Benjamin Oudet est doctorant contractuel en Science politique à l’Université de Poitiers. Ses recherches portent sur les problématiques du renseignement contemporain et il travaille particulièrement sur les coopérations internationales en matière de renseignement dans le cadre du contre-terrorisme et des opérations militaires multilatérales.
Le roman, s’il est l’objet d’une lecture par les outils conceptuels des sciences humaines, contribue à dévoiler en partie ce que la littérature académique a désigné comme la « dimension manquante » des Relations internationales. C’est-à-dire l’oubli relatif jusqu’aux années 1980 des problématiques du renseignement comme point de compréhension privilégié de la politique internationale.
CET article est issu de la table ronde « Nid d’espions : le masque et la brume » tenue lors des Rencontres de l’IHEDN [1]. Il y fut défendu l’intérêt du roman pour la recherche universitaire ; comme point de visibilité des enjeux de l’espionnage ou sa de forme bureaucratisée dans l’Etat : le renseignement. Au-delà de l’adjonction cosmétique, la réflexion sur la fiction d’espionnage engage le questionnement des conditions épistémologiques et méthodologiques de la recherche académique sur le monde du secret ; là ou l’accès aux sources (documents, entretiens…) est si contraint par la confidentialité nécessaire au fonctionnement des « services ».
Le renseignement est un objet de culture populaire et de discours académique [2]. Loin de constituer un passe-temps périphérique aux activités de recherches « sérieuses », la prise en compte académique de la fiction a été défendue dès le milieu des années 1980 par les études alliant la science politique, l’analyse littéraire et la sociologie littéraire [3]. Mais cela n’est pas toujours allé de soi. Le roman d’espionnage, parce qu’il était classé dans la catégorie de paralittérature fut longtemps exclu du monde de la culture lettrée car sacrifiant la prétention esthétique à l’efficacité narrative [4]. Mais les années 1970 voient la reconnaissance du genre dans les études littéraires. Riches de thèmes, le roman d’espionnage nourrit une réflexion sur les sous-genres littéraires fondée sur l’idée que les « stéréotypes et les idéologèmes qui s’y déploient sont de notre temps » [5] et donc susceptibles de nous en révéler la « qualité ». Cette approche acquit progressivement ses lettres de noblesse dans la science politique et la sociologie. Plus tard et malgré l’épuisement du roman d’espionnage dans les années 1980 [6], persiste l’idée que la fiction (films, littérature, série TV) conserve toute sa pertinence pour l’étude des phénomènes politiques.
Dans le contexte post-Vietnam, l’espionnage et le renseignement émergent comme problèmes politiques, juridiques, éthiques, engageant une réflexion sur l’avenir de ce que les théoriciens nomment les « régimes » politiques. S’opère dans les années 1970 la rencontre de deux droites qu’il ne sera plus possible de dissocier par la suite. D’une part le renseignement devint un objet d’études académiques et ne sera plus désormais la dimension manquante des relations internationales, trop secrète pour être étudiée [7]. Dans le même temps prend fin la marginalisation de la paralittérature et donc du roman d’espionnage au sein des études littéraires académiques [8]. Même si la jonction des champs de recherche ne s’opèrera qu’au début des années 1990, apparaît entière l’importance de la fiction pour notre compréhension culturelle du renseignement contemporain.
On ne compte plus les films qui le mettent en scène (Marvel’s, série Star Wars…) à tel point que l’analyse de science politique ne semble plus pouvoir se passer de fiction. Il n’est que de fréquenter le site de la Central Intelligence Agency (CIA) pour s’en convaincre. La centrale américaine, ou La Compagnie comme l’écrira Robert Littell [9], est très claire quand elle invite à faire la distinction entre faits et fiction sur la réalité des métiers du renseignement. Dans sa rubrique « Fact and Fiction : Debunking Some Myths » l’Agence s’emploie à réduire les mythes véhiculés par le cinéma et la littérature : non les agents de la CIA ne roulent pas en voitures de sport, ne fréquentent la jet set internationale ni ne passent leurs vies dans des cocktails mondains. Et de préciser que ses membres sont des « gens ordinaires » [10]. On aura d’emblée compris à quel héros britannique plus agité cela fait référence...
