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« Tchétchénie, le déshonneur russe »,

par Anna Politkovskaïa

 

« Une balle dans la tête est le moyen le plus simple et le plus naturel de résoudre n’importe quel conflit, si simple soit-il. Endurcis par la guerre, nous haïssons plus souvent que nous aimons.» (p. 18) Trois ans après avoir écrit cette phrase dans l'ouvrage présenté ci-dessous, Anna Politkovskaïa a été elle-même assassinée de plusieurs balles dans la tête, à Moscou, fin 2006.

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Traduit du russe par Galia Ackerman, préface d’André Glucksmann, Paris, éd. Buchet/Chastel, mai 2003, 185 pages.

A la frontière entre l’Asie et l’Europe s’incruste une guerre civile qui tourne au crime contre l’humanité. Après la publication de cet ouvrage, personne ne pourra dire : « je ne savais pas ».

Journaliste russe, Anna Politkovskaïa est grand reporter du bihebdomadaire « Novaïa Gazeta ». Depuis le début de la deuxième guerre de Tchétchénie, elle a enquêté plus de quarante fois dans cette zone de non droit. Son travail lui a valu en février 2003 le prix du Journalisme et de la Démocratie, décerné par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Un ouvrage qui donne des clés

Cet ouvrage a deux qualités majeures. Premièrement, l’auteur présente – au péril de sa vie – un reportage très concret sur les réalités quotidiennes du conflit. Deuxièmement, Anna Politkovskaïa lui donne du sens. Elle explique non seulement comment cette tragédie irrigue et structure toute la société mais encore comment cette guerre exprime une tendance de la société russe d’aujourd’hui. En cela, cet ouvrage dépasse le Caucase. Compte tenu de l’expérience de l’auteur, il est difficile de balayer son analyse d’un revers de la manche.

Si les soldats de l’armée fédérale se gardent de bien de toucher les émirs wahhabites, (p.35) la population tchétchène ne bénéficie pas des même privilèges.

Cinq balles de calibre 5,45 mm, à bout portant

Bien que l’auteur reste très sobre, les réalités quotidiennes du conflit sont décrites avec précision. Pour ne pas avoir eu à sa disposition la bière exigée par un jeune soldat russe, une femme de soixante-deux ans a reçu à bout portant cinq balles de calibre 5,45 mm, dont l’utilisation est interdite par toutes les conventions internationales. Elle est maintenant étendue sur un hôpital de Grozny. « Les chirurgiens ont ouvert cette femme depuis le haut de la poitrine jusqu’au pubis. Les lignes tracées par le bistouri ne sont pas droites : elles se ramifient comme un arbre généalogique royal. Par endroits, les points de sutures ont lâché laissant apparaître des plaies purulentes. Une infirmière se trouve près d’elle. Habituée aux malades des hôpitaux militaires, elle ne prend aucune précaution : à l’aide d’un long crochet métallique, elle enfonce des bandes de gaze dans ces plaies lacérées, comme si c’étaient des cavités insensibles, comme si elle agissait sur un bout de bois et non un corps. » (p. 21)

Quand « tout est permis » 

Le lecteur peut lire plusieurs récits de zatchistka, littéralement opération de « nettoyage », terme utilisé par les troupes russes pour leurs expéditions punitives aveugles, pillages ou enlèvements de personnes à des fins de rançons. Les nouveaux conscrits comprennent vite que « tout est permis ». Le viol des jeunes filles devient une pratique courante. Alors que les soldats savent qu’il constitue non seulement un crime mais encore une marque infâmante pour la famille qui se charge parfois elle-même de tuer la victime pour « laver l’honneur »…

Anna Politkovskaïa raconte aussi l’hydre des brigades criminelles russo-tchétchènes  (p. 31), le rôle des mouchards (p. 33), l’assassinat de personnes ayant confié des témoignages à l’auteur (p. 35), les menaces explicites à l’encontre de la presse (p. 43), l’extension de la zatchistka aux jeux d’enfants moscovites (p. 59), l’usage de la torture (p. 84), le trafic de cadavres (p. 113).

Les « escadrons de la mort » du Kremlin

Elle révèle la structure secrète du FSB appelée « Section régionale à destination spéciale », le ROSNO. Les hommes du ROSNO fonctionnent comme des « escadrons de la mort », artisans des bases œuvres pour que la guerre continue. « Nos tueurs d’Etat n’ont toujours pas liquidé de nombreux chefs de bandes et chefs de guerre tchétchènes. En revanche, ils se sont empressés de brûler une femme enceinte et d’autres civils innocents et de faire exploser un camion avec les meilleurs gars du district de Chatoï. En Tchétchénie, nous sommes tombés dans un trou noir, nous avons élevé une telle quantité d’assassins cyniques qu’ils pourront satisfaire les besoins en tueurs à gage de la planète entière. » (p.117). Perspective peu réjouissante mais dont certains sauront tirer des bénéfices multiples, directs et indirects.

