Mécaniquement, le retrait militaire américain de ce théâtre de crise sans fin pose la question de l’exposition à court terme (et à nouveau) des Afghans à la règle obscurantiste talibane et aux influences du Pakistan – lequel ne se désespère pas, bien au contraire, de ce départ lui laissant le champ plus libre.
Mi-septembre 2020 débutaient au Qatar, dans un brouhaha médiatique assourdissant, des pourparlers de paix interafghans qualifiés ‘’d’historiques’’. Ils associaient autour d’une même table, loin des combats faisant rage à 2 000 km de là, les protagonistes de l’interminable conflit afghan (représentants de Kaboul ; émissaires de l’insurrection talibane). Un mois plus tard, mi-octobre 2020, l’euphorie a déjà cédé la place à une réalité plus crue. Sans surprise aucune.
Quatre semaines et plus après le lancement de cette audacieuse – sinon présomptueuse voire précipitée – entreprise (délocalisée) de discussion entre ennemis irréductibles, les tractations à l’afghane semblent enlisées dans une logique de désaccords rédhibitoires, lestés autant par l’historique de violences accumulé de part et d’autre depuis deux décennies que par le fossé culturel et politique considérable éloignant Kaboul de Kandahar, le berceau régional historique de l’insurrection radicale talibane, capitale de la province éponyme (sud du pays), 2e ville nationale par la population. Par ailleurs, mi-octobre 2020, les représentants de l’insurrection talibane ne reconnaissent aucune légitimité … ni au gouvernement afghan démocratiquement élu, ni au cadre constitutionnel à l’œuvre. Une équation laissant peu de marge aux avancées majeures…
Le 11 octobre 2020, bien loin de l’atmosphère climatisée de Doha, à des lieues du principe même des pourparlers de paix, les forces talibanes engageaient dans le sud du pays l’assaut contre la capitale du Helmand, Lashkar Gah (190 000 habitants), le 10e plus important centre urbain afghan, après s’être emparées des divers points d’entrée et de sortie de la ville, déjà le théâtre quatre ans plus tôt (octobre 2016) de velléités talibanes similaires.
Un aventurisme osé ne semblant pas placer dans l’inconfort la délégation talibane de Doha, ni mettre hors d’elle Washington, nonobstant cette défiance en contradiction de l’accord du 29 février 2020 conclu entre le gouvernement américain et les talibans... Certes, le général Miller, commandant des forces des États-Unis et OTAN (encore) déployées sur le sol afghan, a fait part de son courroux et ordonné à ses hommes d’appuyer par des frappes ciblées les troupes afghanes mises à mal par l’attaque sur Lashkar Gah.
L’assaut sur cette capitale régionale du sud - située dans un terreau historiquement propice au discours taliban - intervient dans la foulée des annonces désordonnées émanant quelques jours plus tôt de Washington – de la Maison Blanche notamment – laissant entendre que le calendrier prévisionnel (négocié en février 2020) de retrait des soldats américains pourrait être accéléré, le chef de l’État candidat à sa propre succession (d’ici trois petites semaines…) évoquant un « retour des boys à la maison pour Noël » , en lieu et place du printemps 2021. Une planification impromptue à laquelle le chef d’État-Major des armées des États-Unis, le général Milley, ne compterait - a priori - pas donner suite, rappelant que les États-Unis d’Amérique avaient l’obligation de conclure leur participation à ce conflit ‘’d’une manière responsable’’. Visiblement, outre-Atlantique, toutes les autorités ne semblent pas l’entendre de la même oreille…
Les talibans et les mentors américains de Kaboul n’évoluent pas dans le même espace-temps. Contrainte par une échéance électorale majeure imminente (scrutin présidentiel du 3 novembre), Washington (comprendre l’administration sortante) presse ses interlocuteurs afghans - pas trop fort quand même…- de s’accorder, fut-ce a minima et temporairement, autour d’un projet commun susceptible d’être présenté à temps à l’électorat américain. Et pas immédiatement repoussé par la population afghane...
À l’heure où sont rédigés ces quelques paragraphes, a minima 20 des 34 provinces composant ce pays balafré depuis des décennies par le chaos sont le théâtre d’hostilités violentes mettant aux prises les forces talibanes (galvanisées par la perspective du retrait militaire des Etats-Unis imminent) et les forces régulières afghanes (armée, police et milices locales) éreintées, dépassées, en partie démobilisées autant par le départ programmé de leurs homologues des États-Unis et de l’OTAN que par la perspective de devoir à terme composer politiquement, militairement, avec leur implacable ennemi d’aujourd’hui.
