Le bilan mitigé de la politique européenne de voisinage engagée en 2003-2004 a conduit à la formulation d’une nouvelle politique européenne de voisinage. J-F Drevet présente la réévaluation des objectifs - à la baisse - le reclassement des priorités thématiques, le renforcement de l’approche bilatérale, la plus grande flexibilité géographique et l’implication d’un plus grand nombre d’acteurs.
EN NOVEMVRE 2015, le Service européen d’action extérieure (SEAE) a adopté la communication promise à la fin de 2014 en vue de la révision de la Politique européenne de voisinage (PEV) [1]. Dans une formulation mûrement pesée, le SEAE a proposé un certain nombre d’inflexions à cette politique, sur la base des résultats de la consultation lancée l’année précédente.
Au terme d’une douzaine d’années de mise en œuvre, dans le respect du traité de Lisbonne [2], il était devenu indispensable pour l’Union européenne (UE) et ses États membres de prendre en compte deux faits majeurs : une évolution du contexte qui n’avait pas été anticipée, ainsi qu’une inadaptation croissante des instruments d’intervention, aussi bien aux réalités des pays du voisinage qu’aux besoins de l’UE.
D’une part, l’évolution du contexte met en évidence l’irréalisme du « pari démocratique » à la base du lancement de la PEV en 2003. Ayant conclu ses négociations d’adhésion avec une douzaine de nouveaux membres en leur faisant partager ses critères politiques, l’UE pouvait croire à l’extension de l’État de droit au-delà de ses nouvelles frontières et à l’émergence d’un cercle de partenaires orientés dans cette direction. Jusqu’en 2011, les « révolutions de couleur » et le soi-disant « printemps arabe » ont accrédité cette thèse, qui se révèle aujourd’hui une illusion.
À l’est, la démocratisation des nouveaux États membres d’Europe centrale, n’a pas été suivie de celle des républiques européennes de l’ex-URSS ; si on observe quelques signaux positifs, ils sont en grande partie contrariés par l’attitude de la Russie. Au sud, à l’exception notable de la Tunisie, les promesses de libéralisation ne se sont pas concrétisées. En Orient, c’est bien pire : trois sur quatre des puissances régionales sont dominées par des variantes d’islam politique plus ou moins agressives : l’Arabie saoudite par le wahhabisme, l’Iran par une version rigoriste du chiisme et la Turquie, présumée candidate à l’adhésion, par une variante belliqueuse de l’idéologie des Frères musulmans qui en fait un régime semi-dictatorial. L’Égypte est retournée aux mains des militaires et les autres pays de la région sont en proie à la guerre civile et aux interventions étrangères. Si la démocratie est pour l’UE une condition à l’établissement de relations durables avec ses voisins, elle ne va pas trouver, au moins à court terme, beaucoup de partenaires fiables dans sa périphérie.
D’autre part, à l’expérience, le modèle proposé par l’UE [3] ne s’est pas révélé adapté aux besoins des pays du voisinage.
. la dimension politique, explicite dans la recherche d’un dialogue permanent entre les deux rives de la Méditerranée et plus précisément dans le bassin occidental, qui visait à développer les complémentarités dans le cadre EUROMED, afin de renforcer la stabilité de l’ensemble, ne s’est pas concrétisée.
. La dimension économique, à la base de la coopération n’a apporté que des résultats limités. L’adoption des règles du marché unique par les pays du voisinage, présentée comme un des thèmes principaux de la communication de 2003, s’est révélée une ambition excessive, faute de capacité administrative, éventuellement inopportune pour les pays qui ne faisaient pas d’échanges importants avec l’UE. Même les objectifs plus limités de développement du libre-échange sont restés en deçà des espérances.
. La dimension territoriale a été plus productive. En prenant en compte l’impact géographique externe des politiques communes, elle recouvre des compétences européennes inégales, mais réelles. Si elle n’a intéressé les pays du voisinage qu’en fonction de leur proximité avec l’UE, elle a développé une coopération d’une intensité variable dans les domaines de l’énergie (pour laquelle l’UE est en demande de sécurité), de l’environnement, des transports, de l’aménagement du territoire, de la coopération transfrontalière et transnationale (au sens de la politique européenne de cohésion) et de la politique maritime intégrée.
