Comment définir « le renseignement à la française » ? Comment s’est-il adapté aux grandes ruptures stratégiques ? Quelles relations entre services de renseignement, responsables politiques et médias ? Les pays « alliés » s’espionnent-ils ? Quelles sont les opportunités et les défis du temps présent ?
Alain Bauer et Marie-Christine Dupuis-Danon viennent de publier « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préface de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob. Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com
Pierre Verluise (P. V. ) : Vous avez réussi dans ce livre à conduire des entretiens avec 14 des patrons du renseignement français depuis les années 1980. Au vu de leurs réponses, comment définir « le renseignement à la française », ses fonctions et ses limites ?
Alain Bauer (A. B) et Marie-Christine Dupuis-Danon (M-C D-D) : Il y a dans le renseignement une dimension éminemment culturelle, fruit de l’histoire des Services, des circonstances de leur création, de leurs missions initiales et du contexte politique et social des États au bénéfice duquel ils opèrent. Les Services français n’y font pas exception et c’est dans les mots des Guetteurs dont nous avons recueilli la parole que l’on perçoit le mieux, comme de fortes traces, cette spécificité française. Pour décrire ce qu’il n’est pas, ce qui est peut-être plus facile, disons qu’il n’a pas ce fétichisme technologique des Américains ni cette tradition de « l’Intelligence » enchâssée dans la haute société Britannique. Le renseignement français a évolué avec notre pays qui, sur la période dont nous rendons compte, traverse la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’URSS, son ennemi historique, le terrorisme d’État, l’activisme politique et indépendantiste violent, les GIA, et le terrorisme islamiste d’Al Qaida puis de Daesh. C’est parce que nous voulions nous garder d’interpréter avec notre propre grille d’analyse les réussites et les échecs des Services à s’adapter à ces bouleversements que nous avons choisi de recueillir la parole directe de ceux qui ont dirigé les Services, en proposant à chacun de répondre aux mêmes questions pour garantir une cohérence. Entre collecte, analyse et action comme métiers, et espionnage, contre espionnage et antiterrorisme comme cultures, on voit souvent poindre ce qui reste le débat permanent entre temps long et secret, temps court et partage. Nous invitons le public intéressé à lire leurs témoignages pour se forger sa propre idée.
P. V. : Après la série télévisée française « Le Bureau des légendes » créée par Éric Rochant et diffusée à compter du 27 avril 2015 sur Canal+, votre livre s’’inscrit-il dans une démarche d’explication-valorisation du renseignement pour à la fois améliorer sa connaissance par le grand public, donc augmenter son acceptabilité et générer des vocations ?
A. B et M-C D-D : Vous avez raison de souligner que le renseignement est en train de changer de statut en France auprès du grand public : pour la première fois et grâce au succès de cette série qui suit le quotidien d’agents de la DGSE, mais aussi en raison de l’actualité et des attaques terroristes qui se sont multipliées à partir de cette même année 2015, les français ont entendu parler de cette activité régalienne par excellence, peu visible médiatiquement en raison de sa nature même, et qui était donc largement méconnue hors du cercle des quelques milliers de personnes liées à la communauté de la défense et de la sécurité. L’idée que le renseignement était au coeur de la lutte contre le terrorisme, même si peu de gens savent réellement qui fait quoi et comment il s’organise, a contribué à le valoriser dans sa portée stratégique et à rectifier une image un peu altérée par quelques épisodes malheureux restés dans les mémoires. Quelles sont alors les conséquences de cette évolution ? Des vocations, certes, même si la réalité du métier, la rigueur et parfois l’austérité du quotidien de l’analyste - celui qui dissèque les éléments remontés du terrain et qui constitue le plus gros des bataillons recrutés ces dernières années - est assez loin des aventures trépidantes des agents du Bureau des Légendes. L’enjeu devient alors d’attirer des talents pluriels et pointus, mais aussi de les retenir. L’autre partie de votre question concerne l’intention qui était la nôtre. Notre ambition était de construire une réflexion sérieuse et approfondie sur un temps long, presque quarante ans, pour recueillir la parole des patrons des Services à la source et permettre au lecteur de se forger sa propre compréhension du fonctionnement, de la culture et des défis adressés aux Services. Si Les Guetteurs (moins romancés) ont les effets collatéraux que vous évoquez, c’est encore mieux !
P. V. : Depuis les années 1980, quelles sont les grandes ruptures ou inflexions stratégiques auxquelles les services de renseignement français ont été confrontés ? Par quels processus l’adaptation s’est-elle faite ?
