de quelque nature que ce soit, sur ou concernant les territoires situés au-delà des frontières prévues par le présent Traité et sur les îles autres que celles sur lesquelles la souveraineté lui est reconnue par ledit Traité ; le sort de ces territoires et îles étant réglé ou à régler par les intéressés… »
Article 20 : « La Turquie déclare reconnaître l’annexion de Chypre proclamée par le Gouvernement britannique le 5 novembre 1914. »
[9] Article 21 : « Les ressortissants turcs, établis dans l’île de Chypre à la date du 5 novembre 1914, acquerront, dans les conditions de la loi locale, la nationalité britannique et perdront de ce chef la nationalité turque. Toutefois, ils auront la faculté, pendant une période de deux ans à dater de la mise en vigueur du présent Traité, d’opter pour la nationalité turque ; dans ce cas, ils devront quitter l’île de Chypre dans les douze mois qui suivront l’exercice du droit d’option… »
[10] Fazil Küçük (1906-1984) médecin de formation, premier vice-président de la République de Chypre (1960-1964) a fondé la Kıbrıs Adası Türk Azınlık Kurumu, association de la minorité turque de l’île de Chypre ou KATAK.
[11] En optant pour la neutralité, le gouvernement turc n’a pas voulu renouveler l’erreur d’Enver pacha en 1914. La Turquie a joué sur les deux tableaux en recevant du matériel militaire des Alliés et en vendant à l’Allemagne sa production de chromite, un métal stratégique indispensable.
[12] « À travers la négociation, notre objectif serait de confronter les Grecs au refus turc de l’Enosis et ainsi de les inciter à accepter une solution qui laisserait la souveraineté (de Chypre) entre nos mains. »
[13] Le procès en Turquie de l’ex-Premier ministre turc Adnan Menderes (1899-1961) le confirmera en 1961.
[14] Allusion à la communauté germanophone de Tchécoslovaquie dans les années 1930, dont les nazis avaient pris le contrôle, bien avant que les accords de Munich (septembre 1938) ne les livrent à l’Allemagne de Hitler.
[15] Turk Mudafa Teskilat, Organisation de défense turque.
[16] Rebecca Bryant et Mete Hatay, Turkish perceptions of Cyprus, 1948 to the Present, Friedrich Ebert Stiftung/ PRIO Cyprus Centre, Nicosie, 1/2015 58 p.
[17] Un argument qui nie l’évidence, ce qui n’est pas rare dans l’histoire moderne de la Turquie, qui n’a pas seulement fabriqué une version édulcorée du génocide arménien. Par ailleurs, les Turcs ne sont pas seuls à refaire l’histoire : en France, dans les années 1920, on a parfois qualifié les Rhénans de Gaulois artificiellement germanisés et en Allemagne les Polonais de Haute-Silésie comme d’authentiques Germaniques injustement polonisés.
[18] Behlül Özkan, Making Cyprus a National Cause in Turkey’s Foreign Policy 1948-1965, Southeast European and Black Sea studies 15(4), p. 544.
[19] Rauf Denktaş (1924-2012), président de l’État fédéré chypriote turc (1976-1983), puis de la « République turque de Chypre-Nord » (1983-2005).
[20] Selon le commentaire de Bulent Ecevit, à l’époque Secrétaire général du parti CHP au pouvoir : « We realized that our one-dimensional national security approach did not cover all contingencies. We began to discuss whether Turkey’s membership in NATO contributed to Turkish security or actually increased dangers… We also realized how isolated we were. Because of the [international] isolation, we faced enormous difficulties [in convincing other states] that our cause was just…”
[21] Jusqu’en 2004, les dépenses militaires se maintiennent au-dessus de 3% du PIB (SIPRI).
[22] Setaş SONAN, Ebru KÜÇÜKŞENER et Enis PORAT, Politics and society in Northern Cyprus, Friedrich Ebert Stiftung, 2020.
[23] En symétrie du Musée du combat national de Nicosie (côté grec) qui traite du combat mené contre les Britanniques (1955-1959), l’administration chypriote turque a créé le sien, qui utilise ce terme.
[24] D’après une note du Foreign & Commonwealth Office (FCO) de 1975, « Turkey must be regarded as more important to Western strategic interests than Greece.” (cité par Mallinson p.97).
[25] Emel Akçalı, Chypre, un enjeu géopolitique actuel, L’Harmattan, Paris 2010, p. 129.
[26] « Les bénéfices que nous retirons des ZDS sont d’une importance majeure et virtuellement irremplaçables… Ils sont une contribution essentielle à la relation anglo-américaine.. Nos intérêts sont servis au mieux par un mouvement continu vers une solution, mais sans que celle-ci intervienne rapidement », William Mallinson & Zoran Ristic, The Threats of Geopolitics to International Relations, Obsession with the Heartland, Cambridge Scholar Publishing, 2016 p.104.
[27] « La priorité britannique est l’alignement sur la politique étrangère américaine (qui favorise la Turquie) sur ses propres intérêts, en gérant et en maintenant l’existence des ZDS à Chypre. » Audition à la Chambre des Communes op. cit.
[28] Claire Palley, An International Relations Debacle, op. cit.
[29] « Le Royaume-Uni perdrait alors le seul territoire sûr lui donnant (ainsi qu’à ses alliés) un accès incontestable au Moyen-Orient. »
[30] Conclusion du rapport du Comité des Affaires étrangères de la Chambre des Communes, paragraphe 172.