. La dimension sécuritaire est apparue plus récemment, suite à la mise en œuvre du traité d’Amsterdam (1er mai 1999), dans le cadre de nouvelles compétences communautaires dans la politique de Liberté, Sécurité, Justice. Elle comprend la gestion des flux migratoires en provenance des pays tiers, la lutte contre le crime organisé et le terrorisme. Sous l’empire de la nécessité, elle a pris une grande importance politique, sans pour autant déboucher sur des résultats à la hauteur des problèmes. En interne, sa dimension communautaire est trop réduite pour surmonter les divergences nationales. En externe, les échanges de visas contre des accords de réadmission ont montré leurs limites.
. Le « delivery mechanism » mérite des améliorations. Des interrogations demeurent concernant l’efficacité du nouveau SEAE par rapport à l’organisation antérieure mieux contrôlée par la Commission, après des duels fratricides autour du Rond-point Schuman [4]. L’Instrument européen de voisinage (IEP) connaît des difficultés de fonctionnement similaires aux autres programmes de coopération de l’UE : complexité des procédures, sous consommation des enveloppes, en dépit de la faiblesse des dotations en €/habitant/an.
Ce bilan critique, reflété par les réponses à la procédure de consultation lancée par le SEAE en 2014 [5], est assez largement repris par sa nouvelle communication. Sans vouloir faire une liste exhaustive des innovations introduites par le document, il apporte quelques inflexions majeures :
. sans le dire ouvertement, il estime inévitable une réévaluation à la baisse des objectifs par rapport aux ambitions de 2003 ;
. dans son contenu, il opère un reclassement implicite des priorités thématiques vers les problèmes les plus fortement ressentis dans l’UE, notamment les questions liées à la sécurité ;
. il se prononce explicitement pour un renforcement de l’approche bilatérale, conduisant à des différenciations entre l’est et le sud, ou de chacun des pays éligibles, confirmant la tendance lourde observée dans la pratique (tailor made). Il en résultera une plus grande flexibilité géographique, qui se reflètera dans les allocations fournies à chacun des pays éligibles.
. Le SEAE préconise aussi l’implication d’un plus grand nombre d’acteurs : les États membres et d’autres organisations internationales, selon un degré qui restera à démontrer dans la pratique.
On est loin du « tout sauf l’adhésion » de Romano Prodi, car beaucoup d’illusions ont été perdues concernant le développement spontané de la démocratie aux périphéries de l’UE. En dépit de quelques progrès, aucun pays n’est parvenu au niveau des standards européens en matière de respect de l’État de droit. On peut même observer un recul sensible. Entre les dictatures militaires et l’islamisme, plusieurs pays arabes sombrent dans le chaos, aggravé quand les conflits internes entraînent des interventions extérieures. Comme dans d’autres régions du monde, l’expansion de l’islamisme militant fait rejouer des oppositions anciennes, multiplie et exacerbe les conflits partout où il n’est pas maîtrisé. Le « ring of friends » est devenu « a ring of fire » [6].
Au sud, avec plusieurs « failed states » (Syrie, Libye), aucune coopération n’est plus envisageable. À l’est, la contestation des frontières héritées de l’URSS et l’instabilité politique ont réduit les opportunités par rapport au vaste champ d’action défini en 2003. Au sud comme à l’est, il faut gérer des relations avec des gouvernements insuffisamment démocratiques, en faisant l’impasse, dans la pratique sinon dans les principes, sur la défense des libertés. Faute de mieux, l’UE va s’en tenir au « donnant donnant », en se limitant aux questions d’intérêt commun.
L’UE n’est pas le seul partenaire possible pour de nombreuses actions de coopération : ni les monarchies du Golfe, ni la Chine ne mettent en avant le respect de l’état de droit.
La recherche de la conditionnalité, éventuellement du « more for more », n’est donc plus à l’ordre du jour. Reste à éviter les incohérences entre l’action communautaire, officiellement attachée aux principes et celle des États membres, parfois plus inclinés au réalisme par leurs intérêts commerciaux. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que l’UE n’est pas le seul partenaire possible pour de nombreuses actions de coopération : ni les monarchies du Golfe, ni la Chine ne mettent en avant le respect de l’état de droit. Leur conception de la conditionnalité est d’une autre nature [7].