Spirale suicidaire

L’auteur  explique encore l’isolement du président tchétchène Aslan Maskhadov (p. 67), les divisions qui partagent les tchétchènes entre « occidentalistes » et « orientalistes » (p. 73). Anna Politkovskaïa attire ensuite l’attention sur l’émergence d’une troisième force, constituée d’individus qui cherchent surtout à se venger. « La politique inepte du Kremlin dans le Caucase, sa guerre menée contre la population civile, bien loin d’éradiquer le terrorisme les a poussés à s’engager dans la résistance. Les méthodes employées par l’armée russe, meurtres, viols, enlèvements pour rançons, pillages, humiliations, ont conduit ces gens à prendre les armes pour lutter contre l’arbitraire et l’anarchie. Selon le code d’honneur tchétchène, ils n’avaient pas d’autre solution que de venger leurs proches assassinés ou portés disparus. Ces détachements se multiplient à mesure qu’augmente le nombre des humiliés, des offensés, des tués et des personnes enlevées. (…) Peu leur importe qui est l’ennemi, fédéraux ou Tchétchènes, pour eux, l’important est que le meurtrier réponde de son crime. Ce faisant, ces groupes versent de l’huile sur le feu de la guerre civile intertchétchène. » (p. 76) Qui sait s’ils n’exporteront pas un jour leur vengeance vers ceux qui ont fait mine de ne pas voir ? 

Chacun y met du sien

Pour l’heure, que nous apprend la guerre en Tchétchénie sur la société russe en l’an 2003 ? Anna Politkovskaïa clarifie l’enjeu : « La nouvelle guerre civile n’est pas déclarée contre un seul peuple qui vit sur le territoire russe mais contre tous. Tout le monde y met du sien. Elle marque de son empreinte chaque ville, chaque région, chaque république. » (p. 17)

L’auteur note : «Après une telle orgie de cruauté gratuite, les soldats conserveront, ancrées en eux, une incapacité totale à se mettre à la place de l’autre, une indifférence froide aux souffrances d’autrui et une haine tenace. » (p. 25) Et de retour dans leur village ou ville, ils distilleront leur névrose à l’ensemble de la société. Comme pour enfoncer le clou, des séries télévisées à la gloire des forces spéciales spetznaz, distillent l’idée que seule la force brute peut régler un problème, parce que l’Autre est forcément un « ennemi du peuple ».

« La haine est notre prière »

« Une balle dans la tête est le moyen le plus simple et le plus naturel de résoudre n’importe quel conflit, si simple soit-il. Endurcis par la guerre, nous haïssons plus souvent que nous aimons. La haine est notre prière. Nous serrons volontiers les poings et nous les desserrons difficilement. Et de nouveau, au lieu de humer l’air à pleins poumons, nous nous nourrissons du sang de nos compatriotes sans en être étonnés. N’est-ce pas cela une guerre civile ? » (p. 18)

La joie orgasmique de piétiner son prochain

Quelle est sa fonction sociale ? Anna Politkovskaïa écrit : « Après un bref interlude eltsinien, la Russie, amputée des « républiques sœurs » de l’URSS, sentit qu’elle n’était pas capable de vivre confortablement sans traditions ni ambitions impériales. Elle eut besoin d’un « petit » et d’un « méchant » pour pouvoir se sentir grande et importante. La joie orgasmique d’être une puissance se nourrit de l’écrasement, de l’humiliation de l’autre, que l’on peut piétiner en toute impunité. Le principe est simple : ici, c’est la zone de résidence pour les « méchants »  qu’il faut rééduquer, et là, par rapport à cet enfer, le reste du territoire russe, où vivent les « bons », semble un paradis ».(p. 41)

10.02.2003. J. Chirac (France) et V. Poutine (Russie).

Crédits: Ministère des Affaires étrangères, F. de la Mure

Démenti

Quel cinglant démenti à ceux qui prétendaient – en prenant des airs de grands stratèges – qu’il était judicieux d’intégrer la Russie au Conseil de l’Europe – institution en charge des droits de l’homme – parce que « même si la situation n’est pas parfaite, nous pourrons mieux conduire la Russie sur le bon chemin en lui faisant une place au Conseil plutôt qu’en la laissant à la porte. » Discours qui reviendra, peut-être, quand on avancera l'idée de son adhésion à l’Union européenne. Avec la même efficacité.

En attendant, « le Kremlin préfère attiser les braises du conflit pour qu’il ne s’éteigne pas. En effet, il s’agit d’un atout politique majeur, dans le jeu du pouvoir en place ». (p. 81). Vladimir Poutine ne lui doit-il pas son premier mandat présidentiel ? Espère-t-il obtenir le deuxième de la même manière ? Quels dirigeants occidentaux y verraient un inconvénient ?

