Reportage

Afghans de Turquie
Une prison à ciel ouvert

Par Alexandre MOUTHON, le 18 septembre 2015  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Géographe documentariste, travaille en indépendant à la réalisation de récits documentaires, notamment photographiques et vidéographiques

Une actualité chassant l’autre, la guerre en Syrie accapare toute l’attention portée aux populations arabes et kurdes cherchant un refuge en Turquie et notamment dans et aux abords de la ville de Gaziantep. Cependant, les Syriens ne sont pas les seuls demandeurs d’asiles. Des Afghans essayent d’y survivre, en marge de l’actualité immédiate. Ce reportage a été réalisé en octobre 2014 semble remarquablement prémonitoire au vu de la présence de migrants Afghans aux portes et sur les routes de l’Union européenne en 2015.

Pour les demandeurs d’asile du Moyen-Orient et d’Asie centrale, le territoire turc est le pont vers l’Union Européen voir vers l’Amérique du Nord. Irakiens, Syrien, Iraniens et Afghans s’y précipitent. Un aspect concret du rôle prégnant que joue la Turquie dans la géopolitique régionale. Cette situation d’espace de transit dans les migrations internationales aux frontières de l’Union Européenne braque toujours plus les projecteurs du protocole d’adhésion à l’Union Européenne sur la Turquie.
Les Afghans dont il est question ici sont pour la plupart des Hazaras, une minorité chiite du centre du pays, ennemis politiques des Pachtounes. La communauté Hazara des demandeurs d’asile et des réfugiés Afghans de Gaziantep en Turquie s’étoffe d’Ouzbeks et de Tadjiks d’Afghanistan. Les raisons qui les ont poussées à fuir sont multiples et complexes : il s’agit de violences inter et intra-communautaires. Les unes pour le contrôle de l’exploitation de la terre (plantation de pavot), les autres pour se protéger des représailles suite au « déshonneur ressenti » au sein d’une fratrie après un enlèvement, un mariage forcé ou une infidélité. Parfois c’est pour échapper aux Talibans et aux clans qui les soutiennent au gré des conjonctures, des offensives, de leurs intérêts politiques et économiques. Le refus de s’engager pour un parti plus que pour un autre peut également être responsable de leur exil, par exemple les moudjahiddines qui exercent des pressions sur les hommes des tribus Tadjiks pour qu’ils les rejoignent. La liste est non exhaustive.

Afghans de Turquie
Gaziantep et ses banlieues
Copyright Alexandre Mouthon 2015

Gaziantep et ses banlieues

Gaziantep et ses banlieues comptent environ un million d’habitants. Son économie est florissante, elle est le centre industrieux d’une région peu développée. C’est une chance pour les demandeurs d’asiles qui ont été placés ici par les autorités turques car les emplois illégaux sont plus nombreux qu’ailleurs dans la région (chantiers de construction, confection, transport, commerce, etc). La ville se situe sur la route principale qui mène en Syrie, le poste-frontière ouvert est à 60 kilomètres plus au sud, vers Kilis, une des trois zones officielles de déploiement de l’armée turque au mois d’octobre 2014. C’est également l’entrée ouest du Kurdistan de Turquie. La population d’origine syrienne arabe et kurde est très importante, elle pourrait représenter près de la moitié de la population. Avec la guerre en Syrie, les quelques Afghans placés là sont totalement invisibles, oubliés et passent au second plan de la gestion de crise. Selon Mahdi Cuma, le porte parole de la communauté des Afghans de Gaziantep, certains sont là depuis dix ans et leurs conditions de vie s’améliorent difficilement, qu’ils aient ou non le statut de réfugiés. Leurs diverses origines tribales n’aident d’ailleurs pas à l’entraide entre les groupes. Les familles se concentrent dans trois quartiers du centre ville, proches les unes des autres, dans des logements qui leur sont loués et non pas prêtés.

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Le HCR (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) envisage pour 2014 et 2015 une augmentation du nombre de demandeurs d’asile et une diminution du nombre de personnes vivant sous le statut de réfugié. La Turquie accueillerait 1 373 390 individus en 2014, toutes origines et catégories confondues. Les réfugiés afghans représenteraient 4200 personnes alors que les demandeurs d’asile afghans seraient 10460. Les demandeurs d’asile attendent d’êtres reconnus réfugiés. La Turquie leur offre un asile temporaire en attendant une décision du HCR.
Selon la Convention de Genève de 1951, le réfugié est défini comme ‘’toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays.’’
Signataire de la Convention de 1951, la République de Turquie n’a pas ratifié le protocole de 1967. Légalement, elle ne reconnaît le statut de réfugié politique qu’aux ressortissants des pays membres du Conseil de l’Europe. Le gouvernement turc délègue donc au HCR l’organisation d’une éventuelle relocalisation dans un pays tiers des demandeurs d’asile et des réfugiés internationaux qui vivent sur son sol.
En avril 2013, la Turquie a promulgué une loi « sur les étrangers et la protection internationale » [1]. Son application incombe désormais à la Direction Générale de la Gestion des Migrations (2014). La nouvelle législation va permettre de rapatrier des étrangers dans leur pays de départ si, passant en Turquie pour rejoindre un autre pays (telle la Grèce), ils sont refoulés de ce dernier. Une façon de lutter contre « l’immigration flottante ».