Navrants ou encourageants – une trame hélas plus rare… -, les événements en cours dans cet échinant théâtre de crise, le déroulement de ces pourparlers de paix de Doha autant médiatiques qu’erratiques, sont observés attentivement dans diverses capitales régionales, au fait – d’une manière ou d’une autre – des tourments affectant l’exsangue voisin afghan. Quand, pour au moins une d’entre elles, la part de responsabilité dans les malheurs affectant les 36 millions d’Afghans n’est pas directement engagée (de longue date)…
Ainsi en est-il d’Islamabad (Pakistan), distante d’à peine 500 km de la capitale afghane Kaboul. La République islamique du Pakistan voisine ne partage pas uniquement 2670 km de frontière terrestre, une importante population [1] pachtoune (pathane), une religion commune (islam) et des repères linguistiques avec sa cousine ‘occidentale’, la République islamique d’Afghanistan. Une partie du triste présent de ce cimetière des empires [2] serait insufflée – on n’ose dire imposée…- depuis Islamabad sinon Rawalpindi, l’épicentre du pouvoir militaire, le quartier-général de la Pakistan Army.
Pour rappel, lors du sinistre quinquennat 1996-2001 de l’Émirat islamique d’Afghanistan, le Pakistan était un des trois seuls États du concert des nations (avec l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis) à reconnaître alors officiellement le gouvernement taliban… Dans la foulée de l’effondrement en 2001 de ce régime obscurantiste de triste mémoire, c’est notamment vers le Baloutchistan… pakistanais et sa capitale régionale Quetta que le directoire taliban vint comme il se doit trouver refuge, avec l’accord des plus hautes autorités militaires du pays d’accueil et sous la protection H24 de ses services de renseignement (ISI). Voilà donc près de deux décennies que la Quetta Shura, sorte de politburo du leadership taliban, dispose notoirement d’une base arrière sinon d’un gouvernement en exil installé à moins de 250 km au sud de la capitale talibane afghane, Kandahar. Pour rappel encore, c’est dans un hôpital de Karachi (1ere ville du Pakistan) que le mollah Omar, le chef historique de cette insurrection radicale, aurait vécu ses derniers jours en 2013…
À l’automne 2020, les autorités (civiles et militaires) du 5e pays le plus peuplé du globe conservent par le biais de cette proximité (euphémisme) avec les talibans un levier considérable sur la matrice politique à venir de leur fragile voisin afghan. Et entendent bien jouer à fond cette carte majeure pour œuvrer au retour au pouvoir à Kaboul de ces étudiants en religion [3] et ainsi trouver sur leur flanc occidental un régime sensible à leur discours (nouvel euphémisme…), dépendant de leur soutien, donc sous influence.
La perspective de pouvoir à (court) terme composer à Kaboul avec une administration talibane 2.0 ne saurait déplaire à Islamabad. La nature pakistano-compatible de ce possible futur gouvernement afghan post-retrait américain permettrait notamment aux autorités d’Islamabad de suggérer à leurs futures homologues de Kaboul de revoir le périmètre de la coopération avec un autre acteur régional pas précisément en cours du côté de Rawalpindi : la ‘’plus grande démocratie du monde’’, l’Inde.
Il est vrai que dans l’Afghanistan de 2020, dans ce pays enclavé, sinistré et manquant cruellement de tout, ouvert à toutes les ingérences extérieures (Pakistan, Iran, Russie), New Delhi profite a contrario d’une aura et d’une réputation autrement plus flatteuses auprès de la population afghane ; à la différence notable de Téhéran, de Moscou ou d’Islamabad… Puissance économique régionale [4] et acteur global aujourd’hui recherché, écouté, l’Inde s’est positionnée dès la désintégration de feu l’Émirat islamique d’Afghanistan à l’automne 2001 parmi les tout premiers soutiens de Kaboul, offrant sa coopération sur un plan panoramique : aide à la reconstruction [5], à l’éducation, la santé, expertise technique, énergie, formation, humanitaire, militaire [6], etc.