Aujourd’hui, les études académiques de renseignement (Intelligence Studies) investissent cette dimension fictionnelle par des programmes de recherche importants et des collections universitaires se consacrent à l’analyse des séries TV [11]. Il ne saurait être question ici de recenser de manière exhaustive tous les romans d’espionnage produit depuis la création du genre au tournant du XXe siècle [12], encore moins les études littéraires, historiques et sociologiques dont ils furent l’objet [13]. De même il ne saurait être question d’en décrire l’histoire depuis sa création au début du XXe siècle, tant marqué par des discontinuités des motifs narratifs. Nous conseillons également à la lecture de l’ouvrage de Brett F. Woods, Neutral Ground : A Political History Of Espionage Fiction [14].
L’historien futur ne saurait rendre compte des années de la « Guerre à la terreur » sans la prise en compte d’une série TV comme Homeland. Mais avant que le cinéma et la télévision ne s’imposent comme les lieux privilégiés de cette mise en scène, c’est à travers le roman que fut mis en ordre et se diffusèrent les représentations du monde du secret et du clandestin, de la dissimulation et du spectaculaire, mais aussi de la production de connaissance nécessaire à la sécurité des Etats. S’y joua la constitution d’un univers de sens qui structura la compréhension commune de ces « bureaucraties du secret » et de leurs activités.
Pour Guy Bouchard : « Le roman d’espionnage est un roman dramatique où le protagoniste travaille secrètement au service d’un Etat pour un enjeu de sécurité internationale » [15]. L’Etat s’incarne dans le personnage du chef de l’espion dont le rôle est essentiel puisque l’espion n’agit pas dans son propre intérêt (ou à de rares exceptions comme dans Notre Agent à la Havane, Graham Greene, 1958). Il doit recevoir sa mission de quelqu’un qui est également tenu d’en rendre compte. Le roman d’espionnage met en ordre ce « réel » que nous ne pouvons saisir parce qu’au-delà de la frontière du secret séparant « celui qui en est » (insider) de celui qui n’est est pas (outsider). Pour Thomas Boileau-Narcejac : « Il se situe au carrefour du roman problème, du roman noir, du suspense et de la sciences fiction. Il unit toutes les formes de la peur et de la curiosité. Il semble donner une réponse à la seule question qui obsède tous les esprits » [16].
Définitions que l’on peut admettre provisoirement si l’on considère que le roman d’espionnage de Guerre froide (1947-1991) traite en priorité de quatre sujets : dérober ou récupérer des renseignements concernant des armes atomiques, enlever ou reprendre ces savants atomiques. S’il n’en dévoile pas encore leurs « fonctions », un détour par la théorie du renseignement (définition, principe, et fonctionnement) permet de situer les œuvres fictionnelles dans le répertoire d’action des services.
Qu’est-ce que le renseignement ? La recherche d’une définition est un effort toujours renouvelé au sein des études académiques. Nous reprendrons cette définition synthétique : « Le renseignement est un terme englobant une série d’activités – de la planification et la collection d’information en passant par l’analyse et la dissémination – conduites en secret, dans l’objectif de maintenir ou de renforcer la sécurité relative en apportant une anticipation des menaces ou des menaces potentielles selon des modalités permettant l’introduction de stratégies ou de politiques préventives, incluant, si besoin est des activités spéciales ou clandestines » [17]. Le renseignement se définit également par sa destination : la décision politique et militaire de haut niveau. Il se définit également par des organisations, des bureaucraties, que la fiction peut mettre en scène. Enfin, il se présente comme un cycle d’activités : le cycle du renseignement qui formalise théoriquement la succession d’étapes visant à produire une « connaissance » utile à la décision. Ce cycle se compose de l’orientation de la recherche par le décideur, de la collecte d’informations par des moyens techniques et humains, de l’analyse de ces informations pour la production d’une connaissance, enfin de la dissémination vers le décideur de cette connaissance. Le renseignement peut donc être caractérisé par trois termes : une certaine forme de connaissance, des bureaucraties, des pratiques. Aussi, un débat a lieu au sein des études universitaires sur l’intégration ou non du contre-espionnage (la chasse aux espions comme chez Robert Littell, The Defection of A.J Lewinter, 1973) et des actions clandestines d’influences (la main cachée de l’influence, la troisième voie entre le militaire et le diplomate, la tentative cachée pour changer le monde, covert actions) dans le cycle. Cette discussion soulève un paradoxe quant à l’imaginaire fictionnel lié à l’espionnage. Alors qu’elles ne sont que l’un des aspects des activités des services de renseignement, l’action clandestine d’influence mise en scène à travers la figure de l’espion omnipotent ou le contre-espionnage jouissent d’une sur-représentation dans le champ fictionnel.
