Voici une mise en perspective historique et géopolitique de la Turquie très utile pour bien appréhender le parcours et les projets de ce pays de 76 millions d’habitants.
A PART LE Brésil, les États que nous appelons émergents aujourd’hui sont, en fait, des réémergents. Les États asiatiques étaient, il y a trois siècles à peine, de grandes puissances (Chine, Inde moghole, Iran safavide, etc.).
La Turquie, héritière de l’Empire ottoman, est devenue, en moins d’une décennie, la puissance majeure du Moyen-Orient. C’est en grande partie dû à la montée au pouvoir de l’AKP, le parti « islamiste modéré » de Recep Erdogan, d’une croissance économique vigoureuse et d’une politique extérieure intelligemment menée. Dès 2003, la Turquie se démarquait des États-Unis en se refusant de laisser transiter les troupes américaines par son sol pour investir l’Irak de Saddam Hussein. Elle arguait, à cet égard, du prix économique qu’elle avait dû payer lors de la première guerre américaine contre l’Irak (1991). Au fil des années, l’économie se libéralisait tandis qu’une série de réformes permettait de rendre celle-ci plus dynamique. Dans le même temps, le nouveau gouvernement parvenait à briser le pouvoir parallèle qu’exerçait l’armée depuis des décennies. Fondée sur une économie dynamique, la nouvelle géopolitique de la Turquie est en partie inspirée par un universitaire que le premier ministre Recep Erdogan a nommé ministre des Affaires étrangères : Ahmed Davutoglu. Celui-ci veut établir des relations non conflictuelles avec tous les voisins et, depuis deux ou trois ans, des avancées en ce sens ont eu lieu avec la Russie - confortées par des accords économiques concernant l’énergie -, l’Iran d’Ahmadinejad, l’Arménie et la Syrie : ces quatre pays étant d’anciens rivaux ayant un contentieux historique avec la Turquie.
L’Empire ottoman était à son apogée sous Soliman le magnifique, au XVIe siècle. Dès le début du siècle suivant, un déclin économique apparaissait, marqué encore par l’excellence d’un outil militaire à la discipline exemplaire. En 1683, les Ottomans assiégeaient Vienne pour la seconde fois. En vain, mais on ne constata aucun recul. Celui-ci s’amorça au XVIIIe siècle, sous l’action conjuguée des Habsbourg et de la Russie. Les réformes (Tanzimat) du début du XIXe siècle ne débouchaient pas. Le conservatisme l’emportait. La supériorité de l’Europe, à l’heure de l’industrialisation, s’accompagnait d’une expansion coloniale de plus en plus vigoureuse. L’Algérie était perdue, bien que la présence ottomane tendait à être surtout nominale. Tout se précipita après l’indépendance grecque (1830). La période qui commença, avec les insurrections balkaniques et la défaite face aux Russes (1878) fut une agonie d’une quarantaine d’années, prolongée grâce à la Grande-Bretagne. Celle-ci voulait surtout empêcher la Russie d’accéder aux détroits. L’Égypte était perdue (1892). Un sursaut nationaliste amena la révolution de 1908 où l’Empire proclama l’égalité de tous les sujets, quelle que soit leur religion, tout en prônant une modernisation. Puis, les jeunes Turcs s’orientèrent vers un panturquisme qui se transcrivit par une alliance, fin 1914, avec les empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie). À cette époque, l’Empire ottoman avait perdu la Libye (1911) et les derniers territoires détenus dans les Balkans (Albanie, Macédoine, Thrace). L’humiliation des Jeunes Turcs était extrême. Il restait, en dehors de l’Anatolie, le Proche Orient arabe et les côtes de la péninsule arabique avec les lieux saints, le califat était turc.
Au cours de la guerre, l’Empire réprima la révolte arabe en Syrie et combattit celle qui se réclamait des hachémites au Hedjaz, avec l’aide des Britanniques. Après 1915 les minorités territoriales sont éliminées de façon radicale et concertée. Au premier chef, les Arméniens, ainsi que les Grecs du Pont et les minorités chrétiennes comme les Assyriens.