A. B et M-C D-D : Tout le monde connaît les ruptures stratégiques majeures de notre histoire contemporaine, de la chute du mur de Berlin (1989) au 11 septembre 2001, ou plus récemment les attentats dont le cycle ouvert avec Khaled Kelkal, prolongé avec Merah, se déploie à une échelle inédite depuis 2015. Or le renseignement doit être en capacité de développer des métiers, de nature et d’exigences radicalement différentes. Le premier, historique, relève de l’espionnage qui prend tout, du contre-espionnage, il nécessite un temps long pour identifier les sources et les « traiter », le tout dans un cloisonnement extrême. L’anti-terrorisme, suppose au contraire que le cycle de collecte et d’analyse de l’information s’effectue dans un temps très court (l’enjeu étant de prévenir l’attentat car après, il est déjà trop tard). Il nécessite surtout que les Services partagent les pièces du puzzle qu’elles détiennent pour reconstituer le tableau d’ensemble. Temps long et cloisonnement contre temps court et partage, l’adaptation n’a pas été simple : résistances d’appareils, guerres intestines, la grande réforme du renseignement voulue par Michel Rocard à la fin des années quatre-vingts aura mis près de vingt ans à s’accomplir. Le « Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale » de juin 2008 a fait du renseignement une priorité puis la création, en juillet 2008, du Conseil national du renseignement a constitué une étape clé dans la coordination des Services dits du « premier cercle » autour du Coordonnateur national du renseignement. Ceci dit, les attentats de 2015 ont constitué un électrochoc qui a permis à cette coordination de passer à la vitesse supérieure et aux Services de travailler plus et mieux ensemble au plan opérationnel.
P. V. : Dans les relations entre services de renseignement, responsables politiques et médias, qui instrumente qui ? Avec quels gains et résultats ?
A. B et M-C D-D : Le mot « instrumente » est porteur d’une connotation particulière, je préférerais parler « d’utilisation » du renseignement. Celui-ci constitue un enjeu de souveraineté nationale : disposer de capteurs qui remontent une information qui est alors triée, filtrée et analysée permet à l’exécutif de prendre des décisions avec le maximum d’éléments de connaissance et de compréhension contextuelles. Il est donc cohérent que le Coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme soit en charge d’éclairer le Président de la République sur l’état de la menace et les orientations souhaitables du renseignement. Précisons que les instructions aux Services émanent, elles, du chef de d’État.
Bonus vidéo Diploweb. Pierre de Bousquet de Florian. La coordination du renseignement et de la lutte anti-terroriste
Bien sûr, le renseignement a beaucoup évolué sur la période que couvre le livre. Au fil des témoignages des Guetteurs, on voit que les modalités juridiques qui en encadrent les pratiques, et notamment les écoutes et interceptions, ont évolué vers un encadrement strict et soumis à des instances de contrôle. Le politique n’est donc plus en capacité d’instruire tel ou tel Service à collecter du renseignement à son bénéfice personnel ou hors de tout contrôle démocratique.
Par ailleurs, la question des médias est pertinente dans notre époque caractérisée par la simultanéité du fait et de l’information. L’accélération du temps s’impose au politique, sommé de décider de l’action quasiment en temps réel, et de la justifier devant une opinion publique qui ne tolère ni zone d’ombre, ni « loupé », petit ou grand. Ajoutons que comme les médias n’ont plus le monopole de la couverture d’un événement, capté directement par les smartphones des acteurs ou témoins, certains peuvent être tentés de basculer dans une forme de surenchère toxique pour tous. On voit bien que tout cela peut rapidement conduire à confondre vitesse et précipitation, ce qui se mesure dans les déclarations caricaturales et juridiquement baroques de certains responsables politiques à chaque attentat perpétré sur notre territoire. C’est là que le renseignement doit pleinement jouer son rôle pour informer et éclairer les décideurs, en utilisant toutes les possibilités qui sont lui octroyées dans le cadre démocratique dont je parlais précédemment, y compris l’action clandestine lorsqu’elle se justifie.
P. V. : Entre pays « alliés » comme les 29 membres de l’OTAN, quelles sont les coopérations et concurrences en matière de renseignement (Echelon, NSA, etc.) ?
A. B et M-C D-D : Tout le monde espionne tout le monde, plus ou moins fortement, par nature et par exigence. Nos ennemis d’hier sont souvent devenus nos amis. Mais des amis peuvent nous quitter ou rompre. Nul ne sait où se situera le point d’équilibre de l’alliance atlantique dans dix ans….
Du coup on ne coopère jamais avec tout le monde, mais de manière bilatérale renforcée et multilatérale légère. On peut créer des outils momentanés lorsqu’un adversaire commun se révèle. Mais la protection des sources et la perception complexe de l’avenir réduisent les champs et les contenus des coopérations possibles.
P. V. : Que savez-vous des activités des services soviétiques puis russes en France des années 1980 à aujourd’hui ? Comment leurs réseaux d’influences ont-ils été renouvelés ?
A. B et M-C D-D : Tout ce qui a déjà été publié est plus ou moins connu. Le reste attendra des lectures dans une dizaine ou une vingtaine d’années. Ou jamais. Mais on peut faire confiance aux services russes, notamment le GRU dont on sous estime souvent les capacités, pour ne pas oublier la France.