Il devient ainsi possible d’aboutir à une définition minimale du roman d’espionnage ou de renseignement : la mise en forme fictionnelle d’une ou de la succession des activités du cycle de renseignement, du contre-espionnage ou des actions secrètes d’influence. La clôture du « monde » reconstitué par le roman met en scène l’une des activités du cycle de renseignement. D’une manière close et bornée à la frontière interne des services comme chez Graham Greene (The Human Factor, 1978), montrant l’interaction des services et des sphères politique comme chez John le Carré (il s’agit généralement des premiers cercles du Foreign Office) ou Len Deighton (Spy Line, 1989), soit le renseignement est intégré à une galaxie plus large d’organisations gouvernementales dans lequel les services ne sont qu’un des éléments d’une trame narrative qui les dépasse. C’est le modèle du roman choral et théâtral de Frederick Forsyth (The Negociateur, 1989) ou Tom Clancy (The Sum of All Fears, 1991).
Rattaché à des types d’activités, l’univers de référence secret et trompeur de l’espionnage qui est mis en scène entraine deux conséquences quant à la typologie des types de productions : espionnage comme série, espionnage comme exemplum, espionnage historiographique, roman d’espionnage à thèse, espionnage-fiction, espionnage quasi-fiction. La seconde implication a trait à la construction de la vraisemblance dans une genre qui prétend au « réalisme » mais qui par définition met en scène un arrière monde par-delà la réalité. Le roman d’espionnage traite des relations et des affrontements entre nations et systèmes politiques par l’entremêlement de l’histoire universelle et de thèmes connus avec des personnages fictifs dans une « vision conspiratrice de l’histoire ou de la politique » [18]. C’est en somme pour les romanciers réalistes l’ambition de dévoiler la part insaisissable parce que non susceptible d’être l’objet d’une enquête les sciences sociales. Comme le remarque Brett F. Woods, « ce mélange opère comme un médium dans les documents, dates, procédures opérationnelles, technologie et d’autres représentation de la réalité coexistent avec des événement et personnages fictifs » [19]. Ce rapport aux relations internationales dans leurs aspects secrets est une caractéristique particulière du roman d’espionnage qui le différencie des autres genres de la paralittérature (policier, science-fiction…) et qui constitue l’un des attraits principaux pour le chercheur en relations internationales. Gabriel Veraldi remarque que : « Le roman d’espionnage est né de la guerre secrète et n’a jamais échappé à son emprise ; on ne peut pas comprendre l’évolution, la thématique, le rôle social de l’un sans se référer aux péripéties de l’autre. Ensuite ce type de roman décrit des milieux humains qui sont profondément étranger à l’expérience ordinaire de la vie » [20].
Mais il peut comme chez John le Carré transcender cette mise en scène et devenir le point d’explicitation d’autre chose. Si le Carré fait immédiatement figure de maître, la lecture en série de ses ouvrages révèle que l’espionnage n’est pas son problème. Par la mise en scène du système politique à travers les bureaucraties du renseignement, il explore les dilemmes de l’exercice du pouvoir et de la responsabilité morale. Les personnages y révèlent le conflit de leurs ambitions, de leur loyauté (contre-espionnage). Pour reprendre ses mots dans « A Sentimental Lover » en 1967 et repris dans « Tinker, Taylor, Soldier, Spy » en 1974, la compréhension des dilemmes moraux du renseignement est une tentative de compréhension de l’inconscient des démocraties libérales, autrement dit, « une guerre dans les coulisses de la bonne conscience ». Interprétation encore incertaine pour ses biographes et exégètes…
Pourquoi le renseignement n’a t – il pas été (en France) l’objet de recherches académiques, permettant à la fiction d’occuper un espace de compréhension laissé vacant par la science politique ? Pour Pierre Rosanvallon, l’Etat comme problème politique ou comme phénomène bureaucratique est au cœur des passions partisanes et des débats philosophies tout en restant une sorte de non-objet historique [21]. S’est ajoutée, jusqu’aux années 1990, la désaffection des universitaires Français pour un sujet qui renverrait aux pires errements de la raison d’Etat, à un mal moral de l’Etat comme une survivance monarchique dans le contexte d’approfondissement de l’Etat de droit [22]. Pourtant Erik Neveu remarque que : « Les genres littéraires « mineurs », regroupés sous le terme générique de paralittérature, offrent des témoignages irremplaçables pour l’étude de sociétés, des idéologies, des aspirations de acteurs sociaux. Comment pourrait-il en être autrement puisque – de par les thèmes abordés – ces ouvrages se situent souvent au carrefour des discours politiques et des productions culturelles » [23]. Il ajoute : « Lieu de cristallisation, miroir des idéologies et de leur fonctionnement, le roman d’espionnage constitue un point d’observation, un point de départ logique à l’investigation » [24]. S’agit-il alors de comprendre la société ou le renseignement à travers le roman d’espionnage ?