Une décennie plus tard, c’est du reste avec l’Inde que l’Afghanistan post-taliban paraphait son tout premier partenariat stratégique [7] (2011). 1er partenaire commercial [8] à l’exportation de Kaboul, l’Inde a jusqu’à ce jour consenti une enveloppe globale d’environ 3 milliards de dollars à la reconstruction du voisin afghan anémique. Une contribution aussi généreuse que bienvenue – plaçant l’Inde aux premières places des nations en termes d’assistance matérielle à Kaboul -, grandement appréciée des Afghans ; notamment, parmi une noria d’exemples, des 15 000 jeunes Afghans suivant une formation, un cursus, dans la patrie de Gandhi et de Nehru… Un investissement et une réputation qui nourrissent naturellement le courroux du voisin pakistanais. Lequel s’emploie volontiers à présenter cette coopération sous un jour moins avantageux, évoquant les velléités d’influence, d’ingérence indienne dans les affaires domestiques afghanes, destinées à contester les intérêts pakistanais dans le pays. Passons sur cette interprétation sujette à caution…
Notons d’une manière plus pertinente que cette conséquente assistance indienne au patient afghan emporte également un coût élevé pour New Delhi : humain notamment, à l’instar des victimes indiennes déplorées lors des attaques / attentats contre l’ambassade de l’Inde à Kaboul en juillet 2008 (soixante victimes) et octobre 2009 (une vingtaine de morts), ou encore contre les consulats indiens de Jalalabad [9], Herat (en 2014) ou encore Mazar-e-Sharif (2016 et 2018). Des actions aussi meurtrières qu’inacceptables dans lesquelles les services de renseignements afghans et occidentaux s’accordent à déceler une plausible empreinte (terroriste) pakistanaise…
Mécaniquement, le retrait militaire américain imminent de ce théâtre de crise sans fin pose la question de l’exposition à court terme (et à nouveau) des Afghans à la règle obscurantiste talibane et aux influences du Pakistan – lequel ne se désespère pas, bien au contraire, de ce départ lui laissant le champ plus libre. Le terme de cette longue présence militaire occidentale en terre afghane (étirée sur près de vingt ans) emportera également de probables ondes de choc sur la sécurité et la pérennité des divers projets (humanitaires, médicaux, matériels, énergétiques, etc.) menés par l’Inde dans ce pays. Des perspectives n’augurant rien de bon, une fois encore, pour le sort déjà torturé, ténu, d’une population afghane éreintée par l’incurie de ses dirigeants et terriblement malmenée par les ambitions maladives de ses voisins (en uniforme) orientaux.
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Spécialiste de l’Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), Olivier Guillard est titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI. Il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (Groupe GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.
[1] Évoquons également la présence sur le sol pakistanais d’un million et demi de réfugiés afghans (UNHCR).
[2] Selon l’expression consacrée.
[3] Pluriel de taleb, Taliban en langue pachto signifie étudiant en théologie, en religion.
[4] 6e économie mondiale en 2020 ; un rang devant la France.
[5] Parmi divers exemples, mentionnons le financement et la construction du Parlement de Kaboul (inauguré en 2015), de la route reliant Delaram à Zarang (province de Nimroz), du barrage hydroélectrique de Salma (Afghan – India Friendship Dam ; province de Hérat) inauguré au printemps 2016 par le Président afghan A. Ghani et le 1er ministre indien N. Modi.
[6] Limitée en l’occurrence à la formation de personnels militaires afghans en Inde et à la fourniture de matériels.
[7] Le partenariat stratégique Afghanistan – États-Unis d’Amérique a été conclu un an plus tard, en 2012.
[8] Commerce bilatéral indo-afghan de l’ordre de 1,5 milliard de dollars en 2019-2020. Ce, malgré l’absence de frontières terrestres communes et la nécessité de devoir (en partie) faire transiter les marchandises par le territoire pakistanais…
[9] Attaqué à quatre reprises entre 2007 et 2018.
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Date de publication / Date of publication : 18 octobre 2020
Titre de l'article / Article title : Pourparlers "interafghans" de paix de Doha : du retrait des Etats-Unis, du renouveau taliban et du satisfecit pakistanais
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Mécaniquement, le retrait militaire américain de ce théâtre de crise sans fin pose la question de l’exposition à court terme (et à nouveau) des Afghans à la règle obscurantiste talibane et aux influences du Pakistan – lequel ne se désespère pas, bien au contraire, de ce départ lui laissant le champ plus libre.
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