Si la communication du SEAE présente une longue liste des thèmes de coopération, le nouvel ordre des priorités fait passer au premier plan l’impératif sécuritaire : s’il se confirme que l’Europe est devenue une forteresse assiégée, celui-ci ne peut que s’accroître. Il le sera inévitablement aussi longtemps que le terrorisme islamiste occupera le premier plan de l’actualité, avec une reformulation de la politique européenne de sécurité de 2003, à actualiser en fonction de la montée rapide des menaces depuis 2014. À cet effet, l’Europe devra payer pour retenir les réfugiés, comme elle a déjà commencé à le faire en cédant au chantage de la Turquie [8]. Reste à savoir comment fonctionneront effectivement les accords de réadmission : la promesse d’une libéralisation des visas suffira-t-elle à convaincre les pays du voisinage de récupérer un volume croissant d’immigrés illégaux, surtout s’il ne s’agit pas de leurs nationaux ?
Par nature, l’UE est en faveur d’une approche multilatérale stimulant la coopération. Dans le cadre de l’UPM comme du partenariat oriental, elle favorise les programmes « multicountries » pour inciter les pays bénéficiaires à intensifier leurs relations, non seulement avec Bruxelles, mais aussi entre eux, dans le cadre d’une coopération régionale à promouvoir. Avec les PSEM [9], elle préconise depuis 1995 l’abaissement des barrières douanières entre pays du voisinage, malheureusement avec un succès limité.
En fait, les pays éligibles à la PEV se perçoivent comme plus concurrents que complémentaires dans leurs relations avec l’UE. Aucun d’entre eux ne veut renoncer à des relations directes avec l’UE et celle-ci a dû s’adapter à cette logique. Au-delà de quelques rencontres spectaculaires, comme les grands forums pan-méditerranéen ou est-européen, la pratique de la coopération est restée bilatérale. La communication du SEAE ne fait donc que constater un état de fait, qui ne sera pas réellement modifié.
Les États membres, qui ont des priorités géopolitiques particulières, sinon divergentes ont toujours cherché à orienter l’action communautaire dans le sens de leurs intérêts. Ce n’est pas par hasard que le processus de Barcelone (en 1995) a été lancé sous présidence espagnole, l’UPM (Union pour la Méditerranée) sous celle de la France (2008) et le Partenariat oriental par la République tchèque (2009). Le concept de politique européenne de voisinage a été précisément conçu pour faire converger ces tendances centrifuges, notamment entre le sud (soutenu par les États membres méditerranéens) et l’est (qui a la faveur des nouveaux membres d’Europe centrale et des Nordiques). Dans le débat sur la nouvelle communication, il était inévitable que ce débat surgisse à nouveau.
Plusieurs États membres étaient en faveur d’une concentration de l’action communautaire sur les voisins véritables : au sud les trois pays du Maghreb (Maroc, Tunisie, Algérie, les deux premiers bénéficiant déjà du « statut avancé » dans leur coopération avec l’UE) et à l’est les 3 républiques ex-soviétiques en contact direct avec l’UE (Biélorussie, Ukraine, Moldavie).
Il s’est trouvé aussi des partisans d’une extension du bénéfice de la PEV à des pays plus éloignés, parfois aux « voisins des voisins » :
. Au sud, aux pays du Sahel [10], pour les aider à combattre l’expansion du terrorisme dans le désert saharien, option qui n’est pas formellement exclue pour certaines actions, mais qui ne remet pas en cause l’appartenance de ces pays au groupe ACP ;
. Au sud-est, à d’autres pays du Proche-Orient, la limite adoptée par l’UE, qui est celle de l’empire romain, n’étant pas pertinente, éventualité écartée du fait des conflits en cours en Irak et dans la péninsule arabique.
En écartant ces deux orientations, la communication du SEAE a conservé l’éligibilité géographique antérieure [11] en se réservant la possibilité d’associer d’autres pays, en fonction de certaines nécessités politiques.
Comme dans d’autres domaines, la communication rappelle son souci de mieux impliquer les États membres dans les actions futures de l’UE. Ceux-ci qui interviennent déjà dans la gestion des programmes, ne manquent pas de défendre leurs intérêts particuliers, notamment quand l’une ou l’autre de leurs entreprises est concernée. La question non résolue est celle de la coordination de la coopération, comme cela avait été obtenu lors du lancement de PHARE [12], quand le Conseil avait confié à la Commission Delors, non seulement la gestion du programme, mais la coordination des interventions des États membres dans les pays d’Europe centrale. Dans la logique d’une politique extérieure commune, cette coordination serait très utile à la cohérence de l’action de l’UE dans les pays du voisinage, mais elle n’est pas à l’ordre du jour.