La science politique est une discipline empirique des sciences sociales soumise au respect de trois conditions épistémologiques : le principe de vérification ou infirmation comme critère d’acceptabilité de ses résultats ; le recours aux techniques rationnelles capables d’avancer une explication causale des phénomènes étudiés ; l’absence de jugement de valeur, autrement dit la neutralité axiologique couplée à l’injonction de prendre « les phénomènes comme des choses ». Le chercheur se doit donc « d’administrer la preuve sur documents ou entretiens. Mais, eu égard à l’accès limité aux sources autour desquelles bâtir son enquête, la littérature d’espionnage « sérieuse », c’est-à-dire, l’écriture de romans par des écrivains ayant une connaissance du milieu pour y avoir appartenu et ayant pour objectif de faire voir les logiques d’un milieu professionnel, s’impose comme un complément légitime à la recherche empirique et à l’enquête universitaire traditionnelle [25]. Par exemple, comment rendre compte de l’action clandestine d’influence ou de la coopération internationale alors que ce sont deux activités les plus protégées par les services de renseignement ? Il s’agit donc pour le roman ou la fiction en général de dévoiler ce qui se passe au-delà de cette frontière du secret, tout en s’inscrivant dans son « genre », sans toutefois donner au chercheur l’illusion d’une symétrie parfaite.
Mais l’initiative peut aussi être interne. Des chercheurs comme Nigel West ont montré que la production littéraire d’anciens des services secrets britanniques était motivée par la relative frustration de ne pouvoir expliquer leur métier au grand public ; la fiction devenant alors le lieu privilégié de ce dévoilement [26]. Les œuvres de John le Carré, Graham Green ou Ian Fleming qui tous trois ont appartenus à ces services font l’objet d’une redécouverte et d’une interrogation nouvelle par le champ de recherche sur le renseignement autour de deux problématiques générales : l’invention supposée du roman « extérieur » face à la vérité supposée des pratiques « intérieures » ; les relations entre institutions et industrie du divertissement et de la production fictionnelle [27].
La science politique est la dernière arrivée dans l’analyse de la production littéraire où dominait jusqu’aux années 1980 la place de l’historien et du sociologue de la littérature. Alors que l’approche des historiens s’attache à dresser une chronologie du genre à travers quelques grandes œuvres qui définissent les thèmes et structures des romans [28], l’approche sociologique s’intéressera aux conditions de production des œuvres par une sociologie des producteurs (éditeurs, écrivains) et des lectorats [29]. L’historien décrit l’évolution du genre en y repérant les périodes de consensus paradigmatiques autour de thèmes et motifs narratifs, entre périodes de cassures. Elle procède à la fois à l’étude de la littérature dans la société et de la société dans la littérature. A l’étude de l’espionnage dans le roman et du roman dans l’espionnage. Ce à quoi il faut ajouter un réseau de discussion souterrain entre les œuvres et les auteurs quant à la crédibilité de leurs récits. Ainsi, peut-on lire chez Robert Littell : « ça se passerait surement comme ça dans un le Carré, mais dans la réalité… » [30]. La problématique se pose à l’écrivain : le roman ne doit pas être l’objet d’une injonction au « réel », est-il avant tout création et imagination ? Il est aussi mise en ordre du réel, d’un réel que les sciences sociales et humaines sont de moins en moins capables de saisir. Mais contrairement à d’autres genres littéraires, le roman d’espionnage parce qu’il traite du tréfonds de l’Etat et de ses turpitudes, doit « faire vrai » et « dire le vrai ».