Réfugié Afghan
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Un autre changement stipule qu’un étranger qui recevrait un permis de travail obtiendrait automatiquement un permis de résidence. Ainsi, le refus d’autoriser les demandeurs d’asile à travailler pour ainsi ne leur délivrer qu’un permis de résidence valable six mois, renouvelable et payant, serait-il une habile manière de contourner cette mesure ? Dans le même temps, cette loi facilite leur accès à une assurance maladie, mais ne modifie pas l’obligation qui est la leur de se loger par leurs propres moyens.
Que doit faire une personne qui arrive en catastrophe en Turquie ?
Deux démarches différentes : la procédure d’asile provisoire du gouvernement turc et celle du HCR pour la détermination du statut de réfugié.

Le bureau turc des étrangers désigne le lieu de résidence
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Le bureau turc des étrangers désigne le lieu de résidence

Le Bureau turc des Etrangers désignera une des 30 villes où les familles résideront et où elles doivent êtres enregistrées. Le nombre de demandeurs d’asile absorbé par chaque ville est proportionnel à sa population. Ils recevront une pièce d’identité et le permis de résidence temporaire de six mois renouvelable. Ils ne devront pas quitter la ville sans l’autorisation du Bureau des Etrangers, ils doivent d’ailleurs émarger un document chaque lundi et chaque vendredi à leur bureau référent qui se trouve dans une prison du centre ville de Gaziantep. Ne pouvant pas travailler légalement, ne pouvant pas quitter la ville et devant se loger par leurs propres moyens, les familles sont contraintes de vivre marginalisées dans les quartiers centraux de Gaziantep les plus paupérisés où les loyers sont les plus bas. Ces familles vivent en général dans une seule pièce, quasiment nue, de laquelle ils sortent peu. Ces Afghans Ouzbeks sont neuf à subsister dans une petite pièce construite au fond d’une cour intérieure insalubre. Le père de cette famille transporte du charbon de la périphérie de l’agglomération au centre ville quelques jours par semaine.

Les réfugiés doivent se présenter au bureau du HCR à Ankara
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Les réfugiés doivent se présenter au bureau du HCR à Ankara

Ils doivent en parallèle se présenter au bureau du HCR à Ankara ou à Van pour déposer une demande de statut de réfugié. Ils sont censés êtres reçus une seconde fois dans les dix mois qui suivent pour un entretien afin de déterminer si oui ou non ils peuvent prétendre au statut de réfugié. La procédure globale peut prendre jusqu’à trois ans.
Cet homme, arrivé en 2005 en Turquie, souffre d’un très fort diabète. Il doit recevoir une injection d’insuline quotidienne. S’il était en Afghanistan, il ne pourrait pas bénéficier de ce traitement. Son exil forcé en Turquie lui permet de rallonger son espérance de vie, mais il ne peut pas prétendre à un emploi car cela lui est interdit par la loi et par son état de santé. Il est donc sans ressources alors qu’il doit payer la part des frais médicaux restants à sa charge puisque l’assurance maladie ne couvre que partiellement les soins. Sa famille s’endette, et ceux qui travaillent clandestinement le maintiennent en vie. Il exhibe l’attestation du HCR qui fait de lui un réfugié depuis 2008, comme sa femme et ses enfants. Il ne comprend pas pourquoi la situation de sa famille n’a toujours pas changé en 2014. À part ce document officiel, cela fait presque dix ans qu’il se demande comment payer leur loyer et la nourriture. Ce qu’il ne comprend pas, c’est que bien qu’il ait obtenu le statut de réfugié, sa survie n’est pas assurée.

Dans la boite en plastique, le pain que les réfugiés vont chercher à la soupe populaire
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Dans la boite en plastique, le pain que les réfugiés vont chercher à la soupe populaire

Dans la boîte en plastique, on voit le pain quotidien qu’ils vont chercher à la Soupe populaire de Gaziantep. La télévision et les meubles sont en général des dons. Le satellite leur permet de capter des programmes dans leur langue car il est très rare qu’ils parlent le turc sauf s’ils sont d’origine ouzbeke. Les Afghans parlent le farsi. Le barrage de la langue les isole encore plus, c’est le premier obstacle pour trouver un emploi illégal.