Parmi les organisations internationales dont le SEAE souhaite aussi l’implication, on a la surprise de trouver l’Organisation de la coopération islamique (OCI) [13]. Que vient faire dans cette communication la seule organisation internationale fondée sur l’appartenance religieuse, un thème qui ne fait pas partie des compétences de l’UE, l’OCI récusant par ailleurs la Charte des Droits fondamentaux de l’UE en subordonnant la déclaration universelle des droits de l’homme à la charia [14] ?
Dans la mesure où celle-ci représente un élément essentiel de la politique extérieure de l’UE et donc de sa crédibilité, le débat sur la PEV est important. Il n’est donc pas inutile de lui en donner davantage, ne serait-ce qu’en raison des périls qui s’aggravent à la périphérie du continent.
En fait, il est encore difficile de savoir comment cette importance sera reflétée de manière concrète, au-delà du mécanisme classique des documents de stratégie, des « action plans » et de la gestion des aides financières. Dans un contexte instable et troublé, où les menaces sont devenues pressantes, il est vital que l’UE joue pleinement son rôle, comme elle a su le faire dans la négociation de l’accord nucléaire avec l’Iran [15].
Afin de mieux situer les enjeux, cette analyse sera complétée ultérieurement par des présentations en trois groupes de pays : au sud le Maghreb, puis le Proche-Orient et les pays du Partenariat oriental. Dans ce cadre, on traitera aussi de la Turquie et de la Russie, dans la mesure où elles exercent une forte influence sur certains pays du voisinage ainsi que sur l’UE.
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[1] Review of the European Neighbourhood Policy, joint communication (SWD(2015) 500 final), Bruxelles, le 18 novembre 2015, 21 p.
[2] Son article 8§3 stipule : « l’Union développe avec les pays de son voisinage des relations privilégiées en vue de développer un espace de prospérité et de bon voisinage fondé sur les valeurs de l’Union et caractérisé par des relations étroites et pacifiques reposant sur la coopération. »
[3] Eneko Landáburu, La Politique de voisinage : stop ou encore ? dans Notre Europe, Institut Jacques Delors, Tribune du 27 mai 2015, 8 p.
[4] Les douze points faibles de la PSDC à résoudre d’urgence, par Nicolas Gros-Verheyde dans B2, 21 avril 2015, 4 p.
[5] Parmi les réponses à la consultation, voir Un agenda territorial pour l’intégration d’une grande région, Collège international des Sciences du Territoire (CIST), coordonné par Pierre Beckouche, Paris, 29 juin 2015, 15p.
[6] Ring of friends - Ring of fire ? Thème d’une conférence de la Fondation Bertelsmann, Berlin, 2 décembre 2014.
[7] L’Arabie saoudite ne se gêne pas pour imposer des conditions politiques ou pseudo-religieuses dans la distribution de ses aides financières.
[8] Guy Verhofstadt, Europe bribes Turkey, Throwing money at Ankara won’t resolve this refugee crisis, dans Politico, 1er décembre 2015.
[9] PSEM : pays du sud et de l’est méditerranéen.
[10] Sans compter la République du Cap Vert, qui bénéficie déjà d’un « partenariat spécifique » avec l’UE et qui satisfait mieux aux critères démocratiques que la plupart des pays éligibles à la PEV.
[11] 16 pays sont éligibles, 6 du partenariat oriental (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, Géorgie, Arménie et Azerbaïdjan) et dix PSEM (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Israël, Jordanie, Syrie, Liban et Autorité palestinienne).
[12] PHARE, Poland and Hungary Assistance for Restructuring their Economies, programme d’assistance technique, puis de préparation à l’adhésion, offert à partir de 1990 aux pays d’Europe centrale devenus membres de l’UE en 2004 et 2007, afin de faciliter leur retour à l’économie de marché et l’adoption de l’acquis communautaire.
[13] Créée en 1969, l’OCI a son siège à Djeddah. Elle compte 57 membres, dont 10 pays éligibles à la PEV. Aucun État membre de l’UE n’en fait partie, mais deux pays candidats (l’Albanie et la Turquie) ont adhéré à l’OCI.
[14] C’est la position officielle de l’OCI, qui a approuvé en 1990 une Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam, qui aménage sensiblement la Déclaration universelle de 1948 en la subordonnant à la sharia :
Article 22a) : Tout homme a le droit d’exprimer librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la sharia.
Article 24 : Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la sharia.
Article 25 : La sharia est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration.
[15] Jean-François DREVET, l’Union européenne et le nucléaire iranien, Futuribles n°409, novembre-décembre 2015 pp. 75-82.
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