Le roman se positionne donc à la fois comme un « faire voir » par la reconstitution plus au moins crédible et plausible d’un milieu (code, normes, déontologie) et de ses relations avec le monde qui n’en est pas ; et un « faire connaitre » qui tiendrait plus à la pédagogie, c’est-à-dire enseigner sur le fonctionnement de ce milieu. L’hyperréalisme recherché des fictions contemporaines du renseignement occupe cette fonction de dévoilement et de pédagogie, mais aussi de mise en ordre d’une « réel » fuyant [31].
Par exemple, que nous apprend le roman d’espionnage sur le métier d’espion et d’agent de terrain ? Chez Josette Bruce : « L’Impitoyable métier qu’exerçait Hubert (Bonniseur de la Bathe) excluait sentimentalité et pitié. On ne pourrait se le permettre. Comme sur le champ de bataille, c’est à qui tire le premier ». Et OSS 117 de nous dire qu’il « aime l’Aventure pour ce qu’elle représente. J’avais à choisir entre le gangstérisme et l’espionnage. J’ai choisi l’espionnage… C’est le seul métier où l’on puisse encore donner libre cours aux vieux et impérissables instincts de l’homme » [32].
Derrière l’illusion de la paix par l’absence de bataille, le roman montre la supposée réalité profonde et dissimulée de la guerre perpétuelle entre Etats. « Il rapporte sous une forme romancée les conflits d’intérêts ou d’influence entre nations en privilégiant les formes souterraines de ces affrontements » [33]. Dans ce contexte : « L’agent secret s’intéresse aux relations internationales ou à la sûreté de l’Etat » [34]. Ce qui n’est pas sans incidence sur le danger qui pèse sur sa personne. Forcément clandestin et engagé dans une guerre secrète il est tour à tour l’incarnation et le réceptacle de l’anarchie des relations internationales et des antinomies de la raison d’Etat. D’un côté l’espion n’est pas un acteur sans souveraineté parce qu’il agit sur le territoire d’un Etat donc soumis à un certain système politico-juridique. Mais parce qu’il est clandestin, il n’est plus un sujet de droit « normal » et s’expose à une répression sans limite de l’Etat cible en l’absence de toute restriction juridique et de tout impératif de retenu quant à son traitement s’il est découvert. Incarnation donc de l’anarchie internationale dans le sens où aucun « Super-Etat » ne peut imposer un ordre équivalent à la concorde civile intérieure que protège les Etats en-dedans. En principe, rien n’empêche les Etats de mener les uns contre les autres des politiques de renseignement et des s’envoyer des espions [35]. Face à l’incertitude incompressible du comportement des acteurs étatiques, le renseignement devient l’outil privilégié de réduction de cette incertitude, et l’espion incarne à la fois l’une des potentialités de l’anarchie internationale et son correctif : la recherche de la connaissance des capacités et intentions de « l’autre » pour réduire l’incertitude de son comportement.
Suivant cette perspective et dans le contexte démocratique, l’espion est très tôt construit comme la figure topique et antinomique des principes de la démocratie libérale (ou la publicité des actes de gouvernement est construit comme un mécanisme de régulation). Parce que son cœur de métier est la tromperie, la dissimulation, le mensonge et le secret comme condition d’exercice il serait la face spéculaire de l’action de l’Etat et de ses basses œuvres. Personnifiant les mains sales de la raison d’Etat, sa positivité viendrait pour Alain Dewerpe de la hauteur de l’idéal qu’il défend : les valeurs de l’Etat nation [36]. Il tient ensemble et réconcilient les dilemmes de la raison d’Etat, c’est-à-dire l’impératif de l’action laide pour le bien supérieur de l’Etat, non pas Etat pour lui-même, mais instance morale protectrice du peuple et d’un certain régime politique jugé « meilleur ». D’où la tendance de fond dans la littérature de Guerre froide à poser l’espion comme premier rempart contre les « barbares ». E. Neveu note que : « Jadis encore associé aux images d’un Léviathan menaçant pour la société civile ou les plus démunis, l’Etat et ses représentants se trouvent désormais promus au rang de justiciers, de garants d’un ordre qui mérité d’être défendu » [37]. Pour que les forces du Bien perdurent, il faut que les forces du Mal agissent. L’une ne peut se maintenir sans l’autre. Quelque soient les substances du Bien et du Mal que les fictions mettront en scène et recomposeront selon l’époque.