P. V. : Pour les services de renseignements français, quelles sont les opportunités et les défis du temps présent ?
A. B et M-C D-D : La plus grande visibilité du rôle et des défis du renseignement dans la lutte anti-terroriste a permis l’octroi de moyens conséquents, notamment après les attentats de 2015. Les Services ont pu recruter des profils utiles à leurs missions et opérer des mises à niveaux techniques pour répondre aux exigences technologiques du monde d’aujourd’hui. Sans entrer dans les détails, disons que les circonstances ont créé des opportunités dont les Services ont profité, inégalement il est vrai de l’un à l’autre.
Mais dans le même temps, le monde n’a pas été en reste. Le retour du « grand jeu » et ses manoeuvres géopolitiques ont rappelé combien le contre-espionnage demeurait crucial, y compris dans la protection de nos intérêts et nos actifs industriels et technologiques, et ce tout à la fois dans les mondes physiques et cyber. La complexité croissante et l’hybridation des menaces appelle une agilité dans la compréhension de ce qui se joue, y compris en anticipation. Il faut pour cela des compétences plurielles et pour certaines nouvelles puisque, par exemple, certains métiers en lien avec le big data et l’intelligence artificielle n’existaient pas il y a quelques années. Analyser et anticiper les besoins et les profils, se donner les moyens de les recruter et savoir les faire évoluer pour les conserver sont quelques-uns des défis humains transverses à tous les Services. Il est question ici de moyens financiers mais également de l’adaptation très concrète des cadres contractuels et des règles applicables à ces métiers pour les rendre en phase avec l’air du temps, les agents aspirant aujourd’hui à une vie plus équilibrée, ou perçue comme telle, que celle de leurs aînés. Or conserver les compétences sur un temps long sera sans doute déterminant pour potentialiser le renseignement humain, avec ce qu’il suppose d’expérience accumulée, de réseaux de confiance développés à l’intérieur d’un Service comme en inter-Services.
Si le renseignement extérieur et le renseignement militaire ont pu utilement investir sur les humains et la technologie, il a fallu beaucoup de volonté aux patrons de la jeune DGSI pour la faire développer des ressources extérieures. La mise en place d’une véritable politique de recrutement et d’une Ecole du Renseignement semble un autre défi à traiter.
Comme l’ont souligné la plupart des Guetteurs, au bout du bout, le facteur humain fait toujours la différence.
Copyright Juin 2018-Bauer-Dupuis-Danon-Verluise/Diploweb.com
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4e de couverture
La publication, pour la première fois, des témoignages personnels des anciens directeurs des services français de renseignement constitue un événement majeur.
De la fin de la guerre froide aux conflits asymétriques, de la prégnance du contre-espionnage à la montée de la menace terroriste et à ses mutations ces quinze dernières années, des exigences du cloisonnement aux pressions des technologies de l’information, c’est un concentré de l’histoire du temps présent qui se dessine au fil de ces pages, une synthèse des difficultés qu’ont dû surmonter nos services pour s’adapter aux bouleversements de la situation internationale.
De témoignage en témoignage, ces acteurs du secret offrent, dans ce livre, une contribution inédite permettant de mieux comprendre l’enjeu des questions de sécurité, de mesurer les évolutions de l’instrument du renseignement français jusqu’à la période la plus récente et d’appréhender la communauté du renseignement comme système nerveux de l’État.
Préface de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères.
Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et aux Universités de New York et de Shanghai. Ancien conseiller de Michel Rocard, il est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages sur la criminalité et la sécurité.
Après une carrière en banque d’affaires, Marie-Christine Dupuis-Danon a intégré l’ONU pour rejoindre l’équipe responsable de la lutte anti-blanchiment. Aujourd’hui spécialiste indépendante reconnue de la lutte contre la finance criminelle, elle exerce ses activités de consultante et de coach auprès des dirigeants des plus grandes entreprises.
Bonus Vidéo. Remise du 1er Grand Prix de l’Académie du renseignement
Alain Bauer et Marie-Christine Dupuis-Danon viennent de publier « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préface de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob. Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), et aux Universités de New York et de Shanghai. Après une carrière en banque d’affaires, Marie-Christine Dupuis-Danon a intégré l’ONU pour rejoindre l’équipe responsable de la lutte anti-blanchiment. Aujourd’hui spécialiste indépendante reconnue de la lutte contre la finance criminelle, Propos recueillis par Pierre Verluise, docteur en Géopolitique, fondateur du Diploweb.com.
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Titre de l'article / Article title : Comment le renseignement français change-t-il ?
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Comment définir « le renseignement à la française » ? Comment s’est-il adapté aux grandes ruptures stratégiques ? Quelles relations entre services de renseignement, responsables politiques et médias ? Les pays « alliés » s’espionnent-ils ? Quelles sont les opportunités et les défis du temps présent ?
Alain Bauer et Marie-Christine Dupuis-Danon viennent de publier « Les Guetteurs. Les patrons du renseignement français répondent », préface de Jean-Yves Le Drian, éd. O. Jacob. Ils répondent aux questions de Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com
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