« Quel est notre point sensible ? C’est notre servilité »

Approchant de la conclusion, Anna Politkovskaïa écrit : « D’un nom propre, Poutine est devenu un nom commun. Il est devenu le symbole de la restauration du régime néo-soviétique en Russie. Et nous ? Nous sommes son peuple. Nous assurons cette restauration. Nous sommes un groupe de « tovaritchtchi », de camarades, qui, quelque temps durant, se sont pris pour des « gospoda », des messieurs, et qui souhaitent revenir à la situation antérieure. Nous n’avons pas changé en nous mettant sous les drapeaux de Poutine, nous sommes juste rentrés chez nous. Et c’est le principal. Il n’y a eu aucune métamorphose, nous avons tout simplement fait marche arrière, vers notre passé soviétique récent. Poutine a juste effleuré notre point sensible, et comme des grenouilles de laboratoire, nous avons réagi à ce faible choc électrique par un frisson collectif. Quel est notre point sensible ? C’est notre servilité. Cet état nous est cher. (…)

Les désirs de la foule

Si vous pensez que Poutine a génialement perçu les désirs de la foule et s’est appuyé dessus pour construire sa politique chauvine de l’Etat fort, vous vous trompez. Ce n’est pas un génie, il est issu du même moule que notre foule à la fois prosoviétique et post-soviétique, et c’est de là que viennent nos problèmes actuels. A proprement parler, la foule l’apprécie parce qu’il fait corps avec elle. Il est lui-même ce « saucisson à deux roubles vingt », qui considère sincèrement que l’époque soviétique était la meilleure et qu’elle devrait être restaurée. C’était l’époque où le KGB était à l’apogée de sa puissance, tout le monde en avait peur, sans savoir concrètement pourquoi. L’époque où l’on avait une vie double et une morale triple. L’époque où le chef avait un visage tourné vers l’Occident et un autre, pour son peuple.

L’esclavage est-elle la forme d'existence que nous voulons léguer à nos enfants ?

L’époque où une puissante machine de lavage des cerveaux tournait jour et nuit sous la direction du parti. L’époque où seuls les cyniques avaient une chance de succès. (…) Nous nous sommes réjouis de pouvoir de nouveau ne pas réfléchir. Parce que Poutine pense pour nous. (…) Tel est notre pays. L’esclavage est notre fatalité. Mais aussi notre fétiche. Nous aimons être des esclaves. « La majorité écrasante » rêve de cela, comme la forme la plus commode de l’existence. » (pages 159 à 161)

André Gluksman situe ainsi l’enjeu : « N’en déplaise aux angéliques amateurs d’idylles, les faits sont têtus et l’histoire demeure tragique. Il n’existe pas une seule mais deux manières de s’extraire du soviétisme et des dictatures totalitaires. Ou bien la voie de Vaclav Havel, démocratique, tolérante mais longue, pénible, semée d’embûches. Ou bien une mobilisation à la Milosevic avec son cortège de purifications ethniques et d’aventures sanglantes. La Russie se retrouve à la croisée des chemins. Une très sale guerre qu’elle relance au Caucase la gangrène dans son ensemble. En assistant, impavides et indifférents, à ce massacre sans fin, nous favorisons chez le grand voisin de l’Est l’émergence d’une autocratie postidéologique, sans foi ni loi. Le sommeil des Européens, de leur morale et de leur raison, creuse à notre seuil un trou noir, une société ni communiste ni libérale, mais de plus en plus monstrueuse. Dans la lutte des Tchétchènes, pour leur dignité et leur survie, le destin spirituel de la Russie et l’avenir matériel de l’Europe vacillent. » (pp.14 et 15)

Pierre Verluise

Pour en savoir plus

- Le reportage photographique de l'Agence VU, réalisé par Stanley Greene: "Open Wound - Tchétchénie", à l'adresse http://www.abvent.fr/fall2003/GREENE/

- « Tchétchénie. Dix clés pour comprendre » Comité Tchétchénie. Paris, éd. La Découverte 2003, 123 pages.  

- « Tchétchénie. La guerre jusqu’au dernier ? ». Sous la direction de Frédérique Longuet-Marx. Paris, éd. Mille et une nuits, 2003, 195 pages.

- un site : http://tchetchenieparis.free.fr

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Date de la mise en ligne: septembre 2003

 

   

A lire dans Le Monde

   

 

 

Le journal Le Monde a publié de nombreux documents très informés au sujet de la Tchétchénie, ce qui interdit de prétendre que le laxisme des pays de l'UE résulte d'un manque d'informations.

Le 20 mai 2004, Le Monde présente ainsi en page 6 des extraits d'une lettre adressée en avril 2004 au procureur général de Russie par un haut responsable régional du FSB, les services secrets russes. Il écrit : "Personnellement, j'ai rendu infirmes plus de 50 personnes et j'en ai enterré 35. Les coups de feu contre le bâtiment du FSB à Magas (capitale de l'Ingouchie), c'est nous qui les avons organisés. Koriakov disait en outre qu'il voulait se débarrasser d'un homme qui détenait des documents compromettant le concernant. J'ai moi-même brisé les extrémités (pieds et mains) de cet homme."

  Ajouté en juin 2004

 

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