Si l’agent de l’administration est autorisé à agir « par le mal » c’est pour la protection d’un bien supérieur. Mais protection vis-à-vis de qui et de quoi ? [38]. Le roman d’espionnage met en scène des agents de l’Etat engagé dans une guerre dite secrète, c’est-à-dire qui n’est pas déclenchée suite à une déclaration et n’oppose pas des armées régulières. On peut même dire que tout l’enjeu de l’espion est de mener un guerre secrète pour éviter la guerre ouverte ; avec la méta-interrogation : allons-nous survivre ? Oui si l’espion est efficace.
Le roman, s’il est l’objet d’une lecture par les outils conceptuels des sciences humaines, contribue à dévoiler en partie ce que la littérature académique a désigné comme la « dimension manquante » des Relations internationales. C’est-à-dire l’oubli relatif jusqu’aux années 1980 des problématiques du renseignement comme point de compréhension privilégié de la politique internationale. Malgré le développement exponentiel d’une production académique consacrée au renseignement, la discipline des Relations internationales et des études de renseignement demeure dans un état de « déconnexion alarmante » [39]. La reconnaissance de la légitimité de la fiction du secret comme objet de recherche légitime s’opère au sein d’un champ académique (Intelligence Studies) qui lui-même travaille à sa reconnexion avec les Relations internationales. S’ajoute à cela deux aspects nouveaux mis en lumière par les recherches récentes de science politique. La destination ou la fonction de la fiction n’est plus uniquement pour le politiste, le sociologue ou l’historien le lien d’une investigation sur l’objet visant à l’exploration des productions culturelles [40]. L’intérêt de ces productions tient dans leur capacité de dévoilement et de mise en lumière des espaces secrets, confidentiels, « retranchées » [41] de l’espace public que sont les services secrets et les politiques de renseignement. Le roman d’espionnage et la fiction du secret en général est un lieu où se reflète une culture et suggère le parallélisme ou les homologies qui relient l’évolution du genre aux soubresauts de la société et de l’ordre (et désordre) international. Pourtant, et malgré ces justifications, il reviendra au lecteur de croire ou non au potentiel « révélateur » du roman et de le mettre à la balance des sciences humaines. En dernière analyse il lui appartiendra de déterminer si le réel tel qu’il est montré par les sciences sociales est supérieur au réel tel qu’il est imaginé par le roman, si vraisemblable soit-il.
Copyright Octobre 2017-Oudet/Diploweb.com
Rencontres de l’IHEDN 2017. Nid d’espions : le masque et la brume. Vidéo de la table ronde avec Bernard Besson, Benjamin Oudet et Vincent Crouzet, animée par Pierre Verluise, fondateur du Diploweb.com
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[1] Rencontres de l’IHEDN, 20 mai 2017, Paris, Ecole militaire.
[2] Michael Warner, The Rise and Fall of Intelligence : An International Security History, Georgetown University Press, 2014.
[3] Erik Neveu, L’idéologie dans le roman d’espionnage (Paris : Les Presses de Sciences Po, 1985).
[4] Marc Angenot, « Qu’est-ce que la paralittérature ? », Etudes littéraires 7, no 1 (1974) : 9‑22.
[5] Ibid.
[6] Le genre existe toujours mais les tirages diminuent fortement.
[7] L’année 1975 qui connaitra trois commissions d’enquêtes américaines sera surnommée par certains historiens, « l’année du renseignement ».
[8] Paul Bleton, Les Anges de Machiavel (Québec, Québec : Nota Bene, 2005).
[9] Robert Littell, La Compagnie : Le Grand Roman de la CIA (Paris : Points, 2004).
[10] https://www.cia.gov/news-information/featured-story-archive/2010-featured-story-archive/working-at-the-cia-fact-or-fiction.html. Thème au centre de l’œuvre de John le Carré et de son personnage George Smiley
[11] Wesley K. Wark, Spy Fiction, Spy Films and Real Intelligence, Reissue (London ; New York : Routledge, 2015). Citons la collection dirigée par Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer au PUF.