La Turquie vaincue de 1919, grâce au génie de Mustapha Kemal, échappait au dépeçage colonial et parvint à battre les Grecs à l’Ouest et les Arméniens à l’Est au cours de la guerre de libération et transforma la situation avec le Traité de Lausanne (1923).
En ce début du XXe siècle, le prestige de l’Europe (occidentale) qui domina l’ensemble du monde asiatique et africain de façon directe ou indirecte, à l’exception du Japon, fut considérable. Elle était le modèle de la modernité et de la puissance, c’est elle qu’il s’agissait, à l’instar du Japon, d’imiter et d’égaler. Mustafa Kemal supprima le califat et opéra une véritable césarienne culturelle en imposant un nouveau droit emprunté aux règles européennes, en latinisant l’alphabet et promulguant une laïcité. C’est cette rupture brutale avec la tradition religieuse et culturelle qui est remise en cause avec la montée, par ailleurs moderniste, de l’AKP.
Entre la signature du traité de Lausanne et 1925, la Turquie kémaliste réclamait le vilayet (province) de Mossoul, à prédominance kurde, que la Grande-Bretagne avait adjoint à l’Irak dont elle avait le mandat. En 1925, la Société des Nations (SDN), qui reflétait le rapport de forces internationales de l’époque, attribua le vilayet à la Grande-Bretagne. La Turquie, avec les importantes transformations décrétées par Moustafa Kemal, se construisit avec volontarisme comme un État jacobin, celui des seuls Turcs.
Une succession de révolte kurde furent matées de 1925 à 1937. Le panturquisme n’était plus évoqué. L’isolat turc était entouré d’États hostiles : URSS, Iran, Syrie, Bulgarie, etc. Sagement, la Turquie s’abstint de prendre part à l’alliance des forces de l’Axe et, dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, apparut comme portée à soutenir le camp anticommuniste. La participation turque à la guerre de Corée (1950 - 1953) facilita son adhésion à l’Otan (1952) qui sanctuarisa le pays.
Durant la Guerre froide, la Turquie faisait partie de tous les pactes anticommunistes et apparaissait aux nationalistes des pays arabes comme un État qui fut, au début du XXe siècle, tyrannique. La Turquie se caractérisait par un anticommunisme militant en politique extérieure et, à l’intérieur, comme un État jacobin réprimant ses minorités ethniques (Kurdes notamment) ou religieuses (Alevis entre autres). À intervalles irréguliers, l’armée intervenait pour imposer ce qui lui paraissait devoir constituer la ligne correcte (1980).
Depuis, la Turquie qui est un des rares États musulmans à avoir reconnu Israël, a mener avec ce pays, et conjointement avec la Jordanie, des manoeuvres militaires communes.
Le ton changea en 2008 lorsqu’après l’incursion israélienne à Gaza : le Premier ministre turc Recep Erdogan interpella l’israélien Shimon Peres en reprochant à Israël la brutalité de son intervention. Plus récemment, mais de façon extrêmement spectaculaire, la Turquie en appuyant l’expédition du navire Mavi Marmara, qui cherchait à lever le blocus de Gaza, mettait Israël en position inconfortable. L’arraisonnement du navire turc avait constitué un succès politique. En provoquant neuf morts du côté turc, il a donné une popularité nouvelle à la Turquie auprès des Arabes, sinon des musulmans. Un triomphe « diplomatique ». En tout cas, à peu de frais, avec habileté, sans rompre ses relations avec Israël, la Turquie retrouvait en Orient une place qu’elle n’occupait plus depuis bientôt un siècle.
La géopolitique de la Turquie, aujourd’hui, s’articule sur un projet ambitieux. Perçue par les Européens comme une région géographique qui permet de transiter entre l’Asie et l’Europe, la Turquie se perçoit elle-même comme un territoire central à partir duquel on rayonne vers l’Orient arabe, l’Iran, le Caucase, la Russie, l’Europe, l’Asie centrale. Son influence est également relayée, de façon plus discrète, par le réseau des écoles de l’organisation de Fetulah Gulen, à large échelle internationale.