Pour 4 heures de travail, cette mère de famille gagne 5 livres turques, environ 2 euros.
Copyright Alexandre Mouthon 2015

Pour 4 heures de travail, cette mère de famille gagne 5 livres turques, environ 2 euros

Cette mère de famille a honte d’aller chercher le pain à la soupe populaire. Chaque jour, une entreprise de confection turque envoie illégalement quelqu’un lui porter un sac de rubans qu’elle doit coudre en petits nœuds qui serviront ensuite d’ornement. Pour 4 heures de travail continu elle gagne cinq livres turques, environ deux euros. Leur loyer est de 400 livres turques. Les réfugiés Afghans que nous avons rencontrés reçoivent une aide internationale de 200 livres turques mensuelles par famille. Ce n’est pas le cas de ce foyer de demandeurs d’asile qui attend toujours son entretien final avec le HCR.

Dans ce foyer de demandeurs d’asile, on attend toujours l’entretien final avec le HCR
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Dans ce foyer de demandeurs d’asile, on attend toujours l’entretien final avec le HCR

La pendule donne l’heure de la Géorgie, Etats-Unis d’Amérique. La femme de Mahdi Cuma a réussi, il y a deux ans, à immigrer en tant que réfugié à Atlanta. Elle est partie avec leur fils, enceinte. Leur fille est née sur le sol des Etats-Unis, elle est donc américaine. Afghane d’origine iranienne, son épouse s’est convertie au christianisme en Turquie, ce qui a facilité son entrée aux Etats-Unis. Lui est Hazara, musulman chiite. Il a le statut de réfugié. Il attend d’être accepté sur le sol américain, mais sa demande est pour le moment bloquée. Il vit en Turquie depuis sept ans après avoir séjourné en Iran et tenté sa chance en Grèce où il fut arrêté, isolé dans un camp, puis expulsé. L’enquête semble achopper sur son séjour de clandestin en Grèce lors duquel il a participé à une rixe entre demandeurs d’asile. Depuis, il a été élu porte-parole de la communauté afghane de Gaziantep auprès du HCR. Il travaille illégalement dans un café du bazar car il parle le turc et l’anglais.

Les ateliers de confection embauchent clandestinement des réfugiées
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Les ateliers de confection embauchent clandestinement des réfugiées

Les deux soeurs de Mahdi Cuma sont des petites mains, embauchées clandestinement dans un atelier de confection de vêtements destinés au marché local et à l’export. L’entreprise est florissante, elle embauche des demandeurs d’asiles Afghans et Syriens à des salaires très bas.
La famille de Mahdi Cuma s’est adaptée un peu mieux que les autres, laissant de côté certains interdits culturels telle l’interdiction faites aux femmes de travailler, pour privilégier le pragmatisme de l’urgence. Il est le chef de famille -son père, malade, est resté en Afghanistan- et avec ses deux soeurs dont une mariée avec son cousin, ce sont quatre salaires qui améliorent bien le quotidien du foyer tenu par sa mère.

Cet homme est resté handicapé après avoir été attaqué par les talibans
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Cet homme est resté handicapé après avoir été attaqué par les talibans

Les talibans ont attaqué cet homme au couteau. Ils lui ont sectionné des tendons au niveau des avant-bras. Il conserve un handicap partiel des mains. Seul un fils de la famille travaille illégalement. Ayant achevé sa scolarité gratuite il n’est pas en mesure de poursuivre des études car elles seraient désormais en partie payantes. Si la loi de 2003 sur « les étrangers et la protection internationale » facilite l’accès à l’école publique aux enfants des réfugiés et des demandeurs d’asile, elle ne leur ouvre pas les portes des études supérieures. Ils sont donc condamnés à êtres non qualifiés. Les familles comptent cependant sur eux car grâce à cette scolarisation initiale ils parlent le turc. Un incendie criminel a ravagé la pièce que la famille occupe.

La situation de ces Afghans est donc paradoxale. D’un côté, ils bénéficient de l’asile que leur offre la Turquie et de l’autre, reconnus réfugiés par le HCR ou pas encore, les nombreuses interdictions qui pèsent sur leur vie quotidienne transforment leur refuge en prison. De refuge, Gaziantep est devenue une prison à ciel ouvert, mais qui les garde des agressions physiques auxquelles ils étaient exposés en Afghanistan. Certains espèrent un jour être en mesure de pénétrer dans l’Union européenne, d’autres préfèrent imaginer leur vie en Turquie, mais avec plus de droits.

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[1Adeline Braux, « La politique d’immigration de la Turquie. Vers un durcissement juridique », P@ges Europe, 14 mai 2014 - La Documentation française © DILA

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