[12] Jean-Paul Schweighaeuser, Panorama du roman d’espionnage contemporain (Paris : l’Instant, 1986)
[13] Sur ce second point nous renvoyons à la bibliographie de Nobert Spehner établie en 2011. Spehner, Norbert. Ecrits de l’ombre Etudes & essais sur le roman et le film d’espionnage. Belphégor : Littérature Populaire et Culture. 10.1 (2011).
[14] Brett F. Woods, Neutral Ground : A Political History Of Espionage Fiction (New York : Algora Publishing, 2007).
[15] Guy Bouchard, « Le Roman d’espionnage », Etudes Littéraires 7, no 1 (1974) : 23‑60.
[16] Cité dans Guy Bouchard, « Le Roman d’espionnage », Etudes Littéraires 7, no 1 (1974) : 23‑60,.
[17] Peter Gill et Mark Phythian, Intelligence in an Insecure World, 2e éd. (Polity, 2013).
[18] Woods, Neutral Ground.
[19] Ibid., 2.
[20] Gabriel Veraldi, Le Roman d’espionnage (Paris : Presses Universitaires de France - PUF, 1983).
[21] Pierre Rosanvallon, L’Etat en France : de 1789 à nos jours (Paris : Seuil, 1993).
[22] Alain Dewerpe, Espion : Une anthropologie historique du secret d’État contemporain (Paris : Gallimard, 1994).
[23] Neveu, L’idéologie dans le roman d’espionnage.
[24] Ibid.
[25] Adam D.M. Svendsen, « Painting rather than photography : exploring spy fiction as a legitimate source concerning UK–US intelligence co-operation », Journal of Transatlantic Studies 7, no 1 (1 mars 2009) : 1‑22.
[26] Nigel West, « Fiction, Faction and Intelligence », Intelligence and National Security 19, no 2 (1 juin 2004) : 275‑89, doi:10.1080/0268452042000302065.
[27] Wark, Spy Fiction, Spy Films and Real Intelligence ; Oliver Boyd Barrett, David Herrera, et James A. Baumann, Hollywood and the CIA : Cinema, Defense and Subversion, 1re éd. (Routledge, 2011) ; Tricia Jenkins, The CIA in Hollywood : How the Agency Shapes Film and Television, 2e éd. (University of Texas Press, 2016).
[28] Woods, Neutral Ground.
[29] Paul Bleton, Mélika Abdelmoumen, et Désiré Nyela, La cristallisation de l’ombre : Les origines oubliées du roman d’espionnage sous la IIIe République (Limoges : Presses Universitaires de Limoges et du Limousin, 2011) ; Neveu, L’idéologie dans le roman d’espionnage.
[30] Robert Littell, Un espion d’hier et de demain (Paris : Points, 2011).
[31] Les recherches actuelles sur ce thème montrent que des productions fictionnelles (exemple Zero Dark Thirty de Kathrynou avant « La bataille d’Alger » de Ponte Corvo) ont plus d’impact sur les opinions publiques que les rapports déclassifiés des services de renseignement et les enquêtes parlementaires.
[32] Jean Bruce, Oss 117 alerte ! 171, Presses de la Cité Coll. Espionnage n° 171 (Presses de la Cité, 1964), 69.
[33] Neveu, L’idéologie dans le roman d’espionnage, 17.
[34] Neveu, L’idéologie dans le roman d’espionnage.
[35] NDLR : y compris entre « alliés ».
[36] Dewerpe, Espion.
[37] Encore que cette remarque est-elle située dans le consensus de Guerre froide et ne semble plus être pertinente dans le monde post-11 où s’opère le brouillage des frontières morales et idéologiques et de la clarté de l’affrontement Eux/Nous. Mais dès les années 1970 la dérégulation du système par le retournement des agences contre leurs agents avait été explorée par James Grady dans Les trois jours du condor, 1974. Thème qu’il reprendra dans les années 2000 dans Mad Dogs.
[38] Luc Boltanski, Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes de Luc Boltanski (Gallimard, 2012).
[39] Richard Aldrich, Gchq : The Uncensored Story of Britain’s Most Secret Intelligence Agency (London : HarperPress, 2011).
[40] Thorstein Bunde Veblen, Théorie de la classe de loisir (Paris : Gallimard, 1979).
[41] Louis Marin, Lectures traversières (Paris : Albin Michel, 1992).
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