[31] « Une des pires décisions stratégiques jamais prises » selon Jack Straw (né en 1946), dans The Independent du 1er octobre 2017.
[32] Qui consacre l’adhésion de 10 nouveaux membres, dont Chypre, au 1er mai 2004.
[33] « Les chances d’un règlement seraient grandement accrues si la communauté internationale brisait un tabou et commençait publiquement à reconnaître que si l’égalité politique ne peut pas être obtenue dans un État, elle pourrait l’être dans deux États, le Nord et le Sud. » (Jack Straw, le 8 novembre 2010).
[34] « Dans l’histoire moderne de l’Empire, la malignité singulière de la politique britannique à Chypre occupe une place à part. » Perry Anderson, The divisions of Cyprus, London Review of Books, Vol. 30 No. 8 · 24 April 2008
[35] « Quand j’en ai appris plus au sujet de notre rôle ici (à Chypre) dans les années 1950, 1960, 1970, j’en suis venu à mieux comprendre une partie de l’hostilité et de la suspicion à l’encontre du Royaume-Uni. En vérité nous ne nous sommes pas couverts de gloire pendant cette période.” David Hannay, page 239 in Cyprus, the Search for a solution, IB Tauris, London New York, 2007, 256p..
[36] cf Le Grand Échiquier, L’Amérique et le reste du monde, Hachette, Paris 1997, 273p.
[37] « Le fait, le fait évident que la Turquie, en se situant entre l’Irak et l’Europe est maintenant plus que jamais le pays essential à la fois dans la guerre contre le terrorisme et dans la recherche d’un monde musulman plus stable et démocratique. » selon l’ambassadeur Richard Holbrooke, The United States and Turkey : Mending Fences ? novembre 2003 www.washingtoninstitute.org/media/turgut/holbrooke.htm
[38] D’après Christopher Hitchens (The Trial of Henry Kissinger, Allen & Unwin, Sydney, 2012, 304p.), il serait responsable du feu vert donné à l’invasion turque de 1974.
[39] « Pour l’Occident le pays pivot est la Turquie, la plus forte puissance militaire de la région, alliée à l’Occident, amicale vis-à-vis d’Israël et indispensable à cause de sa géographie, importante pour tous les forces en présence… Les démocraties développées, notamment l’Europe et les États-Unis doivent se rappeler que des éléments essentiels de leur sécurité nationale sont en jeu. Leurs préférences concernant l’organisation intérieure de la Turquie passent derrière ces impératifs. » Henry A. Kissinger, Does America need a Foreign Policy ? Toward a Diplomacy for the Twenty First Century, Simon & Schuster, New York 2001 pages 165 et 188.
[40] « Le plan laborieux auquel j’ai été étroitement associé poursuivait une triple approche : premièrement obtenir de l’UE qu’elle invite Chypre à adhérer ; deuxièmement utiliser cet objectif pour pousser les deux communautés chypriotes à une négociation productive qui assurerait la mise en place de la fédération bizonale, bicommunautaire espérée depuis longtemps ; troisièmement ouvrir les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE.” Ambassador Richard Holbrooke, The United States and Turkey : Mending Fences ? novembre 2003 www.washingtoninstitute.org/media/turgut/holbrooke.htm
[41] “ Soyez conciliants avec la Turquie”, James Kanter, For Cyprus a sudden need to play nice with Turkey, 28 mars 2013.
[42] « one of the five world leaders with whom he had the strongest bonds » (Obama, interview à Time 2012), « a man of principles, and also a man of action »
[43] Claire Berlinski, Turkey’s two Thugs, City journal, 23 décembre 2014.
[44] Déclaration d’Erdoğan : « against impertinence, recklessness and endless demands emanating from 12000 km away. » (cité par Ivan Eland, Huffington Post, Turkey is a bad ally, 12 août 2014).
[45] Daniel Pipes, Erdoğan’s Turkey is not coming back, National Interest, 20 avril 2020.
[46] Turkey must now understand that while America’s Syria policy may have been feckless, its border policy has been reckless...Turkey has greatly exacerbated the Syria crisis. Some might even argue that Turkey could now qualify as a State Sponsor of Terrorism for abetting [al-Nusra and ISIS].” (FDD report, op. cit.)
[47] Ilhan Tanir, Emboldened by Trump, Erdoğan becomes epicentre of instability in East Med and Mideast, Ahval news, 18 juin 2020.
[48] Seth Cropsey & Eric Brown, Energy : The West’s Strategic Opportunity in the Eastern Mediterranean, Hudson Institute, Washington, décembre 2014, 47p.
[49] Par Francis Ricciardone, ambassadeur US à Ankara de 2011 à 2014, cité par Wikileaks.
[50] La nationalité chypriote était accordée à un investisseur apportant au moins 2 millions de $, un avantage contesté par l’UE et en cours de suppression.
[51] Depuis la fin de la guerre froide, tout en restant à l’avantage de la Russie le rapport démographique a évolué : en 1964, la population turque représentait 14% de celle de l’URSS (31 millions d’habitants par rapport à 225) ; en 2020, il y a 85.9 millions de Turcs pour 146.6 millions de Russes (59%).
[52] "Ce que nous vivons actuellement, c’est la mort cérébrale de l’OTAN." (à The Economist, le 7 novembre 2019).
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