Sur le plan diplomatique, le nouveau rôle que s’attribue la Turquie s’est marqué par l’initiative, prise conjointement avec le Brésil, de se présenter en 2010 comme une alternative nouvelle dans le dossier du nucléaire iranien.
L’influence nouvelle de la Turquie est sensible en Irak où son attitude à l’égard de la région autonome du Kurdistan d’Irak s’est modifiée. Un consulat tuc a été ouvert à Erbil, ainsi qu’une université et diverses écoles, tandis que la Turquie reçoit du pétrole et bientôt du gaz en provenance de cette région dans laquelle ses entrepreneurs et hommes d’affaires sont également très actifs.
Les relations de la Turquie avec l’Iran n’obéissent pas à l’embargo décrété par Washington (sauf pour les armes), mais tiennent compte des intérêts économiques et énergétiques de la Turquie qui, bien sûr, reste un allié des États-Unis et un membre de l’Otan. L’influence turque, Etat essentiellement sunnite, est sensible au Liban et les relations avec la Syrie ont été épurées des tensions qui régnaient entre les deux États depuis des décennies (attribution par la France des vilayets d’Alexandrette à la Turquie en 1939). La Jordanie reste un partenaire stratégique et l’influence turque s’exerce jusqu’en Afghanistan où les troupes (non combattantes) sont présentes et épaulent les Ouzbeks et leur chef, Dorstom, fréquemment reçu en Turquie.
La Russie, hier perçue comme rivale, est considérée comme un partenaire énergétique ( gazoduc Bluestream) et commercial, même si, à l’égard du Caucase Nord (Tchétchénie, etc.) comme de la Transcaucasie (Azerbaïdjan, Géorgie) les intérêts politiques divergent.
Avec l’Arménie, les avancées sont restées surtout symboliques et il n’est pas question d’ouvrir la frontière, ou d’établir des relations diplomatiques tant que le problème du Karabakh perdure, ni de reconnaitre le génocide de 1915.
L’Asie centrale turcophone constitue un des axes de la politique d’influence turque et ceci jusqu’au Xinjiang chinois. Le Premier ministre turc, Recep Erdogan ne déclarait-il pas, en 2008, après la mort de 750 Ouïgours provoquée par la répression chinoise qu’il s’agissait d’une « sorte de génocide » ?
Quelle que soit, récemment, la diversification des échanges, l’Union européenne reste le partenaire commercial majeur de la Turquie. Celle-ci est toujours candidate à l’UE, tout particulièrement depuis 1999. Sa candidature est largement soutenue par les États-Unis qui poursuivent, tant en Asie centrale qu’au Moyen Orient, des objectifs similaires à ceux de la Turquie : réduire l’influence de la Russie en Asie centrale, appuyer les revendications des Ouïgours au Xinjiang, renforcer d’une façon générale le sunnisme pour affaiblir l’influence de l’Iran d’Ahmadinejad. En Europe, on peut noter, depuis le conflit bosniaque une diplomatie turque active au lendemain de la chute de l’Union soviétique, en direction de l’Albanie, du Kosovo, et de tous les reliquats historiques constitutifs à la longue occupation ottomane des Balkans.
Il est difficile de trancher avec certitude sur les chances de la Turquie (76 millions d’habitants en 2010) d’adhérer à l’Union européenne au cours des années à venir. Certains États européens, à commencer par la Grande-Bretagne, y sont largement favorables, d’autres, comme l’Allemagne et la France ne le sont pas. La crise actuelle ne facilite pas l’adhésion et tenants et opposants ont des arguments valides. Quoiqu’il en soit, la Turquie apparait aujourd’hui comme l’État le plus important du Moyen Orient. Une place qui fut jadis celle de l’Égypte de Nasser et, plus récemment, celle de l’Iran du Shah. On voit mal, dans l’avenir, qui pourrait lui disputer ce rôle.
Tout observateur sérieux des relations internationales devra donc, dans l’avenir, porter une attention toute particulière à la Turquie et à sa diplomatie.
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